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Louïs par la grace de Dieu Roy de France et de Navarre, à nos amez et feaux Coners les gens tenans nos cours de Parlement, Baillifs, Seneschaux, Prevosts, Iuges, ou leurs Lieutenans, et autres nos juges et officiers quelconques, A chacun d’eux ainsi qu’il appartiendra, salut. L’invention des Sciences et des Arts accompagnez de leurs demonstrations, et des moyens de les metre à execution, estant une production des Esprits qui sont plus excellens que le commun, a fait que les Princes et les Estats en ont tousjours recue les inventeurs avec toutes sortes de gratifications ; afin que choses introduites es lieux de leur obeissance, ils en devienent plus florissans : Ainsi nostre bien amé René Des Cartes nous a fait remonstrer, qu’il a par une longue estude rencontré et demonstré plusieurs choses utiles et belles, auparavant incognuës dans les Sciences humaines, et concernant divers arts avec les moyens de les mettre en execution, Toutes lesquelles choses il offre de bailler au public, en luy accordant qu’il puisse faire imprimer des traitez qu’il en a composez et composera cy apres, soit de theorie soit de pratique, separement et conjointement, en telle part que bon luy semblera, dedans ou dehors nostre Royaume, et par telles personnes qu’il voudra de nos sujets et autres, avec les defences accoustumées en cas pareil, Nous requerant humblement nos lettres à ce necessaires ; A ces causes desirant gratifier ledit Des Cartes et faire cognoistre que c’est à luy que le public à l’obligation de ses inventions, nous avons par ces prefantes accordé, permis, voulons et nous plaist, que le dit Des Cartes puisse faire et face imprimer toutes les œuvres qu’il a composées et qu’il composera touchant les sciences humaines, en tel nombre de traîtez et de volumes que ce soit, separement et conjointement, en telle part que bon luy semblera, dedans et dehors nostre obeïssance, par telles personnes qu’il voudra choisir de nos sujets ou autres. Et que pendant le terme de dix années consecutives à conter pour chascun volume ou traité du jour qu’il sera parachevé d’imprimer : mesmes auparavant ce terme commencé, aucun ne puisse imprimer ou faire imprimer en tout ny en partie sous quelque pretexte ou deguisement
Par le Roy en son conseil
Ceberet
Et scellé du grand sceau de cire jaune sur simple queuë.
Ce livre m'ayant esté envoyé par Monsieur Des Cartes, avec la permission de le faire imprimer, et d’y adjouster telle preface que je voudrois, Ie me suis proposé de n’en faire point d’autre sinon que je mettray icy les mesmes lettres que je luy ay cydevant escrites affin d’obtenir cela de luy, d’autant qu’elles contienent plusieurs choses dont j’estime que le public a interest d’estre averti.
MONSIEVR,
I’avois esté bien aise de vous voir à Paris cet esté dernier, pource que je pensois que vous y estiez venu à desseinde vous y arrester, et qu’y ayant plus de commodité qu’en aucun autre lieu pour faire les experiences, dont vous avez tesmoigné avoir besoin affin d’achever les traictez que vous avez promis au public, vous ne manqueriés pas de tenir vostre promesse, et que nous les verrions bien tost imprimez. Mais vous m’avez entierement osté cette joye, lors que vous estes retourné en Hollande : et je ne puis m’abstenir icy de vous dire, que je suis encore fasché contre vous, de ce que vous n’avez pas voulu avant vộtre depart me laisser voir le traité des passions, qu’on m’a dit que vous avez composé ; outre que faisant reflexion sur les paroles que j’ay leües en une preface qui fût jointe il y a deux ans à la version françoise de vos Principes, ou apres avoir parlé succinctement des parties de la Philosophie qui doivent encore estre trouvées, avant qu’on puisse recueillir ses principaux fruicts, et avoir dit,
que vous ne vous defiez pas tant de vos forces, que vous n’osassiez entreprendre de les expliquer toutes, si vous aviez la commodité de faire les experiences qui sont requises pour appuyer et justifier vos raisonnements,:Vous adjoustez,qu’il faudroit à cela de grandes despenses, auxquelles un particulier comme vous ne sçauroit suffire, s’il n’estoit aydé par le public ; Mais que ne voyant pas que vous deviez attendre cette ayde, vous pensez vous devoir contenter d’estudier dorenavant pour vostre instruction particuliere ; et que la posterité vous excusera, si vous manquez à travaillerdesormais pour elle
Vous direz peut estre que vostre humeur ne vous porte pas à rien demander, ny à parler avantageusement de vous mesme, pource que l’un semble estre une marque de bassesse et l’autre d’orgueil. Mais je pretens que cette humeur se doit corriger, et qu’elle vient d’erreur et de foiblesse, plustost que d’une honeste pudeur et modestie. Car pource qui est des demandes, il n’y a que celles qu’on fait pour son propre besoin, à ceux de qui on n’a aucun droit de rien exiger, desquelles on ait sujet d’avoir quelque honte. Et tant s’en faut qu’on en doive avoir de celles qui tendent à l’utilité et au profit de ceux à qui on les fait ; qu’au contraire on en peut tirer de la gloire, principalement lors qu’on leur a desja donné des choses qui valent plus que celles qu’on veut obtenir d’eux. Et pour ce qui est de parler avantageusement de soy mesme, il est vray que c’est un orgueil tresridicule et tresblasmable, lors qu’on dit de soy des choses qui sont fausses ; et mesme que c’est une vanité mesprisable, encore qu’on n’en die que de vrayes, lors qu’on le fait par ostentation, et sans qu’il en revienne aucun bien à personne. Mais lorsque ces choses sont telles qu’il importe aux autres de les sçavoir, il est certain qu’on ne les peut taire que par une humilité vitieuse, qui est une espece de lascheté et de foiblesse. Or il importe beaucoup au public d’estre averti de ce que vous avez trouvé dans les sciences, affin que jugeant par la de ce que vous y pouvez encore trouver, il soit incité à contribuer tout ce qu’il peut pour vous y aider, comme à un travail qui a pour but le bien general de tous les hommes. Et les choses que vous avez desja données, à sçavoir les verités importantes que vous avez expliquées dans vos escrits, valent incomparablement davantage que tout ce que vous sçauriez demander pour ce sujet.
Vous pouvez dire aussi que vos œuvres parlent assez, sans qu’il soit besoin que vous y adjoustiez les promesses et les vanteries, lesquelles estant ordinaires aux Charlatans qui veulent tromper, semblent ne pouvoir estre bien seantes à un homme d’honneur qui cherche seulement la verité. Mais ce qui fait que les Charlatans sont blasmables, n’est pas que les choses qu’ils disent d’eux mesmes sont grandes et bonnes ; c’est seulement qu’elles sont fausses, et qu’ils ne les peuvent prouver : au lieu que celles que je pretens que vous devez dire de vous, sont si vrayes, et si evidemment prouvées par vos escrits, que toutes les regles de la bienseance vous permettent de les assurer, et celles de la charité vous y obligent, à cause qu’il importe aux autres de les sçavoir. Car encore que vos escrits parlent assez au regard de ceux qui les examinent avec soin, et qui sont capables de les entendre : toutefois cela ne suffit pas pour le dessein que je veux que vous ayez, à cause qu’un chacun ne les peut pas lire, et que ceux qui manient les affaires publiques n’en peuvent gueres avoir le loisir. Il arrive peut estre bien que quelcun de ceux qui les ont leus leur en parle ; mais quoy qu’on leur en puisse dire, le peu de bruit qu’ils sçavent que vous faites, et la trop grande modestie que vous avez tousjours observée en parlant de vous, ne permet pas qu’ils y facent beaucoup de reflexion. Mesme à cause qu’on use souvent aupres d’eux de tous les termes les plus avantageux qu’on puisse imaginer, pour louër des personnes qui ne sont que fort mediocres, ils n’ont pas sujet de prendre les louanges immenses, qui vous sont données par ceux qui vous connoissent, pour des verités bien exactes. Au lieu que lors que quelcun parle de soy mesme, et qu’il en dit des choses tres-extraordinaires, on l’escoute avec plus d’attention ; principalement lors que c’est un homme de bonne naissance, et qu’on sçait n’estre point d’humeur ny de condition à vouloir faire le Charlatan. Et pource qu’il se rendroit ridicule s’il usoit d’hyperboles en telle occasion, ses paroles sont prises en leur vray sens ; et ceux qui ne les veulent pas croire, sont au moins incitez par leur curiosité, ou par leur jalousie, à examiner si elles sont vrayes. C’est pourquoy estant tres certain, et le public ayant grand interest de sçavoir qu’il n’y a jamais eu au monde que vous seul (au moins dont nous ayons les escrits) qui ait descouvert les vrais principes, et reconnu les premieres causes de tout ce qui est produit en la nature ; Et qu’ayant desja rendu raison par ces principes, de toutes les choses qui paroissent et s’observent le plus communement dans le monde, il vous faut seulement avoir des observations plus particulieres pour trouver en mesme façon les raisons de tout ce qui peut estre utile aux hommes en cette vie, et ainsi nous donner une tres parfaite connoissance de la nature de tous les mineraux, des vertus de toutes les plantes, des proprietés des animaux, et generalement de tout ce qui peut servir pour la Medecine et les autres arts. Et en fin que ces observations particulieres ne pouvant estre toutes faites en peu de temps sans grande despense, tous les peuples de la terre y devroient à l’envi contribuer, comme à la chose du monde la plus importante, et à laquelle ils ont tous egal interest.
Et il y a principalement trois points que je voudrois que vous fissiez bien concevoir à tout le monde. Le premier est qu’il y a une infinité des choses à trouver en la Physique, qui peuvent estre extremement utiles à la vie ; le second qu’on a grand sujet d’attendre de vous l’invention de ces choses ; et le troisiesme que vous en pourrez d’autant plus trouver que vous aurez plus de commoditez pour faire quantité d’experiences. Il est à propos qu’on soit averti du premier point, à cause que la pluspart des hommes ne pensent pas qu’on puisse rien trouver dans les sciences, qui vaille mieux que ce qui a esté trouvé par les anciens, et mesme que plusieurs ne conçoivent point ce que c’est que la Physique, ny à quoy elle peut servir. Or il est aisé de prouver que le trop grand respect qu’on porte à l’antiquité, est une erreur qui prejudicie extremement à l’avancement des sciences. Car on voit que les peuples sauvages de l’Amérique, et aussi plusieurs autres qui habitent des lieux moins eloignés, ont beaucoup moins de commoditez pour la vie que nous n’en avons, et toutefois qu’ils sont d’une origine aussi anciene que la nostre, en sorte qu’ils ont autant de raison que nous de dire qu’ils se contentent de la sagesse de leurs peres, et qu’ils ne croyent point que personne leur puisse rien enseigner de meilleur, que ce qui a esté sçeu et pratiqué de toute antiquité parmy eux. Et cette opinion est si prejudiciable, que pendant qu’on ne la quitte point, il est certain qu’on ne peut acquerir aucune nouvelle capacité. Aussi voit on par experience, que les peuples en l’esprit desquels elle est le plus enracinée, sont ceux qui sont demeurez les plus ignorans, et les plus rudes. Et pource qu’elle est encore assez frequente parmy nous, cela peut servir de raison pour prouver, qu’il s’en faut beaucoup que nous ne sçachions tout ce que nous sommes capables de sçavoir. Ce qui peut aussi fort clairement estre prouvé par plusieurs inventions tres-utiles, comme sont l’usage de la boussole, l’art d’imprimer, les lunettes d’approche, et semblables, qui n’ont esté trouvées qu’aux derniers siecles, bien qu’elles semblent maintenant assez faciles à ceux qui les sçavent. Mais il n’y a rien en quoy le besoin que nous avons d’acquerir de nouvelles connoissances, paroisse mieux qu’en ce qui regarde la Medecine. Car bien qu’on ne doute point que Dieu n’ait pourvû cette Terre de toutes les choses qui sont necessaires aux hommes, pour s’y conserver en parfaite santé jusques à une extreme vieillesse : et bien qu’il n’y ait rien au monde si desirable que la connoissance de ces choses, en sorte qu’elle a esté autrefois la principale estude des Roys et des Sages, toutefois l’experience monstre qu’on est encore si eloigné de l’avoir toute, que souvent on est arresté au lit par de petits maux, que tous les plus savants Médecins ne peuvent connoistre, et qu’ils ne font qu’aigrir par leurs remedes, lors qu’ils entreprenent de les chasser. En quoy le defaut de leur art, et le besoin qu’on a de le perfectionner, sont si evidens, que pour ceux qui ne conçoivent pas ce que c’est que la Physique, il suffit de leur dire qu’elle est la science qui doit enseigner à connoistre si parfaitement la nature de l’homme, et de toutes les choses qui luy peuvent servir d’alimens ou de remedes, qu’il luy soit aysé de s’exempter par son moyen de toutes sortes de maladies. Car sans parler de ses autres usages, celuy-la seul est assez important, pour obliger les plus insensibles, à favoriser les desseins d’un homme, qui a desja prouvé par les choses qu’il a inventées, qu’on a grand sujet d’attendre de luy tout ce qui reste encore à trouver en cette science.
