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Sur la douceur

Introduction, établissement et annotation du texte par Patrizia Oppici

§ 1

L’abbé de Saint-Pierre « est l’une des figures les plus originales et les plus intéressantes du dix-huitième siècle. Il y en a certainement de plus grandes, mais il n’y en a pas de plus aimables et de plus douces », remarquait Édouard Goumy au début de son Étude sur la vie et les écrits de l’abbé de Saint-Pierre1. Ce que le biographe donnait comme un simple trait de caractère correspond en réalité dans son œuvre à une réflexion où la douceur est l’une des composantes essentielles de sa théorie du don, qu’il exprime par le néologisme de bienfaisance, et qui consiste en une véritable stratégie de coopération sociale2. Toutefois, le texte que nous présentons ici a un statut assez paradoxal, que Castel reconnaît dans l’Avertissement qui termine son essai :

Une dame pour sa propre utilité, après avoir lu avec plaisir le discours de M. Nicolas sur la douceur, entreprit d’en faire l’extrait par forme de sentences, elle y ajouta encore plusieurs de ses pensées sur le même sujet. J’y en ai aussi ajouté quelques-unes des miennes (Douceur, § 44).
§ 2

En nous révélant qu’il s’agit d’un travail d’élaboration d’un texte préexistant, l’abbé avoue modestement y avoir eu une part assez limitée. Si le fonds appartient à ce M. Nicolas dont on parlera dans la suite, la structure formelle reviendrait donc pour l’essentiel à une dame de ses amies. Pourtant, Saint-Pierre a joué un rôle important dans cette stratégie intertextuelle, d’abord parce qu’il est l’inspirateur de la méthode dont se sert la dame pour travailler le discours de Nicolas. Dans la Lettre sur les extraits, il préconise en effet ce genre d’occupation « aussi facile et du moins aussi agréable que vos ouvrages de mains, [mais] incomparablement plus utile » (Extraits, § 9), par laquelle une dame du grand monde trouvera des ressources pour se rendre plus indépendante et plus goûtée dans sa société :

Le grand monde […] ne convient guère aux femmes quand elles approchent de trente-cinq ou quarante ans, parce que les hommes ont plus d’attention pour les plus jeunes et pour les plus belles : cependant si les dames n’ont commencé dès vingt ans ou vingt-deux ans à cultiver leur raison par la méthode des extraits des bons livres, elles demeurent toute leur vie dans l’enfance sur beaucoup de sujets importants, et ce sont à la fin tout au plus ce qu’on nomme des caillettes3 de quartier, sans autre distinction entre leurs pareilles ; c’est que l’esprit ne s’élève que par le commerce journalier avec les personnes ou du moins avec les ouvrages d’un esprit élevé (Extraits, § 11, 2e variante).
§ 3

Ce passage permet de mieux comprendre les visées pédagogiques renfermées dans l’intertextualité qui caractérise une partie de la production du dernier Saint-Pierre : il s’agit de pratiquer une sorte d’innutrition des grandes œuvres destinée à réparer les insuffisances d’une éducation mesquine qui ne développe pas la raison des femmes ; par la méthode des extraits, une jeune femme peut s’approprier la substance d’une pensée et devenir par là plus apte à tenir son rôle dans un salon :

Ces extraits, surtout si vous les relisez de trois en trois mois, vous mettront bien mieux en état de converser agréablement avec les hommes les plus spirituels et les plus sensés qui font la réputation des autres ; il vous sera plus facile de leur faire des questions convenables et importantes et de profiter ainsi agréablement de toutes leurs découvertes et de leurs lumières (Extraits, § 12).
§ 4

Intertextualité et sociabilité composent donc les deux parties d’une formation féminine spatialisée selon le rythme de la vie aristocratique : « Le séjour de la ville […] sert à rectifier par la communication ce que l’on a trouvé à la campagne par la méditation et par la lecture » (Extraits, § 19, variante). Le programme de l’abbé prévoit que les notes composées à partir de ces ouvrages seront mises à l’épreuve de la conversation pour parvenir à la formulation la plus brillante.

