Camusat – Le Petit, p. 33
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AT IX-1, 27

MEDITATION TROISIÉME.
De Dieu ; qu’il existe.

Ie fermeray maintenant les yeux, ie boucheray mes oreilles, ie détourneray tous mes sens, i’effaceray mesme de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, ie les reputeray comme vaines et comme fausses, et ainsi m’entretenant seulement moy-mesme, et considerant mon interieur, ie tascheray de me rendre peu à peu plus connu, et plus familier à moy-mesme. Ie suis vne chose qui pense, c’est à dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connoist peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui ayme, qui haït, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Car, ainsi que i’ay remarqué cy-deuant, quoy que les choses que ie sens et que i’imagine ne soient peut-estre rien du Camusat – Le Petit, p. 34
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tout hors de moy, et en elles-mesmes, ie suis neantmoins assuré que ces façons de penser, que i’appelle sentimens et imaginations, entant seulement qu’elles sont des façons de penser, resident et se rencontrent certainement en moy. Et dans ce peu que ie viens de dire, ie croy auoir rapporté tout ce que ie sçay veritablement, ou du moins tout ce que iusques icy i’ay remarqué que ie sçauois.

Maintenant ie considereray plus exactement si peut-estre il ne se retrouue point en moy d’autres connoissances que ie n’aye pas encore apperceuës. Ie suis certain que ie suis vne chose qui pense, mais ne sçay-je donc pas aussi ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose ? Dans cette premiere connoissance il ne se rencontre rien qu’vne claire et distincte perception de ce que ie connois ; laquelle de vray ne seroit pas suffisante pour m’assurer qu’elle est vraye, s’il pouuoit iamais arriuer, qu’vne chose que ie conceurois ainsi clairement et distinctement se trouuast fausse : Et partant il me semble que des-ja ie puis establir pour regle generale, que toutes les choses que nous conceuons fort clairement et fort distinctement sont toutes vrayes.

Toutesfois i’ay receu et admis cy-deuant plusieurs choses comme tres-certaines et tres-manifestes, lesquelles neantmoins i’ay reconnu par aprés estre douteuses et incertaines : Quelles estoient donc ces choses-là ? C’estoit la Terre, le Ciel, les Astres, et toutes les autres choses que i’apperceuois par l’entremise de mes Camusat – Le Petit, p. 35
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sens. Or AT IX-1, 28 qu’est-ce que ie conceuois clairement et distinctement en elles ? Certes rien autre chose sinon que les idées ou les pensées de ces choses se presentoient à mon esprit. Et encore à present ie ne nie pas que ces idées ne se rencontrent en moy. Mais il y auoit encore vne autre chose que i’assurois, et qu’à cause de l’habitude que i’auois à la croire, ie pensois apperceuoir tres-clairement, quoy que veritablement ie ne l’apperceusse point, à sçauoir qu’il y auoit des choses hors de moy, d’où procedoient ces idées, et ausquelles elles estoient tout à fait semblables ; et c’estoit en cela que ie me trompois ; ou, si peut-estre ie iugeois selon la verité, ce n’estoit aucune connoissance que i’eusse, qui fust cause de la verité de mon iugement.

Mais lorsque ie considerois quelque chose de fort simple et de fort facile touchant l’Arithmetique et la Geometrie, par exemple, que deux et trois ioints ensemble produisent le nombre de cinq, et autres choses semblables, ne les conceuois-je pas au moins assez clairement pour assurer qu’elles estoient vrayes ? Certes si i’ay iugé depuis qu’on pouuoit douter de ces choses, ce n’a point esté pour autre raison, que parce qu’il me venoit en l’esprit, que peut-estre quelque Dieu auoit pû me donner vne telle nature, que ie me trompasse mesme touchant les choses qui me semblent les plus manifestes ; Mais toutes les fois que cette opinion cy-deuant conceuë de la souueraine puissance d’vn Dieu se presente à ma pensée, ie suis contraint d’auoüer, Camusat – Le Petit, p. 36
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qu’il luy est facile, s’il le veut, de faire en sorte que ie m’abuse, mesme dans les choses que ie croy connoistre auec vne euidcnce tres-grande : Et au contraire toutes les fois que ie me tourne vers les choses que ie pense conceuoir fort clairement, ie suis tellement persuadé par elles, que de moy-mesme ie me laisse emporter à ces paroles ; Me trompe qui poura, si est-ce qu’il ne sçauroit iamais faire, que ie ne sois rien, tandis que ie penseray estre quelque chose ; ou que quelque iour il soit vray que ie n’aye iamais esté, estant vray maintenant que ie suis ; ou bien que deux et trois ioints ensemble fassent plus ny moins que cinq, ou choses semblables, que ie voy clairement ne pouuoir estre d’autre façon que ie les conçoy.

