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Peinture du 11 septembre par l’artiste Manju Shandler
Peinture de l'artiste Manju Shandler présentée lors de l’exposition « Rendering the Unthinkable : Artists Respond to 9/11 » au mémorial du 11 septembre, en 2016 à New York. Spencer Platt / Getty Images North America / Getty Images via AFP

Comment le 11 Septembre s’est imprimé dans nos mémoires

Deux décennies ont passé, mais les souvenirs du 11 septembre 2001 semblent toujours aussi vivaces dans les esprits de ceux qui ont assisté, de près ou de loin, à ces terribles attentats. Directeur de l’unité de recherche « Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine » à l’Université Caen Normandie, Francis Eustache nous explique pourquoi, et revient sur ce que les recherches des vingt dernières années nous ont appris sur les processus de mémorisation.


The Conversation : En quoi le 11 Septembre a-t-il marqué un tournant dans la recherche sur le traumatisme et la mémoire ?

Francis Eustache : L’impact du 11 Septembre a été majeur, dans nos sociétés, mais aussi dans le monde de la recherche. Après ces attentats, de nombreux travaux ont été menés pour comprendre non seulement la mémoire traumatique, mais aussi la façon dont la mémoire évolue au cours du temps.

Ces travaux ont contribué à modifier de notre perception de la mémoire, en particulier dans ses aspects malléables, dynamiques. Ils ont aussi permis de mieux comprendre les relations entre mémoire individuelle et mémoire collective. Après ces attentats, la notion de trouble de stress post-traumatique a également diffusé beaucoup plus largement dans le grand public.

On peut en effet distinguer plusieurs grandes étapes dans la compréhension de ce syndrome, décrit dès le milieu du XIXe siècle chez les victimes de grandes catastrophes ferroviaires : les deux guerres mondiales, la guerre du Vietnam, la prise de conscience au niveau sociétal de l’impact des violences faites aux femmes et aux enfants dans les années 1970… Mais jusqu’au 11 Septembre, ces informations circulaient surtout dans certains milieux spécialisés. Après cette date, le grand public a pris conscience que le psychotraumatisme entraînait différents symptômes et en particulier des troubles de la mémoire.

TC : Par leur ampleur, par la profusion des images, par le suivi quasi minute par minute du déroulé des événements, ces attentats ont marqué durablement les esprits, bien au-delà des personnes qui ont vécu un psychotraumatisme. Chacun a l’impression de se souvenir très précisément de ce qu’il faisait au moment de l’attaque. Comment cela s’explique-t-il ?

FE : Ce phénomène s’appelle « souvenir flash » (« flash bulb memory » en anglais) : cette expression désigne un souvenir détaillé et vivace qui fixe précisément les circonstances dans lesquelles nous sommes informés de la survenue d’un événement collectif inattendu, surprenant et empreint d’émotion. Une autre dimension importante intervenant dans la formation du souvenir flash est que nous percevons immédiatement que l’information reçue va avoir d’importantes conséquences, pour nous-mêmes et pour la société (quand bien même nous n’en appréhendons pas la portée exacte). En revanche, nous ne participons pas directement à l’événement qui survient ; nous sommes spectateurs à distance, sans possibilité d’action efficace.

Photo de diverses couvertures de journaux publiés le 12 septembre 2001
Couvertures de journaux publiés le 12 septembre 2001. La plupart des personnes qui ont vécu l’événement se souviennent du contexte dans lequel elles ont appris la nouvelle. Jack Guez/AFP

Typiquement, après le 11 Septembre, les connaissances sur le souvenir flash ont fait l’objet d’un renouvellement majeur. Avant cette date, le débat était de savoir si le souvenir flash appartenait à une catégorie spéciale de souvenir, plus précis, moins susceptible de s’altérer dans le temps, qui aurait été produite par des mécanismes particuliers. Selon certains, il se serait agi d’un souvenir permanent et indélébile.

Or, les recherches post-11 Septembre (en particulier celles de l’équipe de William Hirst, à la New School de New York, avec qui nous avons aussi collaboré) ont montré que ce n’est pas le cas. En réalité, le souvenir flash est un souvenir comme les autres, qui lui aussi se modifie au fil du temps. Il est juste en quelque sorte « augmenté », plus vivace, par rapport à d’autres souvenirs autobiographiques.

TC : C’est-à-dire ?