§ 5

Après avoir exposé cette méthode, la Lettre sur les extraits donne une démonstration des résultats que l’on peut obtenir en publiant le travail de la dame en question : nous pouvons donc lire des « Pensées belles » et des « Pensées jolies » tirées « d’un livre anglais fait par le docteur Suif [Swift], fait(es) par Mme la D. D. » (Pensées, § 9)4. D’autres exemples de ce genre se trouvent publiés dans le seizième tome des Ouvrages de morale et de politique (1741), témoignage de son intérêt et de sa collaboration au travail de ses élèves. Au terme de sa vie, déjà atteint par la maladie, il multiplie néanmoins ces expériences intertextuelles où il conjugue sa passion pédagogique avec un moindre engagement dans l’écriture. À propos du fragment intitulé Amour-propre bien entendu, il remarque par exemple : « Le fond des pensées de ce discours est un extrait que fit une dame de bon esprit d’un écrit imprimé qui a remporté le prix de l’éloquence de l’Académie de Marseille en 1740, que j’ai retouché et auquel j’ai ajouté plusieurs de mes pensées pour en rendre la lecture encore plus utile » (Amour-propre, § 39 )5. Dans un autre cas, il précise avoir effectué dans le texte un collage de l’exercice accompli par deux auteurs différents pour faire ressortir le contraste : « J’ai uni les pensées et les extraits de deux dames, on remarquera aisément dans leurs pensées que l’une aime plus les jolies et que l’autre aime plus les belles » (Pensées, § 5)6.

§ 6

Sur la douceur doit sans doute être replacé dans cette série : au moins deux autres écrits publiés dans ce seizième tome, les Pensées sur l’immortalité et d’autres Réflexions appartiennent à la même rédactrice. En ce qui concerne ces dernières il déclare : « Ces réflexions sont le fruit de la lecture de la même dame qui a fait celles sur la douceur et qui ont plu a tout le monde »7. Pour les Pensées sur l’immortalité, « ouvrage de la même personne qui a fait les pensées sur la douceur », il affirme avoir ajouté des considérations préliminaires qui ont le but de « leur donner un peu plus de liaison et les rendre d’une lecture plus utile »8. L’identité de la dame n’est pas facile à déterminer. Selon Goumy, la Lettre sur les extraits serait adressée à la duchesse d’Aiguillon ; indirectement, il lui attribue aussi De la douceur, en publiant un collage de pensées de la dite dame, dont certaines viennent de ce texte9. Mais le titre de cet opuscule, Sur la douceur par Me La P. O., édité dans le quinzième volume des Ouvrages de politique et de morale semble contredire formellement cette attribution. En consultant le Portefeuille de madame Dupin, on trouve parmi les relations de l’abbé une seule correspondante dont les initiales de ce titre pourraient correspondre : il s’agit de Mme la Présidente Ogier. L’abbé séjournait parfois chez elle dans les années où il développe ce genre d’écriture ; en témoigne une note qui se trouve en haut à gauche de la page 1 du manuscrit du Préservatif efficace contre les maladies appelées convulsions et possessions : « À Hénonville, juin 1738 » (Introduction à Convulsions, § 2). Aucun autre élément ne permet toutefois jusqu’à présent de confirmer cette conjecture.

§ 7

En revanche, l’examen des manuscrits permet d’évaluer le genre de révision effectuée par l’abbé et son engagement dans un projet de formation qui donne lieu à ce travail de réécriture. Mais pour ce faire, il faut d’abord présenter le texte palimpseste : il s’agit du Discours qui a remporté le prix d’éloquence à l’Académie française, par M. Nicolas, avocat au Parlement, en 173910. Le sujet choisi pour le concours de cette année était le suivant :

La douceur est une vertu qui a sa récompense dès ce monde ; conformément à ces paroles de l’Écriture sainte : Beati mites quoniam ipsi possidebunt terram. Matth. c. 5. v. 411.
§ 8

Il s’agissait d’un thème proche de la sensibilité des Lumières, tout à fait conforme à la pensée morale de l’abbé, et de plus parfaitement adapté au goût d’une société mondaine qui aurait pu le choisir comme sujet d’une conversation agréable et profonde. Il n’est pas étonnant que la dame, secondée par Saint-Pierre, ait voulu s’appliquer à travailler sur cet écrit.