Et certes puisque ie n’ay aucune raison de croire qu’il y ait quelque Dieu qui soit trompeur, et mesme que ie n’ay pas encore consideré celles qui prouuent qu’il y a vn Dieu, la raison de douter qui dépend seulement de cette opinion est bien legere, et pour ainsi dire Metaphysique. Mais afin de la pouuoir tout à fait oster, ie dois examiner s’il y a vn Dieu, si-tost que l’occasion s’en presentera ; et si ie trouue qu’il y en ait vn, ie dois aussi examiner s’il peut estre AT IX-1, 29 trompeur, car sans la connoissance de ces deux veritez, ie ne voy pas que ie puisse iamais estre certain d’aucune chose. Et afin que ie puisse auoir occasion d’examiner cela sans interrompre l’ordre de mediter que ie me suis proposé, qui est de passer par degrez des notions que ie trouueray les premières en mon esprit, à celles que i’y pouray Camusat – Le Petit, p. 37
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trouuer par aprés : Il faut icy que ie diuise toutes mes pensées en certains genres, et que ie considere dans lesquels de ces genres il y a proprement de la verité ou de l’erreur.

Entre mes pensées quelques-vnes sont comme les images des choses, et c’est à celles-là seules que conuient proprement le nom d’idée : Comme lorsque ie me represente vn homme, ou vne Chimere, ou le Ciel, ou vn Ange, ou Dieu mesme ; D’autres outre cela ont quelques autres formes, comme lors que ie veux, que que ie crains, que i’affirme, ou que ie nie, ie conçoy bien alors quelque chose, comme le sujet de l’action de mon esprit, mais i’adjoute aussi quelque autre chose par cette action à l’idée que i’ay de cette chose-là : et de ce genre de pensées les vnes sont appellées volontez ou affections, et les autres iugemens.

Maintenant pour ce qui concerne les idées, si on les considere seulement en elles-mesmes, et qu’on ne les rapporte point à quelque autre chose, elles ne peuuent à proprement parler estre fausses : Car soit que i’imagine vne Chèvre, ou vne Chimere, il n’est pas moins vray que i’imagine l’vne que l’autre.

Il ne faut pas craindre aussi qu’il se puisse rencontrer de la fausseté dans les affections ou volontez : car encore que ie puisse desirer des choses mauuaises, ou mesme qui ne furent iamais, toutesfois il n’est pas pour cela moins vray que ie les desire.

Ainsi il ne reste plus que les seuls iugemens, dans lesquels ie dois prendre garde soigneusement de ne me Camusat – Le Petit, p. 38
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point tromper ; Or la principale erreur, et la plus ordinaire qui s’y puisse rencontrer, consiste en ce que ie iuge que les idées qui sont en moy, sont semblables ou conformes à des choses qui sont hors de moy ; Car certainement si ie considerois seulement les idées comme de certains modes ou façons de ma pensée, sans les vouloir rapporter à quelque autre chose d’extérieur, à peine me pouroient-elles donner occasion de faillir.

Or de ces idées les vnes me semblent estre nées auec moy, les autres estre étrangeres et venir de dehors, et les autres estre faites et inuentées par moy-mesme. Car que i’aye la faculté de conceuoir ce que c’est qu’on nomme en general vne chose, ou vne verité, ou vne pensée, il me semble que ie ne tiens point cela d’ailleurs que de ma nature propre ; Mais si i’oy maintenant quelque bruit, si ie AT IX-1, 30 voy le Soleil, si ie sens de la chaleur, iufqu’à cette heure i’ay iugé que ces sentimens procedoient de quelques choses qui existent hors de moy ; Et enfin il me semble que les Syrenes, les Hypogrifes, et toutes les autres semblables Chimeres sont des fictiõs et inuentions de mon esprit. Mais aussi peut-estre me puis je persuader, que toutes ces idées sont du genre de celles que i’apelle étrangeres, et qui viennent de dehors, ou bien qu’elles sont toutes nées auec moy, ou bien qu’elles ont toutes esté faites par moy : car ie n’ay point encore clairement découuert leur veritable origine. Et ce que i’ay principalement à faire en cét endroit, est de considerer, touchant celles qui me semblent venir de quelques objets qui sont hors de Camusat – Le Petit, p. 39
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moy, quelles sont les raisons qui m’obligent à les croire semblables à ces objets.

La premiere de ces raisons est qu’il me semble que cela m’est enseigné par la nature ; et la seconde que i’experimente en moy-mesme que ces idées ne dépendent point de ma volonté, car souuent elles se presentent à moy malgré moy, comme maintenant soit que ie le veüille, soit que ie ne le veüille pas, ie sens de la chaleur, et pour cette cause ie me persuade que ce sentiment, ou bien cette idée de la chaleur est produite en moy par vne chose differente de moy, à sçauoir par la chaleur du feu auprés duquel ie me rencontre. Et ie ne voy rien qui me semble plus raisonnable, que de iuger que cette chose étrangere enuoye et imprime en moy sa ressemblance plustost qu’aucune autre chose.

Maintenant il faut que ie voye si ces raisons sont assez fortes et conuaincantes. Quand ie dis qu’il me semble que cela m’est enseigné par la nature, i’entens seulement par ce mot de nature vne certaine inclination qui me porte à croire cette chose, et non pas vne lumière naturelle qui me face connoistre qu’elle est vraye : or ces deux choses different beaucoup entr’elles : Car ie ne sçaurois rien reuoquer en doute de ce que la lumiere naturelle me fait voir estre vray, ainsi qu’elle m’a tantost fait voir, que de ce que ie doutois, ie pouuois conclure que i’estois : Et ie n’ay en moy aucune autre faculté, ou puissance, pour distinguer le vray du faux, qui me puisse enseigner que ce que cette lumière me monstre comme vray ne l’est pas, et à qui ie me Camusat – Le Petit, p. 40
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puisse tant fier qu’à elle. Mais pour ce qui est des inclinations qui me semblent aussi m’estre naturelles, i’ay souuent remarqué lors qu’il a esté question de faire choix entre les vertus et les vices, qu’elles ne m’ont pas moins porté au mal qu’au bien, c’est pourquoy ie n’ay pas sujet de les suiure non plus, en ce qui regarde le vray et le faux.

