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Projet pour mieux mettre en œuvre le désir de la distinction entre pareils

Introduction, établissement et annotation du texte par Carole Dornier

Une longue gestation (1708-1730)

§ 1

En 1730, date de parution de son Projet pour mieux mettre en œuvre le désir de la distinction entre pareils, voici plus d’une vingtaine d’années que l’abbé a évoqué dans différents écrits l’intérêt politique de l’utilisation du désir d’être estimé et distingué. Dès la première version de son Mémoire sur les chemins (1708), Saint-Pierre imagine des inscriptions nommant des bienfaiteurs pour inciter les propriétaires à installer des poteaux directionnels aux carrefours car « il est de l’intérêt du roi et de l’État de mettre en œuvre le ressort de la gloire et de la bonne gloire » (Chemins, § 149-150). Dans son Projet de paix perpétuelle (Paix 2, § 209), il évoque la nécessité d’attacher des distinctions « aux vertus, aux travaux, aux talents à proportion qu’ils seront plus utiles au bonheur de l’État » et fustige ceux qui placent mal leur goût de la distinction dans un luxe inutile, au lieu de chercher la gloire par leur bienveillance (Paix 2, § 563). En 1715, date de rédaction du troisième tome de ce célèbre écrit sur la paix, il mentionne « le plaisir de l’estime et de la distinction entre ses pareils » qui fait défaut à l’homme envisagé dans une solitude originelle, et qui est un facteur de progrès dans les sociétés constituées en donnant le goût de transmettre ce qu’il a acquis par l’expérience et la réflexion. La thématique de la distinction apparaît ainsi comme un élément de la pensée des Modernes parce qu’elle est un facteur d’accroissement des connaissances et de perfectionnement (Paix 3, § 83-85). C’est au nom de l’utilité publique que l’abbé dénonce la fausse gloire du duel dans le mémoire qu’il consacre en 1715 à cet usage (Duel, § 34-37) et qu’il préconise de distinguer par des marques honorables ceux qui auront refusé de relever un défi (Duel, § 148-153). Dans le Discours sur la polysynodie (1718), l’émulation et l’ardeur pour la distinction sont considérées comme « principal ressort de l’État », dont les bénéfices attendus s’opposent aux méfaits de la patrimonialisation des offices (Polysynodie, § 60). Mais c’est surtout dans son Projet pour perfectionner l’éducation que la notion de distinction entre pareils devient un élément essentiel du dispositif de l’éducation collective qu’il imagine. Dans cet écrit paru en 1728, l’auteur mentionne le « discours séparé » qu’il a consacré à l’analyse de la distinction, antérieure à 17281.

Une composition inaboutie

§ 2

Selon l’abbé lui-même, l’écrit est issu de fragments qu’il a d’abord réunis, avant 1730, sous le titre Pensées politiques sur le plaisir que sentent les hommes en se voyant distingués entre leurs pareils et qu’il envisageait de retravailler pour « en composer une partie principale de la science du gouvernement »2. Mais tout se passe comme si le Projet pour mieux mettre en œuvre le désir de la distinction entre pareils avait été rapidement édité en 1730 pour compléter un volume constitué de textes dont certains avaient été publiés initialement dans des périodiques ou en édition séparée, et qui portaient majoritairement sur l’éducation3. L’abbé apporte peu de soin à cette publication, inachevée, annonçant trois parties dont il ne donne que deux ou faisant se suivre deux avertissements qui n’en forment plus qu’un seul en 17394 (Distinction, § 4-6). À cette date en effet il corrige son texte dans l’éventualité d’une nouvelle édition mais il ne fournit toujours pas le troisième volet de la démonstration, qui devait, conformément à ses habitudes, comporter des objections et des réponses5.