§ 9

Nous possédons au moins deux des discours qui furent présentés au concours de 1739 ; si l’on confronte celui qui fut couronné avec l’autre, d’un certain M. Simon12, on remarque immédiatement le ton plus mondain et dégagé du premier, qui se sert également d’une stratégie rhétorique plus suivie dans l’enchaînement des arguments. Mais la confrontation avec Simon est autrement intéressante d’un point de vue idéologique. Tandis que le texte de Nicolas se développe sur le plan moral sans aucune référence religieuse, si ce n’est la prière obligée à Jésus-Christ qui faisait partie des conventions fixées par l’Académie, le discours de Simon est une attaque en règle contre la philosophie qui exploite des arguments bien connus : aux « vertus païennes qui n’étaient […] que des vices colorés », il oppose « les leçons de Jésus-Christ » sans lesquelles « l’humilité n’était qu’un orgueil raffiné, la science ne paraissait jamais sans ostentation et […] la douceur même passait pour un manque d’esprit et de courage »13. Si je cite ce texte aujourd’hui oublié, c’est qu’il montre bien la distance avec la dimension nouvelle de la douceur en train de s’affirmer, qui n’est plus celle qu’un François de Sales conseillait à sa Philothée : « douceur et humilité » « vertus que les mondains tiennent pour viles et abjectes »14.

§ 10

Cette dimension moderne et mondaine se trouve justement affirmée dans le discours de Nicolas, disposé, selon les règles, en deux parties précédées d’un exorde, destiné à énoncer l’argument et l’ordre qui sera suivi dans la démonstration, à savoir : la douceur, marque de la grandeur d’âme, trouve sa récompense dans ce monde, puisqu’elle procure à ceux qui la pratiquent deux avantages : la tranquillité de la vie et les agréments de la société. La première partie sera donc consacrée aux ressources que la douceur assure à l’individu dans sa dimension privée : égalité d’humeur, contentement intérieur, mais aussi réalisation de ses aspirations au niveau de la richesse ou de la carrière : on parvient plus facilement à ses fins par la voie de la douceur, qui garantit également la stabilité dans la possession, alors que des biens acquis par la violence excitent l’animosité et l’esprit de vengeance des autres. L’homme doux est donc l’homme social par excellence, puisqu’il possède le don de vivre en harmonie avec ses semblables. La deuxième partie du discours est consacrée aux développements de cette idée qui fait de la douceur la qualité intrinsèque de la sociabilité. Ici, une grande amplification nous montre notre héros évoluer dans les salons qu’il captive par ses talents :

Que l’on introduise dans l’assemblée un homme d’un caractère doux et aimable, tous les yeux se tournent sur lui. Voilà un acteur intéressant qui change la scène, qui ranime la conversation. Bien intentionné pour nous, il nous met dans les dispositions les plus favorables à son égard. Il jouit du progrès prompt et rapide qu’il fait dans l’esprit de ceux qui ne le connaissent pas […]. Il répand dans nos entretiens, je ne sais quelle teinture de gaieté, d’enjouement, si propre à faire éclore les idées, à faire valoir la raison elle-même […]. Sa bonté ingénieuse porte dans ses discours et dans ses procédés, des attentions et des égards, dont l’esprit tout seul, ou la bonté toute seule, ne s’aviseraient pas. Il nous plairait par sa seule douceur, si la douceur était son unique mérite. Par elle, il échauffe nos esprits, il nous engage comme par un charme secret, à lui découvrir nos âmes, à lui faire part de nos vues et de nos sentiments15.
§ 11

Compréhension, respect pour les idées d’autrui, on pourrait dire tolérance, même si le mot n’est pas prononcé dans le texte, le conduisent à servir de médiateur dans les disputes, « il se sert de toute sa raison pour conserver l’équilibre […] et il nous apprend par son exemple, que la différence des opinions ne doit point troubler le bon ordre de la société »16. Cet idéal mondain s’accompagne évidemment d’un conformisme dans le goût et dans les modes qui peut aller jusqu’à la complaisance, considérée ici comme un effort vertueux pour s’accorder avec la société : « en faisant la volonté des autres il ne fait, à proprement parler, que la sienne ; parce qu’il a pris le pli général »17.

§ 12

Maintenant, si l’on compare l’ouvrage de Nicolas avec celui de Saint-Pierre, une première remarque formelle s’impose : la structure bien agencée du discours se trouve bouleversée dans Sur la douceur à cause du procédé qui inspire la rédaction de ce dernier texte : l’extrait change le discours en recueil de maximes. Il en résulte un texte apparemment identique, et toutefois profondément différent. En effet, bien que le fond soit très proche de Nicolas, et même si l’on y retrouve les mêmes mots et les mêmes expressions, au moins pour une dizaine de pages sur douze, la forme aphoristique transforme un exercice de rhétorique classique en une série de brèves formules isolées qui s’offrent chacune à la méditation du lecteur ou à la discussion dans un salon. La méthode préconisée par Saint-Pierre aboutit à la fragmentation du traité érudit, et donc à la réduction du savoir traditionnel en savoir-faire mondain18.

§ 13

L’analyse du brouillon et des états successifs du manuscrit démontre le rôle essentiel joué par l’abbé dans la métamorphose du discours de Nicolas. Dès le premier paragraphe, la simple prise de note d’une phrase de Nicolas (« La douceur marque ordinairement de la grandeur d’âme »), attestée par le manuscrit, est tournée brillamment en maxime grâce aux corrections introduites sur le brouillon : « La douceur dans un grand esprit est une preuve de grandeur d’âme » ; la répétition, sous la forme d’une paronomase, absente chez Nicolas, crée un effet de symétrie qui s’accorde bien avec la noble simplicité de l’énoncé. Si dans plusieurs passages, la prise de note de l’élève condense les contenus de Nicolas en une forme simplifiée, ce sont bien les corrections de Castel qui achèvent le processus qui conduit à la fixation de la maxime. On pourra par exemple comparer Nicolas, « mais la violence et la force font naître les obstacles, au lieu que la douceur saurait les écarter »19, avec, dans la version définitive : « La violence dans certaines entreprises fait naître des obstacles que la douceur seule sait écarter » (Douceur, § 9). Les effets de rythme et la série d’allitérations qui termine la phrase reproduisent plastiquement ces obstacles que la douceur sait dissoudre. L’abbé biffe aussi des passages entiers qui se bornaient à reproduire fidèlement le discours de Nicolas ; dans d’autres cas, il maintient la version du brouillon, en lui donnant cependant une tournure plus générale par la substitution au je de Nicolas d’un nous, plus susceptible de désigner le cercle mondain qui pouvait goûter cet exercice de réécriture.

§ 14

Sur la douceur a donc le mérite de démontrer que l’abbé de Saint-Pierre, dont on a tant décrié le style diffus et les redites, était capable d’un réel souci de la forme, s’il l’estimait nécessaire à son projet didactique. Ici il maîtrise parfaitement les codes de la communication mondaine, et il adapte avec finesse la rhétorique du discours d’académie à l’expression aphoristique, en corrigeant les maladresses et les répétitions contenues dans le brouillon.

§ 15

Si la plupart des corrections de Saint-Pierre sont d’ordre formel, il y a aussi quelques cas où l’abbé introduit un changement plus substantiel par rapport au texte source. Il s’agit parfois de nuances : à « l’humilité » qui entrait dans la douceur prônée par Nicolas, il substitue d’abord le terme de « modeste » en corrigeant le brouillon, mais finalement il choisit un « indulgent » dont la nonchalance toute mondaine était sûrement plus appréciée dans son milieu. Le changement le plus radical apparaît toutefois dans un passage à la résonance politique où « la douceur du gouvernement » suggérée dans le Discours comme le plus solide fondement de l’autorité « de père, de maître, de roi » est remplacée, à partir de l’édition de 1740, par une « douceur dans leurs manières » (Douceur, § 8), réduisant ainsi la douceur des monarques à une forme de politesse.