AT IX-1, 31

Et pour l’autre raison, qui est que ces idées doiuent venir d’ailleurs, puis qu’elles ne dépendent pas de ma volonté, ie ne la trouue non plus conuaincante : car tout de mesme que ces inclinations, dont ie parlois tout maintenant se trouuent en moy, nonobstant qu’elles ne s’accordent pas tousiours auec ma volonté, ainsi peut-estre qu’il y a en moy quelque faculté ou puissance propre à produire ces idées sans l’ayde d’aucunes choses exterieures, bien qu’elle ne me soit pas encore connuë : comme en effet il m’a tousiours semblé iusques icy que, lors que ie dors, elles se forment ainsi en moy sans l’ayde des objets qu’elles representent. Et enfin encore que ie demeurasse d’accord qu’elles sont caufées perpar ces objets, ce n’est pas vne consequence necessaire qu’elles doiuent leur estre semblables ; au contraire i’ay souuent remarqué en beaucoup d’exemples qu’il y auoit vne grande difference entre l’objet et son idée ; Comme, par exemple, ie trouue dans mon esprit deux idées du Soleil toutes diuerses ; l’vne tire son origine des sens, et doit estre placée dans le genre de celles que i’ay dit cy-dessus venir de dehors, par laquelle il me paroist extremement petit ; l’autre est Camusat – Le Petit, p. 41
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prise des raisons de l’Astronomie, c’est à dire de certaines notions nées auec moy, ou enfin est formée par moy-mesme de quelque sorte que ce puisse estre, par laquelle il me paroist plusieurs fois plus grand que toute la terre ; Certes ces deux idées que ie conçoy du Soleil ne peuuent pas estre tous deux semblables au mesme Soleil, et la raison me fait croire, que celle qui vient immediatement de son apparence, est celle qui luy est le plus dissemblable.

Tout cela me fait assez connoistre que iusques à cette heure ce n’a point esté par vn iugement certain et prémedité, mais seulement par vne aueugle et temeraire impulsion, que i’ay creu qu’il y auoit des choses hors de moy, et differentes de mon estre, qui par les organes de mes sens, ou par quelque autre moyen que ce puisse estre, enuoyoient en moy leurs idées ou images, et y imprimoient leurs ressemblances.

Mais il se presente encore vne autre voye pour rechercher si entre les choses dont i’ay en moy les idées, il y en a quelques-vnes qui existent hors de moy. A sçauoir, si ces idées sont prises entant seulement que ce sont de certaines façons de penser, ie ne reconnois entr’elles aucune difference ou inegalité, et toutes semblent proceder de moy d’vnc mesme sorte ; mais les considerant comme des images, dont les vues representent vne chose, et les autres vne autre ; Il est euident qu’elles sont fort diferentes les vnes des autres ; Car en effet celles qui me representent des substances, AT IX-1, 32 sont sans doute quelque chose de plus, et contiennent Camusat – Le Petit, p. 42
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en soy (pour ainsi parler) plus de realité objectiue, c’est à dire participent par representation à plus de degrez d’estre ou de perfection, que celles qui me representent seulement des modes ou accidens ; De plus celle par laquelle ie conçoy vn Dieu souuerain, eternel, infini, immuable, tout connoissant, tout puistant, et Créateur vniuersel de toutes les choses qui sont hors de luy ; Celle-là, dis-je, a certainement en soy plus de realité objectiue, que celles par qui les substances finies me sont representées.

Maintenant c’est vne chose manifeste par la lumiere naturelle qu’il doit y auoir pour le moins autant de realité dans la cause efficiente et totale que dans son effect : Car d’où est-ce que l’effect peut tirer sa realité sinon de sa cause ? et comment cette cause la luy pouroit-elle communiquer, si elle ne l’auoit en elle-mesme ?

