Le Gras, p. (13)
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AT IX-2, 1

LETTRE DE L’AUTHEUR
à celuy qui a traduit le Liure, laquelle
peut icy seruir de Preface.

MONSIEVR,
La version que vous auez pris la peine de faire de mes Principes est si nette et si accomplie, qu’elle me fait esperer qu’ils seront leus par plus de personnes en François qu’en Latin, et qu’ils seront mieux entendus. I’apprehende seulemẽt que le titre n’en rebute plusieurs qui n’ont point esté nourris aux lettres, ou bien qui ont mauvaise opinion de la Philosophie à cause que celle qu’on leur a enseignée ne les a pas contentez ; et cela me fait croire qu’il seroit bon d’y adjouster vne Preface, qui leur declarast quel est le sujet du Liure, quel dessein j’ay eu en l’écriuant, et quelle vtilité on en peut tirer. Mais encore que ce seroit à moy de faire cette Preface, à cause que je doy sçavoir ces choses-là mieux qu’aucun autre, je ne puis rien obtenir de moy-même, sinon que je mettray Le Gras, p. (14)
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ici en AT IX-2, 2 abregé les principaux points qui me semblent y deuoir estre traittez ; et je laisse à vostre discretion d’en faire telle part au public que vous jugerez estre à propos.

I’aurois voulu premierement y expliquer ce que c’est que la Philosophie, en commençant par les choses les plus vulgaires, comme sont, que ce mot Philosophie signifie l’estude de la Sagesse ; et que par la Sagesse on n’entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais vne parfaite connoissance de toutes les choses que l’homme peut scavoir, tant pour la conduite de sa vie, que pour la conseruation de sa santé, et l’inuention de tous les arts ; et qu’afin que cette connoissance soit telle il est necessaire qu’elle soit déduite des premieres causes, en sorte que pour estudier à l’acquerir, ce qui se nomme proprement philosopher, il faut commencer par la recherche de ces premieres causes, c’est à dire des Principes ; Et que ces Principes doiuent auoir deux conditions, l’vne qu’ils soient si clairs et si éuidens que l’esprit humain ne puisse douter de leur verité lors qu’il s’applique avec attention à les considerer ; l’autre que ce soit d’eux que depende la connoissance des autres choses, en sorte qu’ils puissent estre connus sans elles, mais non pas reciproquement elles sans eux ; Et qu’apres cela il Le Gras, p. (15)
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faut tascher de déduire tellement de ces principes la connoissance des choses qui en dependent qu’il n’y ait rien en toute la suite des deductions qu’on en fait qui ne soit tres-manifeste. Il n’y a veritablement que Dieu seul qui soit parfaitement Sage, c’est-à-dire qui ait l’entiere connoissance AT IX-2, 3 de la verité de toutes choses ; mais on peut dire que les hommes ont plus ou moins de Sagesse à raison de ce qu’ils ont plus ou moins de connoissance des veritez plus importantes. Et je croy qu’il n’y a rien en cecy dont tous les doctes ne demeurent d’accord.

I’aurois en suite fait considérer l’vtilité de cette Philosophie, et monstré que puisqu’elle s’estend à tout ce que l’esprit humain peut sçavoir, on doit croire que c’est elle seule qui nous distingue des plus sauuages et barbares, et que chaque nation est d’autant plus ciuilisée et polie que les hommes y philosophent mieux ; Et ainsi que c’est le plus grand bien qui puisse estre en vn Estat, que d’avoir de vrais Philosophes. Et outre cela que pour chaque homme en particulier il n’est pas seulement vtile de viure avec ceux qui s’appliquent à cét éstude, mais qu’il est incomparablement meilleur de s’y appliquer soy mesme : Comme sans doute il vaut beaucoup mieux se seruir de ses propres yeux pour se conduire et jouïr par mesme moyen de Le Gras, p. (16)
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la beauté des couleurs et de la lumiere, que non pas de les avoir fermez et suiure la conduite d’vn autre ; mais ce dernier est encore meilleur, que de les tenir fermez et n’avoir que soy pour se conduire. C’est proprement auoir les yeux fermez sans tascher jamais de les ouurir, que de viure sans philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre veuë découvre n’est point comparable à la satisfaction que donne la connoissance de celles qu’on trouue par la Philosophie, et enfin cét estude est plus necessaire pour regler nos moeurs, et nous conduire en cette vie, que n’est l’vsage de nos yeux AT IX-2, 4 pour guider nos pas. Les bestes brutes qui n’ont que leurs corps à conseruer s’occupent continuellement à chercher dequoy le nourrir, mais les hommes dont la principale partie est l’esprit deuroient employer leurs principaux soins à la recherche de la Sagesse qui en est la vraye nourriture ; et je m’assure aussi qu’il y en a plusieurs qui n’y manqueroiẽt pas s’ils auoient esperance d’y reüssir, et qu’ils sceussent combien ils en sont capables. Il n’y a point d’ame tant soit peu noble qui demeure si fort attachée aux objets des sens qu’elle ne s’en détourne quelquefois pour souhaiter quelque autre plus grand bien, nonobstant qu’elle ignore souuent enquoy il consiste. Ceux que la fortune Le Gras, p. (17)
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fauorise le plus, qui ont abondance de santé, d’honneurs, de richesses, ne sont pas plus exempts de ce desir que les autres ; au contraire je me persuade que ce sont eux qui soupirent auec le plus d’ardeur après vn autre bien plus souuerain que tous ceux qu’ils possedent. Or ce souuerain bien consideré par la raison naturelle, sans la lumiere de la foy, n’est autre chose que la connoissance de la verité par ses premieres causes, c’est à dire la Sagesse dont la Philosophie est l’estude. Et pource que toutes ces choses sont entierement vrayes, elles ne seroient pas difficiles à persuader si elles estoient bien déduites.

Mais pource qu’on est empesché de les croire par l’experience qui monstre que ceux qui font profession d’estre Philosophes sont souuent moins sages et moins raisonnables que d’autres qui ne se sont jamais appliquez à cét estude, j’aurois icy sommairement expliqué AT IX-2, 5 en quoy consiste toute la science qu’on a maintenant, et quels sont les degrez de Sagesse auxquels on est paruenu. Le premier ne contient que des notions qui sont si claires d’elles mesmes qu’on les peut acquerir sans meditatiõ. Le second comprend tout ce que l’experience des sens fait connoistre. Le troisiéme ce que la conuersation des autres hommes nous enseigne. A Le Gras, p. (18)
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quoy on peut adjouster pour le quatriéme la lecture, non de tous les Liures, mais particulierement de ceux qui ont été écrits par des personnes capables de nous donner de bonnes instructions, car c’est vne espece de conuersation que nous avons avec leurs autheurs. Et il me semble que toute la Sagesse qu’on a coustume d’auoir n’est acquise que par ces quatre moyẽs : Car je ne mets point icy en rang la reuelation divine pource qu’elle ne nous conduit pas par degrez, mais nous éleue tout d’vn coup à vne creance infaillible. Or il y a eû de tout temps de grands hommes qui on tasché de trouuer un cinquiéme degré pour paruenir à la Sagesse, incomparablement plus haut et plus assuré que les quatre autres : c’est de chercher les premieres causes et les vrays Principes dont on puisse déduire les raisons de tout ce qu’on est capable de sçavoir ; Et ce sont particulièrement ceux qui ont travaillé à cela qu’on a nommez Philosophes. Toutefois je ne sçache point qu’il y en ait eu jusques à present à qui ce dessein ait reüssi : les premiers et les principaux dont nous ayons les écrits sont Platon et Aristote, entre lesquels il n’y a eu autre différence sinon que le premier, suiuant les traces de son maistre Socrate, a ingenuëment confessé qu’il n’auoit encore rien pû trouuer de certain, et s’est AT IX-2, 6 contenté Le Gras, p. (19)
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d’écrire les choses qui luy ont semblé estre vray-semblables, imaginant à cét effet quelques Principes par lesquels il taschoit de rendre raison des autres choses ; au lieu qu’Aristote a eu moins de franchise, et bien qu’il eust esté vingt ans son disciple, et n’eust point d’autres Principes que les siens, il a entierement changé la façon de les débiter, et les a proposez comme vrays et assurez, quoy qu’il n’y ait aucune apparence qu’il les ait jamais estimé tels. Or ces deux hommes auoient beaucoup d’esprit, et beaucoup de la Sagesse qui s’acquiert par les quatre moyens precedens, ce qui leur donnait beaucoup d’authorité, en sorte que ceux qui vinrent apres eux s’arresterent plus à suiure leurs opinions qu’à chercher quelque chose de meilleur ; Et la principale dispute que leurs disciples eurent entre eux, fut pour sçavoir si on deuoit mettre toutes choses en doute, ou bien s’il y en auoit quelques vnes qui fussent certaines. Ce qui les porta de part et d’autre à des erreurs extrauagantes, car quelques-vns de ceux qui estoient pour le doute l’estendoient mesme jusques aux actions de la vie, en sorte qu’ils négligeoient d’vser de prudence pour se conduire ; et ceux qui maintenoient la certitude supposant qu’elle deuoit dependre des sens se fioient entierement à eux, jusques là qu’on dit Le Gras, p. (20)
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qu’Epicure osoit assurer contre tous les raisonnemens des Astronomes, que le Soleil n’est pas plus grand qu’il paroist. C’est vn defaut qu’on peut remarquer en la pluspart des disputes que la vérité estant moyenne entre les deux opinions qu’on AT IX-2, 7 soustient chacun s’en éloigne d’autant plus qu’il a plus d’affection à contredire. Mais l’erreur de ceux qui penchoient trop du côté du doute ne fut pas long-temps suiuie, et celle des autres a esté quelque peu corrigée en ce qu’on a reconnu que les sens nous trompent en beaucoup de choses. Toutefois je ne sçache point qu’on l’ait entierement ostée, en faisant voir que la certitude n’est pas dans le sens, mais dans l’entendement seul lors qu’il a des perceptiõs euidentes ; Et que pendant qu’on n’a que les connoissances qui s’acquerent par les quatre premiers degrez de Sagesse, on ne doit pas douter des choses qui semblent vrayes, en ce qui regarde la conduite de la vie, mais qu’on ne doit pas aussi les estimer si certaines qu’on ne puisse changer d’aduis lors qu’on y est obligé par l’euidence de quelque raison. Faute d’auoir connu cette verité, ou bien s’il y en a qui l’ont connuë faute de s’en estre seruis, la pluspart de ceux de ces derniers siecles qui ont voulu estre philosophes ont suiuy aveuglement Aristote, en sorte qu’ils ont souuent Le Gras, p. (21)
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corrompu le sens de ses écrits, en luy attribuant diuerses opinions qu’il ne reconnoistroit pas estre siennes s’il reuenait en ce monde ; Et ceux qui ne l’ont pas suiuy (du nombre desquels ont esté plusieurs des meilleurs esprits) n’ont pas laissé d’auoir esté imbus de ses opinions en leur jeunesse (pource que ce sont les seules qu’on enseigne dans le escholes) ce qui les a tellement preoccupez qu’ils n’ont pû paruenir à la connoissance des vrays Principes : Et bien que je les estime tous, et que je ne vueille pas me rendre odieux en les reprenant, je puis donner vne preuue de mon dire AT IX-2, 8 que je ne croy pas qu’aucun d’eux desaduouë, qui est qu’ils ont tous supposé pour Principe quelque chose qu’ils n’ont point parfaitement connuë. Par exemple je n’en sçache aucun qui n’ait supposé la pesanteur dans les corps terrestres: mais encore que l’experience nous monstre bien clairement que les corps qu’on nomme pesans descendent vers le centre de la terre, nous ne connoissons point pour cela quelle est la nature de ce qu’on nomme pesanteur ; c’est à dire, de la cause ou du Principe qui les fait ainsi descendre, et nous le deuons apprendre d’ailleurs. On peut dire le mesme du vuide, et des atomes ; et du chaud, et du froid, du sec, de l’humide, et du sel, du souffre, du Le Gras, p. (22)
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mercure, et de toutes les choses semblables que quelques-vns ont supposées pour leurs Principes. Or toutes les conclusions qu’on deduit d’vn principe qui n’est pas éuident ne peuuent aussi estre euidentes encore qu’elles en seroient déduites euidemment, d’où il suit que tous les raisonnemens qu’ils ont appuyez sur de tels Principes, n’ont pû leur donner la connoissance certaine d’aucune chose, ny par consequent les faire auancer d’vn pas en la recherche de la Sagesse. Et s’ils ont trouué quelque chose de vray, ce n’a esté que par quelques-vns des quatre moyens cy-dessus déduits. Toutefois je ne veux rien diminuer de l’honneur que chacun d’eux peut pretendre, je suis seulement obligé de dire, pour la consolation de ceux qui n’ont point estudié, que tout de mesme qu’en voyageant pendant qu’on tourne le dos au lieu où l’on veut aller on s’en éloigne d’autant AT IX-2, 9 plus qu’on marche plus long temps et plus vite, en sorte que bien qu’on soit mis par apres dans le droit chemin on ne peut pas arriuer si tost que si on n’auoit point marché auparavant ; Ainsi lorsqu’on a de mauuais Principes d’autant qu’on les cultiue davantage, et qu’on s’applique auec plus de soin à en tirer diverses consequences, pensant que ce soit bien philosopher, d’autant Le Gras, p. (23)
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s’éloigne t’on davantage de la connoissance de la verité et de la Sagesse. D’où il faut conclurre que ceux qui ont le moins apris de tout ce qui a esté nommé jusques icy Philosophie, sont les plus capables d’apprendre la vraye.

Apres auoir bien fait entendre ces choses j’aurois voulu mettre icy les raisons qui seruent à prouuer que les vrays Principes par lesquels on peut paruenir à ce plus haut degré de Sagesse, auquel consiste le souuerain bien de la vie humaine, sont ceux que j’ay mis en ce Liure : Et deux seules sont suffisantes à cela, dont la premiere est qu’ils sont tres-clairs, et la seconde qu’on en peut deduire toutes les autres choses, car il n’y a que ces deux conditions qui soient requises en eux. Or je prouve aysément qu’ils sont tres-clairs, premierement par la façon dont je les ay trouvez à sçavoir en rejettant toutes les choses ausquelles je pouuois rencontrer la moindre occasion de douter : car il est certain que celles qui n’ont pû en cette façon estre rejetées lorsqu’on s’est appliqué à les considerer, sont les plus euidentes et les plus claires que l’esprit humain puisse connoistre. Ainsi en considerant que celuy qui veut douter de tout ne peut toutefois douter qu’il ne soit pendant Le Gras, p. (24)
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qu’il doute, et que ce AT IX-2, 10 qui raisonne ainsi en ne pouuant douter de soy-mesme, et doutant neanmoins de tout le reste n’est pas ce que nous disons estre nostre corps, mais ce que nous appelons nostre ame ou nostre pensée, j’ay pris l’estre ou l’existence de cette pensée pour le premier Principe duquel j’ay deduit tres-clairement les suivans, à sçauoir qu’il y a vn Dieu qui est autheur de tout ce qui est au monde, et qui estant la source de toute verité n’a point creé nostre entendement de telle nature qu’il se puisse tromper au jugement qu’il fait des choses dont il a vne perception fort claire et fort distincte. Ce sont là tous les Principes dont je me sers touchant les choses immaterielles ou Metaphysiques, desquels je déduits tres-clairement ceux des choses corporelles ou Physiques, à sçauoir qu’il y a des corps estendus en longueur, largeur et profondeur, qui ont diuerses figures, et se meuuent en diuerses façons. Voylà en somme tous les Principes dont je déduits la verité des autres choses. L’autre raison qui prouue la clarté des Principes est qu’ils ont esté connus de tout temps, et mesme receus pour vrays et indubitables par tous les hommes : excepté seulement l’existence de Dieu, qui a esté mise en doute par quelques-vns, à Le Gras, p. (25)
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cause qu’ils ont trop attribué aux perceptions des sens, et que Dieu ne peut estre vû ny touché. Mais encore que toutes les veritez que je mets entre mes Principes ayent esté connuës de tout temps de tout le monde, il n’y a toutefois eu personne jusques à present, que je sçache, qui les ait reconnuës pour les Principes de la Philosophie, c’est à dire pour telles qu’on en peut AT IX-2, 11 déduire la connoissance de toutes les autres choses qui sont au monde ; c’est pourquoy il me reste icy à prouuer qu’elles sont telles, et il me semble ne le pouuoir mieux qu’en le faisant voir par experience, c’est à dire en conuiant les Lecteurs à lire ce Liure. Car encore que je n’y aye pas traitté de toutes choses, et que cela soit impossible, je pense auoir tellement expliqué toutes celles dont j’ay eu occasion de traitter, que ceux qui les liront auec attention auront sujet de se persuader qu’il n’est point besoin de chercher d’autres Principes, que ceux que j’ay donnez, pour paruenir à toutes les plus hautes connoissances dont l’esprit humain soit capable. Principalement si apres auoir leu mes écrits ils prennent la peine de considerer combien de diuerses questions y sont expliquées, et que parcourant aussi ceux des autres ils voyent combien peu de raisons vray-semblables Le Gras, p. (26)
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on a pû donner pour expliquer les mesmes questions par des Principes differens des miens. Et afin qu’ils entreprennent cela plus aisement j’aurois pû leur dire que ceux qui sont imbus de mes opinions ont beaucoup moins de peine à entendre les écrits des autres, et à en connoistre la juste valeur, que ceux qui n’en sont point imbus : tout au contraire de ce que j’ay tantost dit de ceux qui ont commencé par l’ancienne Philosophie, que d’autant qu’ils y ont plus estudié, d’autant ils ont coustume d’estre moins propres à bien apprendre la vraye.

I’aurois aussi adjousté vn mot d’aduis touchant la façon de lire ce Liure, qui est que je voudrois qu’on le parcourust d’abord tout entier ainsi qu’vn Roman, sans AT IX-2, 12 forcer beaucoup son attention ny s’arrester aux difficultez qu’on y peut rencontrer, afin seulement de sçavoir en gros quelles sont les matieres dont j’ay traitté, et qu’apres cela si on trouue qu’elles meritent d’estre examinées, et qu’on ait la curiosité d’en connoistre les causes, on le peut lire vne seconde fois pour remarquer la suitte de mes raisons, mais qu’il ne se faut pas derechef rebuter si on ne la peut assez connoistre par tout, ou qu’on ne les entende pas toutes ; Il faut seulement marquer d’vn Le Gras, p. (27)
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trait de plume les lieux où l’on trouuera de la difficulté, et continuer de lire sans interruption jusques à la fin ; puis si on reprend le Liure pour la troisiéme fois, j’ose croire qu’on y trouuera la solution de la pluspart des difficultez qu’on aura marquées auparauant ; et que s’il en reste encore quelques-vnes on en trouuera enfin la solution en relisant.

I’ay pris garde en examinant le naturel de plusieurs esprits, qu’il n’y en a presque point de si grossiers ny de si tardifs, qu’ils ne fussent capables d’entrer dans les bons sentiments, et mesme d’acquerir toutes les plus hautes sciences, s’il estoient conduits comme il faut. Et cela peut aussi estre prouué par raison : car puis que les Principes sont clairs, et qu’on n’en doit rien déduire que par des raisonnements tres-éuidens, on a tous-jours assez d’esprit pour entendre les choses qui en dépendent. Mais outre l’empeschement des prejugez, dont aucun n’est entierement exempt, bien que ce sont ceux qui ont le plus estudié les mauuaises sciences ausquels ils nuisent le plus, Il arrive presque toujours que ceux qui ont l’esprit AT IX-2, 13 modéré negligent d’estudier, pource qu’ils n’en pensent pas estre capables, et que les autres qui sont plus ardens se hastent trop, d’où vient qu’ils Le Gras, p. (28)
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reçoivent souuent des Principes qui ne sont pas éuidens et qu’ils en tirent des consequences incertaines. C’est pourquoy je voudrois assurer ceux qui se défient trop de leurs forces, qu’il n’y a aucune chose en mes écrits qu’ils ne puissent entierement entendre s’ils prennent la peine de les examiner ; et neantmoins aussi auertir les autres que mesmes les plus excellens esprits auront besoin de beaucoup de temps et d’attention pour remarquer toutes les choses que j’ay eu dessein d’y comprendre.