§ 3

L’avertissement qui introduit le Projet présente l’intention présidant à sa rédaction : faire servir la science des mœurs au bon gouvernement en précisant sur quel levier peuvent agir les gouvernants afin de diriger les inclinations des hommes vers le but de la politique, l’utilité publique, que Saint-Pierre fait coïncider avec la volonté de Dieu. À ces premières remarques liminaires sont ajoutées au texte initial des justifications à l’usage du néologisme gloriole, terme à suffixe péjoratif sur lequel s’appuie Saint-Pierre pour distinguer les mauvais objets de la recherche de distinction de ceux qu’il convient au contraire de favoriser, additions redondantes avec les paragraphes de la première partie consacrés au même sujet et que l’abbé avait prévu de supprimer dans une future édition (Distinction, § 29-30, variantes). Suit une première partie intitulée « Pensées politiques sur la distinction entre pareils », qui constitue un effort de théorisation du plaisir de la distinction, suivi d’une réflexion sur les critères d’évaluation de la juste distinction par opposition aux glorioles. La bienfaisance permet de préciser les critères de l’estime publique en fonction des sacrifices consentis et des conséquences bénéfiques étendues au plus grand nombre et à la plus grande durée. Le bon gouvernement doit utiliser cette émulation pour la bienfaisance par une éducation et des honneurs publics appropriés. Saint-Pierre critique les morales de l’intention et la condamnation de l’amour-propre en insistant sur l’importance des conséquences dans l’évaluation des actions et des œuvres et en considérant comme vertu un intérêt bien entendu qui sert le bien commun. Il compare le plaisir de la distinction au plaisir gustatif, l’un et l’autre accordés par Dieu aux hommes pour la conservation de leur corps et celle de la société. Il insiste sur la vraie gloire des princes qui doivent associer utilité et difficulté au service du bonheur de leurs sujets, pratiquer et promouvoir l’activité, la frugalité, encourager à l’enrichissement, non pour le luxe mais pour la dépense utile au plus grand nombre.

§ 4

La seconde partie énumère les moyens que peut utiliser l’État pour diriger le plaisir de la distinction vers le bien commun : augmentation des ressources finançant des honneurs publics, distribués avec justice par le scrutin perfectionné ; mesure de la valeur par l’utilité et la difficulté ; émulation à la pratique des vertus grâce à l’éducation collective ; récompenses et marques de distinction établies par des règlements ; recrutement des plus dévoués à la cause publique par la méthode du scrutin. Le Projet ne comporte de conclusion dans aucune des trois versions connues.

Redéfinir la grandeur

§ 5

Saint-Pierre inscrit son Projet dans un courant de réhabilitation des plaisirs et de l’amour-propre qui engage de nouvelles définitions de la gloire et de la grandeur, la légitimation de l’ambition et du désir de se surpasser, facteurs de dynamisme et de progrès. Le XVIIe siècle avait connu une exaltation des passions nobles et de l’héroïsme6. Les critiques des manèges de l’amour-propre et de l’intérêt formulées dans les dernières décennies par le moralisme augustinien et le quiétisme, comme on le verra plus loin, appelaient de nouvelles réponses de la part de ceux qui étaient inspirés par la foi optimiste dans le perfectionnement moral des hommes et dans la divine Providence mais qui défendaient une conception de la grandeur en rupture avec certaines valeurs traditionnelles de la noblesse (héroïsme guerrier, point d’honneur…)7.

§ 6

Ces idées étaient agitées, dans les cercles que fréquentait l’abbé, par les Modernes, hôtes de Mme de Lambert, dans une volonté de refonder les valeurs aristocratiques. Contre une étroite morale dévote, Louis-Silvestre de Sacy, confrère de l’abbé à l’Académie française, dans son Traité de la gloire (1715), défendait la « gloire bien entendue » ; la marquise elle-même, dans les Avis d’une mère à son fils (1728), légitimait la recherche de la distinction et de l’estime8.