Et de là il suit, non seulement que le neant ne sçauroit produire aucune chose, mais aussi que ce qui est plus parfait, c’est à dire qui contient en soy plus de realité, ne peut estre vne suite et vne dépendance du moins parfait : Et cette verité n’est pas seulement claire et euidente dans les effets qui ont cette realité que les Philosophes appellent actuelle ou formelle ; mais aussi dans les idées, où l’on considere seulement la realité qu’ils nomment objectiue ; Par exemple, la pierre qui n’a point encore esté, non seulement ne peut pas maintenant commencer d’estre, si elle n’est produitte par vne chose qui possede en soy formellement, ou Camusat – Le Petit, p. 43
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eminemment, tout ce qui entre en la composition de la pierre, c’est à dire qui contienne en soy les mesmes choses, ou d’autres plus excellentes que celles qui sont dans la pierre ; et la chaleur ne peut estre produite dans vn sujet qui en estoit auparauant priué, si ce n’est par vne chose qui soit d’vn ordre, d’vn degré, ou d’vn genre au moins aussi parfait que la chaleur, et ainsi des autres ; Mais encore outre cela l’idée de la chaleur, ou de la pierre, ne peut pas estre en moy, si elle n’y a esté mise par quelque cause, qui contienne en soy pour le moins autant de realité, que i’en conçoy dans la chaleur ou dans la pierre : Car encore que cette cause-là ne transmette en mon idée aucune chose de sa realité actuelle ou formelle, on ne doit pas pour cela s’imaginer que cette cause doiue estre moins réelle ; mais on doit sçauoir que toute idée estant vn ouurage de l’esprit, sa nature est telle qu’elle ne demande de soy aucune autre realité formelle, que celle qu’elle reçoit et emprunte de la pensée, ou de l’esprit, dont elle est seulement vn mode, c’est à dire vne manière ou façon de penser. Or afin qu’vne idée contienne vne telle realité objectiue plutost AT IX-1, 33 qu’vne autre, elle doit sans doute auoir cela de quelque cause, dans laquelle il se rencontre pour le moins autant de realité formelle, que cette idée contient de realité objectiue ; Car si nous suposons qu’il se trouue quelque chose dans l’idée, qui ne se rencontre pas dans sa cause, il faut donc qu’elle tienne cela du neant ; mais pour imparfaite que soit cette façon d’estre, par laquelle vne chose est objectiuement Camusat – Le Petit, p. 44
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ou par representation dans l’entendement par son idée, certes on ne peut pas neantmoins dire que cette façon et maniere-là ne soit rien, ny par consequent que cette idée tire son origine du néant. Ie ne dois pas aussi douter qu’il ne soit necessaire que la realité soit formellement dans les causes de mes idées, quoy que la realité que ie considere dans ces idées soit seulement objectiue, ny penser qu’il suffit que cette realité se rencontre obiectiuement dans leurleurs causes ; Car tout ainsi que cette manière d’estre obiectiuement, appartient aux idées, de leur propre nature, de mesme aussi la manière ou la façon d’estre formellement, appartient aux causes de ces idées (à tout le moins aux premières et principales) de leur propre nature : Et encore qu’il puisse arriuer qu’vne idée donne la naissance à vne autre idée, cela ne peut pas toutesfois estre à l’infiny, mais il faut à la fin paruenir à vne première idée, dont la cause soit comme vn patron ou vn original, dans lequel toute la realité ou perfection, soit contenuë formellement et en effet, qui se rencontre seulement obiectiuement ou par representation dans ces idées. En sorte que la lumière naturelle me fait connoistre euidemment, que les idées sont en moy comme des tableaux, ou des images, qui peuuent à la verité facilement déchoir de la perfection des choses dont elles ont esté tirées, mais qui ne peuuent iamais rien contenir de plus grand ou de plus parfait.

Et d’autant plus longuement et soigneusement i’examine toutes ces choses, d’autant plus clairement et Camusat – Le Petit, p. 45
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distinctement ie connois qu’elles sont vrayes. Mais enfin que concluray-je de tout cela ? C’est à sçauoir que, si la realité obiectiue de quelqu’vne de mes idées est telle, que ie connoisse clairement qu’elle n’est point en moy ny formellement, ny éminemment, et que par consequent ie ne puis pas moy-mesme en estre la cause : Il suit de là necessairement que ie ne suis pas seul dans le monde, mais qu’il y a encore quelque autre chose qui existe, et qui est la cause de cette idée ; au lieu que s’il ne se rencontre point en moy de telle idée, ie n’auray aucun argument qui me puisse conuaincre, et rendre certain de l’existence d’aucune autre chose que de moy-mesme, car ie les ay tous soigneusement AT IX-1, 34 recherchez, et ie n’en ay peu trouuer aucun autre iusqu’à present.