§ 16

Sur la douceur a donc l’apparence d’un recueil de sentences entièrement consacrées à cette vertu, où les aphorismes se suivent sans un enchaînement trop précis, chaque maxime conservant son autonomie et son pouvoir de suggestion. En réalité la comparaison avec le texte source montre que l’ordre suivi dans la présentation des maximes reproduit simplement, page après page, l’avancement du discours, ce qui correspond parfaitement à l’attitude d’une personne en train de prendre des notes.

§ 17

L’Avertissement précisait que la dame et l’abbé avaient effectué des ajouts ; il reste donc à évaluer ce qui ne se trouve pas dans le Discours de Nicolas. D’une part, on trouve des insertions d’ordre formel, nécessaires pour compléter heureusement la tournure de la phrase :

Par quelle fatalité les hommes qui pourraient mettre à profit pour leur bonheur, l’avantage qu’ils ont d’être réunis en corps de société, ne sont-ils occupés le plus souvent qu’à s’incommoder, qu’à se nuire réciproquement ? (Douceur, § 11, variantes)20.
§ 18

L’interrogation de Nicolas est complétée par une réponse dont le rythme également ternaire forme une chute martelée plutôt réussie :

C’est faute de bien connaître leur plus grand intérêt, c’est faute d’être doux ; c’est faute de douceur dans le commerce (Douceur, § 11).
§ 19

Là aussi, la comparaison avec les manuscrits montre que l’insertion appartient à notre abbé, qui l’introduit à partir de la mise au net, et la cisèle dans sa forme définitive dans l’édition de 1740. Mais il y a aussi, bien que peu nombreuses, des remarques qui paraissent appartenir aux efforts conjugués de notre couple d’auteurs. Le premier que l’on peut signaler est le portrait de la femme douce, qui manquait totalement dans Nicolas. En effet l’auteur ne pouvait faire allusion au poncif de la douceur comme qualité essentiellement féminine sans compromettre la portée universelle et valorisante d’un discours qui considère cette vertu comme caractéristique des grandes âmes21. La maxime, au contraire, laisse une plus grande liberté à l’auteur, qui n’a pas à s’inquiéter de l’enchaînement des argumentations, puisque chaque fragment s’offre à la lecture dans toute son autonomie :

L’air modeste et attentif, les gestes mesurés, le ton modéré, le parler un peu lent, les paroles gracieuses, les yeux baissés ; tout sert à exprimer le caractère de la femme douce (Douceur, § 15).
§ 20

Dans les dernières pages, l’apport de Saint-Pierre devient beaucoup plus évident ; il intervient directement, par des propos proches de ceux qu’il tient ailleurs dans le même volume sur l’Importance des expressions modestes et polies :

En vous disant, je ne suis pas encore de votre avis, l’homme doux dispute peu, il vous laisse votre opinion et ne vous ôte pas l’espoir de la recevoir un jour ; ainsi il ne blesse point l’amour-propre (Douceur, § 30).
§ 21

Nicolas écrivait :

Il ne rejette point les objections, il les estime assez pour les combattre ; mais il emploie contre elles des armes qui ne portent que sur l’opinion, et qui ne blessent point l’amour-propre22.
§ 22

Le Discours condamnait en réalité les arguments ad hominem ; l’abbé invite non seulement à modérer ses opinions en vue de ménager celles des autres, mais va jusqu’à prévoir une parfaite conformité qui pourrait naître de l’indulgence réciproque :

L’homme doux rompt les coups dans la dispute, et ne les repousse point. Il nous apprend que la différence des opinions ne doit point troubler le bon ordre de la société : il n’y a souvent qu’à se faire crédit quelque temps les uns avec les autres, pour penser un jour de la même manière (Douceur, § 32)23.
§ 23

L’abbé accentue le conformisme inhérent à la douceur jusqu’à en faire l’instrument progressif qui devrait conduire à l’unanimité sociale. Surtout, il donne à la notion une dimension temporelle absente du texte source, qui lui revient en propre. Ce passage se rattache à la réflexion qui est au centre de son opuscule sur l’Importance des expressions modestes et polies : le temps change et fait changer les opinions des hommes (Expressions, § 8).