§ 7

Se réclamant de Descartes dans son « Avertissement » (Distinction, § 7), Saint-Pierre reprend la justification cartésienne des passions destinées à signifier à l’esprit ce qui est convenable ou nuisible au composé dont il fait partie, à travers une analogie entre le plaisir de la nourriture saine qui nous est donné par Dieu pour la conservation de notre corps et le plaisir de la distinction pour la conservation des sociétés (Distinction, § 98)9. Cependant, si l’abbé se place dans ses propos liminaires sous l’égide de la méthode cartésienne, il réduit celle-ci à ce qui concerne « la nature en tant que corporelle », pour souligner que lui l’applique à la nature « en tant que spirituelle » (Distinction, § 7). L’abbé est sans doute embarrassé par l’affirmation du Traité des passions de l’âme (1649) qui fait dépendre toutes les passions du corps, comme le souligne son interrogation sur la place, dans le cerveau, du plaisir de la distinction (Distinction, § 22), qu’il désigne comme « sixième sens » mais qu’il oppose aux plaisirs des sens, rapportés à des « organes extérieurs » (Distinction, § 19 ; § 17). La place éminente qu’il accorde au sens de la distinction, « le plus spirituel de tous » (Distinction, § 19), se rapproche néanmoins du rôle essentiel que Descartes confère à l’admiration, la première de toutes les passions10. L’admiration, sentiment d’estime devant la nouveauté et la grandeur, est l’objet du désir de gloire. Saint-Pierre mentionne lui aussi, à propos du plaisir d’être distingué, le rôle de la nouveauté ; mais de même qu’il ne se situe pas, contrairement à Descartes, du côté de celui qui admire, mais du côté de celui qui jouit d’être admiré, il envisage la nouveauté ou la lassitude d’après ce dernier point de vue et non de celui du sujet admirant (Distinction, § 20-21). Ce faisant, dans l’évaluation de ce qui mérite l’estime, il néglige ce critère de nouveauté ou de rareté, au profit de l’utile, des avantages procurés à la société.

§ 8

Cette importance de la distinction peut être rapprochée de l’analogie, formulée par Hobbes, entre la vie humaine et une course dans laquelle on n’a d’autre but et d’autre récompense que de devancer ses concurrents11. Saint-Pierre cherche à asseoir théoriquement un point essentiel de sa pensée politique : la recherche d’un principe dynamique mettant la société en mouvement pour l’utilité commune. C’est pourquoi le perfectionnement de la société requiert de diriger ce désir de distinction par un calcul anticipant sur les conséquences.

Vraie gloire, fausse gloire, vaine gloire

§ 9

L’évaluation de la valeur des hommes par les conséquences de leurs actions implique la critique des philosophes anciens qui retirent à l’homme « le plaisir de la bonne gloire », désignés comme « stoïciens » dans la version du texte de 1739 (Distinction, § 66, 2e variante), et vise aussi le quiétisme, la doctrine du pur amour supposant gratuité et désintéressement total (Distinction, § 67). Cependant, sur ce point, les véritables adversaires de Saint-Pierre, ceux dont l’influence lui a semblé mériter dans d’autres écrits plus ample réfutation, sont ceux qui professent un pessimisme décourageant et qui sont indirectement mentionnés dans l’expression « fausseté des vertus humaines » renvoyant à l’ouvrage éponyme de Jacques Esprit (Distinction, § 42). Les moralistes augustiniens dans leur version religieuse (Pascal) ou mondaine (La Rochefoucauld) condamnent l’ambition et le désir de gloire comme produits de l’amour-propre, de la concupiscence, rendant la vertu impraticable et l’estime toujours entachée d’erreur12.

§ 10

C’est par ailleurs de toute une tradition chrétienne de suspicion à l’égard de la gloire que l’abbé s’éloigne. Les expressions de vaine gloire et de vanité traduisaient, à la suite de saint Augustin, de saint Thomas d’Aquin, une méfiance à l’égard du désir de l’estime et de la louange, qui, s’il incite à la vertu, appartient aux préoccupations mondaines et fait oublier que seul Dieu peut conférer la vraie gloire. La distinction entre vraie, fausse et vaine gloire conduisait à déprécier le jugement des autres pour lui opposer celui de Dieu et l’humilité chrétienne13.

§ 11

Chez Descartes, qui privilégie la conscience du sujet, la gloire est la joie éprouvée à être loué par autrui, différente de la satisfaction intérieure d’avoir bien agi. Hobbes distinguait la (vraie) gloire, fondée sur la certitude d’une expérience tirée de nos propres actions, la fausse gloire, issue du seul jugement d’autrui et de la réputation, et la vaine gloire, qui se confond avec la vanité comme défaut de caractère14. Saint-Pierre adopte une position essentiellement fondée sur les conséquences collectives, sans faire intervenir la conscience et le sentiment intérieur du sujet. Il s’écarte donc des conclusions du Traité des passions de l’âme de Descartes, pour qui c’est par le calcul de la raison, la connaissance de la vérité et l’usage de son libre arbitre que le sujet peut se diriger, non par le sentiment des autres. Les âmes nobles et fortes s’estiment à leur juste valeur, sur l’examen qu’elles font d’elles-mêmes15. L’abbé s’éloigne aussi des distinctions de Hobbes, pour ne retenir que la (vraie) gloire et la gloriole (Distinction, § 12). Il refuse le terme de vanité pour désigner le mauvais objet de la recherche de gloire (Distinction, § 10). Le mot renvoie à l’inanité de la vie humaine par opposition à la vie éternelle, au faux éclat du monde qui éloigne des vrais biens, de la vie contemplative, au sens ontologique et théologique qui implique une dépréciation de tout désir de gloire16. Le choix du néologisme à suffixe péjoratif traduit une volonté de renouveler et d’imposer par le langage des critères de jugement social mais aussi d’écarter des connotations religieuses défavorables à toute recherche de distinction. Ainsi la gloire serait toujours bonne, car présupposant des finalités dignes d’estime, quand la gloriole se définirait par ses objets, petits et méprisables, définition que l’abbé confie au bon gouvernement et aux éducateurs.

Une « cote publique de la valeur des hommes »

§ 12

En développant une conception du désir de gloire comme moteur de la société (Distinction, § 37), l’abbé semble s’inspirer de Hobbes qui voyait dans le désir de l’estime d’autrui une force qu’il faut utiliser et diriger par l’intervention de l’État17. Le désir de gloire se déploie dans un jeu à somme nulle, impliquant l’infériorité et la défaite d’autrui : « Dès que l’on dispute, dès qu’il y a comparaison, l’un ne saurait obtenir sa prétention que l’autre ne perde la sienne » (Distinction, § 24). L’auteur du Léviathan avait souligné le caractère destructeur de cette lutte pour la considération et la reconnaissance de sa valeur, concluant que l’artifice politique devait canaliser ce désir de reconnaissance, le souverain devenant la source unique de l’honneur. La distinction sociale ne peut donc plus être une valeur flottante laissant aux sujets la liberté de s’estimer, mais elle devient reconnaissance publique, définie par la loi instaurant un système de récompenses, de gratifications, d’hommages, afin d’encourager à servir l’intérêt commun18. Comme chez Hobbes, l’estime et la gloire sont définies chez Saint-Pierre par analogie avec la valeur des marchandises19. Le prix des actions et des œuvres est déterminé par l’autorité politique, et s’inscrit dans un système d’échanges où les bénéficiaires des actions dignes de gloire achètent à très bas prix (estime et louanges) les avantages qu’ils en retirent, selon une harmonisation des intérêts, non pas naturelle mais produite par l’artifice des règlements (Distinction, § 36).

§ 13

La louange et le blâme sont les moyens de diriger ce désir de la distinction vers le but que doit s’assigner toute action politique selon l’auteur : l’utilité publique, c’est-à-dire la plus grande quantité de bonheur répandue sur le plus grand nombre ou le plus grand nombre de maux évités ou diminués pour la plus grande quantité de familles. Aux critères frivoles de la gloriole : faste, naissance, talents inutiles, parure, s’opposent ceux de la gloire, en fonction de l’âge, du sexe, de la position dans la société : justice, bienfaisance, patience, talents… L’abbé croit ainsi pouvoir définir les conditions qui transformeront effectivement la passion de la gloire en vertu civique, sans qu’il y ait imposture ou artifice.

§ 14

Cherchant lui-même à éduquer ses lecteurs, l’abbé associe les notions de grandeur, d’honneur et de considération à des exemples soumis au jugement. Les biographies de Plutarque permettent en particulier d’éclairer les esprits sur les différentes qualités qui valent à certains êtres d’être distingués et admirés par leurs semblables et participent de cette volonté éducative20. Dans le Projet pour mieux mettre en œuvre le désir de la distinction entre pareils, la figure d’Alexandre illustre la nécessité d’éclairer la recherche de gloire. Le prince macédonien aurait manqué de discernement car, si son précepteur Aristote lui a enseigné à surmonter les plus grands obstacles pour se distinguer entre ses pareils, il ne lui a pas appris que la vraie gloire ne peut s’acquérir que par l’utilité procurée aux hommes ou à sa nation (Distinction, § 61 ; § 107). Iréniste, l’abbé participe à une « démolition du héros à l’antique » à l’œuvre dans la période, qui va de pair avec la condamnation de la conquête territoriale, de la guerre et des luttes fratricides21. Son Projet use de figures canoniques empruntées à l’histoire romaine, exemplifiant la gloriole ou la distinction nuisible – conflits destructeurs attisés par les Gracques, Sylla, Marius, Catilina, César, Pompée… (Distinction, § 76) ; débauche et cruauté de Néron, de Sardanapale, de Caligula ; barbarie d’Attila (Distinction, § 71) –, et la gloire la plus précieuse que donne la vertu d’un Caton ou celle d’un Scipion (Distinction, § 61 ; § 77 ; § 187), rehaussée par la modestie. Parmi les Modernes, Saint-Pierre relève la valeur de Turenne, de Vauban, de Catinat, de Boufflers (Distinction, § 110-111), qui se sont élevés par leur seul mérite ou l’ont joint à une modestie remarquable. À côté d’une recherche de gloire destructrice et nuisible sont évoqués les supériorités inutiles (richesse de Lucullus, prouesses des acrobates de la foire Saint-Germain, sacrifices et mortifications des fanatiques) et les mérites relativisés par l’appât du gain, chez de célèbres voyageurs comme Tavernier et Chardin. Saint-Pierre, détracteur du luxe, s’en prend particulièrement à la « dépense inutile au public » de ceux qui occupent les grands emplois et qui préfèrent les mauvais procédés à l’égard de leurs créanciers à la justice et à la bienfaisance.

§ 15

Le mépris chrétien des choses du monde aussi bien que l’autosuffisance du sujet moral et l’idée cartésienne que la connaissance de la vérité permet de diriger les passions22 semblaient mal cadrer avec le projet politique et éducatif de l’abbé qui suppose un conditionnement de l’enfant et du citoyen par les exemples, les habitudes et les règlements. Pourtant, en célébrant l’humilité associée au mérite, Saint-Pierre établit une distinction intéressante qui nuance son point de vue conséquentialiste : s’il considère qu’il est très utile et agréable à la société qu’une personne de mérite s’estime moins qu’elle ne vaut, il juge cependant supérieur le mérite de celui qui, sachant ce qu’il vaut, adopte des manières « simples, humbles et modestes ». Sans doute, comme le dit l’abbé, celui qui prend conscience de sa valeur « venant à se détromper », pourrait vouloir « se donner pour plus qu’il ne se donne » (Distinction, § 130). Mais c’est aussi que se dévaluer est une erreur, donc un défaut, idée qui fait retour à l’idée qu’on doit distinguer « les résolutions qui procèdent de quelque fausse opinion et celles qui ne sont appuyées que sur la connaissance de la vérité » et que c’est « l’usage de notre libre arbitre » et « l’empire que nous avons sur nos volontés » qui nous peut donner « juste raison de nous estimer »23.

§ 16

Saint-Pierre conçoit une vaste entreprise de contrôle et de construction de l’opinion et des conduites qui en sont les conséquences. Les autorités politiques disposent selon lui de plusieurs moyens pour façonner le jugement social : honneurs publics déterminés par un conseil particulier doté de ressources suffisantes, méthode du scrutin pour pourvoir aux emplois par les plus méritants, exemples donnés par les souverains, place de l’émulation aux vertus dans l’éducation, éducation collective des princes, ordres et dignités récompensant la justice et la bienfaisance.

§ 17

Le plaisir de la distinction occupe donc une place essentielle dans la science des moeurs qu’il cherche à élaborer pour appuyer ses projets d’éducation et son plan de gouvernement. Pièce maîtresse de son système, qui fait reposer ses idées politiques sur un soubassement issu de la pensée morale, la promotion du plaisir de la distinction, si elle peut concerner l’ensemble de la population, engage surtout une réflexion sur les valeurs, le rôle et la formation des élites dans le plan de gouvernement conçu par l’abbé. Il entend plus particulièrement justifier les modalités de recrutement aux emplois publics en vue du déploiement des énergies vers le meilleur. La sélection par patrimonialisation ne garantit ni la compétence ni la volonté de l’amélioration mises au service de l’utilité publique ; l’hérédité des honneurs et des dignités n’encourage ni au dépassement de soi ni à l’engagement pour le bien collectif. La direction du plaisir de la distinction n’est pas dissociable du rôle que Saint-Pierre attribue au mérite national, que doit mesurer et sélectionner la méthode du scrutin perfectionné qu’il applique à ceux qui doivent exercer des fonctions politiques, militaires et religieuses (Polysynodie, § 60 ; Gouvernement, § 195).