FE : Quand on mémorise un souvenir, on encode également son contexte : on sait où l’on est, qui nous donne l’information, le moment où se passe la scène, ce que l’on est en train de faire. À mesure que le temps passe, le souvenir évolue, devient moins précis. Dans le cas du souvenir flash, étant donné qu’il s’agit d’un souvenir qui se forme dans un contexte émotionnel intense, ledit contexte est très fortement mémorisé, y compris en cas d’une activité aussi banale que d’éplucher des légumes dans sa cuisine.

On en vient donc naturellement et inconsciemment à se dire « si je me souviens tellement précisément qu’à ce moment je faisais quelque chose d’aussi trivial, le reste aussi doit être vrai ». On est tellement sûr de se souvenir du contexte qu’on est également certain du contenu du souvenir. Mais ce n’est pas vrai : comme les autres souvenirs, le souvenir flash a pu évoluer avec le temps. Ce qui peut mener à de faux souvenirs dont on ne veut pas démordre…

TC : Comment s’en est-on aperçu ?

FE : Pour déterminer si le souvenir flash avait une spécificité ou s’il s’agissait d’un souvenir autobiographique « normal », les scientifiques ont étudié quatre paramètres : sa précision (qui fait référence à la véracité des détails mémorisés), sa vivacité (qui correspond à la richesse de l’expérience phénoménologique associée au rappel du souvenir), la confiance en sa recollection (qui concerne le sentiment de certitude qu’ont les individus en leur remémoration), et sa stabilité dans le temps.

William Hirst et ses collaborateurs ont par exemple interrogé 3 246 Américains vivant dans sept villes des États-Unis sur leurs souvenirs des attentats du 11 septembre 2001. Leurs résultats indiquent que le taux d’oubli des détails associés au souvenir flash était important la première année (30 %) puis diminuait les deux années suivantes (entre 5 et 10 %) avant de devenir négligeable jusqu’à la dixième année. Cette évolution suit la même courbe que celle d’un souvenir classique.

Peinture du 11 septembre par l’artiste Manju Shandler
Peinture de l’artiste Manju Shandler présentée lors de l’exposition « Rendering the Unthinkable : Artists Respond to 9/11 » au mémorial du 11 septembre, en 2016 à New York. Spencer Platt/AFP

Nous avons nous-mêmes analysé les mots utilisés par 206 personnes à qui nous avons demandé d’évoquer leurs souvenirs du 11 septembre 2001 une semaine, un an, deux ans et dix ans après les attentats. Nos travaux, publiés cette année, révèlent que dans les premiers temps, le registre émotionnel prédomine, ainsi que la précision temporelle. Les gens décrivent avec exactitude le déroulé des événements, les horaires. Puis au bout de quelque temps, assez rapidement, cette précision s’estompe, et les témoignages se focalisent sur les références spatiales. En outre, l’évolution du souvenir flash de l’attentat est très influencée par la façon dont l’événement est rapporté par les médias.

Tous ces résultats indiquent que le souvenir flash, comme les autres souvenirs, se transforme au fil du temps. C’est un souvenir puissant au plan émotionnel, mais ce n’est pas un souvenir indélébile. Cela peut parfois être difficile à entendre, mais c’est aujourd’hui clairement démontré.

TC : Cette conclusion concerne le souvenir flash, mais n’a rien à voir avec le souvenir traumatique, tel que celui qui peut survenir chez certaines victimes d’attentats…

FE : Effectivement, souvenir flash et souvenir traumatique sont deux représentations mnésiques très différentes. D’ailleurs, le « souvenir traumatique » n’est pas un souvenir à proprement parler.

Photo d’une exposition photographique dédiée au 11 Septembre
Exposition dédiée au 11 Septembre aux Rencontres de la photo d’Arles, en 2019. Fred Moon

Contrairement au souvenir flash, dans le cas d’une situation potentiellement traumatique, l’individu se trouve directement confronté avec l’événement. Il perçoit un risque immédiat pour son intégrité physique (ou pour l’intégrité physique de quelqu’un situé à proximité, avec qui il est en empathie), mais sans pouvoir agir avec efficacité. Dans ce cas, l’encodage du souvenir se fait très différemment, sans renforcement contextuel. Le souvenir traumatique présente un profil presque inverse du souvenir flash, de ce point de vue.

Cependant, il existe entre les deux une forme de continuum, en ce sens que l’on monte en intensité émotionnelle. Chez certaines personnes, dans ce « no man’s land » entre souvenir flash et souvenir traumatique se trouve un point de rupture émotionnelle au-delà duquel peut se produire un basculement.

TC : Cela signifie-t-il que l’on peut développer un trouble de stress post-traumatique, même si l’on ne s’est pas trouvé à proximité des tours jumelles le 11 septembre 2001 ? Simplement en étant exposé aux images de l’attentat, par exemple ?