Mais il est principalement besoin que le monde sçache que vous avez prouvé cela de vous. Et à cet effet il est necessaire que vous faciez un peu de violence à vostre humeur, et que vous chassiez cette trop grande modestie, qui vous a empesché jusques icy, de dire de vous et des autres tout ce que vous estes obligé de dire. Ie ne veux point pour cela vous commettre avec les doctes de ce siecle : la pluspart de ceux ausquels on donne ce nom, à sçavoir tous ceux qui cultivent ce qu’on appelle communement les belles lettres, et tous les Iurisconsultes, n’ont aucun interest à ce que je pretens que vous devez dire. Les Theologiens aussi et les Medecins n’y en ont point, si ce n’est en tant que Philosophes. Car la Theologie ne depend aucunement de la Physique, ny mesme la Medecine, en la façon qu’elle est aujourd’huy pratiquée par les plus doctes et les plus prudens en cet art : ils se contentent, de suivre les maximes ou les regles qu’une longue experience a enseignées, et ils ne mesprisent pas tant la vie des hommes, que d’appuyer leurs jugemens, desquels souvent elle depend, sur les raisonnements incertains de la Philosophie de l’escole. Il ne reste donc que les Philosophes, entre lesquels tous ceux qui ont de l’esprit sont desja pour vous, et seront tres-ayses de voir que vous produisiez la verité, en telle sorte que la malignité des Pedans ne la puisse opprimer. De façon que ce ne sont que les seuls Pedans, qui se puissent offencer de ce que vous aurez à dire ; et pource qu’ils sont la risée et le mespris de tous les plus honnestes gens, vous ne devez pas fort vous soucier de leur plaire. Outre que vostre reputation vous les a desja rendus autant ennemis qu’ils sçauroient estre ; Et au lieu que vostre modestie est cause que maintenant quelques uns d’eux ne craignent pas de vous attaquer, je m’assure que si vous vous faisiez autant valoir que vous pouvez, et que vous devez, ils se verroient si bas au dessous de vous, qu’il n’y en auroit aucun qui n’eust honte de l’entreprendre. Ie ne voy donc point qu’il y ait rien qui vous doive empescher de publier hardiment, tout ce que vous jugerez pouvoir servir à vostre dessein. Et rien ne me semble y estre plus utile, que ce que vous avez desja mis en une lettre adressée au
Non ibi,disiez vous en parlant des Essais que vous aviez publiez cinq ou six ans auparavant, unam aut alteram, sed plus sexcentis quaestionibus explicui, quae sic à nullo ante me fuerunt explicatae; ac quamvis multi hactenus mea scripta transversis oculis inspexerint, modisque omnibus refutare conati sint, nemo tamen, quod sciam, quicquam non verum potuit in iis reperire. Fiat enumeratio quaestionum omnium, quae in tot saeculis, quibus aliae Philosophiae viguerunt, ipsarum ope solutae sunt, et forte nec tam multae, nec tam illustres invenientur. Quinimo profiteor ne unius quidem quaestionis solutionem, ope principiorum Peripateticae Philosophiae peculiarium, datam unquam fuisse, quam non possim demonstrareesse illegitimam et falsam. Fiat periculum ; proponantur, non quidem omnes (neque enim operae pretium puto multum temporis ea in re impendere) sed paucae aliquae selectiores, stabo promissis, etc.
Toutefois il faut icy adjouster, que tant expert qu’un Architecte soit en son art, il est impossible qu’il acheve le bastiment qu’il a commencé, si les materiaux qui doivent y estre employez luy manquent. Et en mesme façon que tant parfaite que puisse estre vostre Methode, elle ne peut faire que vous poursuiviez en l’explication des causes naturelles, si vous n’avez point les experiences qui sont requises pour determiner leurs effets. Ce qui est le dernier des trois points que je croy devoir estre principalement expliquez, à cause que la pluspart des hommes ne conçoit pas combien ces experiences sont necessaires, ny quelle depense y est requise. Ceux qui sans sortir de leur cabinet, ny jetter les yeux ailleurs que sur leurs livres, entreprenent de discourir de la nature, peuvent bien dire en quelle façon ils auroient voulu creer le monde, si Dieu leur en avoit donné la charge et le pouvoir, c’est à dire ils peuvent escrire des Chimeres, qui ont autant de rapport avec la foiblesse de leur esprit, que l’admirable beauté de cet Vnivers avec la puissance infinie de son auteur ; mais, à moins que d’avoir un esprit vrayment divin, ils ne peuvent ainsi former d’eux mesmes une idée des choses, qui soit semblable à celle que Dieu a euë pour les creer. Et quoy que vostre Methode promette tout ce qui peut estre esperé de l’esprit humain, touchant la recherche de la verité dans les sciences, elle ne promet pas neantmoins d’enseigner à deviner, mais seulement à deduire de certaines choses données toutes les veritez qui peuvent en estre deduites : et ces choses données en la Physique ne peuvent estre que des experiences. Mesme à cause que ces experiences sont de deux sortes ; les unes faciles, et qui ne dependent que de la reflexion qu’on fait sur les choses qui se presentent au sens d’elles mesmes ; les autres plus rares et difficiles, auxquelles on ne parvient point sans quelque estude et quelque despense : on peut remarquer que vous avez desja mis dans vos ecrits tout ce qui semble pouvoir estre deduit des experiences faciles, et mesme aussi de celles des plus rares que vous avez pû apprendre des livres. Car outre que vous y avez expliqué la nature de toutes les qualités qui meuvent les sens, et de tous les corps qui sont les plus communs sur cette terre, comme du feu, de l’air, de l’eau et de quelques autres, vous y avez aussi rendu raison de tout ce qui a esté observé jusques à present dans les cieux, de toutes les proprietés de l’aymant, et de plusieurs observations de la Chymie. De façon qu’on n’a point de raison d’attendre rien davantage de vous, touchant la Physique, jusques à ce que vous ayez davantage d’experiences, desquelles vous puissiez rechercher les causes. Et je ne m’estonne pas que vous n’entrepreniez point de faire ces experiences à vos despens. Car je sçay que la recherche des moindres choses couste beaucoup ; et sans mettre en compte les Alchimistes, ny tous les autres chercheurs de secrets, qui ont coustume de se ruiner à ce mestier, j’ay ouy dire que la seule pierre d’aymant a fait despendre plus de cinquante mille escus à
Or à cause que ces mesmes choses peuvent aussi fort aysement estre comprises par un chacun, et sont toutes si vrayes qu’elles ne peuvent estre mises en doute, je m’assure que si vous les representiez en telle sorte, qu’elles vinssent à la connoissance de ceux, à qui Dieu ayant donné le pouvoir de commander aux peuples de la terre, a aussi donné la charge et le soin de faire tous leurs efforts pour avancer le bien du public, il n’y auroit aucun d’eux qui ne voulust contribuer à un dessein si manifestement utile à tout le monde. Et bien que nostre France, qui est vostre Patrie, soit un Estat si puissant qu’il semble que vous pourriez obtenir d’elle seule tout ce qui est requis à cet effect, toutefois à cause que les autres nations n’y ont pas moins d’interest qu’elle, je m’assure que plusieurs seroient assez genereuses pour ne luy pas ceder en cet office, et qu’il n’y en auroit aucune qui fust si barbare que de ne vouloir point y avoir part.
Mais si tout ce que j’ay escrit icy ne suffit pas, pour faire que vous changiez d’humeur, je vous prie au moins de m’obliger tant, que de m’envoyer vostre traité des Passions, et de trouver bon que j’y adjouste une preface avec laquelle il soit imprimé. Ie tascheray de la faire en telle sorte, qu’il n’y aura rien que vous puissiez desapprouver, et qui ne soit si conforme au sentiment de tous ceux qui ont de l’esprit et de la vertu, qu’il n’y en aura aucun qui apres l’avoir leuë, ne participe au zele que j’ay pour l’accroissement des sciences, et pour estre, etc.
De Paris, le 6 Novembre, 1648.
MONSIEVR,
Parmi les injures et les reproches que je trouve en la grande lettre que vous avez pris la peine de m’escrire, j’y remarque tant de choses à mon avantage, que si vous la faisiez imprimer, ainsi que vous declarez vouloir faire, j’aurois peur qu’on ne s’imaginast qu’il y a plus d’intelligence entre nous qu’il n’y en a, et que je vous ay prié d’y mettre plusieurs choses que la bienseance ne permettoit pas que je fisse moy mesme sçavoir au public. C’est pourquoy je ne m’arresteray pas icy à y respondre de point en point : je vous diray seulement deux raisons qui me semblent vous devoir empescher de la publier. La premiere est, que je n’ay aucune opinion que le dessein que je juge que vous avez eu en l’escrivant puisse reüssir. La seconde, que je ne suis nullement de l’humeur que vous imaginez, que je n’ay aucune indignation, ny aucun degoust, qui m’oste le desir de faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour rendre service au public, auquel je m’estime tres-obligé, de ce que les escrits que j’ay desja publiez
D’Egmont, le 4 Decembre, 1648.
MONSIEVR,
Il y a si longtemps que vous m’avez fait attendre vostre traité des Passions, que je commence à ne le plus esperer, et à m’imaginer que vous ne me l’aviez promis que pour m’empescher de publier la lettre que je vous avais cy-devant escrite. Car j’ay sujet de croire que vous seriez fasché, qu’on vous ostast l’excuse que vous prenez pour ne point achever vostre Physique : et mon dessein estoit de vous l’oster par cette lettre : d’autant que les raisons que j’y avois deduites sont telles, qu’il ne me semble pas qu’elles puissent estre leuës d’aucune personne, qui ait tant soit peu l’honneur et la vertu en recommandation, qu’elles ne l’incitent à desirer, comme moy, que vous obteniez du public ce qui est requis pour les experiences que vous dites vous estre necessaires : et j’esperais qu’elle tomberoit aysement entre les mains de quelques uns qui auroient le pouvoir de rendre ce desir efficace, soit à cause qu’ils ont de l’acces aupres de ceux qui disposent des biens du public, soit à cause qu’ils en disposent eux mesmes. Ainsi je me promettois de faire en sorte que vous auriez malgré vous de l’exercice. Car je sçay que vous avez tant de cœur, que vous ne voudriez pas manquer de rendre avec usure ce qui vous seroit donné en cette façon, et que cela vous feroit entierement quiter la negligence, dont je ne puis à present m’abstenir de vous accuser, bien que je sois, etc.
Le 23 Iuillet, 1649.
MONSIEVR,
Ie suis fort innocent de l’artifice, dont vous voulez croyre que j’ay usé, pour empescher que la grande lettre que vous m’aviez escrite l’an passé ne soit publiée. Ie n’ay eu aucun besoin d’en user. Car outre que je ne croy nullement qu’elle pûst produire l’effect que vous
D’Egmont, le 14 d’Aoust, 1649.
Il n’y a rien en quoy paroisse mieux combien les sciences que nous avons des anciens sont defectueuses, qu’en ce qu’ils ont escrit des Passions. Car bien que ce soit une
Pvis aussi je considere que nous ne remarquons point qu’il y ait aucun sujet qui agisse plus immediatement contre nostre ame, que le corps auquel elle est jointe ; et que par consequent nous devons penser que ce qui est en elle une Passion, est communement en luy une Action ; en sorte qu’il ny a point de meilleur chemin pour venir à la connoissance de nos Passions, que d’examiner la difference
A Quoy on ne trouvera pas grande difficulté, si on prend garde que tout ce que nous experimentons estre en nous, et que nous voyons aussy pouvoir estre en des corps tout à fait inanimés, ne doit estre attribué qu’à nostre corps ; Et au contraire que tout ce qui est en nous, et que nous ne concevons en aucune façon pouvoir appartenir à un corps, doit estre attribué à nostre ame.