La réception : de l’indifférence à la constitution du lieu commun

§ 18

L’encouragement à la bonne gloire des princes avait donné lieu, dans la première version connue du Projet, à une critique de la politique de Louis XIV, déjà dénoncée de façon audacieuse dans le Mémoire sur l’établissement de la taille proportionnelle (1717) et dans le Discours sur la polysynodie (1718), ce qui avait valu à l’abbé son éviction de l’Académie française24. La vraie gloire du roi serait de diminuer la misère de ses sujets au lieu de les appauvrir pour financer sa magnificence et des libéralités répandues sur quelques privilégiés. La religion est aussi implicitement critiquée quand elle place la sainteté et la perfection dans des interdits, privations et mortifications inutiles et non dans la bienfaisance (Distinction, § 166-177). Publiant en France, Saint-Pierre ménagera les autorités françaises en supprimant, en 1730, ces réflexions qui témoignent de ses convictions déistes et de son appréciation sévère du règne de Louis le Grand.

§ 19

L’ouvrage fut approuvé le 6 mars 1729 par un ancien confrère de l’abbé à l’Académie française, Danchet25. L’ensemble du volume de 1730 fait l’objet d’une mention dans le Mercure de France, qui loue les bonnes intentions de l’auteur, et dans les Mémoires de Trévoux. Les rédacteurs traitent de l’ensemble de ce volume, sans distinguer les différents projets qui y sont rassemblés. Le Journal des savants donne un extrait du Projet pour mieux mettre en œuvre le désir de la distinction entre pareils mais, prudence politique ou égard pour une personnalité introduite dans de nombreux cercles et réseaux, le périodique, louant le « zèle pour le bien public » de l’auteur, laisse les lecteurs judicieux « prendre leur parti sur ces différents projets »26.

§ 20

Si les idées de Saint-Pierre concernant un gouvernement de la distinction paraissent avoir laissé peu de traces dans la pensée politique des décennies suivantes, ce n’est pas qu’elles ont été rejetées mais au contraire qu’elles deviendront lieu commun. Les réflexions sur ce qui fonde l’estime et le respect, sur la valeur des actions et des hommes seront reprises par un admirateur de l’abbé de Saint-Pierre, Charles Duclos, dans ses Considérations sur les mœurs de ce siècle (1751)27. L’opinion selon laquelle il conviendrait d’orienter le jugement public en faveur de l’intérêt collectif connaîtra aussi un prolongement dans De l’esprit d’Helvétius (1758). L’amour de soi, cherchant la considération du public, peut fonder une morale civique, favorisée par le législateur qui punit et récompense ; l’État devient le dispensateur de l’estime ou du blâme publics28.

§ 21

L’orientation de l’émulation, la récompense des mérites et la distribution des honneurs comme éléments d’une science du gouvernement seront des idées exprimées en France par les physiocrates, par Jean-Baptiste Say, en Italie par Cesare Beccaria et Guiseppe Gorani, en Angleterre par Jeremy Bentham. Elles inspireront les monarchies éclairées de la fin du XVIIIe siècle en Autriche et en Russie, et donneront lieu au siècle suivant, selon l’expression d’Olivier Ihl, à une « inflation honorifique »29.

§ 22

L’ambition bien dirigée apparaît comme un instrument de progrès dans une société en mutation, où la concurrence semble favoriser le désir du meilleur, où l’orientation des désirs est perçue comme facteur de dynamisme, pour remplacer la faveur, les clientèles, la patrimonialisation des emplois, des titres et des dignités.

Note sur l’établissement du texte

Manuscrits

Pensées politiques sur le plaisir que sentent les hommes en se voyant distingués entre leurs pareils, BM Rouen, ms. 948 (I. 12), t. I, p. 301-355. (A)
Contenu : Avertissement ; Pensées politiques sur la distinction ; Matériaux pour la 2e partie : Observations 1 à 10.

