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Philippe Chanial : "La politique ne se joue pas sur le marché des identités"
Philippe Chanial est sociologue, professeur à l'université de Caen et directeur de la « Revue du MAUSS ».
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Philippe Chanial : "La politique ne se joue pas sur le marché des identités"

Entretien

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Sociologue, professeur à l'université de Caen et directeur de la « Revue du MAUSS », Philippe Chanial publie « Nos réciproques générosités » (Actes Sud), dans lequel il réactualise les travaux de Marcel Mauss, afin de recréer un monde en commun.

Marianne : Vous critiquez la nouvelle « critique critique », symbolisée par l’alliance de « l’approche intersectionnelle » et de « la vulgate constructiviste-déconstructionniste ». En quoi celle-ci pose des problèmes aux sciences sociales ?

Philippe Chanial : Il ne faut pas négliger les apports de ces approches. Les études de genre et les études postcoloniales, par exemple, ont fondamentalement renouvelé le regard des sciences sociales, défriché des terrains de recherche inédits, notamment en anthropologie et en histoire. Mais lorsque cette créativité initiale s’essouffle, comme aujourd’hui, il semble ne plus rester qu’un fond doctrinaire et idéologique désormais mainstream. C’est ce que je nomme le « paradigme de la domination ».

« Alors que les mouvements féministes et les mouvements noirs s’inscrivaient dans de larges luttes pour l’égalité, inventaient de nouvelles formes de solidarité, l’obsession contemporaine pour les identités fragilise ces logiques collectives de changement social. »

Que nous donne en effet à voir la « critique critique » contemporaine, pour reprendre le sous-titre ironique de La Sainte Famille de Marx et Engels : « Critique de la critique critique » ? Un monde de la « violence symbolique » (Bourdieu) généralisée, un champ de forces où les relations de pouvoir, dans la multiplicité de leurs formes, ordonneraient à eux seuls le monde social. En ce sens, les lunettes de la domination nous rendent en quelque sorte hypermétropes, incapables de voir nettement ce qui se trouve sous notre nez : nos relations les plus ordinaires, cette délicate essence du social, tout à la fois sensible et fragile, ce travail minutieux par lequel nous nouons les fils et tissons la trame de notre monde commun.

Cette « critique critique » explique-t-elle les faiblesses de la gauche ?

En partie. Et d’une façon assez paradoxale. Tout d’abord, fascinée par les rapports de pouvoir et de violence, celle-ci tend à nous rendre impuissants. Au mot d’ordre émancipateur et si créatif des années 1960, « Tout est politique », qui suscita un foisonnement de l’inventivité démocratique paraît se substituer un slogan tristement victimaire : « Tout est domination ». Comme si le moment, nécessaire, du soupçon s’était transformé en ressentiment généralisé. En outre, si, à gauche, la critique s’est déployée à des fins d’émancipation – émancipation des illusions religieuses ou morales, de toutes les formes de domination, politique, économique ou symbolique –, on ne voit que trop les affinités électives qu’elle entretient dorénavant, fût-ce à son corps défendant, avec le néolibéralisme, cette extraordinaire machine à détruire – à déconstruire – toutes les formes de socialité instituées.

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Comme s’il fallait nous émanciper de tout lien pour être libre, pour être enfin « soi-même ». La fameuse « politique des identités » en est un bon exemple. Alors que les mouvements féministes et les mouvements noirs s’inscrivaient dans de larges luttes pour l’égalité, inventaient de nouvelles formes de solidarité, l’obsession contemporaine pour les identités fragilise ces logiques collectives de changement social. La politique ne se joue pas plus à la corbeille que sur le « marché des identités » !

En quoi le paradigme du « don », à savoir que toutes les sociétés humaines s'articulent autour de la triple obligation de « donner-recevoir-rendre », s’oppose-t-il à la « sociophobie » ambiante ?

Ce livre est une invitation à explorer le côté lumineux, et non seulement le côté obscur, de la force du social. L’anthropologie du don, depuis Marcel Mauss jusqu’aux travaux du M.A.U.S.S (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), permet de défendre, sans irénisme, une perspective résolument « sociophilique ». Non seulement la noirceur du monde ne saurait avoir le dernier mot, mais surtout, le réalisme bien compris est celui qui, à l’instar du « parti pris des choses » du poète Francis Ponge, prend le parti du réel, et non celui qui le prend à partie, pour le dénoncer inlassablement. En ce sens, l’aporie fondamentale de la « critique critique » réside dans son refus de rendre justice à la générosité de ce qui est, de ce qui se donne dans la texture subtile des relations interhumaines.

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C’est ce tissage délicat de l’étoffe du social, nouant, par le don, les fils de la générosité et de la réciprocité, que je propose de remettre sur le métier. Car le don, c’est plus que le don : cette forme de relation sans lesquelles nous ne pourrions nous attacher durablement les uns aux autres et nous reconnaître réciproquement comme sujets. En tant qu’être de relation, ce sont les liens qui nous libèrent. Du moins une certaine qualité de lien, qu’il s‘agit d’émanciper des structures de pouvoir et des formes d’inégalités qui l’entravent.

Vous en appelez à un « socialisme pratique », qui relève « moins d’une idéologie que d’une expérience ». Qu’entendez-vous par-là ?

Ce « socialisme pratique », c’est celui de Marcel Mauss et de ceux réunis autour de Jaurès. C’est dans cet esprit que Mauss invitait à « vivre tout de suite la vie socialiste », sans attendre le Grand soir. D’où l’importance des syndicats, des coopératives, des mutuelles et de législations radicales touchant, notamment, la protection sociale ou l’héritage. Mais ce « socialisme par le don » est aussi un socialisme moral dans la mesure où les « forces productives » qu’il s’agit de mobiliser sont avant tout des forces morales : ces pratiques et ces formes de générosités et de réciprocités que nous mettons déjà en œuvre dans certaines de nos relations les plus quotidiennes. Comme si les lumières de l’émancipation rayonnaient déjà dans les interstices de la vie ordinaire.

« Pour être résolument modernes, ne faut-il pas, comme y invitait Mauss, "revenir à de l’archaïque" ? »

C’est cette hypothèse maussienne que je poursuis dans cet ouvrage en montrant concrètement combien il est urgent, face à l’épuisement des formes solidaires de protection sociale, aux défis de la question migratoire, mais aussi de l’épreuve de la crise écologique de réinventer, tant entre les hommes qu’avec la nature, de nouvelles formes de dons, d’attachements, d’interdépendances et d’égards. Notamment en défendant le principe d’un revenu de citoyenneté inconditionnel, les vertus subtiles du don d’hospitalité et une « éthique de la Terre », appelant à ouvrir les frontières de nos communautés d’appartenance aux entités non humaines. Car pour être résolument modernes, ne faut-il pas, comme y invitait Mauss, « revenir à de l’archaïque » ?

*Philippe Chanial, Nos généreuses réciprocités. Tisser le monde commun, Actes sud, 336 pages, 23,50 €

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne