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ÉCONOMIE BIENFAISANTE [•]

§ 1

 [•]Plus je considère les grands et bons effets de l’économie bienfaisante, plus je trouve [•] qu’elle est importante pour augmenter [•] le bonheur de chaque particulier. Ainsi je suis étonné qu’elle ne nous soit pas recommandée autant qu’elle le mérite par les auteurs qui écrivent sur la vie heureuse.

§ 2

 [•]L’économe bienfaisant n’est pas moins attentif à dépenser avec raison, qu’à épargner avec raison de quoi dépenser utilement, il n’est pas moins attentif à augmenter ses revenus avec raison qu’à les conserver dans leur entier, il suit la raison dans tout ce qui regarde ses revenus et sa dépense.

§ 3

 [•]Suivre la raison c’est faire ce que nous conseillent nos trois vertus fondamentales, Prudence, Justice et Bienfaisance, tant pour son propre bonheur que pour le bonheur de ses proches et de ses autres concitoyens, et pour mériter le Paradis pour ses bienfaits.

§ 4

 [•]L’économe ne hasarde point son nécessaire, ce serait imprudence, mais pour augmenter sa fortune il hasarde ce dont il peut se passer, et c’est prudence. Tel est le marchand sensé, le laboureur prudent qui hasarde lorsqu’il y a beaucoup à gagner et peu à perdre, et là où il y a beaucoup plus à parier pour le gain que pour la perte.

§ 5

 [•]Augmenter sa fortune par des moyens injustes c’est une économie vicieuse et imprudente, parce que les injustices sont punies dès cette vie [•] ou dans la vie future.

§ 6

 [•]De là il suit que le particulier qui épargne et qui augmente son revenu, mais qui traite mal sa femme, ses enfants, ses domestiques, ses inférieurs, ses voisins, loin de pratiquer la vertu, fait des injustices, puisqu’il fait contre un autre ce qu’il ne voudrait pas que l’on fit contre lui s’il était à leur place ; ce n’est pas économie digne de louange, c’est avarice digne de blâme.

§ 7

 [•]Celui qui avec son économie va jusqu’au bout de l’année sans emprunter, sans devoir rien aux marchands, mais sans rien donner aux familles malheureuses, sans faire crédit à ses débiteurs, sans aucune libéralité, n’est que juste, mais il n’est pas bienfaisant. Ainsi il ne mérite ni louange ni aucune autre récompense, ni en ce monde, ni en l’autre.

§ 8

Celui qui épargne sur sa dépense la dixième partie de son revenu, [•] et qui par ce moyen fait crédit à ses débiteurs, soulage de pauvres familles et fait de petits présents qui font grand plaisir, surtout quand ils sont bien placés, se procure [•] une réputation précieuse et plusieurs agréments dans cette vie, et amasse de bonnes œuvres qui sont le seul fondement de l’espérance du Paradis [•], espérance qui par elle même, lorsqu’elle est vive et fréquente, est un des plus grands plaisirs de la vie présente.

§ 9

 [•]Cet économe évite aisément de petits procès avec des personnes injustes en relachant par bienfaisance sur ce dixième quelque chose de ses droits, et rend ainsi sa vie douce et sans contention.

§ 10

 [•]Les pertes inopinées qu’il fait dans son revenu, lorsqu’elles sont au-dessous de ce dixième, ne lui sont pas fort sensibles.

§ 11

 [•]Il en est plus facilement bon mari, bon ami, bon maître, bon voisin, quand il leur rend plus qu’il ne leur doit.

§ 12

Il sera ainsi et passera pour homme de bon commerce qui rend toujours plus qu’il ne reçoit, et sera toujours plus désiré que les autres, ce qui est d’un grand agrément journalier dans la vie.

§ 13

Sa réputation de juste et de bienfaisant lui rendra faciles des affaires que les autres trouvent très difficiles [•], et ce sont des plaisirs très sensibles.

§ 14

 [•]Si l’économe épargne, s’il conserve, c’est avec raison, puisque c’est pour lui et pour les autres ; s’il augmente ses revenus, c’est avec raison pour avoir le plaisir d’être encore plus bienfaisant.

§ 15

L’économe vertueux méprise et évite les dépenses [•] de vanité et de magnificence où l’on ne prouve aux autres que la grandeur de ses revenus. Il se pique d’épargne et d’économie, parce qu’il veut avoir de quoi pratiquer la bienfaisance.

