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Observations pour rendre la société du mariage plus heureuse
Question politique sur le mariage

Introduction, établissement et annotation des textes par Carole Dornier

L’économie conjugale

§ 1

À la fin de sa vie, dans une série de Réflexions morales qu’il fait paraître en 1741, Saint-Pierre s’ouvre à une forme de souci de soi, en particulier dans les relations qu’il entretient avec les amies dont il est le mentor, Louise Dupin, mesdames d’Aiguillon et d’Avaray, sans pour autant renoncer aux objectifs de l’utilité étendue et d’une bienfaisance quantifiable, qui impliquent une perspective collective et politique.

§ 2

Le premier texte présenté ici, Observations pour rendre la société du mariage plus heureuse, qu’on peut lire d’après la seule version du quinzième tome des Ouvrages de politique et de morale, est conforme à la préconisation de la douceur, de la justice et de la bienfaisance comme moyens de faire converger harmonieusement les intérêts en société. À l’échelle des individus et des familles, ces moyens d’éviter les conflits, les colères, les rancœurs, les vengeances, jouent un rôle similaire aux articles qui doivent régir l’union européenne que l’abbé appelle de ses vœux pour assurer la paix à l’échelle des États du continent.

§ 3

L’harmonie du lien social étant la condition du bonheur et de la vertu, la première société étant la famille, et le premier lien constitutif de la famille étant celui qui unit les époux, il est de la première importance de travailler à son bonheur conjugal. Saint-Pierre prend en compte l’évolution d’une relation, qui, pour passer de l’amour à l’amitié, exige un travail sur soi garantissant l’harmonie domestique qui peut être le fruit de l’espérance du Paradis, d’une passion réciproque ou de la reconnaissance et de la raison universelle.

§ 4

Fidèle à l’héritage de l’arithmétique politique, y compris à propos des relations conjugales, Saint-Pierre use d’un vocabulaire emprunté au domaine de la finance et de l’économie (dette, crédit, associés) ; il n’hésite pas à imaginer qu’on puisse estimer en équivalent monétaire la valeur des complaisances entre époux et considère que la bienfaisance rapporte « au centuple de la dépense » même envers un conjoint ingrat (Mariage, § 8 ; § 39). Dans le sillage de l’Économie bienfaisante (Introduction à Économie), l’harmonie de la vie en société est produite par la prise en compte de l’intérêt et de la satisfaction des autres. Dans une perspective eudémoniste affirmée, cette concorde conjugale doit non seulement assurer le bonheur sur terre des deux époux mais aussi celui « destiné à l’âme bienfaisante et immortelle » (Mariage, § 71).

La gestion des humeurs

§ 5

C’est par l’éducation d’abord qu’on peut lutter contre l’impatience et le manque de raison qui causent les mésententes : l’abbé renvoie ainsi implicitement au rôle que la prudence, la justice, la bienfaisance, le raisonnement juste et le discernement jouent dans ses projets d’éducation1. Parmi les obstacles à l’harmonie conjugale, Saint-Pierre repère aussi les défauts du caractère, qui rendent certaines personnes incapables de se maîtriser. L’abbé, mêlant vocabulaire médical et vocabulaire moral, les qualifient de « malades », victimes de leur humeur, partageant les présupposés de la science de son époque qui soulignait l’interaction entre causes physiques et causes morales2. À ces misanthropes, l’abbé conseille de vivre seuls pour ne pas faire partager leur malheur à autrui (Mariage, § 62).

§ 6

De même que l’humeur douce est une « disposition de fibres tant extérieures qu’intérieures », la colère est « un accès de fièvre » qui « s’apaise promptement » de lui-même (Grande douceur, § 5 ; Mariage, § 65). Mais c’est uniquement sur l’épouse que l’abbé fait reposer un rôle thérapeutique d’apaisement, conseillant de céder avec douceur pour éviter les effets amplificateurs d’une résistance à la colère. La femme, elle, peut être affligée d’une trop grande sensibilité, que le mari est invité à considérer comme une composante de la personnalité que l’on perçoit, selon les circonstances, comme qualité ou défaut. L’invitation à la douceur et à la patience rejoint les remarques publiées en 1737 sous le titre La grande douceur est la vertu la plus importante au bonheur, qui faisaient de la douceur innée un don et de la douceur acquise une vertu (Grande douceur, § 1). Saint-Pierre reprend la citation des Proverbes de Salomon (Mariage, § 64), soucieux d’accorder une morale de la réciprocité, issue du droit naturel, avec les préceptes de l’Écriture. C’est dans le même esprit qu’il termine ses Observations par la formule utilisée à la fin de ses lettres : « Paradis aux bienfaisants ».