§ 23

La toute dernière partie de Sur la douceur appartient à Castel et fait écho à ses intérêts pédagogiques : la pratique de la douceur qu’il recommande aux enfants correspond à un idéal humain proposé à travers les exemples de Socrate et de saint François de Sales ; par ces deux noms, l’abbé semble vouloir conjuguer l’humanitas classique avec la douceur dévote24 qui constitue l’idée maîtresse des œuvres de saint François de Sales25. Toutefois, il faut bien reconnaître que sa réflexion morale reste exempte de résonances explicitement chrétiennes et que Sur la douceur ne vise pas à faire goûter au lecteur « le vrai sucre spirituel » de la dévotion mais à lui inspirer une sagesse toute mondaine et une tactique politique.

Note sur l’établissement du texte

Manuscrits

Extrait du discours sur la douceur, archives départementales du Calvados, 38 F 44 (ancienne liasse 6), p. 1-5. (B)
Texte incomplet comportant des corrections autographes qui seront intégrées dans l’imprimé. Est pris en compte dans les variantes le texte original sans biffures ni corrections qui correspond au premier état connu du discours de Saint-Pierre.

Extrait du discours sur la douceur, archives départementales du Calvados, 38 F 44 (ancienne liasse 6), p. 1-7.
Mise au net de la main d’un secrétaire correspondant, comme l’indique la note de la première page, en haut à gauche : « tome 15 page 321 », au texte de la deuxième édition, dans le tome XV des Ouvrages de politique et de morale de 1741.

Imprimés

M. Nicolas, Discours qui a remporté le prix d’éloquence à l’Académie française en l’année MDCCXXXIX, Paris, J.-B. Coignard, 1739, p. 1-16. (A)
L’écrit Sur la douceur de l’abbé de Saint-Pierre se présente comme un extrait de lecture de cette pièce d’éloquence. Pour mesurer la proximité avec le texte source, nous donnons en variantes les passages empruntés à ce texte (A), sans reproduire la totalité du Discours de Nicolas.

« Sur la douceur », in De la douceur, Amsterdam / Paris, Briasson, 1740, p. [3]-12.
Dans cette édition, « Sur la douceur » est suivi de trois autres textes qui sont, dans leur ordre d’apparition : « Modestie », « Importance des expressions modestes et polies » et « Économie bienfaisante », chacun possédant une pagination autonome.

Sur la douceur par Me La P. O., in Ouvrages de politique et de morale, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, t. XV, p. 321-329. (C)
Le texte est précédé de Modestie et suivi par Importance des expressions modestes et polies.

Sur la douceur, in Ouvrages de morale et de politique, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, t. XVI, p. 436-445. (D)
Dans cette troisième édition, le titre Sur la douceur est maintenu, sans rappeler l’attribution à un autre auteur, reconnue par ailleurs dans le texte. Le texte est précédé d'Importance des expressions modestes et polies parmi les écoliers et suivi de Modestie. Dans cette version (D), un titre de paragraphe correspondant au système paratextuel du volume est ajouté.

§ 24

Le texte de base proposé est l’imprimé (D), avec les variantes du texte (B), et des imprimés (A) et (C).