Ainsy à cause que nous ne concevons point que le corps pense en aucune façon, nous avons raison de croire que toutes les sortes de pensées qui sont en nous appartienent à l’ame ; Et à cause que nous ne doutons point qu’il n’y ait des corps inanimez, qui se peuvent mouvoir en autant ou plus de diverses façons que les nostres, et qui ont autant ou plus de chaleur (ce que l’experience fait voir en la flamme, qui seule a beaucoup plus de chaleur et de mouvements qu’aucun de nos membres) nous devons croire que toute la chaleur, et tous les mouvements qui sont en nous, en tant qu’ils ne dépendent point
Au moyen de quoy nous eviterons une erreur tres-considerable, et en laquelle plusieurs sont tombez, en sorte que j’estime qu’elle est la premiere cause qui a empesché qu’on n’ait pû bien expliquer jusques icy les Passions, et les autres choses qui appartienent à l’ame. Elle consiste en ce que voyant que tous les corps morts sont privez de chaleur, et en suite de mouvement, on s’est imaginé que c’estoit l’absence de l’ame qui faisoit cesser ces mouvements et cette chaleur ; Et ainsy on a creu sans raison, que nostre chaleur naturelle et tous les mouvements de nos corps
Affin donc que nous evitions ceste erreur, considerons que la mort n’arrive jamais par la faute de l’ame, mais seulement parce que quelcune des principales parties du corps se corrompt ; et jugeons que le corps d’un homme vivant differe autant de celuy d’un homme
Pour rendre cela plus intelligible, j’expliqueray icy en peu de mots toute la façon dont la machine de nostre corps est composée. Il n’y a personne qui ne sçache deja qu’il y a en nous un cœur, un cerveau, un estomac, des muscles, des nerfs, des arteres, des venes, et choses semblables. On sçait aussi que les viandes qu’on mange descendent dans l’estomac et dans les boyaux, d’où leur suc, coulant dans le foye, et dans toutes les venes,
Mais on ne sçait pas communement, en quelle façon ces esprits animaux et ces nerfs contribuent aux mouvemens et aux
Son premier effet est qu’il dilate le sang dont les cavitez du cœur sont remplies : ce qui est cause que ce sang ayant besoin d’occuper un plus grand lieu, passe avec impetuosité de la cavité droite dans la vene arterieuse, et de la gauche dans la grande artere. Puis
Mais ce qu’il y a icy de plus considerable, c’est que toutes les plus vives et plus subtiles parties du sang, que la chaleur a rarrfié dans le cœur, entrent sans cesse en grande quantité dans les cavitez du cerveau. Et la raison qui fait qu’elles y vont plustost qu’en aucun autre lieu, est que tout le sang qui sort du cœur par la grande artere, prend son cours en ligne droite vers ce lieu là, et que n’y pouvant pas tout entrer, à cause qu’il n’y a que des passages fort estroits, celles de ses parties qui sont les plus agitées et les plus subtiles y passent seules, pendant que le reste se respand en tous les autres endroits
Car la seule cause de tous les mouvemens des membres est, que quelques muscles s’acourcissent, et que leurs opposez s’alongent, ainsi qu’il a deja esté dit. Et la seule cause qui fait qu’un muscle s’acourcit plustost que son opposé, est qu’il vient tant soit peu plus d’esprits du cerveau vers luy que vers l’autre. Non pas que les esprits qui vienent immediatement du cerveau suffisent seuls pour mouvoir ces muscles, mais ils determinent les autres esprits, qui sont desia dans ces deux muscles, à sortir tous fort promptement de l’un d’eux, et passer dans l’autre : au moyen de quoy celuy d’ou ils sortent devient plus long et plus lasche ;
Il reste encore icy à sçavoir les causes, qui font que les esprits ne coulent pas tousjours du cerveau dans
Et j’ay expliqué en la Dioptrique, comment tous les objets de la veuë, ne se communiquent à nous que par cela seul, qu’ils meuvent localement, par l’entremise
L’autre cause qui sert à conduire diversement les esprits animaux dans les muscles, est l’inégale agitation de ces esprits, et la diversité de leurs parties. Car lors que quelques unes de leurs parties sont plus grosses et plus agitées que les autres, elles passent plus avant en ligne droite dans les cavitez et dans les pores du cerveau, et par ce moyen sont conduites en d’autres muscles qu’elles ne seroient, si elles avoient moins de force.
Et cette inegalité peut proceder des diverses matieres dont ils sont composez, comme on voit en ceux qui ont beu beaucoup de vin, que les vapeurs de ce vin entrant promptement dans le sang, montent du cœur au cerveau, où elles se convertissent en esprits, qui estant plus forts et plus abondans que ceux qui y sont d’ordinaire, sont capables de mouvoir le corps en plusieurs estranges façons. Cette inegalité des esprits, peut aussi proceder des diverses dispositions du cœur, du foye, de l’estomac, de la rate, et de toutes les autres parties qui contribuent à leur production. Car il faut principalement icy remarquer certains petits nerfs inserez dans la baze du
Enfin il faut remarquer que la machine de nostre corps est tellement composée, que tous les changemens qui arrivent au mouvement des esprits, peuvent faire qu’ils ouvrent quelques pores du cerveau plus que les autres ; et reciproquement que lors que quelcun de ces pores est tant soit peu plus ou moins ouvert que de coustume, par l’action des nerfs qui servent au sens, cela change quelque
Apres avoir ainsi consideré toutes les fonctions qui appartienent au corps seul, il est aysé de connoistre qu’il ne reste rien en nous que nous devions attribuër à nostre ame, sinon nos pensées, lesquelles sont principalement de deux genres : à sçavoir les unes sont les actions de l’ame, les autres sont ses passions. Celles que je nomme ses actions, sont toutes nos volontez, à cause que nous experimentons qu’elles vienent directement de nostre ame, et semblent ne dependre que d’elle ; Comme au contraire on peut generalement nommer ses passions, toutes les sortes de perceptions ou connoissances qui se trouvent en nous, à cause que souvent ce n’est pas nostre ame qui les fait telles qu’elles sont,
Derechef nos volontez sont de deux sortes : car les
Nos perceptions sont aussi de deux sortes, et les unes ont l’ame pour cause, les autres le corps. Celles qui ont l’ame pour cause sont les perceptions de nos volontez, et de toutes les imaginations ou autres pensées qui en dépendent. Car il est certain que nous ne sçaurions vouloir aucune chose, que nous n’apercevions par mesme moyen que nous la voulons. Et bien qu’au regard de nostre ame, ce soit une action de vouloir quelque chose, on peut dire que c’est aussi en elle une passion d’apercevoir qu’elle veut. Toutefois à cause que cette perception et cette volonté ne sont en effet qu’une mesme chose, la denomination se fait tousjours par ce qui est le plus noble ; et ainsi on n’a
Lors que nostre ame s’applique à imaginer quelque chose qui n’est point, comme à se representer un palais enchanté ou une chimere ; et aussi lors qu’elle s’applique à considerer quelque chose qui est seulement intelligible, et non point imaginable, par exemple, à considerer sa propre nature, les perceptions qu’elle a de ces choses dépendent principalement de la volonté qui fait qu’elle les apperçoit. c’est pourquoy on a coustume de les considerer comme des actions, plustost que comme des passions.
Entre les perceptions qui sont causées par le corps, la plus part dependent des nerfs. mais il y en a aussi quelques unes qui n’en dependent point, et qu’on nomme des imaginations, ainsi que celles d’ont je viens de parler, desquelles neantmoins elles different en ce que nostre volonté ne s’employe point à les former ; ce qui fait qu’elles ne peuvent estre mises au nombre des actions de l’ame ; Et elles ne procedent que de ce que les esprits estant diversement agitez, et rencontrant les traces de diverses impressions qui ont precedé dans le cerveau, ils y prenent leur cours
Toutes les perceptions que je n’ay pas encore expliquées vienent à l’ame par l’entremise des nerfs, et il y a entre elles cette difference, que nous les rapportons les unes aux objets de dehors qui frapent nos sens, les autres à nostre corps, où à quelques unes de ses parties, et enfin les autres à nostre ame.
Celles que nous rapportons à des choses qui sont hors de nous, à sçavoir aux objets de nos sens, sont causées (au moins, lors que nostre opinion n’est point fausse)
Les perceptions que nous raportons à nostre corps ou à quelques unes de ses parties, sont celles que nous avons de la faim, de la soif, et de nos autres appetits naturels ; à quoy on peut joindre la douleur, la
Les perceptions qu’on raporte seulement à l’ame, sont celles dont on sent les effets comme en l’ame mesme, et desquelles on ne connoist communement aucune cause prochaine, à laquelle on les puisse raporter. Tels sont les sentimens de joye, de colere, et autres semblables, qui sont quelquefois excitez en nous par les objets qui meuvent nos nerfs, et quelquefois aussi par d’autres causes.
Il reste icy à remarquer, que toutes les mesmes choses que l’ame
Apres avoir ainsi consideré en quoy les passions de l’ame different de toutes ses autres pensées, il me semble qu’on peut generalement les definir, Des perceptions, ou des sentimens, ou des émotions de l’ame, qu’on raporte particulierement à elle, et qui sont
On les peut nommer des perceptions lors qu’on se sert generalement de ce mot, pour signifier toutes les pensées qui ne sont point des actions de l’ame, ou des volontez ; mais non point lors qu’on ne s’en sert que pour signifier des connoissances evidentes. car l’experience fait voir que ceux qui sont les plus agitez par leurs passions, ne sont pas ceux qui les connoissent le
I’adjouste qu’elles se rapportent particulierement à l’ame, pour les distinguer des autres sentimens, qu’on rapporte, les uns aux objets exterieurs, comme les odeurs, les
Mais pour entendre plus parfaitement toutes ces choses, il est besoin de sçavoir, que l’ame est veritablement jointe à tout le corps, et qu’on ne peut pas proprement dire qu’elle soit en quelcune de ses parties, à l’exclusion
Il est besoin aussi de sçavoir que bien que l’ame soit jointe à tout le corps, il y a neantmoins en luy quelque
La raison qui me persuade que l’ame ne peut avoir en tout le corps aucun autre lieu que cette
Pour l’opinion de ceux qui pensent que l’ame reçoit ses passions dans le cœur, elle n’est aucunement considerable ; car elle n’est fondée que sur ce que les passions y font sentir quelque alteration ; et il est aysé à remarquer que cette alteration n’est sentie comme dans le cœur, que par l’entremise d’un petit nerf qui descend du cerveau vers luy : ainsi que la douleur est sentie comme dans le pied, par l’entremise des nerfs du pied ; et les astres sont aperceus comme dans le
Concevons donc icy que l’ame a son siege principal dans la petite glande qui est au milieu du cerveau, d’où elle rayonne en tout le reste du corps par l’entremise des esprits, des nerfs et mesme du sang, qui, participant aux impressions des esprits, les peut porter par les arteres en tous les membres. Et nous souvenant de ce qui a esté dit cy dessus de la machine de nostre corps, à sçavoir que les petits filets de nos nerfs sont tellement
Ainsi par exemple, si nous voyons quelque animal venir vers
Et outre cela si cette figure est fort estrange et fort effroyable, c’est à dire si elle a beaucoup de rapport avec les choses qui ont esté auparavant, nuisibles au corps, cela excite en l’ame la passion de la crainte, et en suite celle de la hardiesse, ou bien celle de la peur et de l’espouvante, selon le divers temperament du corps, ou la force de l’ame, et selon qu’on s’est auparavant garanti par la defense ou par la fuite, contre les choses nuisibles ausquelles l’impression presente a du rapport. Car cela rend le cerveau tellement disposé en quelques hommes, que les esprits reflechis de l’image ainsi formée sur la glande, vont de là se rendre, partie dans les nerfs qui servent à
Et pource que le semblable arrive en toutes les autres passions, à sçavoir qu’elles sont principalement causées par les esprits contenus dans les cavitez du cerveau, entant qu’ils prenent leur cours vers les nerfs, qui servent à eslargir ou estrecir les orifices du cœur, ou à pousser diversement vers luy le sang qui est dans les autres parties, ou, en quelque autre façon que ce soit à entretenir la mesme passion : On peut clairement entendre de cecy, pourquoy j’ay mis cy dessus en leur definition, qu’elles sont causées par quelque mouvement particulier des esprits.
Au reste en mesme façon que le cours que prenent ces esprits vers les nerfs du cœur, suffit pour donner le mouvement à la glande, par lequel la peur est mise dans l’ame ; ainsi aussi par cela seul que quelques esprits vont en mesme temps vers les nerfs, qui servent à remuër les jambes pour fuïr, ils causent un autre mouvement en la mesme glande, par le moyen duquel l’ame sent et aperçoit cette fuite, laquelle peut en cette façon estre excitée dans le corps, par la seule disposition des organes, et sans que l’ame y contribuë.
La mesme impression que la presence d’un objet effroyable fait sur la glande, et qui cause la peur en quelques hommes, peut exciter en d’autres le courage et la hardiesse : dont la raison est, que tous les cerveaux ne sont pas disposez en mesme façon ; et que le mesme mouvement de la glande, qui en quelques uns excite la peur, fait dans les autres que les esprits entrent dans les pores du cerveau, qui les conduisent partie dans les nerfs qui servent à remuër les mains
Car il est besoin de remarquer que le principal effect de toutes les passions dans les hommes, est qu’elles incitent et disposent leur ame à vouloir les choses ausquelles elles preparent leur corps : En sorte que le sentiment de la peur l’incite à vouloir fuïr, celuy de la hardiesse à vouloir combattre : et ainsi des autres.
Mais la volonté est tellement libre de sa nature, qu’elle ne peut jamais estre contrainte : et des deux sortes de pensées que j’ay distinguées en l’ame, dont les unes
Ainsi lors que l’ame veut se souvenir de quelque chose, cette volonté fait que la glande se penchant successivement vers divers costez, pousse les esprits vers divers endroits du cerveau, jusques à ce qu’ils rencontrent celuy où sont les traces que l’objet dont on veut se souvenir y a laissées. Car ces traces ne sont autre chose sinon que les pores du cerveau, par où les esprits ont auparavant pris leur cours, à cause de la presence de cet objet, ont acquis par cela une plus grande facilité que les autres, à estre ouverts derechef en mesme façon, par les esprits qui vienent vers eux : En sorte que ces esprits rencontrant ces pores, entrent dedans plus facilement que dans
Ainsi quand on veut imaginer quelque chose qu’on n’a jamais veuë, cette volonté a la force de faire que la glande se meut en la façon qui est requise, pour pousser les esprits vers les pores du cerveau, par l’ouverture desquels cette chose peut estre representée. Ainsi quand on veut arester son attention à considerer quelque temps un mesme objet, cette volonté retient la glande pendant ce temps là, penchée vers un mesme costé. Ainsi enfin quand on veut
Toutefois ce n’est pas tousjours la volonté d’exciter en nous quelque mouvement, ou quelque autre effect, qui peut faire que nous l’excitons : mais cela change selon que la nature ou l’habitude ont diversement joint chaque mouvement de la glande à chaque pensée. Ainsi, par exemple, si on veut disposer ses yeux à regarder un objet fort eloigné, cette volonté fait que
Nos passions ne peuvent pas aussi directement estre excitées ny ostées par l’action de nostre volonté ; mais elles peuvent l’estre indirectement par la representation des choses qui ont coustume d’estre jointes avec les passions que nous voulons avoir, et qui sont contraires
Et il y a une raison particuliere qui empesche l’ame de pouvoir promptement changer ou arrester ses passions, laquelle m’a donné sujet de mettre cy dessus en leur definition qu’elles sont non seulement causées, mais aussi entretenuës et fortifiées, par quelque mouvement particulier des
Et ce n’est qu’en la repugnance, qui est entre les mouvemens que le corps par ses esprits, et l’ame par sa volonté, tendent à exciter en mesme temps dans la glande, que consistent tous les combats qu’on a coustume d’imaginer, entre la partie inferieure de l’ame,
Or c’est par le succes de ces combats que chacun peut connoistre la force ou la foiblesse de son ame. Car ceux en qui naturellement
Il est vray qu’il y a fort peu d’hommes si foibles et irresolus, qu’ils ne vueillent rien que ce que leur passion
Et il est utile icy de sçavoir que, comme il a deja esté dit cy dessus, encore que chaque mouvement de la glande, semble avoir esté joint par la nature à chacune de nos pensées, dés le commencement de nostre vie, on les peut toutefois joindre à d’autres par habitude ;
On connoist de ce qui a esté dit cy dessus, que la derniere et plus prochaine cause des passions de l’ame, n’est autre que l’agitation, dont les esprits meuvent la petite glande qui est au milieu du cerveau. Mais cela ne suffit pas pour les pouvoir distinguer les unes des
Ie remarque outre cela, que les objets qui meuvent les sens, n’excitent pas en nous diverses passions à raison de toutes les diversitez qui sont en eux, mais seulement à raison des diverses façons qu’ils nous peuvent nuire ou profiter, ou bien en general estre importans; Et que l’usage de toutes les passions consiste en cela seul, qu’elles disposent l’ame à vouloir les choses que la nature dicte nous estre utiles, et à persister en cette volonté ; comme aussi la mesme agitation des esprits, qui a coustume de les causer, dispose le corps aux mouvemens qui servent à l’execution de ces choses. C’est pourquoy affin de les denombrer, il faut seulement examiner par ordre,
Lors que la premiere rencontre de quelque objet nous surprent, et que nous le jugeons estre nouveau, ou fort different de ce que nous connoissions auparavant, ou bien de ce que nous supposions qu’il devoit estre, cela fait que nous l’admirons et en sommes estonnez. Et pour ce que cela peut arriver avant que nous connoissions aucunement si cet objet nous est
A l’Admiration est jointe l’Estime ou le Mespris, selon que c’est la grandeur d’un objet ou sa petitesse que nous admirons. Et nous pouvons ainsi nous estimer ou nous mespriser nous mesmes : d’où vienent
Mais quand nous estimons ou mesprisons d’autres objets, que nous considerons comme des causes libres capables de faire du bien ou du mal, de l’Estime vient la Veneration, et du simple mespris le Dedain.
Or toutes les passions precedentes peuvent estre excitées en nous sans que nous apercevions en aucune façon si l’objet qui les cause est bon ou mauvais. Mais lors qu’une chose nous est representée comme bonne à nostre egard, c’est à dire, comme nous estant convenable, cela nous fait avoir pour elle de l’Amour ; Et lors
De la mesme consideration du bien et du mal naissent toutes les autres passions, Mais affin de les mettre par ordre, je distingue les temps, et considerant
Il suffit de penser que l’acquisition d’un bien ou la fuite d’un mal est possible, pour estre incité à la desirer. Mais quand on considere outre cela, s’il y a beaucoup ou peu d’apparence qu’on obtiene ce qu’on desire, ce qui nous represente qu’il y en a beaucoup, excite en nous l’Esperance, et ce qui nous represente qu’il y en a peu, excite la Crainte : dont la Ialousie est une espece. Et lors que l’Esperance est extreme, elle change de nature, et se nomme Securité ou Asseurance. Comme au contraire l’extreme Crainte devient Desespoir.
Et nous pouvons ainsi esperer et craindre, encore que l’evenement de ce que nous attendons ne depende
Et si on s’est determiné à quelque action, avant que l’Irresolution fust ostée, cela fait naistre le Remors de conscience : lequel ne regarde pas le temps à venir, comme les passions precedentes, mais le present ou le passé.
Et la consideration du bien present excite en nous de la Ioye, celle du mal de la Tristesse, lors que c’est un bien ou un mal qui nous est representé comme nous apartenant.
Mais lors qu’il nous est representé comme appartenant à d’autres hommes, nous pouvons les en estimer
Nous pouvons aussi considerer la cause du bien ou du mal, tant present que passé. Et le bien qui a esté fait par nous-mesmes nous donne une satisfaction interieure, qui est la plus douce de toutes les passions : Au lieu que le mal excite le Repentir, qui est la plus amere.
Mais le bien qui a esté fait par d’autres, est cause que nous avons pour eux de la Faveur, encore
Tout de mesme le mal fait par d’autres, n’estant point rapporté à nous, fait seulement que nous avons pour eux de l’Indignation ; Et lors qu’il y est rapporté, il emeut aussi la Colere.
De plus le bien qui est, ou qui a esté en nous, estant rapporté à l’opinion que les autres en peuvent avoir, excite en nous de la Gloire ; Et le mal de la Honte.
Et quelquefois la durée du bien cause l’Ennuy, ou le Degoust ; au lieu que celle du mal diminüe la Tristesse. En fin du bien passé vient le Regret, qui est une espece de Tristesse ; Et du mal passé vient l’Allegresse, qui est une espece de Ioye.
Voyla l’ordre qui me semble estre le meilleur pour denombrer les Passions. En quoy je sçay bien que je m’éloigne de l’opinion de tous ceux qui en ont cy devant escrit ; Mais ce n’est pas sans grande raison. Car ils tirent leur denombrement Concupiscible, l’autre Irascible. Et pour ce que je ne connois en l’ame aucune distinction de parties, ainsi que j’ay dit cy dessus, cela me semble ne signifier autre chose sinon qu’elle a deux facultez, l’une de desirer, l’autre de se fascher ; et à cause qu’elle a en mesme façon les facultez d’admirer, d’aymer, d’esperer, de craindre, et ainsi de recevoir en soy chacune des autres passions, ou de faire les actions ausquelles ces passions la poussent, je ne voy pas pourquoy ils ont voulu les rapporter toutes à la concupiscence ou à la colere. Outre que leur denombrement ne comprent point toutes les principales passions, comme je croy que fait cetuycy. Ie parle seulement des principales, à cause qu’on en pourroit encore distinguer plusieurs autres
Mais le nombre de celles qui sont simples et primitives n’est pas fort grand. Car en faisant une reveuë sur toutes celles que j’ay denombrées, on peut aysement remarquer qu’il n’y en a que six qui soient telles, à sçavoir l’Admiration, l’Amour, la Haine, le Desir, la Ioye, et la Tristesse ; Et que toutes les autres sont composées de quelques unes de ces six, ou bien en sont des especes. C’est pourquoy affin que leur multitude n’embarasse point les lecteurs, je traiteray icy separement des six primitives ; et par apres je feray voir en quelle façon toutes les autres en tirent leur origine.
L’Admiration est une subite surprise de l’ame, qui fait qu’elle se porte à considerer avec attention les objets qui luy semblent rares et extraordinaires. Ainsi elle est causée premierement par l’impression qu’on a dans le cerveau, qui represente l’object comme rare, et par consequent digne d’estre fort consideré ; puis en suite par le mouvement des esprits, qui sont disposez par cette impression à tendre avec grande force vers l’endroit du cerveau où elle est, pour l’y fortifier
Et cette passion a cela de particulier, qu’on ne remarque point qu’elle soit accompagnée d’aucun changement qui arrive dans le cœur et dans le sang, ainsi que les autres passions. Dont la raison est, que n’ayant pas le bien ny le mal pour objet, mais seulement la connoissance de la chose qu’on admire, elle n’a point de rapport avec le cœur et le sang, desquels depend tout le bien du corps, mais seulement avec le cerveau, où sont les organes des sens qui servent à cette connoissance.
Ce qui n’empesche pas qu’elle n’ait beaucoup de force, à cause de la surprise, c’est à dire, de l’arrivement subit et inopiné de l’impression qui change le mouvement des esprits : laquelle surprise est propre et particuliere à cette passion : en sorte que lors qu’elle
Et cette surprise a tant de pouvoir, pour faire que les esprits, qui sont dans les cavitez du cerveau, y prenent leur cours vers le lieu où est l’impression de
Or il est aysé à connoistre de ce qui a esté dit cy dessus, que l’utilité de toutes les passions ne consiste qu’en ce qu’elles fortifient et font durer en l’ame des pensées, lesquelles il est bon qu’elle conserve, et qui pourroient facilement sans cela en estre effacées. Comme aussi tout le mal qu’elles peuvent causer, consiste en ce qu’elles fortifient et conservent ces pensées plus qu’il n’est besoin ; ou bien qu’elles en fortifient et conservent d’autres, ausquelles il n’est pas bon de s’arrester.