Politique du mariage

§ 7

Si l’abbé avait écrit en faveur du mariage des prêtres pour suggérer que l’Église catholique, sans passer par un concile, pourrait modifier par la dispense la pratique du célibat propre à la confession romaine, et si, à la fin de sa vie, il rédigeait des réflexions sur le bonheur conjugal, il semble qu’il n’ait fait paraître aucun écrit concernant les lois et les règlements régissant l’institution matrimoniale (Introduction à Célibat). Toutefois une mise au net non datée intitulée Question politique sur le mariage, en forme de réponse à un interlocuteur concernant l’opportunité de changer les lois sur le mariage, précise les positions de Saint-Pierre à ce sujet, dans un contexte de critique de l’indissolubilité du mariage.

§ 8

Ce sont surtout les arguments populationnistes qui contribuèrent à reconsidérer la polygamie et le divorce comme des moyens de remédier à l’infertilité de certaines unions. Les relations de voyage, l’intérêt pour l’Orient et pour la civilisation musulmane, l’ouvrage de Johann Leyser, Polygamia Triumphatrix (1682), traduit en français en 1739, des articles de Pierre Bayle et le succès des Lettres persanes de Montesquieu (1721) avaient contribué à nourrir la réflexion. La répudiation, le divorce, le concubinage et la polygamie étaient des thèmes permettant de critiquer l’intransigeance catholique au regard du récit biblique, de dénoncer l’hypocrisie de lois sans rapport avec des pratiques qu’on s’autorisait au plus haut niveau de la société, voire d’imaginer dans la pluralité des femmes un moyen de recouvrer une toute-puissance dont les hommes auraient été dépossédés. C’est en faveur de ce droit perdu, auquel s’ajoute l’argument populationniste, que plaide Jean-François Melon, l’auteur de Mahmoud le Gasnévide (1729)3.

§ 9

L’abbé de Saint-Pierre, qui a commenté l’Essai politique sur le commerce du même Melon (1734) et a réfuté son apologie du luxe et sa défense de l’esclavage, avait peut-être envisagé de répondre aussi aux idées de l’ancien secrétaire de Law en matière matrimoniale, mais plus certainement il entendait affirmer ses opinions dans un débat – ouvert en particulier dans les Lettres persanes de Montesquieu – sur l’opportunité du divorce, remède au dégoût des unions mal assorties qui produit la stérilité des couples4.

§ 10

L’abbé ne défend pas l’indissolubilité du mariage sur des bases religieuses, mais morales et politiques, privilégiant l’éducation des enfants, qui constitue pour lui un des piliers de l’harmonie sociale, de l’ordre et du dynamisme de la société. Il balaie d’un revers de main l’idée que la polygamie accroîtrait la population, en s’appuyant implicitement sur un argument utilisé par Bayle, selon lequel, le nombre d’hommes et de femmes étant égal, la polygamie condamne une partie des hommes au célibat5. Son populationnisme est tempéré par l’idée que la loi doit viser à « multiplier les mariages entre ceux qui peuvent nourrir et donner ou faire donner à leurs enfants une bonne éducation » (Pol. Mariage, § 3). Il rejoint en cela l’interrogation d’Usbek : « À quoi servent dans un État ce nombre d’enfants, qui languissent dans la misère ? » Montesquieu considérait par ailleurs que le père polygame ne pouvait s’intéresser à ses nombreux enfants, ce qui affaiblissait son affection pour eux6. Saint-Pierre insiste sur le rôle social bénéfique de cette affection, qui s’épanouit dans l’union durable des parents et qui crée les conditions favorables à « l’augmentation du bonheur de leurs [...] enfants » (Pol. Mariage, § 3-4). Ces parents aimants, associés dans la préparation de l’avenir de leur progéniture, contribuent ainsi à la prospérité de l’État (Pol. Mariage, § 5).