Or entre ces idées, outre celle qui me represente à moy-mesme, de laquelle il ne peut y auoir icy aucune difficulté, il y en a vne autre qui me represente vn Dieu, d’autres des choses corporelles et inanimées, d’autres des Anges, d’autres des animaux, et d’autres enfin qui me representent des hommes semblables à moy. Mais pour ce qui regarde les idées qui me representent d’autres hommes, ou des Animaux, ou des Anges, ie conçoy facilement qu’elles peuuent estre formées par le mélange et la composition des autres idées que i’ay des choses corporelles, et de Dieu, encores que hors de moy il n’y eust point d’autres hommes dans le monde ny aucuns Animaux, ny aucuns Anges. Et pour ce qui regarde les idées des choses corporelles, ie n’y reconnois rien de si grand ny de si excellent, qui ne me Camusat – Le Petit, p. 46
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semble pouuoir venir de moy-mesme ; Car si ie les considere de plus prés, et si ie les examine de la mesme façon que i’examinay hier l’idée de la cire, ie trouue qu’il ne s’y rencontre que fort peu de choses que ie conçoiue clairement, et distinctement, à sçauoir, la grandeur ou bien l’extension en lõgueur, largeur et profondeur ; la figure qui est formée par les termes et les bornes de cette extension ; la situation que les corps diuersement figurez gardent entr’eux ; et le mouuement ou le changement de cette situation ; ausquelles on peut adjouter la substance, la durée, et le nombre. Quant aux autres choses, comme la lumière, les couleurs, les sons, les odeurs, les saueurs, la chaleur, le froid, et les autres qualitez qui tombent sous l’attouchement, elles se rencontrent dans ma pensée auec tant d’obscurité et de confusion, que i’ignore mesme si elles sont veritables, ou fausses et seulement apparentes ; c’est à dire si les idées que ie conçoy de ces qualitez, sont en effet les idées de quelques choses réelles, ou bien si elles ne me representent que des estres chymeriques, qui ne peuuent exister. Car encore que i’aye remarqué cy-deuant, qu’il n’y a que dans les iugemens que se puisse rencontrer la vraye et formelle fausseté, il se peut neantmoins trouuer dans les idées vne certaine fausseté matérielle, à sçauoir, lors qu’elles representent ce qui n’est rien, comme si c’estoit quelque chose : par exemple, les idées que i’ay du froid et de la chaleur sont si peu claires et si peu distinctes, que par leur moyen ie ne puis pas discerner si le froid est seulement vne priuation de la Camusat – Le Petit, p. 47
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chaleur, ou la chaleur vne priuation du froid, ou bien si l’vne et l’autre sont des qualitez réelles, ou si elles ne le sont pas ; et d’autant que les idées estant comme des images, il n’y en peut auoir aucune qui ne AT IX-1, 35 nous semble representer quelque chose, s’il est vray de dire que le froid ne soit autre chose qu’vne priuation de la chaleur, l’idée qui me le represente cõme quelque chose de réel et de positif, ne sera pas mal à propos appellée fausse ; et ainsi des autres semblables idées : ausquelles certes il n’est pas necessaire que i’attribuë d’autre autheur que moy-mesme ; Car si elles font fausses, c’est à dire si elles representent des choses qui ne sont point, la lumiere naturelle me fait connoistre qu’elles procedent du neant, c’est à dire qu’elles ne sont en moy, que parce qu’il manque quelque chose à ma nature, et qu’elle n’est pas toute parfaite. Et si ces idées sont vrayes, neantmoins parce qu’elles me font paroistre si peu de realité, que mesme ie ne puis pas nettement discerner la chose representée, d’auec le non estre, ie ne voy point de raison pourquoy elles ne puissent estre produites par moy-mesme, et que ie n’en puisse estre l’auteur.

Quant aux idées claires et distinctes que i’ay des choses corporelles, il y en a quelques-vnes qu’il semble que i’aye pû tirer de l’idée que i’ay de moy-mesme, comme celle que i’ay de la substance, de la durée, du nombre, et d’autres choses semblables ; Car lors que ie pense que la pierre est vne substance, ou bien vne chose qui de soy est capable d’exister ; puis que ie suis vne Camusat – Le Petit, p. 48
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substance, quoy que ie conçoiue bien que ie suis vne chose qui pense, et non étenduë ; et que la pierre au contraire est vne chose étenduë, et qui ne pense point, et qu’ainsi entre ces deux conceptions il se rencontre vne notable difference ; toutesfois elles semblent conuenir en ce qu’elles representent des substances ; De mesme quand ie pense que ie suis maintenant, et que ie me ressouuiens outre cela d’auoir esté autresfois, et que ie conçoy plusieurs diuerses pensées dont ie connois le nombre, alors i’acquiers en moy les idées de la durée et du nombre, lesquelles par aprés ie puis transferer à toutes les autres choses que ie voudray.

Pour ce qui est des autres qualitez dont les idées des choses corporelles sont composées, à sçauoir l’étenduë, la figure, la situation, et le mouuement de lieu, il est vray qu’elles ne sont point formellement en moy, puis que ie ne suis qu’vne chose qui pense ; Mais parce que ce sont seulement de certains modes de la substance, et comme les vestemens sous lesquels la substance corporelle nous paroist, et que ie suis aussi moy-mesme vne substance, il semble qu’elles puissent estre contenuës en moy eminemment.

Partant il ne reste que la seule idée de Dieu, dans laquelle il faut considerer s’il y a quelque chose qui n’ait pû venir de moy-mesme. Par le nom de Dieu i’entens vne substance infinie, eternelle, immuable, AT IX-1, 36 independante, toute connoissante, toute puissante, et par laquelle moy-mesme, et toutes les autres choses qui sont (s’il est vray qu’il y en ait qui existent) ont esté creées Camusat – Le Petit, p. 49
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et produites. Or ces auantages sont si grands et si eminens, que plus attentiuement ie les confidere, et moins ie me persuade que l’idée que i’en ay puisse tirer son origine de moy seul. Et par consequent il faut necessairement conclure de tout ce que i’ay dit auparauant, que Dieu existe ; car encore que l’idée de la substance soit en moy, de cela mesme que ie suis vne substance, ie n’aurois pas neantmoins l’idée d’vne substance infinie, moy qui suis vn estre finy, si elle n’auoit esté mise en moy par quelque substance qui fust veritablement infinie.

Et ie ne me dois pas imaginer que ie ne conçoy pas l’infiny par vne veritable idée, mais seulement par la negation de ce qui est finy, de mesme que ie comprens le repos et les ténèbres par la negation du mouuement et de la lumière : Puis qu’au contraire ie voy manifestement qu’il se rencontre plus de realité dans la substance infinie, que dans la substance finie, et partant que i’ay en quelque façon premierement en moy la notion de l’infiny, que du finy, c’est à dire de Dieu, que de moy-mesme : Car comment seroit-il possible que ie peusse connoistre que ie doute, et que ie desire, c’est à dire qu’il me manque quelque chose, et que ie ne suis pas tout parfait, si ie n’auois en moy aucune idée d’vn estre plus parfait que le mien, par la comparaison duquel ie connoistrois les défauts de ma nature ?