En suitte dequoy pour faire bien conceuoir quel but j’ay eu en les publiant, je voudrois icy expliquer l’ordre qu’il me semble qu’on doit tenir pour s’instruire. Premierement vn homme qui n’a encore que la connoissance vulgaire et imparfaite qu’on peut acquerir par les quatre moyens cy-dessus expliquez, doit auant tout tascher de se former une Morale qui puisse suffire pour regler les actions de sa vie, à cause que cela ne souffre point de delay, et que nous deuons sur tout tascher de bien viure. Apres cela il doit aussi estudier la Logique : non pas celle de l’eschole, car elle n’est à proprement parler qu’vne Dialectique qui enseigne les moyens de faire entendre à autruy les choses qu’on sçait, ou mesme aussi Le Gras, p. (29)
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de dire sans jugement plusieurs paroles touchant celles qu’on ne sçait pas, et ainsi elle corrompt le bon sens plutost qu’elle ne l’augmente : mais celle qui apprend à bien conduire AT IX-2, 14 sa raison pour découurir les veritez qu’on ignore ; Et pource qu’elle depend beaucoup de l’vsage, il est bon qu’il s’exerce long temps à en pratiquer les regles touchant des questions faciles et simples comme sont celles des Mathématiques. Puis lorsqu’il s’est acquis quelque habitude à trouuer la verité en ces questions, il doit commencer tout de bon à s’appliquer à la vraye Philosophie, dont la premiere partie est la Metaphysique qui contient les Principes de la connoissance, entre lesquels est l’explication des principaux attributs de Dieu, de l’immaterialité de nos ames, et de toutes les notions claires et simples qui sont en nous. Le second est la Physique, en laquelle apres auoir trouué les vrays Principes des choses materielles, on examine en general comment tout l’vniuers est composé, puis en particulier quelle est la nature de cette Terre, et de tous les corps qui se trouuent le plus communement autour d’elle, comme de l’air, de l’eau, du feu, de l’aymant, et des autres mineraux. En suite dequoy il est besoin aussi d’examiner en Le Gras, p. (30)
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particulier la nature des plantes, celles des animaux, et sur tout celle de l’homme ; afin qu’on soit capable par apres de trouuer les autres sciences qui luy sont vtiles. Ainsi toute la Philosophie est comme vn arbre dont les racines sont la Metaphysique, le tronc est la Physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se reduisent à trois principales, à sçavoir la Medecine, la Mechanique, et la Morale, j’entens la plus haute et la plus parfaite Morale, qui presupposant vne entiere connoissance des autres sciences est le dernier degré de la Sagesse.

AT IX-2, 15 Or comme ce n’est pas des racines, ny du tronc des arbres qu’on cueille les fruicts, mais seulement des extremitez de leurs branches, Ainsi la principale vtilité de la Philosophie depend de celles de ses parties qu’on ne peut apprendre que les dernieres. Mais bien que je les ignore presque toutes, le zele que j’ay tous-jours eu pour tascher de rendre seruice au public est cause que je fis imprimer il y a dix ou douze ans quelques essais des choses qu’il me semblait avoir apprises. La premiere partie de ces essais fut vn Discours teuchant la Methode pour bien conduire sa raison et chercher la verité dans les sciences, où je mis sommairement Le Gras, p. (31)
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les principales regles de la Logique, et d’vne Morale imparfaite qu’on peut suiure par prouision pendant qu’on n’en sçait point encore de meilleure. Les autres parties furent trois traitez l’vn de la Dioptrique, l’autre des Meteores, et le dernier de la Geometrie. Par la Dioptrique j’eu dessein de faire voir qu’on pouuait aller assez auant en la Philosophie pour arriuer par son moyen jusques à la connoissance des arts qui sont vtiles à la vie, à cause que l’inuention des lunetes d’approche que j’y expliquois est l’vne des plus difficiles qui ayent jamais esté cherchées. Par les Meteores je desiray qu’on reconnust la difference qui est entre la Philosophie que je cultiue, et celle qu’on enseigne dans les escholes où l’on a coutume de traitter de la mesme matièere. Enfin par la Geométrie je pretendois demonstrer que j’auois trouvé plusieurs choses qui ont esté cy-deuant ignorées, et ainsi donner occasion de croire qu’on en peut découurir encore plusieurs autres, afin d’inciter par ce moyen tous les AT IX-2, 16 hommes à la recherche de la verité. Depuis ce temps là preuoyant la difficulté que plusieurs auroient à concevoir les fondements de la Metaphysique, j’ai tasché d’en expliquer les principaux points dans vn liure de Meditations qui n’est Le Gras, p. (32)