FE : Oui, même si ce n’est bien sûr pas la règle. C’est aujourd’hui un fait bien documenté, et cela a malheureusement été confirmé lors des attentats qui sont survenus par la suite.

Quant à savoir quel est le rôle joué par les images à proprement parler, c’est une question complexe. Bien entendu, chez l’être humain le canal visuel est très prégnant, c’est un vecteur important pour la fabrication des mémoires en général. Quand on évoque un souvenir, ce sont souvent d’abord les images qui reviennent en mémoire. Néanmoins, un point est probablement plus important qu’une éventuelle hiérarchie des sensorialités : c’est le fait que ce qui est perçu soit décontextualisé, encore une fois. Cette absence de contexte mime la situation traumatique.

C’est un point intéressant que l’on a observé dans le cas des attentats du 13 novembre 2015 à Paris : les images qui ont tourné en boucle sur les chaînes d’information en continu, souvent hors de tout contexte (bandeaux défilants mentionnant des informations sans lien avec les images, son coupé dans les lieux publics privant les spectateurs de commentaires, etc.), ont contribué au développement de troubles de stress post-traumatique chez certaines personnes. Ces chaînes n’existaient pas au moment des attentats du 11 Septembre 2001, mais les images en boucles sur toutes les télévisions du monde ont pu avoir le même effet.

TC : À nouveau, on voit que le collectif influence la mémoire individuelle…

FE : C’est un point important : les études menées sur le 11 Septembre ont contribué à établir les liens entre la mémoire des individus et la mémoire collective. Celle-ci se construit de diverses façons, via la narration des médias, la création de mémoriaux, l’organisation de commémorations, l’éducation…

À partir de cette date tragique, on a également réalisé l’importance de la mémoire communicative. Notre mémoire ne se construit pas uniquement dans notre intimité subjective, mais aussi via nos échanges : quand nous enregistrons un souvenir, nous le faisons dans un cadre social, et il en est de même quand nous l’évoquons avec les autres, que nous en parlons. Dès 1926, le sociologue Maurice Halbwachs avait pressenti l’importance de ce qu’il nommait « les cadres sociaux de la mémoire ».

Le trouble de stress post-traumatique survient justement en raison de ce manque de cadre social. La personne qui en souffre mémorise des éléments disparates, très sensoriels et fortement émotionnels, de la scène vécue sans assemblage par le contexte qui permettrait de les unifier et de les faire évoluer dans le temps comme d’autres souvenirs.

Dans le trouble de stress post-traumatique, ces éléments disparates peuvent se transformer en images intrusives qui envahissent la conscience de la personne qui en est victime ; elle les vit comme de nouveaux événements surgissant dans son présent.

Vue du mémorial dédié à la mémoire du 11 Septembre
Empty Sky, le mémorial dédié à la mémoire du 11 Septembre. Chip Somodevilla/AFP

TC : Les relations sociales jouent aussi un rôle important dans la prise en charge des blessés psychiques…

FE : Tout à fait. Il y a bien entendu les cellules d’urgence médico-psychologiques, des dispositifs précoces faisant intervenir psychologues, psychiatres, soignants spécifiquement formés pour prendre en charge les blessés psychiques immédiatement après l’événement traumatisant. Mais par la suite, le soutien social est également primordial.

Les blessés psychiques sont très sensibles à l’entourage de leurs proches et de la société. Même ceux qui ne le montrent pas, et donnent l’impression de vouloir s’isoler. Dans cette situation, il est essentiel de maintenir le contact. Et surtout, il faut avoir conscience que les échelles de temps peuvent être très longues. Trop souvent, les proches aimeraient que les personnes traumatisées passent rapidement « à autre chose », qu’elles reprennent leurs activités. Mais c’est souvent difficile.

Nous avons évoqué le traumatisme du 11 Septembre et, plus largement, celui des attentats. Il s’agit, le plus souvent, d’un événement unique dans la vie de l’individu. Mais les situations sont très différentes d’une personne à l’autre. Je pense en particulier aux personnes endeuillées qui ont perdu un proche ou encore à celles qui conservent des séquelles physiques. Le traumatisme peut aussi entraîner d’autres complications, comme une dépression.

Toutefois, nous avons aujourd’hui une meilleure connaissance du traumatisme. Les recherches qui sont menées, y compris au plan thérapeutique, modifient notre regard et les pratiques. Aujourd’hui, des thérapies innovantes sont proposées, qui prennent en compte non seulement la personne souffrant de trouble de stress post-traumatique, mais également son environnement familial.

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