Et l’on ne peut pas dire que peut-estre cette idée de Dieu est materiellement fausse, et que par Camusat – Le Petit, p. 50
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consequent ie la puis tenir du neant, c’est à dire, qu’elle peut estre en moy pource que i’ay du defaut, comme i’ay dit cy-deuant dessdes idées de la chaleur et du froid, et d’autres choses semblables : Car au contraire, cette idée estant fort claire et fort distincte, et contenant en soy plus de realité obiectiue qu’aucune autre, il n’y en a point qui soit de soy plus vraye, ny qui puisse estre moins soupçonnée d’erreur et de fausseté.

L’idée dis-je de cét estre souuerainement parfait et infiny est entierement vraye : car encore que peut-estre l’on puisse feindre qu’vn tel estre n’existe point, on ne peut pas feindre neantmoins que son idée ne me represente rien de réel, comme i’ay tantost dit de l’idée du froid.

Cette mesme idée est aussi fort claire et fort distincte, puis que tout ce que mon esprit conçoit clairement et distinctement de réel et de vray, et qui contient en soy quelque perfection, est contenu et renfermé tout entier dans cette idée.

AT IX-1, 37 Et cecy ne laisse pas d’estre vray, encore que ie ne comprenne pas l’infiny, ou mesme qu’il se rencontre en Dieu vne infinité de choses que ie ne puis comprendre, ny peut-estre aussi atteindre aucunement par la pensée : car il est de la nature de l’infiny, que ma nature, qui est finie et bornée, ne le puisse comprendre ; et il suffit que ie conçoiue bien cela, et que ie iuge que toutes les choses que ie conçoy clairement, et dans lesquelles ie sçay qu’il y a Camusat – Le Petit, p. 51
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quelque perfection, et peut-estre aussi vne infinité d’autres que i’ignore, sont en Dieu formellement ou eminemment, afin que l’idée que i’en ay soit la plus vraye, la plus claire, et la plus distincte de toutes celles qui sont en mon esprit.

Mais peut-estre aussi que ie suis quelque chose de plus que ie ne m’imagine, et que toutes les perfections que i’attribuë à la nature d’vn Dieu, sont en quelque façon en moy en puissance, quoy qu’elles ne se produisent pas encore, et ne se facent point paroistre par leurs actions ; En effet i’experimente desia que ma connoissance s’augmente et se perfectionne peu à peu, et ie ne voy rien qui la puisse empescher de s’augmenter de plus en plus iusques à l’infiny, puis estant ainsi accreuë et perfectionnée, ie ne voy rien qui empesche que ie ne puisse m’acquerir par son moyen toutes les autres perfections de la nature Diuine ; et enfin il semble que la puissance que i’ay pour l’acquisition de ces perfections, si elle est en moy, peut estre capable d’y imprimer et d’y introduire leurs idées. Toutesfois en y regardant vn peu de prez, ie reconnois que cela ne peut-estrepeut estre ; car premierement encore qu’il fust vray que ma connoissance acquist tous les iours de nouueaux degrez de perfection, et qu’il y eust en ma nature beaucoup de choses en puissance, qui n’y sont pas encore actuellement : Toutesfois tous ces auantages n’appartiennent et n’approchent en aucune sorte de l’idée que i’ay de la Diuinité, dans laquelle rien ne se Camusat – Le Petit, p. 52
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rencontre seulement en puissance, mais tout y est actuellement et en effect. Et mesme n’est-ce pas vn argument infaillible et très-certain d’imperfection en ma connoissance, de ce qu’elle s’accroist peu à peu, et qu’elle s’augmente par degrez : Dauantage, encore que ma connoissance s’augmentast de plus en plus, neantmoins ie ne laisse pas de conceuoir qu’elle ne sçauroit estre actuellement infinie, puis qu’elle n’arriuera iamais à vn si haut point de perfection, qu’elle ne soit encore capable d’acquerir quelque plus grand accroissement. Mais ie conçoy Dieu actuellement infiny en vn si haut degré, qu’il ne se peut rien adiouster à la souueraine perfection qu’il possede. Et enfin ie comprens fort bien que l’estre objectif d’vne idée ne peut estre produit par vn estre qui AT IX-1, 38 existe seulement en puissance, lequel à proprement parler n’est rien, mais seulement par vn estre formel ou actuel.

Et certes ie ne voy rien en tout ce que ie viens de dire, qui ne soit tres-aisé à connoistre par la lumiere naturelle à tous ceux qui voudront y penser soigneusement ; mais lorsque ie relâche quelque chose de mon attention, mon esprit se trouuant obscurcy, et comme aueuglé par les images des choses sensibles, ne se ressouuient pas facilement de la raison pourquoy l’idée que i’ay d’vn estre plus parfait que le mien, doit necessairement auoir esté mise en moy, par vn estre qui soit en effet plus parfait.

C’est pourquoy ie veux icy passer outre, et considerer Camusat – Le Petit, p. 53
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si moy-mesme qui ay cette idée de Dieu ie pourrois estre, en cas qu’il n’y eust point de Dieu. Et ie demande, de qui aurois-je mon existence? peut-estre de moy-mesme, ou de mes parens, ou bien de quelques autres causes moins parfaites que Dieu ; car on ne se peut rien imaginer de plus parfait ny mesme d’égal à luy.