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pas bien grand, mais dont le volume a esté grossi, et la matiere beaucoup éclaircie, par les objections que plusieurs personnes tres-doctes m’ont enuoyées à leur sujet, et par les responses que je leur ay faites. Puis enfin lorsqu’il m’a semblé que ces traittez precedens auoient assez preparé l’esprit des Lecteurs à receuoir les Principes de la Philosophie, je les ay aussi publiez. Et j’en ay diuisé le Liure en quatre parties, dont la premiere contient les Principes de la connoissance, qui est ce qu’on peut nommer la premiere Philosophie, ou bien la Metaphysique, c’est pourquoy afin de la bien entendre, il est à propos de lire auparauant les Meditations que j’ay écrites sur le mesme sujet. Les trois autres parties contiennent tout ce qu’il y a de plus général en la Physique, à sçavoir l’explication des premieres loix ou des Principes de la Nature ; et la façon dont les Cieux, les Estoiles fixes, les Planetes, les Cometes, et generalement tout l’vnivers est composé ; puis en particulier la nature de cette terre, et de l’air, de l’eau, du feu, de l’aymant, qui sont les corps qu’on peut trouuer le plus communément par tout autour d’elle, et de toutes les qualitez qu’on remarque en ces corps, comme sont la lumiere la chaleur, la pesanteur et semblables, au moyen Le Gras, p. (33)
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dequoy je pense auoir commencé à expliquer toute la Philosophie par ordre sans auoir omis aucune des choses qui doiuent preceder AT IX-2, 17 les dernieres dont j’ay écrit. Mais afin de conduire ce dessein jusques à sa fin, je deurois cy-apres expliquer en mesme façon la nature de chacun des autres corps plus particuliers qui sont sur la terre, à sçavoir des minéraux, des plantes, des animaux, et principalement de l’homme ; puis enfin traitter exactement de la Medecine, de la Morale, et des Mechaniques. C’est ce qu’il faudroit que je fisse pour donner aux hommes vn corps de Philosophie tout entier : et je ne me sens point encore si vieil, je ne me defie point tant de mes forces, je ne me trouue pas si éloigné de la connoissance de ce qui reste, que je n’osasse entreprendre d’acheuer ce dessein, si j’auais la commodité de faire toutes les experiences dont j’aurois besoin pour appuyer, et justifier mes raisonnemens. Mais voyant qu’il faudroit pour cela de grandes despenses, ausquelles vn particulier comme moy ne sçauroit suffire s’il n’estoit aydé par le public, et ne voyant pas que je doiue attendre cét ayde, je croy deuoir d’oresnauant me contenter d’estudier pour mon instruction particuliere, et que la posterité m’excusera si je manque à trauailler desormais pour elle.

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Cependant afin qu’on puisse voir enquoy je pense luy auoir des-ja seruy, je diray icy quels sont les fruicts que je me persuade qu’on peut tirer de mes Principes. Le premier est la satisfaction qu’on aura d’y trouver plusieurs veritez qui ont esté cy-deuant ignorées : car bien que souuent la verité ne touche pas tant nostre imagination que font les faussetez et les feintes, à cause qu’elle paroist moins admirable et plus simple, toutefois le contentement qu’elle donne est tous-jours AT IX-2, 18 plus durable et plus solide. Le second fruict est qu’en estudiant ces Principes on s’accoustumera peu à peu à mieux juger de toutes les choses qui se rencontrent, et ainsi à estre plus Sage : enquoy ils auront vn effect contraire à celuy de la Philosophie commune, car on peut aisement remarquer en ceux qu’on appelle Pedans qu’elle les rend moins capables de raison qu’ils ne seroient s’ils ne l’auoient jamais apprise. Le troisiéme est que les véritez qu’ils contiennent, estant tres-claires, et tres-certaines, osteront tous sujets de dispute, et ainsi disposeront les esprits à la douceur, et à la concorde ; tout au contraire des controuerses de l’eschole qui rendant insensiblement ceux qui les apprennent plus pointilleux et plus opiniastres, sont peut estre la premiere cause des heresies et des dissentions qui trauaillent Le Gras, p. (35)
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maintenant le monde. Le dernier et le principal fruict de ces Principes est qu’on pourra en les cultiuant decouurir plusieurs veritez que je n’ay point expliquées, et ainsi passant peu à peu des vnes aux autres acquerir auec le temps vne parfaite connoissance de toute la Philosophie, et monter au plus haut degré de la Sagesse. Car comme on voit en tous les arts, que bien qu’ils soient au commencement rudes et imparfaits, toutefois à cause qu’ils contiennent quelque chose de vray, et dont l’experience monstre l’effect, ils se perfectionnent peu à peu par l’vsage : ainsi lorsqu’on a de vrais Principes en Philosophie, on ne peut manquer en les suiuant de rencontrer par fois d’autres veritez ; Et on ne sçauroit mieux prouuer la fausseté de ceux d’Aristote, qu’en disant qu’on n’a seu faire aucun progrez par leur AT IX-2, 19 moyen depuis plusieurs siecles qu’on les a suiuis.