Et on peut dire en particulier de l’Admiration, qu’elle est utile, en ce qu’elle fait que nous apprenons et retenons en nostre memoire les choses que nous avons auparavant ignorées. Car nous n’admirons que ce qui nous paroist rare et extraordinaire : et rien ne nous peut paroistre tel que pource que nous l’avons ignoré, ou mesme aussi pource qu’il est different des choses que nous avons sçeuës : car c’est cette difference qui fait qu’on le nomme extraordinaire. Or encore qu’une chose qui nous estoit inconnuë se presente de nouveau à nostre entendement, ou à nos sens, nous ne la retenons point pour cela en nostre memoire, si ce n’est que l’idée que nous en
Mais il arrive bien plus souvent qu’on admire trop, et qu’on s’estonne, en apercevant des choses qui ne meritent que peu ou
Av reste encore qu’il n’y ait que ceux qui sont hebetez et stupides, qui ne sont point portez de leur
Et bien que cette passion semble se diminuer par l’usage, à
L’Amour est une emotion de l’ame, causée par le mouvement des esprits, qui l’incite à se joindre de volonté aux objets qui paroissent luy estre convenables. Et la Haine est une emotion, causée par les esprits, qui incite l’ame à vouloir estre separée des objets qui se presentent à elle comme nuisibles. Ie dis que ces emotions sont causées par les esprits, affin de distinguer l’Amour et la Haine, qui sont des passions et dependent du corps, tant des jugemens qui portent aussi l’ame à se joindre de volonté avec les choses qu’elle estime bonnes, et à se separer de celles qu’elle estime mauvaises, que des emotions
Av reste par le mot de volonté, je n’entens pas icy parler du desir qui est une passion à part, et se rapporte à l’avenir, mais du consentement par lequel on se considere des à present comme joint avec ce qu’on aime : en sorte qu’on imagine un tout, duquel on pense estre seulement une partie, et que la chose aimée en est une autre. Comme au contraire en la haine on se considere seul comme un tout, entierement separé de la chose pour laquelle on a de l’aversion.
Or on distingue communement deux sortes d’Amour, l’une desquelles est nommée Amour de bienvueillance, c’est à dire, qui incite à vouloir du bien à ce qu’on aime ; l’autre est nommée Amour de concupiscence, c’est à dire qui fait desirer la chose qu’on aime. Mais il me semble que cette distinction regarde seulement les effets de l’Amour, et non point son essence. Car si tost qu’on s’est joint de volonté à quelque objet, de quelle nature qu’il soit, on a pour luy de la bienvueillance, c’est à dire on joint aussi à luy de volonté les choses qu’on croit luy estre convenables : ce qui est un des principaux effects de l’Amour. Et
Il n’est pas besoin aussi de distinguer autant d’especes d’Amour qu’il y a de divers objets qu’on peut aymer. Car, par exemple, encore que les passions qu’un ambitieux a pour la gloire, un avaricieux pour l’ar
On peut ce me semble avec meilleure raison distinguer
Av reste encore que la Haine soit directement opposée à
Et je ne trouve qu’une seule distinction considerable, qui soit pareille en l’une et en l’autre. Elle consiste en ce que les objets tant de l’Amour que de la Haine, peuvent estre representez à l’ame par les sens exterieurs, ou bien par les interieurs et par sa propre raison. Car nous appellons communemẽt bien, ou mal, ce que nos sens interieurs ou nostre raison nous font juger convenable, ou contraire à nostre nature ; mais nous appellons beau ou laid, ce qui nous est
La passion du Desir est une agitation de l’Ame causée par les esprits, qui la dispose à vouloir pour l’avenir les choses qu’elle se represente estre convenables. Ainsi on ne desire pas seulement la presence du bien absent, mais aussi la conservation du present ; Et de plus l’absence du mal, tant de celuy qu’on a deja, que de celuy qu’on croit pouvoir recevoir au temps à venir.
Ie sçay bien que communement dans l’Escole on oppose la passion qui tend à la recherche du bien, laquelle seule on nomme Desir, à celle qui tend à la fuite du mal, laquelle on nomme Aversion. Mais d’autant qu’il n’y a aucun bien, dont la privation ne soit un mal ; ny aucun mal consideré comme une chose positive, dont la privation ne soit un bien ; et qu’en recherchant, par exemple, les richesses, on fuit necessairement la pauvreté, en fuyant les maladies on recherche la santé, et ainsi des autres ; Il me semble que c’est tousjours un mesme mouvement qui porte à la recherche du bien, et ensemble à la fuite du mal qui luy est contraire. I’y remarque seulement
Il y auroit plus de raison de distinguer le Desir en autant de diverses especes, qu’il y a de divers objets qu’on recherche. Car par
Or encore que ce ne soit qu’un mesme Desir qui tend à la recherche d’un bien, et à la fuite du mal qui luy est contraire, ainsi qu’il a esté dit : Le Desir qui naist de l’Agréement ne laisse pas d’estre fort different de celuy qui naist de l’Horreur. Car cet Agréement et cete Horreur, qui veritablement
Av contraire l’Agréement est particulierement institué de la Nature pour representer la jouïssance de ce qui agrée, comme le plus grand de tous les biens qui apartienent à l’homme : ce qui fait qu’on desire tres-ardemment cette jouïssance. Il est vray qu’il y a diverses sortes d’Agréemens, et que les Desirs qui en naissent ne sont pas tous egalement puissans. Car par exemple, la beauté des fleurs nous incite seulement à les regarder, et celle des fruits à les manger. Mais le principal est celuy qui vient des perfections qu’on imagine en une personne, qu’on pense pouvoir devenir un autre soy-mesme : car avec la difference du sexe, que la Nature a mise dans
La Ioye est une agreable emotion de l’ame, en laquelle consiste la jouïssance qu’elle a du bien, que les impressions du cerveau luy representent comme sien. Ie dis que c’est en cete emotion que consiste la jouïssance du bien : car en effect l’ame ne reçoit aucun autre fruit de tous les biens qu’elle possede ;
La Tristesse est une langueur desagreable, en laquelle consiste l’incommodité que l’ame reçoit du mal, ou du defaut, que les impressions du cerveau luy representent comme luy apartenant. Et il y a aussi une Tristesse intellectuelle, qui n’est pas la passion, mais qui ne manque gueres d’en estre accompagnée.
Or lors que la Ioye ou la Tristesse intellectuelle excite ainsi celle qui est une passion, leur cause est assez evidente ; Et on voit de leurs definitions, que la Ioye vient de l’opinion qu’on a de posseder quelque bien, et la Tristesse de l’opinion qu’on a d’avoir quelque mal ou quelque defaut. Mais il arrive souvent qu’on se sent triste ou joyeux, sans qu’on puisse ainsi distinctement remarquer le bien ou le mal qui en sont les causes ; à sçavoir lors que ce bien ou ce mal font leurs impressions dans le cerveau sans l’entremise de l’ame, quelquefois à cause qu’ils n’apartienent qu’au corps, et quelquefois aussi encore qu’ils apartienent à l’ame, à cause qu’elle ne les considere
Ainsi lors qu’on est en pleine santé et que le temps est plus serain que de coustume, on sent en soy une gayeté qui ne vient d’aucune fonction de l’entendement, mais seulement des impressions que le mouvement
Ainsi le plaisir que prenent souvent les jeunes gens à entreprendre des choses difficiles, et à s’exposer à des grands perils, encore mesme qu’ils n’en esperent aucun profit, ny aucune gloire, vient en eux de ce que la pensée qu’ils ont que ce qu’ils entreprenent est difficile, fait une impression dans leur cerveau, qui estant jointe avec celle qu’ils pourroient former, s’ils pensoient que c’est un bien de se sentir assez courageux, assez heureux, assez adroit, ou assez fort, pour oser se hasarder à tel point, est cause qu’ils y prenent plaisir.
Les cinq passions que j’ay icy commencé à expliquer, sont tellement jointes ou opposées les unes aux autres, qu’il est plus aysé de les considerer toutes ensemble, que de traiter separement de chacune, ainsi qu’il a esté traité de l’Admiration. Et leur cause n’est pas comme la siene dans le cerveau seul, mais aussi dans le cœur, dans la rate, dans le foye, et dans toutes les autres parties du corps, entant qu’elles servent à la production
Or en considerant les diverses alterations que l’experience fait voir dans nostre corps, pendant que
Ie remarque au contraire en la Haine, que le poulx est inégal, et plus petit, et souvent plus viste, qu’on sent des froideurs entremelées de je ne sçay quelle chaleur aspre et picquante dans la poitrine, que l’estomac cesse de faire son office, et est enclin à vomir et rejeter les viandes qu’on a mangées, ou du moins à les corrompre et convertir en mauvaises humeurs.
En la Ioye, que le poulx est égal et plus viste qu’à l’ordinaire, mais qu’il n’est pas si fort ou si grand qu’en l’Amour, et qu’on sent une chaleur agreable, qui n’est pas seulement en la poitrine, mais qui se répand aussi en toutes les parties exterieures du corps,
En la Tristesse, que le poulx est foible et lent, et qu’on sent comme des liens autour du cœur, qui le serrent, et des glaçons qui
En fin je remarque cela de particulier dans le Desir, qu’il agite le cœur plus violemment qu’aucune des autres Passions, et fournit au cerveau plus d’esprits ; lesquels passans de là dans les muscles, rendent tous les sens plus aigus, et toutes les parties du corps plus mobiles.
Ces observations, et plusieurs autres qui seroient trop longues à escrire, m’ont donné sujet de juger
Av contraire en la Haine, la premiere pensée de l’objet qui donne de l’aversion, conduit tellement les esprits qui sont dans le cerveau vers les muscles de l’estomac et des intestins, qu’ils empeschent que le suc des viandes ne se mesle avec le sang, en reserrant
En la Ioye ce ne sont pas tant les nerfs de la rate, du foye, de l’estomac, ou des intestins, qui agissent, que ceux qui sont en tout le reste du corps ; et particulierement celuy qui est autour des orifices du cœur, lequel ouvrant et élargissant ces orifices, donne moyen au sang, que les autres nerfs chassent des venes vers le cœur, d’y entrer et d’en sortir en plus grande quantité que de coustume. Et pource que le sang qui entre alors dans le cœur, y a deja passé et repassé plusieurs fois, estant venu des arteres dans les venes, il se dilate fort aysement, et produit des esprits, dont les parties
Av contraire en la Tristesse, les ouvertures du cœur sont fort retrecies par le petit nerf qui les environne, et le sang des venes n’est aucunement agité : ce qui fait qu’il en va fort peu vers le cœur. Et cependant les passages par où le suc des viandes coule de l’estomac et des intestins vers le foye, demeurent ouverts ; ce qui fait que l’appetit ne diminuë point, excepté lors que la Haine, laquelle est souvent jointe à la tristesse, les ferme.
En fin la Passion du Desir a cela de propre, que la volonté qu’on a d’obtenir quelque bien, ou de fuïr quelque mal, envoye promptement les esprits du cerveau vers toutes les parties du corps, qui peuvent servir aux actions requises pour cet effect ; et particulierement vers le cœur, et les parties qui luy fournissent le plus de sang, affin qu’en recevant plus grande abondance que de coustume, il envoye plus grande quantité
Et je deduis les raisons de tout cecy, de ce qui a esté dit cy dessus, qu’il y a telle liaison entre notre ame et nostre corps, que lors que nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l’une des deux ne se presente point à nous par apres, que l’autre ne s’y presente aussi. Comme on voit en ceux qui ont pris avec grande aversion quelque breuvage estans malades, qu’ils ne peuvent rien boire ou manger par apres, qui en approche du goust, sans avoir derechef la mesme aversion ; Et pareillement qu’ils ne peuvent penser à l’aversion qu’on a des medecines, que le mesme goust ne leur reviene en la pensée. Car il me semble que les premieres
Qvelquefois au contraire il venoit quelque suc estranger vers le cœur, qui n’estoit pas propre à entretenir la chaleur, ou mesme qui la pouvoit esteindre : ce qui estoit cause que les esprits, qui montoient du cœur au cerveau, excitoient en l’ame la passion de la Haine. Et en mesme temps aussi ces esprits alloient du cerveau vers les nerfs, qui pouvoient pousser du sang de la rate, et des petites venes du foye, vers le cœur, pour empescher ce suc nuisible d’y entrer ; et de plus vers ceux qui pouvoient repousser ce mesme suc vers les intestins, et vers l’estomac, ou aussi quelquefois obliger l’estomac à le vomir. D’où vient que ces mesmes mouvemens ont coustume d’accompagner
Il est aussi quelquefois arrivé au commencement de nostre vie, que le sang contenu dans les veines
Qvelquefois au contraire il est arrivé que le corps a eu faute de nourriture, et c’est ce qui doit avoir fait sentir à l’ame sa premiere Tristesse, au moins celle qui n’a point esté jointe à la Hayne. Cela mesme a fait aussi que les orifices du cœur se sont estrecis, à cause qu’ils ne recevoient que peu de sang ; et qu’une assez notable partie de ce sang est venuë de la rate, à cause qu’elle est comme le dernier reservoir qui sert à en fournir au cœur, lors qu’il ne luy en vient pas assez d’ailleurs. C’est pourquoy les mouvemens des esprits et des nerfs, qui servent à estrecir ainsi les orifices du cœur, et à y conduire du sang de la rate, accompagnent tousjours la Tristesse.
