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LA GRANDE DOUCEUR EST LA VERTU LA PLUS IMPORTANTE AU BONHEUR

Éclaircissements

§ 1

Il y a douceur naturelle, et douceur acquise. L’humeur douce est un grand don de la nature et la douceur acquise est une grande vertu. Le commencement du bonheur c’est de ne point souffrir, le commencement de la vertu c’est de ne point faire souffrir les autres.

§ 2

 [•]En quoi consiste l’humeur ? Je conçois que l’humeur est la manière dont on sent la présence des autres hommes : je dis, dont on sent, et non pas dont on goûte, parce que le mot goûter se prend ordinairement en bonne part, et signifie sentir agréablement. Or comme il y a mauvaise humeur, et bonne humeur, ne parlant que de l’humeur en général, il a fallu prendre le mot de sentir qui convient au plaisir et au déplaisir.

§ 3

 [•]Je dis les hommes, et j’entends toute l’espèce humaine, mais je dis les hommes à l’exclusion des autres objets à la présence desquels on sent ou du plaisir ou de la douleur. C’est que j’ai voulu distinguer ce que l’on appelle humeur, de ce que l’on appelle goût.

§ 4

 [•]Tel a du goût pour la peinture, pour la poésie, pour la musique, vous ne sauriez pour cela juger de quelle humeur il est. Tel a l’humeur gaie dont vous ne sauriez pourtant juger quels sont les goûts sur la table, sur le jeu, sur les arts, etc. Il y a pourtant des ressemblances de certaines humeurs à certains goûts qui marquent une sorte de correspondance et de liaison, mais il faut bien connaître les hommes pour connaître cette liaison.

§ 5

 [•]L’humeur douce est une disposition de fibres tant extérieures qu’intérieures qui fait que l’on ne sent aucune peine à la présence des hommes même chagrinants, les fibres ne sont point trop tendues, elles n’ont pas trop de ressort, leurs vibrations ne sont pas trop fortes pour causer de la peine, ni trop fréquentes pour faire beaucoup de plaisir, mais elles en ont assez pour en causer quelque peu.

§ 6

Les humeurs douces sont indulgentes, ainsi elles ne font point de peine. La personne douce ne se fâchant point n’est point portée à fâcher personne. On est à son aise avec elle, et quand on a l’âme calme on goûte le plaisir d’être à son aise. [•]

§ 7

L’humeur douce et sérieuse peut emprunter de la gaieté des autres, mais elle ne leur en donne pas, elle ne peut que leur donner du calme et de la tranquillité.

§ 8

L’humeur douce et gaie non seulement reçoit de la gaieté des personnes gaies, mais elle en donne à qui n’en a point.

§ 9

 [•]Il y a des humeurs sérieuses qui ne sont point douces, mais il n’y a point d’humeurs gaies qui ne soient douces. Il est vrai qu’il y a des personnes qui sont gaies quelquefois et quelquefois chagrines, mais elles sont douces dans la gaieté, et ne sont aigres que dans le chagrin.

§ 10

Après l’humeur douce qui ne cause aucune peine, la plus estimable est l’humeur gaie qui cause du plaisir, c’est que pour être heureux il faut commencer par ne sentir aucune peine, et pour faire sentir du plaisir aux autres, il faut commencer par ne leur causer aucune peine.

§ 11

Il est bien plus rare de trouver des personnes toujours gaies que des personnes toujours douces, la gaieté continuelle est un degré au-dessus de la douceur continuelle. La plupart des personnes douces sont égales, la plupart des personnes gaies sont journalières, inégales, et ont quelquefois de l’aigreur [•] dans l’humeur, elles dépendent beaucoup des objets.

§ 12

L’humeur enjouée n’est qu’un degré de gaieté, et ce n’est proprement qu’un esprit vif et présent mis en œuvre par l’humeur gaie.

§ 13

Le degré d’humeur dépend du degré de santé, et le degré de santé dépend un peu de notre régime. Ainsi je suis de l’avis de ceux qui croient que le vin [•] assez trempé pris un jour de chaque semaine en plus grande quantité qu’à l’ordinaire et cependant modérément, dispose les uns à la gaieté, les autres à la douceur sans altérer la santé, mais non le vin pur, et pris jusqu’à l’enivrement. Voilà où vient à propos la sage maxime d’Épicure sur la modération dans les plaisirs : Usez tellement des plaisirs présents qu’ils ne nuisent jamais aux plaisirs futurs1.

§ 14

Notre manque de douceur cause souvent l’aigreur des autres, et l’aigreur des autres peut nous avertir que nous n’avons pas eu une douceur suffisante pour eux.

§ 15

Que j’aime cette sentence de l’Écriture : La réponse [•] douce et humble brise la colère : Responsio mollis frangit iram. Elle est bien plus belle en latin à cause du contraste de mollis et de frangit [•]2.


1.Voir la maxime VIII d’Épicure dans : Diogène Laërce, Les vies des plus illustres philosophes de l'Antiquité […], Jacques Georges Chauffepié (trad.), Paris, Lefèvre, 1840, Livre X, p. 496 : « Toute sorte de volupté n’est point un mal en soi ; celle-là seulement est un mal qui est suivie de douleurs beaucoup plus violentes que ses plaisirs n’ont d’agrément ».
2.Pr, XV, 1 : « La parole douce rompt la colère » (La Bible [1672], Louis-Isaac Lemaistre de Sacy [trad.], P. Sellier [éd.], Paris, R. Laffont [Bouquins], 1990) ; cf. Mariage, § 64.