Projet pour mieux mettre en œuvre dans le gouvernement des États le désir naturel de la distinction entre pareils, BNF, ms. N. A. fr. 11231, f. 255r-292r ; mention autographe, f. 255r : « tome 3 mai 1739 ». (C)
Texte de l’imprimé avec des suppressions, des additions et des corrections autographes en vue d’une nouvelle édition.

Imprimé

Projet pour mieux mettre en œuvre dans le gouvernement des États le désir de la distinction entre pareils, in Œuvres diverses de monsieur l’abbé de Saint-Pierre, Paris, Briasson, 1730, t. II, p. 195-295. (B)
Contenu : Avertissement ; Pensées politiques sur la distinction ; I-X.

§ 23

Le texte de base proposé est celui de l’imprimé (B), avec les variantes du manuscrit de Rouen (A) et de celui de la BNF (C). Cette dernière version a justifié certaines corrections apportées au texte de base quand il était manifestement fautif.


1.Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Projet pour perfectionner l’éducation, avec un discours sur la grandeur & la sainteté des hommes, Paris, Briasson, 1728, p. 42 ; il y a une autre émission sous le titre Ouvrages sur divers sujets, Paris, Briasson, 1728, t. I.
2.BM Rouen, ms. 948 (I. 12), t. I, p. 301-355 ; voir Distinction, § 1, 1re variante.
3.Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Œuvres diverses de monsieur l’abbé de Saint-Pierre, Paris, Briasson, 1730, t. II ; voir les approbations des censeurs Lerouge et Danchet, p. [302-304].
4.Voir ibid., p. 195 et 199 ; Distinction, § 8, 1re variante.
5.Projet pour mieux mettre en œuvre dans le gouvernement des États le désir naturel de la distinction entre pareils, BNF, ms. N. A. fr. 11231, f. 255r-292r.
6.Voir Anthony Levy, French Moralists : The Theory of the Passions, 1585 to 1649, Oxford, Clarendon Press, 1964.
7.Voir Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard (Bibliothèque des idées), 1948, p. 155-180 ; François-Xavier Cuche, Une pensée sociale catholique : Fleury, La Bruyère et Fénélon, Paris, Cerf (Histoire), 1991, p. 93-96 ; Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard (L’esprit de la cité), 1998.
8.Louis-Silvestre de Sacy, Traité de la gloire, Paris, P. Huet, 1715, « Préface », n. p. ; Anne-Thérèse de Marguenat de Courselles, marquise de Lambert, Avis d’une mère à son fils, et à sa fille, Paris, É. Ganeau, 1728, p. 4-11 ; Roger Marchal, Madame de Lambert et son milieu, Oxford, The Voltaire Foundation, 1991, p. 291-352.
9.Voir René Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation VI, AT IX, 66 ; voir aussi l’idée que toutes les passions sont bonnes par nature et qu’elles « disposent l’âme à vouloir les choses que la nature dicte nous être utiles » (René Descartes, Les passions de l’âme, art. 211 et 52).
10.René Descartes, Les passions de l’âme, art. 53.
11.Thomas Hobbes, De la nature humaine, chapitre IX, 21.
12.Voir les opuscules suivants : Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Pascal, écrivain des plus éloquents et Sur les pensées de M. de La Rochefoucauld, in OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, t. XVI, p. 270-271 et 265-267. On notera cependant la position particulière de Pierre Nicole, qui, en mettant l’accent sur les bienfaits sociaux de l’amour-propre, a pu être considéré comme l’un des premiers utilitaristes : voir Béatrice Guion, « L’amour-propre bien ménagé : des ruses de la Providence à la morale de l’intérêt », in Un siècle de deux cents ans ? Les XVIIe et XVIIIe siècles : continuités et discontinuités (Actes du colloque de Paris Sorbonne et de la Fondation Singer-Polignac, 14-16 juin 2001), Jean Dagen et Philippe Roger (dir.), Paris, Desjonquères (L’esprit des lettres), 2004, p. 56-87 ; Céline Spector, « Cupidité ou charité ? L’ordre sans vertu, des moralistes du Grand Siècle à L’Esprit des lois de Montesquieu », Corpus, no 43, 2003, p. 23-69, en particulier p. 36-41 ; Dominique Weber, « Le “commerce d’amour-propre” selon Pierre Nicole », Astérion, no 5, 2007, en ligne.