En fin tous les premiers Desirs que l’ame peut avoir eus, lors qu’elle estoit nouvellement jointe au corps, ont esté, de recevoir les choses qui luy estoient convenables, et de repousser celles qui luy estoient nuisibles. Et ç’a esté pour ces mesmes effets, que les esprits ont commencé déslors à mouvoir tous les muscles et tous
Ce que j’ay mis icy, fait assez entendre la cause des differences du poulx, et de toutes les autres proprietez que j’ay cy dessus attribuées à ces passions, sans qu’il soit besoin que je m’areste à les expliquer davantage. Mais pource que j’ay seulement remarqué en chacune, ce qui s’y peut observer lors qu’elle est seule, et qui sert à connoistre les mouvemens du sang et des esprits qui les produisent, il me reste encore à traiter de plusieurs signes exterieurs, qui ont coustume de les accompagner, et qui se remarquent bien mieux lors qu’elles sont meslées plusieurs ensemble, ainsi qu’elles ont coustume d’estre, que lors qu’elles sont separées. Les principaux de ces
Il n’y a aucune Passion que quelque particuliere action des yeux ne declare : et cela est si manifeste en quelques unes, que mesme les valets les plus stupides peuvent remarquer à l’œil de leur maistre, s’il est fasché contre eux, ou s’il ne l’est pas. Mais encore qu’on aperçoive aysement ces actions des yeux, et qu’on sçache ce qu’elles signifient, il n’est pas aysé pour cela de les descrire, à cause que chacune est composée de plusieurs changemens, qui arrivent au mouvement et en la figure de l’œil, lesquels sont si particuliers et si petits,
On ne peut pas si facilement s’empescher de rougir ou de palir, lors que quelque passion y dispose : pource que ces changemens ne dependent pas des nerfs et des muscles, ainsi que les precedens ; et qu’ils vienent plus immediatement du cœur, lequel on peut nommer la source des passions, en tant qu’il prepare le sang et les esprits à les produire. Or il est certain que la couleur du visage ne vient que du sang, lequel coulant continuellement du cœur par les arteres en toutes les veines, et de toutes les veines dans le cœur, colore
Ainsi la joye rend la couleur plus vive et plus vermeille, pource qu’en ouvrant les escluses du cœur, elle fait que le sang coule plus viste en toutes les veines ; et que devenant plus chaud et plus subtil, il enfle mediocrement toutes les parties du visage, ce qui en rend l’air plus riant et plus gay.
La Tristesse au contraire, en étrecissant les orifices du cœur, fait que le sang coule plus lentement dans les veines, et que devenant
Mais il arrive souvant qu’on ne palit point estant triste, et qu’au contraire on devient rouge. Ce qui doit estre attribué aux autres passions qui se joignent à la Tristesse, à sçavoir, à l’Amour, ou
Les Tremblemens ont deux diverses causes : l’une est qu’il vient quelquefois trop peu d’esprits du cerveau dans les nerfs, et l’autre qu’il y en vient quelquefois trop, pour pouvoir fermer bien justement les petits
La
Et la Passion qui cause le plus ordinairement cet effect est l’Amour ; jointe au Desir d’une chose dont l’acquisition n’est pas imaginée comme possible pour le temps present. Car l’Amour occupe tellement l’ame à considerer l’objet aymé, qu’elle employe tous les esprits qui sont dans le cerveau à luy en representer l’image, et arreste tous les mouvemens de la glande qui ne servent point à cet effect. Et il faut remarquer touchant le desir, que la proprieté que je luy ay attribuée de rendre le corps plus mobile, ne luy convient que lors qu’on imagine
Il est vray que la Haine, la Tristesse, et mesme la Ioye, peuvent causer aussi quelque langueur, lors qu’elles sont fort violentes ; à cause qu’elles occupent entierement l’ame à considerer leur objet; principalement
La Pasmoison n’est pas fort éloignée de la mort. car on meurt lors que le feu qui est dans le cœur s’esteint tout à fait : et on tombe seulement en pasmoison, lors qu’il est étouffé en telle sorte qu’il demeure encore quelques restes de chaleur, qui peuvent par apres le rallumer. Or il y a plusieurs
Il semble qu’une grande Tristesse qui survient inopinement, doit
Le Ris consiste en ce que le sang qui vient de la cavité droite du cœur par la vene arterieuse, enflant les poumons subitement et à diverses reprises, fait que l’air qu’ils contienent, est contraint d’en sortir avec impetuosité par le sifflet, ou il forme une voix inarticulée et esclatante ; et tant les poumons en s’enflant, que cet air en sortant, poussent tous les muscles du diaphragme,
Or encore qu’il semble que le Ris soit un des principaux signes de la Ioye, elle ne peut toutefois le causer que lors qu’elle est seulement mediocre, et qu’il y a quelque admiration ou quelque haine meslée avec elle. Car on trouve par experience, que lors qu’on est extraordinairement joyeux, jamais le sujet de cette joye ne fait qu’on esclate de rire ; et mesme on ne peut pas si aysement y estre invité par quelque autre
Et je ne puis remarquer que deux causes, qui facent ainsi enfler lsubitement le poumon. La premiere est la surprise de l’Admiration, laquelle estant jointe à la joye, peut ouvrir si promptement les orifices du cœur, qu’une grande abondance de sang, entrant tout à coup en son costé droit par la vene cave, s’y rarefie, et passant de là par la vene arterieuse, enfle le poumon. L’autre est le meslange de quelque liqueur qui augmente la rarefaction du sang. Et je n’en trouve point de propre à cela, que la plus coulante partie de
Pour le Ris qui accompagne quelquefois l’Indignation, il est ordinairement artificiel et feint. Mais lors I. L. Vives, 3. de Animâ. cap. de Risu.
Comme le Ris n’est jamais causé par les plus grandes
Or comme j’ay escrit dans les Meteores, en expliquant en quelle façon les vapeurs de l’air se convertissent en pluye, que cela vient de ce qu’elles sont moins agitées, ou plus abondantes qu’à l’ordinaire ; ainsi je croy que lors que celles qui sortent du corps sont beaucoup moins agitées que de coustume, encore qu’elles ne
Et je ne puis remarquer que deux causes qui facent que les vapeurs qui sortent des yeux se changent en larmes. La premiere est quand la figure des pores par où elles passent est changée, par quelque accident que ce puisse estre : car cela retardant le mouvement de ces vapeurs, et changeant leur ordre, peut faire qu’elles se convertissent en eau. Ainsi il ne faut qu’un festu qui tombe dans l’œil, pour en tirer quelques larmes : à cause qu’en y excitant de la douleur, il change la disposition de ses pores : en sorte que quelques uns devenant plus estroits, les petites
L’autre cause est la Tristesse, suivie d’Amour, ou de Ioye, ou generalement de quelque cause qui fait que le cœur pousse beaucoup de sang par les arteres. La Tristesse y est requise, à cause que refroidissant tout le sang, elle étrecit les pores des yeux. Mais pourcequ’à mesure qu’elle les étrecit, elle diminuë aussi la quantité des vapeurs, ausquelles ils doivent
Et alors les poulmons sont aussi quelquefois enflez tout à coup par l’abondance du sang qui entre dedans,
Les enfant et les vieillards sont plus enclins à pleurer, que ceux du moyen aage, mais c’est pour diverses raisons. Les vieillards pleurent souvent d’affection et de joye ;
Toutefois il y en a quelques uns qui palissent, au lieu de pleurer, quand ils sont faschez : ce qui peut tesmoigner en eux un jugement, et un courage extraordinaire ; à sçavoir lors que cela vient de ce qu’ils considerent la grandeur du mal, et se preparent à une forte resistance, en mesme façon que ceux qui sont plus âgez. Mais c’est plus ordinairement une marque de mauvais naturel : à sçavoir lors que cela vient de ce qu’ils sont enclins à la Haine, ou à la Peur ; car ce sont des passions qui diminuent la matiere des larmes. Et on voit au contraire que ceux qui
La cause des Soupirs, est fort differente de celle des larmes, encore qu’ils presupposent comme elles la
Av reste affin de supleer icy en peu de mots, à tout ce qui pourroit y estre adjousté touchant les divers effets, ou les diverses causes des passions, je me contenteray de repeter le principe sur lequel tout ce que j’en ay escrit est appuyé : à sçavoir qu’il y a telle liaison entre nostre ame et nostre corps, que lors que nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l’une des deux ne se presente point à nous par apres, que l’autre ne s’y
Apres avoir donné les definitions de l’Amour, de la Haine, du Desir, de la Ioye, de la Tristesse ; et traité de tous les mouvemens corporels qui les causent ou les accompagnent, nous n’avons plus icy à considérer
Mais encore que cet usage des passions soit le plus naturel qu’elles puissent avoir, et que tous
Ce qui suffiroit, si nous n’avions en nous que le corps, ou qu’il fût nostre meilleure partie ; mais d’autant qu’il n’est que la moindre, nous devons principalement considerer les Passions entant qu’elles appartienent à l’ame, au regard de laquelle l’Amour et la Haine vienent de la connoissance, et precedent la Ioye et la Tristesse : excepté
La Haine au contraire, ne sçauroit estre si petite qu’elle ne nuise, et elle n’est jamais sans Tristesse. Ie dis qu’elle ne sçauroit estre trop petite, à cause que nous ne sommes incitez à aucune action par la Haine du mal, que nous ne le puissions estre encore mieux par l’Amour du bien auquel il est contraire : au moins lors que ce bien et ce mal sont assez connus. Car j’avouë que la Haine du mal qui n’est manifesté que par la douleur, est necessaire au regard du corps ; mais je ne parle icy que de celle qui vient d’une connoissance plus
Pour le Desir, il est evident que, lors qu’il procede d’une vraye connoissance, il ne peut estre mauvais, pourvû qu’il ne soit point excessif, et que cette connoissance le regle. Il est evident aussi que la Ioye ne peut manquer d’estre bonne, ny la Tristesse d’estre mauvaise, au regard de l’ame : pource que c’est en la derniere que consiste toute l’incommodité que l’ame reçoit du mal, et en la premiere que consiste toute la joüissance du bien qui luy appartient. De façon que si nous n’avions point de corps, j’oserois dire que nous ne pourrions trop nous abandonner à l’Amour et à la Ioye, ny trop eviter la Haine et la Tristesse. Mais les mouvemens corporels qui les accompagnent,
Av reste puis que la Haine et la Tristesse doivent estre rejetées par l’ame, lors mesme qu’elles procedent d’une vraye connoissance, elles doivent l’estre à plus forte raison lors qu’elles vienent de quelque fausse opinion. Mais on peut douter si l’Amour et la Ioye sont
Et il faut exactement remarquer, que ce que je vien de dire de ces quatre passions, n’a lieu que lors qu’elles sont considerées precisement en elles mesmes, et qu’elles ne nous portent à aucune action. Car
Mais pource que ces Passions ne nous peuvent porter à aucune action, que par l’entremise du Desir qu’elles excitent, c’est particulierement ce Desir que nous devons avoir soin de regler, et c’est en cela que consiste la principale utilité de la Morale. Or comme j’ay tantost dit, qu’il est tousjours bon lors qu’il suit une vraye connoissance, ainsi il ne peut manquer d’estre mauvais, lors qu’il est fondé sur quelque erreur. Et il me semble que l’erreur qu’on commet le plus ordinairement touchant
Pour les choses qui ne dependent aucunement de nous, tant bonnes qu’elles puissent estre, on ne les doit jamais desirer avec Passion, non seulement à cause qu’elles peuvent n’arriver pas, et par ce moyen nous affliger d’autant plus que nous les aurons plus souhaitées : mais principalement à cause qu’en occupant nostre pensée, elles nous detournent de porter nostre affection à d’autres choses, dont l’acquisition depend de
Il faut donc entierement rejetter l’opinion vulgaire, qu’il y a hors de nous une Fortune, qui fait que les choses arrivent ou n’arrivent pas selon son plaisir ; et sçavoir que tout est conduit par la Providence divine, dont le decret eternel est tellement infaillible et immuâble, qu’excepté les choses que ce mesme decret a voulu dependre de nostre libre arbitre, nous devons penser qu’à notre egard il n’arrive rien qui ne soit necessaire, et comme fatal, en sorte que nous ne pouvons sans erreur desirer qu’il arrive d’autre façon. Mais pource que la plus part de nos Desirs s’estendent à des choses, qui ne dependent pas toutes de nous, ny toutes d’autruy, nous devons
I’adjousteray seulement encore ici une consideration, qui me semble beaucoup servir, pour nous empescher de recevoir aucune incommodité des Passions ; c’est que nostre bien et nostre mal, depend principalement des emotions interieures, qui ne sont excitées en l’ame que par l’ame mesme ; en quoy elles different de ces passions, qui dependent tousjours de quelque mouvement des esprits. Et bien que ces emotions de l’ame, soient souvent jointes avec les passions qui leur
Or d’autant que ces emotions interieures nous touchent de plus pres, et ont par consequent beaucoup
Apres avoir expliqué les six Passions primitives, qui sont comme les genres dont toutes les autres sont des especes, je remarqueray icy succinctement ce qu’il y a de particulier en chacune de ces autres, et je retiendray le mesme ordre suivant lequel je les ay cy dessus denombrées. Les deux premieres sont l’Estime et le Mespris. Car bien que ces nous ne signifient
Ainsi ces deux Passions, ne sont que des espEces d’Admiration. Car lors que nous n’admirons point la grandeur ny la petitesse d’un objet, nous n’en faisons ny plus ny moins d’estat que la raison nous dicte que nous en devons faire ; de façon que nous l’estimons ou le mesprisons alors sans passion. Et bien que souvent l’Estime soit excitée en nous par l’Amour, et le Mespris par la Haine, cela n’est pas universel, et ne vient que de ce qu’on est plus ou moins enclin à considerer la grandeur ou la petitesse d’un objet, à raison de ce qu’on a plus ou moins d’affection pour luy.