§ 11

Que l’éducation des enfants doive orienter la législation matrimoniale est confirmée par la position mesurée de Saint-Pierre sur le divorce, envisageable selon lui pour les couples sans enfants après dix ans de mariage. Si la recherche du bonheur individuel concilié avec le collectif est l’objectif du législateur, les séparations qui ne nuisent à personne pourraient être autorisées. Beaucoup plus pragmatique que sa réputation d’utopiste ne le laisse penser, Saint-Pierre se demande si le droit existant n’offre pas déjà les moyens de régler les séparations de biens, ce qui rendrait inutile de modifier la loi en faveur du divorce.

§ 12

Si nous ignorons quand fut écrite cette Question politique sur le mariage et à qui elle était destinée, la mention, à la fin du texte, de « petits livres très importants au bonheur de la société » qui exposent les différentes manières de se faire « du plaisir l’un à l’autre » dans la vie conjugale paraît renvoyer aux écrits des dernières années de la vie de l’auteur sur le rapport entre douceur et bonheur, et plus particulièrement aux Observations pour rendre la société du mariage plus heureuse, présentées plus haut.

Conclusion

§ 13

La sensibilité à l’harmonie matrimoniale s’inscrit dans une valorisation de la vie ordinaire. L’insistance sur la nécessité d’accomplir les devoirs de son état, de donner à ses enfants une bonne éducation, d’éviter l’oisiveté, de travailler à l’harmonie conjugale, exprime une évolution des valeurs sociales. La morale de l’homme bienfaisant signale la destitution, avec l’idéal de perfection chrétienne dans la vie contemplative et dévote, de l’éthique aristocratique de l’honneur, sur fond de réhabilitation des plaisirs. Toutefois, si Saint-Pierre s’ouvre à une forme de souci de soi, il n’oublie pas les objectifs de l’utilité étendue, du « bonheur du plus grand nombre », qui impliquent une perspective collective et politique. Tandis que l’éducation doit former les qualités nécessaires à l’harmonie des relations conjugales, la législation vient définir le cadre contraignant dans lequel le bonheur individuel s’inscrit pour le bien commun.

Note sur l’établissement des textes

Observations pour rendre la société du mariage plus heureuse

Imprimé

Observations pour rendre la société du mariage plus heureuse, in Ouvrages de politique et de morale, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, t. XV, p. 213-243.

Question politique sur le mariage

Manuscrit

Question politique sur le mariage, BPU Neuchâtel, ms. R146, p. [1-3].


1.Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Projet pour perfectionner l’éducation, in Ouvrages sur divers sujets, Paris, Briasson, 1728, t. I ; Mariage, § 70.
2.Voir Carole Dornier, La monarchie éclairée de l’abbé de Saint-Pierre. Une science politique des Modernes, Oxford, Liverpool University Press (Oxford University Studies in the Enlightenment), 2020, p. 301-302.
3.Voir Carole Blum, Croître ou périr. Population, reproduction et pouvoir en France au XVIIIe siècle, Paris, INED Éditions, 2013, p. 83 et suiv.
4.Montesquieu, Lettres persanes, no CXII, in Œuvres complètes de Montesquieu, texte établi par Edgar Mass, avec la collaboration de Cecil Courtney, Philip Stewart et Catherine Volpilhac-Auger, introd. et commentaires de Philip Stewart et Catherine Volpilhac-Auger (dir.), Oxford / Naples, The Voltaire Foundation / Istituto italiano per gli studi filosofici, t. I, 2004, p. 444-446.
5.Pierre Bayle, Œuvres diverses, Hildesheim, G. Olms, 1965, t. I, p. 259 ; Pol. Mariage, § 6.
6.Montesquieu, Lettres persanes, no CXVIII, p. 462 ; voir Pensées, no 1118 (ca 1734-1739), in Montedite. Édition critique des “Pensées” de Montesquieu, Carole Dornier (éd.), Caen, Presses universitaires de Caen, 2013, en ligne.