13.Françoise Joukovsky-Micha, « La notion de “vaine gloire” de Simund de Freine à Martin le Franc (premier article) », Romania, t. LXXXIX, no 353, 1968, p. 1-30, en ligne.
14.René Descartes, Les passions de l’âme, art. 204 ; Thomas Hobbes, De la nature humaine, chapitre IX, 1.
15.Voir, dans les Passions de l’âme, l’article 152 (« Pour quelle raison on peut s’estimer ») et ce qui concerne la gloire et la honte (art. 204-206) ; sur l’estime et la reconnaissance chez Descartes, voir Denis Kambouchner, « Descartes et la question de la reconnaissance », in La reconnaissance avant la reconnaissance. Archéologie d’une problématique moderne, Francesco Toto, Théophile Pénigaud de Mourgues et Emmanuel Renault (dir.), Lyon, ENS Éditions (La croisée des chemins), 2017, p. 43-55, en ligne.
16.Voir Bernard Teyssandier, « Vanité vaine et vanité vaniteuse. Glissements sémantiques et modifications référentielles du concept de “vanité” à l’âge classique », Littératures classiques, no 56, 2005, p. 39-48, en ligne.
17.Voir Carole Dornier, « Désir de distinction et dynamique sociale chez l’abbé de Saint-Pierre », Lumen, no 40, 2021, p. 55-73.
18.Voir Thomas Hobbes, Léviathan, Gérard Mairet (éd., trad.), Paris, Gallimard, 2000, chapitre XVIII, p. 299-300 ; Barbara Carnevali, « “Glory”. La lutte pour la réputation dans le modèle hobbesien », Communications, no 93, 2013, p. 49-67, en particulier p. 60-62, en ligne ; Nicola Marcucci, « Le pouvoir de reconnaître. Anthropologie et représentation dans le Léviathan de Thomas Hobbes », in La reconnaissance avant la reconnaissance…, p. 91-108, en ligne.
19.Voir Thomas Hobbes, Léviathan, chapitre XVIII, p. 300 : « Il est nécessaire qu’il y ait […] une cote publique de la valeur de ces hommes qui ont mérité ou sont capables de bien mériter de l’État » (voir dans le texte original [1660] l’expression « a public rate of the worth of such men »).
20.Distinction, § 135-136 ; voir aussi Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, « Discours sur la véritable grandeur et sur la différence entre le grand homme et l’homme illustre », publié pour la première fois dans les Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, janvier 1726, p. 146-179 ; sur l’influence de Plutarque dans les écrits de Saint-Pierre, voir Sarah Gremy-Deprez, « De l’homme illustre au grand homme : Plutarque dans l’œuvre de Castel de Saint-Pierre », in Les projets de l’abbé Castel de Saint-Pierre (1658-1743). Pour le plus grand bonheur du plus grand nombre (Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 25-27 septembre 2008), Carole Dornier et Claudine Poulouin (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen (Symposia), 2011, p. 157-167 ; Id., La réception de Plutarque au XVIIe siècle, thèse de doctorat en lettres modernes, sous la direction de Claudine Poulouin, Université de Rouen, 2012, p. 621-652.
21.Voir Pierre Briant, Alexandre des Lumières. Fragments d’histoire européenne, Paris, Gallimard, 2012, p. 208-233.
22.René Descartes, Les passions de l’âme, art. 49.
23.René Descartes, Les passions de l’âme, art. 49 et 152.
25.Voir la fin, non paginée, du volume de l’édition de 1730 (B).
26.Mercure de France, février 1730, p. 338 ; Mémoires de Trévoux, février 1730, p. 574-575 ; Journal des savants, avril 1730, p. 246-247.
27.Voir notre introduction à l’édition critique de cet ouvrage (Paris, H. Champion, 2005, p. 39-41).
28.Francesco Toto, « L’impensé de Claude-Adrien Helvétius. Le problème de l’estime dans De l’esprit », in La reconnaissance avant la reconnaissance…, p. 169-193, en ligne.
29.Olivier Ihl, « Gouverner par les honneurs. Distinctions honorifiques et économie politique dans l’Europe du début du XIXe siècle », Genèses, no 55, 2004, p. 4-26, en ligne.