Or ces deux Passions se peuvent generalement rapporter à toutes sortes d’objets ; mais elles sont principalement
Et pource que l’une des principales parties de la sagesse, est de sçavoir en quelle façon et pour quelle cause chacun se doit estimer ou mespriser, je tascheray icy d’en dire mon opinion. Ie ne remarque en nous qu’une seule chose, qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à sçavoir l’usage de nostre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontez. Car il n’y a que les seules actions qui dependent de ce libre arbitre, pour lesquelles nous puissions avec raison estre louëz ou blasmez ; et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu, en nous faisant maistres de nous mesmes, pourvû que nous ne perdions point par lacheté les droits qu’il nous donne.
Ainsi je croy que la vraye Generosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut legitimement
Ceux qui ont cette connoissance et ce sentiment d’eux mesmes, se persuadent facilement que chacun des autres hommes les peut aussi avoir de soy, pource qu’il n’y a rien en cela qui depende d’autruy. C’est pourquoy ils ne mesprisent jamais personne : et bien qu’ils voyent souvent que les autres commettent des fautes, qui font paroistre leur foiblesse, ils sont toutefois plus enclins à les excuser qu’à les blasmer, et à croire que c’est plustost par manque de connoissance, que par manque de bonne volonté, qu’ils les commettent. Et comme ils ne pensent point estre de beaucoup inferieurs à ceux qui ont plus de biens, ou d’honneurs, ou mesme qui ont
Ainsi les plus genereux ont coustume d’estre les plus humbles, et l’humilité vertueuse ne consiste qu’en ce que la reflexion que nous faisons sur l’infirmité de nostre nature, et sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises, ou sommes capables de
Ceux qui sont Genereux en cette façon, sont naturellement portez à faire de grandes choses, et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables ; Et pource qu’ils n’estiment rien de plus grand
Tous ceux qui conçoivent bonne opinion d’euxmesmes pour quelque autre cause, telle qu’elle puisse estre, n’ont pas une vraye generosité, mais seulement un Orgueil, qui est tousjours fort vitieux, encore qu’il le soit d’autant plus, que la cause pour laquelle on s’estime est plus injuste. Et la plus injuste de toutes est, lors qu’on est orgueilleux sans aucun sujet, c’est à dire sans qu’on pense pour cela qu’il y ait en soy aucun merite, pour lequel on doive estre prisé : mais seulement pource qu’on ne fait point d’estat du merite, et que s’imaginant que la gloire n’est autre chose qu’une
Mais quelle que puisse estre la cause pour laquelle on s’estime, si elle est autre que la volonté qu’on sent en soy mesme, d’user tousjours bien de son libre arbitre, de laquelle j’ay dit que vient la Generosité, elle produit tousjours un
Pour la Bassesse ou Humilité vitieuse, elle consiste principalement en ce qu’on se sent foible ou
Av reste, il est aysé à connoistre que l’Orgueil et la Bassesse ne sont pas seulement des vices, mais aussi des Passions, à cause que leur emotion paroist fort à l’exterieur, en ceux qui sont subitement enflez ou abatus par quelque nouvelle occasion. Mais on peut douter si la Generosité et l’Humilité, qui sont des vertus, peuvent aussi estre des Passions, pource que leurs mouvemens paroissent moins, et qu’il semble que la vertu ne symbolise
Et il faut remarquer que ce qu’on nomme communement des vertus, sont des habitudes en l’ame qui la disposent à certaines pensées, en sorte qu’elles sont differentes de ces pensées, mais qu’elles les peuvent produire, et reciproquement estre produites par elles. Il faut remarquer aussi que ces pensées peuvent estre produites par l’ame seule, mais qu’il arrive souvent
La Veneration ou le Respect, est une inclination de l’ame, non seulement à estimer l’objet qu’elle revere, mais aussi à se soumetre à luy avec quelque crainte, pour tascher de se le rendre favorable. De façon que nous n’avons de la Veneration que pour les causes libres, que nous jugeons capables
Tout de mesme ce que je nomme le Dedain, est l’inclination qu’a l’ame à mespriser une cause libre, en jugeant que bien que de sa nature elle soit capable de faire du bien et du mal, elle est neantmoins si fort au dessous de nous, qu’elle ne nous peut faire ny l’un ny l’autre. Et le mouvement des esprits qui l’excite, est composé de ceux qui excitent l’Admiration, et la Securité, ou la Hardiesse.
Et c’est la Generosité, et la Foiblesse de l’esprit ou la Bassesse, qui determinent le bon et le mauvais usage de ces deux Passions. Car d’autant qu’on a l’ame plus
L’Esperance est une disposition de l’ame à se persuader que ce qu’elle desire adviendra, laquelle est causée par un mouvement particulier des esprits, à sçavoir par celuy de la Ioye et du Desir meslez ensemble. Et la Crainte est une autre disposition de l’ame, qui luy persuade qu’il n’adviendra pas. Et il est à remarquer que, bien que ces deux Passions soient contraires, on les peut neantmoins avoir toutes deux ensemble, à sçavoir lors qu’on se represente en mesme temps diverses raisons, dont les unes font juger que l’accomplissement du Desir est facile, les autres le font paroistre difficile.
Et jamais l’une de ces Passions n’accompagne le Desir, qu’elle ne laisse quelque place à l’autre. Car lors que l’Esperance est si forte, qu’elle chasse entierement la Crainte, elle change de nature, et se nomme Securité ou Assurance. Et quand on est assuré que ce qu’on desire aviendra, bien qu’on continuë à vouloir qu’il aviene, on cesse neantmoins d’estre agité de la passion du Desir, qui en faisoit rechercher l’evenement avec inquietude. Tout de mesme lors que la Crainte est si extreme, qu’elle oste tout lieu à l’Esperance, elle se convertit en Desespoir : et ce Desespoir representant la chose comme impossible, esteint entierement le Desir, lequel ne se porte qu’aux choses possibles.
La Ialousie est une espece de Crainte, qui se rapporte au Desir qu’on a de se conserver la possession de quelque bien ; et elle ne vient pas tant de la force des raisons, qui font juger qu’on le peut perdre, que de la grande estime qu’on en fait, laquelle est cause qu’on examine jusques aux moindres sujets de soupçon, et qu’on les prend pour des raisons fort considerables.
Et pource qu’on doit avoir plus de soin de conserver les biens qui sont fort grands, que ceux qui sont moindres, cette Passion peut
Mais on se mocque d’un avaricieux, lors qu’il est jaloux de son tresor, c’est à dire lors qu’il le couve des yeux, et ne s’en veut jamais éloigner, de peur qu’il luy soit derobé : car l’argent ne vaut pas la peine d’estre gardé avec tant de soin. Et on mesprise un homme
L’Irresolution est aussi une espece de Crainte, qui retenant l’ame comme en balance, entre plusieurs actions qu’elle peut faire, est cause qu’elle n’en execute aucune, et ainsi qu’elle a du temps pour choisir avant que de se determiner. En quoy veritablement elle a quelque usage qui est bon. Mais lors qu’elle dure plus qu’il ne faut, et qu’elle fait employer à deliberer le temps qui est requis pour agir, elle est fort mauvaise. Or je dis qu’elle est une espece de Crainte, nonobstant qu’il puisse arriver, lors qu’on a le choix de plusieurs choses, dont la bonté paroist fort égale, qu’on demeure incertain et irresolu, sans qu’on ait pour cela aucune Crainte. Car cette sorte d’irresolution vient seulement du
Le Courage, lors que c’est une Passion, et non point une habitude ou inclination naturelle, est une certaine chaleur ou agitation, qui dispose l’ame à se porter puissamment à l’execution des choses qu’elle veut faire, de quelle nature qu’elles soient. Et la Hardiesse est une espece de Courage, qui dispose l’ame à l’execution des choses qui sont les plus dangereuses.
Et l’Emulation en est aussi une espece, mais en un autre sens.
Car il est remarquer que bien que l’objet de la Hardiesse soit la difficulté, de laquelle suit ordinairement la Crainte, ou mesme le Desespoir, en sorte que c’est dans les affaires les plus dangereuses et les plus desesperées, qu’on employe le plus de Hardiesse et de Courage ; Il est besoin neantmoins qu’on espere, ou mesme qu’on soit assuré, que la fin qu’on se propose reüssira, pour s’opposer avec vigueur aux difficultez qu’on rencontre. Mais cette fin est differente de cet objet. Car on ne sçauroit estre assuré et desesperé d’une mesme chose, en mesme temps. Ainsi quand les Decies se jettoient au travers des ennemis, et couroient
La Lascheté est directement opposée au Courage, et c’est une langueur ou froideur, qui empesche l’ame de se porter à l’execution des choses qu’elle feroit, si elle estoit exempte de cette Passion. Et la Peur ou l’Espouvante, qui est contraire à la Hardiesse, n’est pas seulement une froideur,
Or encore que je ne me puisse persuader que la nature ait donné aux hommes quelque Passion qui soit tousjours vitieuse, et n’ait aucun usage bon et loüable, j’ay toutefois bien de la peine à deviner à quoy ces deux peuvent servir. Il me semble seulement que la
Pour ce qui est de la Peur ou de l’Espouvante, je ne voy point qu’elle puisse jamais estre loüable ny utile. aussi n’est-ce pas une Passion particuliere, c’est seulement un exces de Lascheté, d’Estonnement, et de Crainte, lequel est tousjours vitieux ; ainsi que la Hardiesse est un exces de Courage, qui est tousjours bon, pourvû que la fin qu’on
Le Remors de conscience est une espece de Tristesse, qui vient du doute qu’on a qu’une chose qu’on fait, ou qu’on a faite, n’est pas bonne. Et il presuppose necessairement le doute. Car si on estoit entierement assuré que ce qu’on fait fust mauvais, on s’abstiendroit de le faire ; d’autant que la volonté ne se porte qu’aux choses qui ont quelque apparence de bonté. Et si on estoit assuré que ce qu’on a desja fait fût mauvais, on en auroit du repentir, non
La Derision ou Moquerie est une espece de Ioye meslée de Haine, qui vient de ce qu’on aperçoit quelque petit mal en une personne, qu’on pense en estre digne. On a de la Haine pour ce mal, et on a de la Ioye de le voir en celuy qui en est digne. Et lors que cela
Et on voit que ceux qui ont des defauts fort apparens, par exemple qui sont boiteux, borgnes, bossus, ou qui ont receu quelque affront en public, sont particulierement enclins à la moquerie. Car desirant voir tous les autres aussi disgraciez qu’eux, ils sont bien ayses des maux qui leur arrivent, et ils les en estiment dignes.