Or si i’estois independant de tout autre, et que ie fusse moy-mesme l’auteur de mon estre, certes ie ne douterois d’aucune chose, ie ne conceurois plus de desirs, et enfin il ne me manqueroit aucune perfection : car ie me serois donné moy-mesme toutes celles dont i’ay en moy quelque idée, et ainsi ie serois Dieu.

Et ie ne me dois point imaginer que les choses qui me manquent sont peut-estre plus difficiles à acquerir, que celles dont ie suis desia en possession ; car au contraire il est tres-certain, qu’il a esté beaucoup plus difficile, que moy, c’est à dire vne chose ou vne substance qui pense, sois sorty du neant, qu’il ne me seroit d’acquerir les lumières et les connoissances de plusieurs choses que i’ignore, et qui ne sont que des accidens de cette substance ; Et ainsi sans difficulté si ie m’estois moy-mesme donné ce plus que ie viens de dire, c’est à dire si i’estois l’auteur de ma naissance, et de mon existence, ie ne me serois pas priué au moins des choses qui sont de plus facile acquisition, à sçauoir, de beaucoup de connoissances dont ma nature est dénuée : Ie ne me serois pas Camusat – Le Petit, p. 54
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priué non plus d’aucune des choses qui sont contenuës dans l’idée que ie conçoy de Dieu, parce qu’il n’y en a aucune qui me semble de plus difficile acquisition ; et s’il y en auoit quelqu’vne, certes elle me paroistroit telle (supposé que i’eusse de moy toutes les autres choses que ie possede) puis que i’experimenterois que ma puissance s’y termineroit, et ne seroit pas capable d’y arriuer.

Et encore que ie puisse supposer que peut-estre i’ay tousiours esté comme ie suis maintenant, ie ne sçaurois pas pour cela euiter la force AT IX-1, 39 de ce raisonnement, et ne laisse pas de connoistre qu’il est necessaire que Dieu soit l’auteur de mon existence ; Car tout le temps de ma vie peut estre diuisé en vne infinité de parties, chacune desquelles ne depend en aucune façon des autres, et ainsi de ce qu’vn peu auparauant i’ay esté, il ne s’ensuit pas que ie doiue maintenant estre, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise, et me crée, pour ainsi dire, derechef, c’est à dire me conserue.

En effet c’est vne chose bien claire et bien euidente (à tous ceux qui considereront auec attention la nature du temps) qu’vne substance pour estre conseruée dans tous les momens qu’elle dure, àa besoin du mesme pouuoir et de la mesme action, qui seroit necessaire pour la produire et la créer tout de nouueau, si elle n’estoit point encore. En sorte que la lumiere naturelle nous fait voir clairement, que la conseruation et la création ne different qu’au regard Camusat – Le Petit, p. 55
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de nostre façon de penser, et non point en effet. Il faut donc seulement icy que ie m’interroge moy-mesme, pour sçauoir si ie possede quelque pouuoir et quelque vertu, qui soit capable de faire en sorte que moy qui suis maintenant, sois encor à l’auenir : Car puis que ie ne suis rien qu’vne chose qui pense (ou du moins puis qu’il ne s’agit encor iusques icy precisement que de cette partie-là de moy-mesme) si vne telle puissance residoit en moy, certes ie deurois à tout le moins le penser, et en auoir connoissance ; mais ie n’en ressens aucune dans moy, et par là ie connois éuidemment que ie dépens de quelque estre different de moy.

Peut-estre aussi que cét estre-là duquel ie dépens, n’est pas ce que i’appelle Dieu, et que ie suis produit ou par mes parens, ou par quelques autres causes moins parfaites que luy ? tant s’en faut, cela ne peut estre ainsi ; Car comme i’ay desia dit auparauant, c’est vne chose tres-euidente qu’il doit y auoir au moins autant de realité dans la cause que dans son effet : Et partant puis que ie suis vne chose qui pense, et qui ay en moy quelque idée de Dieu quelle que soit ; enfin la cause que l’on attribuë à ma nature, il faut necessairement auoüer qu’elle doit pareillement estre vne chose qui pense, et posseder en soy l’idée de toutes les perfections que i’attribuë à la nature Diuine. Puis l’on peut derechef rechercher si cette cause tient son origine et son exifience de soy-mesme, ou de quelque autre chose : Car si elle la tient de Camusat – Le Petit, p. 56
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soy-mesme, il s’ensuit par les raisons que i’ay cy-deuant alleguées, qu’elle mesme doit estre Dieu ; puis qu’ayant la vertu d’estre et d’exister par soy, elle doit aussi auoir sans doute la puissance de posseder actuellement toutes les perfections dont elle conçoit les idées, c’est à dire toutes celles que ie conçoy AT IX-1, 40 estre en Dieu. Que si elle tient son existence de quelque autre cause que de soy, on demandera derechef par la mesme raison de cette seconde cause, si elle est par soy, ou par autruy, iusques à ce que de degrez en degrez on paruienne enfin à vne derniere cause, qui se trouuera estre Dieu. Et il est tres-manifeste qu’en cela il ne peut y auoir de progrez à l’infiny, veu qu’il ne s’agit pas tant icy de la cause qui m’a produit autresfois, comme de celle qui me conserue presentement. On ne peut pas feindre aussi que peut-estre plusieurs causes ont ensemble concouru en partie à ma production, et que de l’vne i’ay receu l’idée d’vne des perfections que i’attribuë à Dieu, et d’vne autre l’idée de quelque autre, en sorte que toutes ces perfections se trouuent bien à la verité quelque part dans l’Vniuers, mais ne se rencontrent pas toutes iointes et assemblées dans vne seule qui soit Dieu : Car au contraire l’vnité, la simplicité, ou l’inseparabilité de toutes les choses qui sont en Dieu, est vne des principales perfections que ie conçoy estre en luy ; et certes l’idée de cette vnité et assemblage de toutes les perfections de Dieu, n’a peu estre mise en moy par aucune cause, de qui ie n’aye point aussi receu Camusat – Le Petit, p. 57
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les idées de toutes les autres perfections ; Car elle ne peut pas me les auoir fait comprendre ensemblement iointes, et inseparables, sans auoir fait en sorte en mesme temps que ie sceusse ce qu’elles estoient, et que ie les connusse toutes en quelque façon.