1.Édouard Goumy, Étude sur la vie et les écrits de l’abbé de Saint-Pierre, Paris, P.-A. Bourdier, 1859, p. 1-2.
2.Sur l’importance « génétique » de la réflexion de Castel sur la douceur dans l’anthropologie du don, voir Sergio Labate, « Dono e dolcezza. L’attualità dell’abbé de Saint-Pierre all’interno di una questione filosofica contemporanea », in Les idées de l’abbé Castel de Saint-Pierre (1658-1743). « Toutes les parties de la bienfaisance », Simona Gregori et Patrizia Oppici (dir.), Macerata, Edizioni Università di Macerata, 2014, p. 105-122.
3.Le terme caillette est à la mode dans la première moitié du XVIIIe siècle pour parler d’une femme bavarde et frivole (Académie, 1740, art. « Caillette »).
4.L’abbé divise les sentences que l’on peut extraire des œuvres étudiées en « belles en proportion qu’elle parai[ssen]t renfermer quelque chose de nouveau, de grand, d’important » et en simplement jolies, c’est-à-dire « joliment exprimées et surtout à la portée de ceux qui les lisent ». Il en résulte une classification toute relative, puisque « ce qui est beau ou joli à un certain degré ne l’est presque jamais au même degré pour des lecteurs de différents degrés de lumière ; car ce qui est nouveau pour les uns, ne l’est pas pour d’autres » (Pensées, § 5).
5.Le sujet du discours était l’idée que les autres ont de nous entre plus que nous ne pensons dans celle que nous avons d’eux. L’auteur en était le même Nicolas qui constitue la source du texte Sur la douceur. Il était donc particulièrement goûté dans le cercle de l’abbé : voir l’Introduction à La Rochefoucauld, § 5.
6.Le fragment a pour titre Sur les pensées détachées.
7.Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Réflexions, in OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, t. XVI, p. 235.
8.Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Pensées sur l’immortalité, in OPM, t. XVI, p. 210.
9.Édouard Goumy, Étude sur la vie…, p. 155-156.
10.M. Nicolas, Discours qui a remporté le prix d’éloquence à l’Académie française en l’année MDCCXXXIX, Paris, J.-B. Coignard, 1739, 16 p.
11.Ibid., p. 3 ; voir aussi Recueil des pièces d’éloquence et de poésie qui ont remporté les prix donnés par l’Académie française en 1738-1741, Paris, J.-B. Coignard, 1741, p. [20] ; Douceur, § 38.
12.Claude-François Simon, Discours présenté à l’Académie française, par M. Simon, pour le prix d’éloquence 1739, Paris, C.-F. Simon fils, 1739.
13.Ibid., p. 6-7 ; il suffit de le confronter avec l’article « Fausseté des vertus humaines » du Dictionnaire philosophique pour évaluer la permanence d’une argumentation que Voltaire fait remonter à Jacques Esprit (Raymond Naves et Olivier Ferret [éd.], Paris, Classiques Garnier, 2008, p. 192-193).
14.François de Sales, Œuvres, André Ravier et Roger Devos (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1969, p. 146.
15.M. Nicolas, Discours…, p. 13.
16.Ibid., p. 14.
17.Ibid., p. 15.
18.Voir Corrado Rosso, La “maxime”. Saggi per una tipologia critica [1968], Bologne, Il Mulino, 2001, p. 53.
19.M. Nicolas, Discours…, p. 6.
20.M. Nicolas, Discours…, p. 8.
21.« Le mythe de la douceur féminine est un vieux piège », remarque Stéphane Audeguy dans son Petit éloge de la douceur (Paris, Gallimard, 2007, p. 57-58) : « Cette idéologie, douceâtre mais puissante, facilite toutes sortes d’exploitation des femmes […] Par ailleurs, cela ne condamne en rien la douceur elle-même ; seulement le modèle qui prétend l’imposer […] et comme son corrélat, un idéal de rigidité virile » ; ce dernier idéal est justement dénoncé dans le discours comme fallacieux : « Quand cette fermeté est destituée de raison, ce n’est plus vertu, ce n’est qu’humeur, que raideur, opiniâtreté, faux héroïsme » (Douceur, § 4).
22.M. Nicolas, Discours…, p. 13.
23.Cf. ibid., p. 14 : « Il rompt les coups qu’il ne repousse point, et il nous apprend par son exemple, que la différence des opinions ne doit point troubler le bon ordre de la société ».
24.Voir, sur le concept d’humanitas unissant les deux aspects de philanthropia et de paideia, notamment chez Cicéron et son héritage humaniste, Alicia Oïffer-Bomsel, « “Revêtir l’humanité, dépouiller la sauvagerie…” : vers l’idéal d’humanitas », in La douceur dans la pensée moderne. Esthétique et philosophie d’une notion, Laurence Boulègue, Margaret Jones-Davies et Florence Malhomme (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 147-168. Sur François de Sales, voir Viviane Mellinghoff-Bourgerie, « Dulcedo Dei, lenitas hominis. Théorie et pratique de la douceur selon François de Sales », in La douceur en littérature, de l’Antiquité au XVIIe siècle, Hélène Baby et Josiane Rieu (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 223-246.
25.François de Sales, Introduction à la vie dévote, in Œuvres, p. 18.