Pour ce qui est de la Raillerie modeste, qui reprent utilement les vices en les faisant paroistre ridicules, sans toutefois qu’on en rie soy mesme, ny qu’on tesmoigne aucune haine contre les personnes, elle n’est pas une Passion, mais une qualité d’honneste homme, laquelle fait paroistre la gayeté de son humeur, et la
Et il n’est pas deshonneste de rire lors qu’on entend les railleries
Ce qu’on nomme communement Envie, est un vice qui consiste en une perversité de nature, qui fait que certaines gens se faschent du bien qu’ils voyent arriver aux autres hommes. Mais je me sers icy de ce mot, pour signifier une Passion qui n’est pas tousjours vicieuse. L’Envie donc entant qu’elle est une Passion, est une espece de Tristesse meslée de Haine,
Mais lors que la fortune envoye des biens à quelqu’un, dont il est veritablement indigne, et que l’Envie n’est excitée en nous, que pource qu’aymant naturellement la justice, nous sommes faschez qu’elle ne soit pas observée en la distribution de ces biens, c’est un zele qui peut estre excusable ; principalement lors que le bien qu’on envie à d’autres, est de
Av reste, il n’y a aucun vice qui nuise tant à la félicité des hommes, que celuy de l’Envie. Car outre que ceux qui en sont entachez s’affligent eux mesmes, ils troublent aussi de tout leur pouvoir le plaisir des autres. Et ils ont ordinairement le teint plombé, c’est à dire pale, meslé de jaune et de noir, et comme de sang meurtri. d’où vient que l’Envie est nommée livor en latin. Ce qui s’accorde fort bien avec ce qui a esté dit cy dessus des mouvemens du sang
La Pitié est une espece de Tristesse, meslée d’Amour ou de bonne volonté envers ceux à qui nous voyons souffrir quelque mal, duquel nous les estimons indignes. Ainsi elle est contraire à l’Envie à raison de son objet, et à la Moquerie, à cause qu’elle le considere d’autre façon.
Ceux qui se sentent fort foibles, et fort sujets aux adversitez de la fortune, semblent estre plus enclins à cette Passion que les autres, à cause qu’ils se representent le mal d’autruy comme leur pouvant arriver ; et ainsi ils sont emeus à la Pitié, plustost par l’Amour qu’ils
Mais neantmoins ceux qui sont les plus genereux, et qui ont l’esprit le plus fort, en sorte qu’ils ne craignent
Mais il n’y a que les esprits malins et envieux, qui haïssent naturellement tous les hommes, ou bien ceux qui sont si brutaux, et tellement aveuglez par la bonne
Av reste on pleure fort aysement en cette Passion, à cause que l’amour envoyant beaucoup de sang vers le cœur, fait qu’il sort beaucoup de vapeurs par les yeux ; et que la froideur de la Tristesse, retardant l’agitation de ces vapeurs,
La Satisfaction, qu’ont tousjours ceux qui suivent constamment la vertu, est une habitude en leur ame, qui se nomme tranquillité et repos de conscience. Mais celle qu’on acquiert de nouveau, lors qu’on a fraischement fait quelque action qu’on pense bonne, est une Passion, à sçavoir une espece de Ioye, laquelle je croy estre la plus douce de toutes, pource que sa cause ne depend que de nous mesmes. Toutefois lors que cette cause n’est pas juste, c’est à dire lors que les actions dont on tire beaucoup de satisfaction, ne sont pas de grande importance, ou mesme qu’elles sont vicieuses,
Le Repentir est directement contraire à la Satisfaction de soy mesme ; et c’est une espece de Tristesse, qui vient de ce qu’on croit avoir fait quelque mauvaise action ; et elle est tresamere, pource que sa cause ne vient que de nous. Ce qui n’empesche pas neantmoins qu’elle ne soit fort utile, lors qu’il est vray que l’action dont nous nous repentons est mauvaise, et que nous en avons une connoissance certaine, pource qu’elle nous incite à mieux faire une autre fois. Mais il arrive souvent, que les esprits foibles se repentent des choses qu’ils ont faites, sans sçavoir assurement qu’elles soient
La Faveur est proprement un Desir de voir arriver du bien à quelqu’un, pour qui on a de la bonne volonté ; mais je me sers icy de ce mot, pour signifier cette volonté, entant qu’elle est excitée en nous, par quelque bonne action de celuy pour qui nous l’avons. Car nous sommes naturellement portez à aymer ceux, qui font des choses que nous estimons bonnes, encore qu’il ne nous en reviene aucun bien. La Faveur en cette signification est une espece d’Amour, non point de Desir, encore
La Reconnoissance est aussi une espece d’Amour, excitée en nous par quelque action de celuy pour qui
Pour l’Ingratitude, elle n’est pas une Passion ; car la nature n’a mis en nous aucun mouvement des esprits qui l’excite : mais elle est seulement un vice directement opposé à la reconnoissance, en tant que celle cy est tousjours vertueuse, et l’un des principaux liens de la societé humaine. C’est pourquoy ce vice n’appartient qu’aux hommes brutaux, et sottement arrogans, qui pensent que toutes choses leur sont deuës ; ou aux stupides, qui ne font aucune reflexion sur les bienfaits qu’ils reçoivent ; ou aux foibles et abjets, qui sentant leur infirmité et leur besoin, recherchent bassement le secours des autres, et apres qu’ils
L’Indignation est une espece de Haine ou d’aversion, qu’on a naturellement contre ceux qui font quelque mal, de quelle nature qu’il soit. Et elle est souvent meslée avec l’envie, ou avec la pitié, mais elle a neantmoins un objet tout different. Car on n’est indigné que contre ceux qui font du bien, ou du mal, aux personnes qui n’en sont pas dignes ; mais on porte envie à ceux qui reçoivent
C’est aussi en quelque façon recevoir du mal, que d’en faire : d’ou vient que quelques uns joignent à leur Indignation la Pitié, et quelques autres la Moquerie ; selon qu’ils sont portez de bonne ou de mauvaise volonté, envers ceux ausquels ils voyent
L’Indignation est souvent aussi accompagnée d’Admiration. Car nous avons coustume de supposer que toutes choses seront faites, en la façon que nous jugeons qu’elles doivent estre, c’est à dire en la façon que nous estimons bonne. c’est pourquoy lors qu’il en arrive autrement, cela nous surprent, et nous l’admirons. Elle n’est pas incompatible aussi avec la Ioye, bien qu’elle soit plus ordinairement jointe à la Tristesse. Car lors que le mal dont nous sommes indignez ne nous peut nuire, et que nous considerons que nous
Av reste l’Indignation se remarque bien plus en ceux qui veulent paroistre vertueux, qu’en ceux qui le sont veritablement. Car bien que ceux qui ayment la vertu, ne puissent voir sans quelque aversion les vices
La Colere est aussi une espece de Haine ou d’aversion, que nous avons contre ceux qui ont fait quelque mal, ou qui ont tasché de nuire, non pas indifferemment à qui que ce soit, mais particulierement à nous. Ainsi elle contient tout le mesme que l’Indignation, et cela de plus qu’elle est fondée sur une action qui nous touche, et dont nous avons Desir de nous vanger. Car ce Desir l’accompagne presque tousjours, et elle est
Et les signes exterieurs de cette Passion sont differens, selon les divers temperamens des personnes, et la diversité des autres Passions, qui la composent ou se joignent à elle. Ainsi on en voit qui palissent, ou qui tremblent, lors qu’ils se mettent en colere ; et on en voit d’autres qui rougissent, ou mesme qui pleurent. Et on juge ordinairement que la Colere de ceux qui palissent est plus à craindre, que n’est la Colere de ceux qui rougissent. Dont la raison est, que lors qu’on ne veut, ou qu’on ne peut, se vanger autrement que de mine et de paroles, on employe toute sa chaleur et toute sa force des le commencement qu’on est
Cecy nous avertit qu’on peut distinguer deux especes de Colere ; l’une qui est fort prompte, et se manifeste fort à l’exterieur, mais neantmoins qui a peu d’effect, et peut facilement estre appaisée; l’autre qui ne paroist pas tant à l’abord, mais qui ronge davantage le cœur et qui a des effets plus dangereux. Ceux qui ont beaucoup de bonté et beaucoup d’Amour, sont les plus sujets à la premiere. Car elle ne vient pas d’une profonde Haine, mais d’une prompte aversion qui les surprent, à cause qu’estant portez à imaginer, que toutes choses doivent aller en la façon qu’ils jugent être la meilleure,
L’autre espece de Colere, en laquelle predomine la Haine et la Tristesse, n’est pas si apparente d’abord, sinon peut estre en ce qu’elle fait palir le visage. Mais sa force est augmentée peu à peu, par l’agitation qu’un ardent Desir de se vanger excite dans le sang, lequel estant meslé avec la bile qui est poussée vers le cœur, de la partie inferieure du foye et de la rate, y excite une chaleur fort aspre et fort piquante. Et comme ce sont les ames les plus genereuses qui ont le plus de reconnoissance, ainsi ce sont celles qui ont le plus d’orgueil, et qui sont les plus basses et les plus infirmes, qui se laissent le plus emporter à cette espèce
Av reste encore que cette Passion soit utile, pour nous donner de la vigueur à repousser les injures, il n’y en a toutefois aucune, dont on doive eviter les exces avec plus de soin ; pource que troublant le jugement, ils font souvent commettre des fautes, dont on a par apres du repenti, et mesme que quelquefois ils empeschent qu’on ne repousse si bien ces injures,
Ce que j’appele icy du nom de Gloire, est une espece de Ioye, fondée sur l’Amour qu’on a pour soy mesme, et qui vient de l’opinion
La Honte au contraire est une espece de Tristesse, fondée aussi sur l’Amour de soy mesme, et qui vient de l’opinion ou de la crainte qu’on a d’estre blasmé. Elle est outre cela une espece de modestie
Or la Gloire et la Honte ont mesme usage, en ce
L’Impudence ou l’Effronterie, qui est un mespris de honte, et souvent aussi de gloire, n’est pas une Passion, pource qu’il n’y a en nous aucun mouvement particulier des esprits qui l’excite : mais c’est un vice opposé à la Honte, et aussi à la Gloire, entant que l’une et l’autre sont bonnes : ainsi que l’Ingratitude est opposée à la reconnoissance ; et la cruanté à la Pitié. Et la principale cause de l’effronterie, vient de ce qu’on a receu plusieurs fois de grans affrons.
Le Degoust est une espece de Tristesse, qui vient de la mesme cause dont la Ioye est venuë auparavant. Car nous sommes tellement composez, que la plus part des choses dont nous jouïssons, ne sont bonnes à nostre egard que pour un temps, et devienent par apres incommodes. Ce qui paroisît principalement au boire et au manger, qui ne sont utiles que pendant qu’on a de l’appetit, et qui sont nuisibles lors qu’on n’en a plus ; et pource qu’elles cessent alors d’estre agreables au goust, on a nommé cette Passion le Degoust.
Le Regret est aussi une espece de Tristesse, laquelle a une particuliere amertume, en ce qu’elle est tousjours jointe à quelque Desespoir, et à la memoire du
En fin ce que je nomme Allegresse, est une espece de Ioye, en laquelle il y a cela de particulier, que sa douceur est augmentée par la souvenance des maux qu’on
Et maintenant que nous les connoissons toutes, nous avons beaucoup moins de sujet de les craindre, que nous n’avions auparavant. Car nous voyons qu’elles sont toutes bonnes de leur nature, et que
Av reste l’ame peut avoir ses plaisirs à part : Mais pour ceux qui luy sont communs avec le corps, ils dependent entierement des Passions, en sorte que les hommes qu’elles peuvent le plus emouvoir, sont capables de gouster le plus de douceur en cette vie. Il est vray qu’ils y peuvent aussi trouver le plus d’amertume, lors qu’ils ne les sçavent pas bien employer, et que la fortune leur est contraire. Mais la Sagesse est principalement utile en ce point, qu’elle enseigne à
FIN.