§ 16

 [•]Une femme qui n’a qu’une petite somme pour ses habits ; un écolier qui n’a que pour ses menus plaisirs, ne peuvent-ils pas eux-mêmes réserver le dixième de leur dépense pour donner quelque chose à une pauvre famille, [•] pour se faire ainsi aimer et estimer ? Chacun d’eux ne peut-il pas faire en petit ce qu’il pourra faire un jour en grand ? Et que peut-on faire de mieux pour se procurer plus d’estime, plus d’amitié et surtout plus d’espérance du Paradis ?

§ 17

 [•]Je ne dispense pas les domestiques de la bienfaisance. L’humeur bienfaisante se peut trouver, se peut marquer dans les conditions les plus pauvres ; or le Paradis est-il destiné à d’autres qu’aux bienfaisants ? [•]

OBJECTION I

§ 18

Le projet d’économie que vous proposez, de réserver le dixième de son revenu pour être plus que juste, pour devenir d’un commerce très désirable, pour avoir le plaisir le long de l’année de faire plusieurs grands plaisirs à de pauvres familles, pour avoir le plaisir de faire de petits présents, pour éviter avec les marchands, avec les ouvriers et avec des voisins injustes des contestations, en cédant ou en donnant un peu plus que le juste pour avoir la paix et le plaisir d’espérer de grandes récompenses dans la vie future ; ce projet, dis-je, serait très facile à exécuter pour une personne qui n’a point encore fait état de sa dépense ordinaire, ou à qui il vient d’arriver une succession. Mais vous m’avouerez qu’un pareil projet sera très difficile pour une autre personne qui depuis longtemps a formé sa maison et son état de dépense annuelle en nombre de domestiques et de chevaux sur le total de son revenu effectif, et même souvent un peu au-delà de ce revenu annuel, bien loin d’en réserver le dixième pour les plaisirs de la vertu de bienfaisance.

§ 19

Car pour faire un pareil retranchement dans sa dépense, il faudrait que par des retranchements, il avouât publiquement qu’il s’était mécompté, soit sur le montant de son revenu, soit sur le montant de sa dépense. Car ce retranchement est un aveu formel de ce mécompte, et cet aveu est très pénible et honteux pour quiconque veut être estimé plus sage et plus riche en revenu que ses pareils.

Réponse

§ 20

Je conviens que cette dame, que ce seigneur sera estimé moins riche, et que le peuple estime les hommes par la quantité de leur revenu, par la grandeur de leur dépense, mais vous m’avouerez qu’avec le retranchement de la dixième partie de sa dépense, elle sera estimée par les connaisseurs beaucoup plus courageuse, beaucoup plus juste, beaucoup plus bienfaisante que ses pareilles, et que par ses œuvres de bienfaisance envers ses proches, ses voisins et envers les pauvres, elle aura beaucoup plus de droit d’espérer dans cette vie plus d’estime, de considération et d’affection de la part des personnes avec qui elle est en commerce, et de la part des plus sages et des plus vertueux, et plus de fondement d’espérer le Paradis dans la vie future que celles de ses pareilles en revenu, qui n’ont pas destiné cette dixième partie de leur revenu en œuvres de bienfaisance et pour des dépenses nécessaires très imprévues.

§ 21

Si l’on veut bien examiner les sources de la corruption de nos mœurs, on verra que la plus fréquente vient du défaut d’économie du dixième de son revenu pour pouvoir faire des œuvres de bienfaisance, et pour devenir ainsi plus juste et plus honnȇte homme, pour devenir ainsi femme plus juste et plus vertueuse, et sur ce pied là il semble que l’économie est une vertu fondamentale qu’on peut faire pratiquer par les enfants en leur faisant épargner tous les mois le dixième de leur argent, et en le leur faisant employer en petits présents et en petites aumȏnes ; or par cette raison cette vertu devient plus rare dans le commerce des jeunes gens mal élevés à la vertu.

OBJECTION II

§ 22

Votre conseil est très raisonnable ; on n’en serait que plus heureux en cette vie présente et dans la vie future si on le suivait, j’en conviens ; mais je ne suis pas la maȋtresse de la dépense de la maison, c’est mon mari.

Réponse

§ 23

1°. Le conseil vous regarde aussi puisqu’il regarde ce que vous dépensez au jeu et en habits ; or pourquoi ne pas épargner au bout de chaque mois, au bout de chaque année, un dixième de cette dépense pour avoir les moyens de pratiquer davantage la bienfaisance ; cette pratique serait, si vous voulez, le denier de la veuve, mais elle n’en serait que plus méritoire et à l’égard du monde et à l’égard de Dieu.

§ 24

2°. Vous qui trouvez ce conseil si raisonnable ne désireriez-vous pas que votre mari le suivit pour en ȇtre plus heureux et pour en ȇtre plus estimable ; or pouvez-vous jamais lui donner ce conseil avec plus d’éloquence et le rendre plus persuasif qu’en lui laissant voir que vous le pratiquez.

§ 25

3°. Vous qui convenez que pour obtenir le Paradis, il faut au moins pratiquer l’essentiel de notre religion et que l’essentiel consiste dans la pratique de la charité bienfaisante contenue dans l’unique précepte rapporté dans Mt, VII, 12. Faites donc pour les autres tout ce que vous voudriez qu’ils fissent pour vous s’ils étaient à votre place et vous à la leur ; car en cela consiste la Loi et les Prophètes1.

§ 26

Ce qui est Loi révélée est aussi démontrable par les lumières de la loi de la raison universelle, et c’est en quoi consiste la loi naturelle, en vertu de laquelle les justes et bienfaisants qui vivaient avant la Révélation ont obtenu le Paradis.

§ 27

Or vous paraȋt-il raisonnable d’hésiter dans le choix de l’emploi de votre dixième, quand vous pouvez en acquérir une grande récompense éternelle des plaisirs éternels ? Vous dont l’esprit est un ȇtre sensible et immortel, et qui comme plus parfait subsistera au moins autant que la matière de votre corps qui, quoique moins parfaite, subsistera éternellement.

§ 28

Celui qui se contente de rendre ce qu’il doit mérite-t-il quelque louange ou quelque récompense ? Celui qui pour plaire à l’Ȇtre infiniment parfait, fait plus pour les autres qu’il ne leur doit, ne mérite-t-il pas seul et louange de la part des hommes, et récompense de la part de Dieu ?

§ 29

Ces réflexions ne s’adressent ni à ceux qui sont assez malheureux pour ne rien espérer après leur mort, ni à ceux qui n’ont jamais fait attention aux qualités essentielles à l’honnȇte homme, ils ne voudront jamais épargner de quoi exercer la bienfaisance, sans laquelle néanmoins on ne peut ni se faire désirer en cette première vie, ni obtenir le bonheur destiné aux bienfaisants dans la vie future.

Sentiment de Pline le neveu

§ 30

À propos de cette pratique économique qui regarde le retranchement de la dépense ordinaire pour avoir de quoi exercer la libéralité et les autres parties de la bienfaisance. Un des amis de Pline le Jeune le louait dans une de ses lettres d’un grand présent qu’il avait fait à une personne de mérite en lui disant qu’il ne comprenait pas comment avec son revenu il pouvait faire si souvent des présents et des aumȏnes si considérables. Voici ce que Pline lui répondit.

§ 31

Ce qui me manque du cȏté du revenu pour faire de petits présents le long de l’année, je le trouve dans la frugalité de ma dépense journalière, et dans la médiocritié de mon domestique, source la plus assurée de la libéralité2.

§ 32

Il paraȋt par cette réponse que Pline aimait beaucoup mieux se distinguer par un peu de libéralité que par beaucoup de magnificence. [•] Nous avons plus que lui plus d’espérance de la récompense destinée aux bienfaisants dans la seconde vie.


1.Mt, VII, 12 : « Faites donc aux hommes tout ce que vous voulez qu’ils vous fassent, car c’est là la loi et les prophètes » (La Bible [1672], Louis-Isaac Lemaistre de Sacy [trad.], P. Sellier [éd.], Paris, R. Laffont [Bouquins], 1990, p. 1274).
2.Paraphrase d’un passage d’une lettre de Pline à Calvina : « Je ne suis pas riche, il est vrai ; mon rang exige de la dépense, et mon revenu, par la nature de mes terres, est aussi incertain que modique. Mais ce qui me manque de ce côté-là, je le retrouve dans l’économie ; voilà la source de mes libéralités » (Lettres de Pline le Jeune, Louis-Silvestre de Sacy [trad.], Paris, Garnier frères, 1889, Livre II, Lettre IV).