Ie sçay bien qu’il y a des esprits qui se hastent tant, et vsent de si peu de circonspection en ce qu’ils font, que mesme ayant des fondemens bien solides ils ne sçauroient rien bastir d’assuré : Et pource que ce sont d’ordinaire ceux-là qui sont les plus prompts à faire des Liures, ils pourroient en peu de temps gaster tout ce que j’ay fait, et introduire Le Gras, p. (36)
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l’incertitude et le doute en ma façon de philosopher, d’où j’ay soigneusement tasché de les bannir, si on receuoit leurs écrits comme miens, ou comme remplis de mes opinions. I’en ay veu depuis peu l’experience en l’vn de ceux qu’on a le plus creu me vouloir suiure, et mesme duquel j’avois écrit en quelque endroit que je m’assurois tant sur son esprit, que je ne croyais pas qu’il eust aucune opinion que je ne voulusse bien avoüer pour mienne : car il publia l’an passé un Liure intitulé, Fundamenta Physicæ, où encore, qu’il semble n’auoir rien mis touchant la Physique et la Medecine qu’il n’ait tiré de mes écrits, tant de ceux que j’ay publiez, que d’vn autre encore imparfait touchant la nature des animaux qui luy est tombé entre les mains, toutefois à cause qu’il a mal transcrit, et changé l’ordre, et nié quelques veritez de Metaphysique sur qui toute la Physique doit estre appuyée, je suis obligé de le desaduoüer entierement, et de prier icy les Lecteurs AT IX-2, 20 qu’ils ne m’attribuent jamais aucune opinion s’ils ne la trouuent expressement en mes écrits ; et qu’ils n’en reçoiuent aucune pour vraye ny dans mes écrits ny ailleurs, s’ils ne la voient tres-clairement estre deduite des vrais Principes.

Le Gras, p. (37)
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Ie sçay bien aussi qu’il pourra se passer plusieurs siecles auant qu’on ait ainsi déduit de ces Principes toutes les veritez qu’on en peut deduire, parce que la pluspart de celles qui restent à trouuer dependent de quelques experiences particulieres qui ne se rencontreront jamais par hazard, mais doiuent estre cherchées auec soin et depense par des hommes fort intelligens ; Et pource qu’il arriuera difficilement que les mesmes qui auront l’adresse de s’en bien seruir ayent le pouuoir de les faire ; Et aussi pource que la pluspart des meilleurs esprits ont conceu vne si mauvaise opinion de toute la Philosophie, à cause des défaux qu’ils ont remarquez en celle qui a esté jusqu’à present en vsage, qu’ils ne pourront pas s’appliquer à en chercher une meilleure. Mais si enfin la difference qu’ils verront entre ces Principes et tous ceux des autres, et la grande suite de veritez qu’on en peut déduire, leur fait connoistre combien il est important de continuer en la recherche de ces veritez, et jusques à quel degré de Sagesse, à quelle perfection de vie, à quelle felicité elles peuuent conduire, j’ose croire qu’il n’y en aura aucun qui ne tasche de s’employer à vne estude si profitable, ou du moins qui ne fauorise et vueille ayder Le Gras, p. (38)
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de tout son pouvoir ceux qui s’y emploieront auec fruict. Ie souhaite que nos neueux en voyent le succez, etc.