Pour ce qui regarde mes parens desquels il semble que ie tire ma naissance, encore que tout ce que i’en ay iamais peu croire soit veritable, cela ne fait pas toutesfois que ce soit eux qui me conseruent, ny qui m’ayent fait et produit en tant que ie suis vne chose qui pense, puis qu’ils ont seulement mis quelques dispositions dans cette matiere, en laquelle ie iuge que moy, c’est à dire mon Esprit, lequel seul ie prens maintenant pour moy-mesme, se trouue renfermé ; et partant il ne peut y auoir icy à leur égard aucune difficulté, mais il faut necessairement conclure que de cela seul que i’existe, et que l’idée d’vn estre souuerainement parfait (c’est à dire de Dieu) est en moy, l’existence de Dieu est tres euidemment demonstrée.

Il me reste seulement à examiner de quelle façon i’ay acquis cette idée : Car ie ne l’ay pas receuë par les sens, et iamais elle ne s’est offerte à moy contre mon attente, ainsi que font les idées des choses sensibles, lors que ces choses se presentent, ou semblent se presenter AT IX-1, 41 aux organes exterieurs de mes sens ; Elle n’est pas aussi vne pure production ou fiction de mon esprit, car il n’est pas en mon pouuoir d’y diminuer ny d’y adiouster aucune chose, et par consequent il ne reste plus autre chose à dire, sinon que comme l’idée de moy-mesme, Camusat – Le Petit, p. 58
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elle est née et produite auec moy dés lors que i’ay esté creé.

Et certes on ne doit pas trouuer éstrange, que Dieu en me créant ait mis en moy cette idée pour estre comme la marque de l’ouurier emprainte sur son ouurage ; Et il n’est pas aussi necessaire que cette marque soit quelque chose de différent de ce mesme ouurage : Mais de cela seul que Dieu m’a creé, il est fort croyable qu’il m’a en quelque façon produit à son Image et semblance, et que ie conçoy cette ressemblance (dans laquelle l’idée de Dieu se trouue contenuë) par la mesme faculté par laquelle ie me conçoy moy-mesme ; c’est à dire que lors que ie fais reflexion sur moy, non seulement ie connois que ie suis vne chose imparfaite, incomplete, et dependante d’autruy, qui tend et qui aspire sans cesse à quelque chose de meilleur et de plus grand que ie ne suis, mais ie connois aussi en mésmemesme temps, que celuy duquel ie dépens possede en soy toutes ces grandes choses ausquelles i’aspire, et dont ie trouue en moy les idées, non pas indefiniment, et seulement en puissance, mais qu’il en ioüit en effect, actuellement, et infiniment, et ainsi qu’il est Dieu : Et toute la force de l’argument dont i’ay icy vsé pour prouuer l’existence de Dieu, consiste en ce que ie reconnois qu’il ne seroit pas possible que ma nature fust telle qu’elle est, c’est à dire que i’eusse en moy l’idée d’vn Dieu, si Dieu n’existoit veritablement, ce mesme Dieu, dis-je, duquel l’idée est en moy, c’est à dire qui possede toutes ces Camusat – Le Petit, p. 59
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hautes perfections, dont nostre esprit peut bien auoir quelque idée sans pourtant les comprendre toutes, qui n’est sujet à aucuns deffauts, et qui n’a rien de toutes les choses qui marquent quelque imperfection.

D’où il est assez euident qu’il ne peut estre trompeur, puis que la lumiere naturelle nous enseigne que la tromperie depend necessairement de quelque deffaut.

Mais auparauant que i’examine cela plus soigneusement, et que ie passe à la consideration des autres veritez que l’on en peut recueillir, il me semble tres à propos de m’arrester quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merueilleux attributs, de considerer, d’admirer et d’adorer l’incomparable beauté de cette immense lumiere, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte éblouy, me le poura permettre.

AT IX-1, 42 Car comme la foy nous apprend que la Souueraine felicité de l’autre vie, ne consiste que dans cette contemplation de la Majesté diuine : Ainsi experimentons nous dés maintenant, qu’vne semblable Meditation quoy qu’incomparablement moins parfaite, nous fait ioüir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie.