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Discours sur la polysynodie

Introduction par Alexandre Dupilet
Établissement, présentation et annotation du texte par Carole Dornier

Plaidoyer pour une expérience inaboutie

§ 1

Aborder le Discours sur la polysynodie donne l’occasion de battre en brèche l’accusation dont a été si souvent l’objet Castel de Saint-Pierre, à savoir celle d’être un utopiste, un rêveur incapable de prendre en considération la réalité et la complexité de son époque. Éloigné des projets théoriques qui ont pu prêter le flanc à la critique, ce texte est, au contraire, ancré dans le réel puisqu’il s’agit d’une réflexion sur le système gouvernemental effectivement mis en place par Philippe d’Orléans, lorsque celui-ci devint régent. La polysynodie, ou gouvernement par conseils comme on l’appelait alors, se substitua au système ministériel louisquatorzien. Elle fut instaurée par la déclaration du 15 septembre 1715, qui mettait en place six conseils1. Les Conseils des affaires étrangères, de la guerre, de la marine et de finances remplaçaient, à la tête des départements ministériels, les secrétaires d’État et le contrôleur général des finances. Le Conseil du dedans était chargé des affaires intérieures du royaume, qui étaient auparavant divisées entre les secrétaires d’État. Enfin, les affaires religieuses étaient confiées au Conseil de conscience. Quelques mois plus tard, en janvier 1716, l’édifice fut complété par un Conseil de commerce. Le principe du gouvernement par conseils était simple. Il consistait à remplacer les secrétaires d’État de Louis XIV par des ministères collégiaux, des conseils, chargés de préparer les affaires ou dossiers qui seraient ensuite portés au Conseil de Régence, au sein duquel fusionnaient les Conseils gouvernementaux. Ce Conseil devait être en théorie la seule instance de décision2.

§ 2

Lorsque l’abbé de Saint-Pierre termina la rédaction de ce discours d’environ 150 pages in-4o, le 16 avril 1718, la polysynodie faisait déjà l’objet depuis quelque temps de vives critiques. En janvier 1718, dans des remontrances adressées au Régent, le Parlement de Paris soulignait que le gouvernement par conseils ne suscitait que désorganisation administrative et retard dans les affaires3. De surcroît, son coût, suscité par le nombre trop élevé de conseillers, nuisait au rétablissement des finances de la monarchie. Galvanisé par ses succès en politique extérieure, l’abbé Dubois, farouche adversaire du gouvernement par conseils, avait l’oreille de plus en plus attentive du Régent. Dès le mois de février 1718, la suppression de la polysynodie était évoquée par les diaristes et les épistoliers de l’époque4 et les rumeurs à ce sujet se multipliaient ; le retour des secrétaires d’État semblait inéluctable, et c’est ce qui amena probablement l’abbé de Saint-Pierre à prendre la plume.

§ 3

Le Discours sur la polysynodie est donc un ouvrage de circonstance. Dans la préface de son ouvrage, l’abbé de Saint-Pierre le reconnaît lui-même. Il qualifie son texte de simple « ébauche », et admet qu’il n’a pas eu le loisir de peaufiner son plan et sa démonstration. Toutefois, il légitime son intervention en révélant qu’il a déjà réfléchi aux avantages de ce gouvernement « dix ou quinze ans auparavant ». On peut ajouter en outre que l’abbé de Saint-Pierre appartenait aux premiers cercles du pouvoir. Il avait été aumônier de Madame, mère du Régent, habitait encore au Palais-Royal et était régulièrement en contact avec Dubois, qui, à cette époque, faisait partie du Conseil des affaires étrangères. Il est donc certain qu’il connaissait fort bien le fonctionnement du gouvernement par conseils et qu’il avait eu l’occasion d’en discuter avec ses principaux acteurs.

§ 4

Le plan de l’ouvrage est très simple, comme souvent chez l’abbé de Saint-Pierre qui ne s’embarrasse pas de fioritures. Il s’agit de lister les avantages de la polysynodie sur les autres formes de gouvernement, puis, dans un second temps, de répondre aux critiques que l’on pourrait adresser au gouvernement par conseils, procédé que l’on retrouve dans maints écrits de l’abbé. L’ouvrage s’ouvre sur une présentation typologique des formes de gouvernement. Il existe trois architectures institutionnelles bien distinctes. La première se nomme vizirat : le roi commande aux destinées du royaume, assisté par un premier ministre, comme ce fut le cas durant le règne de Louis XIII. La deuxième est le demi-vizirat, clairement identifiée au gouvernement de Louis XIV, l’abbé évoquant le partage de l’autorité tel qu’il a été effectué entre « feu monsieur Colbert et feu Monsieur de Louvois » (Polysynodie, § 2). La troisième est la polysynodie, système de gouvernement mis en place par Philippe d’Orléans, mais pouvant tout aussi bien fonctionner, comme le note l’auteur, lorsque le roi est majeur, un Conseil général ou Conseil suprême prenant le relais du Conseil de Régence. L’abbé de Saint-Pierre précise qu’il s’inscrit dans le cadre des propositions du duc de Bourgogne et de son entourage, composé notamment de Fénelon et de Saint-Simon, qui avaient envisagé, respectivement dans les Tables de Chaulnes et les Projets de gouvernement, de mettre en place un gouvernement par conseils lorsque le prince serait devenu roi. La mort du duc de Bourgogne en 1712 avait ruiné leurs grandes espérances.

§ 5

Le Discours se présente donc comme un plaidoyer pour la polysynodie. La comparaison avec le vizirat et le demi-vizirat doit permettre de mettre en évidence ses avantages et sa supériorité. Plus que le gouvernement de Louis XIII, et en dépit de quelques allusions à Richelieu, c’est bien le système ministériel de Louis XIV qui sert de repoussoir, car il est mieux connu et encore à l’esprit de chacun. L’abbé adopte une présentation positive de la polysynodie en dressant, dans la première partie du texte, une liste de ses avantages. Toutefois, le propos glisse rapidement pour devenir un véritable réquisitoire contre le gouvernement ministériel louisquatorzien5. À travers les avantages de la polysynodie, ce sont donc les défauts du système ministériel qui sont visés. Le problème principal du demi-vizirat est clairement identifié et relève presque de l’évidence : les ministres ou secrétaires d’État. L’abbé de Saint-Pierre emprunte les chemins balisés par Fénelon ou encore par Saint-Simon, respectivement dans les Tables de Chaulnes et les Projets de gouvernement. Il est toutefois peu probable qu’il ait eu accès à ces deux textes. Cette communauté d’idées nous montre que la critique du système ministériel était courante au sein de certains cercles de réflexion à la fin du règne de Louis XIV.

§ 6

Premier inconvénient posé par le système ministériel selon l’abbé de Saint-Pierre : les secrétaires d’État sont les principaux canaux d’information du souverain et ces canaux sont peu fiables (§ 17-21 et § 26-27). Les ministres peuvent en effet falsifier les faits, présenter une vision tronquée de la réalité et mal conseiller le roi, soit par incompréhension des affaires, par intérêt personnel ou par volonté de préserver leur pouvoir. Étant conscients que, pour se conserver les bonnes grâces du souverain, il est urgent de le flatter, ils peuvent être amenés à ne jamais aborder avec lui les sujets qui pourraient le contrarier (§ 56-57). Ainsi, les ministres taisent la misère populaire tout en encourageant le roi à des dépenses souvent superflues, ceux qui ont en charge les bâtiments et les fêtes étant ici explicitement visés (§ 28). Le souverain peut également subir l’emprise, évidemment néfaste, des femmes, qui sont elles-mêmes à l’origine de la nomination de certains ministres. Or, regrette l’abbé de Saint-Pierre, ces dames sont rarement motivées par l’intérêt de l’État mais plutôt par le souci de satisfaire leurs fantaisies (§ 93).

§ 7

Deuxième inconvénient pointé par l’abbé de Saint-Pierre : les ministres étant surchargés de travail, ils n’ont pas le temps d’examiner dans le détail les nouvelles propositions qui leur sont soumises et ne peuvent saisir les tenants et aboutissants de tous les dossiers. Dernier inconvénient enfin, le système encourage les relations malsaines entre ministres, mais aussi entre ministres et subordonnés, ce qui est susceptible de nuire à la bonne marche des affaires. Les ministres se jalousent entre eux et tentent de déprécier leurs concurrents, critique originale qu’on ne retrouve ni chez Fénelon, ni chez Saint-Simon. En outre, ils évitent également de s’entourer de collaborateurs de qualité qui pourraient leur porter ombrage à eux et à leurs héritiers, les secrétaires d’État souhaitant que leurs enfants leur succèdent (§ 47). Cette remarque permet à l’auteur de souligner l’importance du mérite dans l’obtention des charges, idée également développée dans d’autres écrits.

§ 8

L’argumentation de l’auteur n’est pas uniquement théorique. Elle est étayée de faits précis qui accentuent la critique du règne du Grand Roi. Impossible bien sûr de ne pas songer à Madame de Maintenon, même si elle n’est pas citée, lorsqu’il brocarde l’influence féminine. Mais l’auteur avance à visage découvert quand il évoque ce qui demeure selon lui l’aspect le plus noir de la politique du Grand Roi, les guerres. On n’en attendait pas moins de la part de l’auteur du Projet de paix perpétuelle. Saint-Pierre estime que Louis XIV était un prince naturellement doux, modéré et équitable, tel que l’avait façonné Mazarin qui espérait ainsi avoir la haute main sur le pouvoir le plus longtemps possible (§ 113). Cependant, l’influence de Louvois l’engagea à se lancer dans d’aventureux conflits qui ternirent son règne et plongèrent le royaume dans la détresse et la misère au début du XVIIIe siècle. Loin d’accabler l’homme Louvois, Saint-Pierre s’attaque au ministre et dénonce la jalousie envers Colbert qui l’incita à convaincre le souverain de s’engager dans des conflits avec les puissances voisines. Ce faisant, Louvois devenait indispensable (§ 113). L’abbé de Saint-Pierre dénonce enfin les conséquences désastreuses de cette politique, le gâchis humain, financier, économique et la dégradation de l’image de Louis XIV auprès des puissances étrangères, ce qui joua un rôle dans la guerre de Succession d’Espagne. Et fidèle à lui-même, ou du moins à l’image que l’on s’en fait parfois, il se plaît à rêver à ce qu’aurait pu être le règne si la guerre avait été évitée : développement du commerce ou encore éducation des enfants, sans préciser la nature de ses propositions (§ 117).

§ 9

Tous ces dysfonctionnements sont consubstantiels au régime du vizirat et du demi-vizirat. Différence notoire avec Saint-Simon, c’est le système qui est avant tout incriminé et non l’origine des ministres, la « vile bourgeoisie ». De manière logique, la polysynodie permet de corriger ces défauts. Le gouvernement par conseils a le mérite de multiplier les sources d’information, d’encourager le débat, la discussion, la délibération et d’aboutir à de meilleures solutions. La polysynodie n’est pas uniquement présentée comme un système permettant d’éviter les problèmes inhérents au demi-vizirat, un expédient ou un pis-aller. Elle possède des vertus, des qualités qui lui sont propres. Il n’en demeure pas moins que, plus qu’un plaidoyer, c’est le réquisitoire contre le système ministériel, la critique implacable du règne de Louis XIV qui, dans cette première partie, frappe le lecteur et tout particulièrement le passage portant sur la rivalité Louvois/Colbert et les guerres qui s’en sont ensuivies. Il faut le reconnaître : trois ans après la mort de Louis XIV et alors que la vieille Cour était encore puissante, il fallait un certain courage, ou devrait-on parler d’inconscience et de naïveté, pour publier ce texte adoptant des accents pamphlétaires. Comme si la Lettre à Louis XIV de Fénelon, que Madame de Maintenon avait prudemment rangée au plus profond des tiroirs de son cabinet, avait finalement été publiée.

§ 10

L’argumentation n’est toutefois pas entièrement convaincante car elle est parfois contradictoire : comment soutenir par exemple que le demi-vizirat est miné par la concurrence entre les ministres alors que la polysynodie, pourtant composé de plusieurs dizaines de conseillers, échappe à ce vice ? Pour l’abbé, tout se passe comme si le gouvernement par conseils venait par enchantement corriger les turpitudes du système ministériel, alors qu’il était de notoriété publique que les oppositions et les incompatibilités d’humeur nuisaient au travail des conseils particuliers. L’auteur en a lui-même parfaitement conscience : il estime que la polysynodie établie par Philippe d’Orléans est loin d’être parfaite. Dans son introduction, lorsqu’il aborde l’architecture générale du gouvernement par conseils, il écrit que c’est « à peu près » celle que le Régent a conçue avec tant de sagesse. De manière plus directe, il évoque une polysynodie « défectueuse ». Cette prise de distance lui permet de justifier la seconde partie de son Discours, qui se conçoit comme une série de réponses aux critiques susceptibles d’être adressées au gouvernement par conseils. En filigrane, l’abbé pointe les imperfections de la polysynodie orléaniste et suggère quelques modifications importantes. Comme il l’écrit, « un établissement aussi vaste, qui n’a point encore eu dans le monde d’excellent modèle, ne peut en si peu de temps acquérir sa perfection. Et c’est en partie pour donner quelques idées propres à le perfectionner, que j’ai entrepris cet ouvrage » (§ 8).

§ 11

La seconde partie se présente sous la forme d’un dialogue, procédé souvent employé par l’abbé de Saint-Pierre : des objections (37 au total) sont formulées par un personnage imaginaire, donnant lieu à une réponse de l’auteur qui tente de les nuancer ou de démontrer qu’elles n’ont pas lieu d’être. On peut diviser ces objections et réponses en deux ensembles. Le premier forme un tout continu avec la première partie. Aux réserves formulées, l’abbé se contente de suggérer qu’elles valent également pour le vizirat ou le demi-vizirat et que le gouvernement par conseils permet d’atténuer ces défauts en reprenant les arguments développés dans la première partie, les sempiternelles vertus de la discussion ou de la division du pouvoir. Ainsi, dans la polysynodie, les femmes peuvent également avoir de l’influence sur les conseillers. Et l’abbé de rétorquer que, le pouvoir étant divisé, elles en auront moins (§ 144). Autre exemple portant sur un sujet déjà évoqué : les divisions entre conseillers ou la jalousie que peut susciter ce système. Saint-Pierre se contente de répondre que ces divisions pourraient se calmer d’elles-mêmes, que la jalousie est inévitable ou encore que le roi peut imposer le silence et rétablir l’ordre (§ 145-149 et § 160-164). En somme, que les objections sont infondées.

§ 12

Certaines réfutations se voient d’ailleurs rejetées d’un revers de main sans que soient développés des arguments convaincants. La polysynodie peut être accusée de nuire au secret : « il y a de toute façon peu d’affaires qui demandent du secret » (§ 151). Le conseil des finances n’a pas réussi à régler la dette : et qu’en fut-il des contrôleurs généraux qui l’ont précédé (§ 324-325) ? L’argumentation, si elle a lieu, est toujours de la même teneur : les défauts dénoncés se retrouvent dans les autres systèmes mais de manière plus accentuée. Cet ensemble est finalement de peu d’intérêt car l’abbé use uniquement de procédés rhétoriques, ce qui a d’ailleurs fait dire à Jean-Jacques Rousseau dans son Jugement sur la polysynodie que certains passages du discours relevaient de la pirouette sophistique6. Une nouvelle fois on constate que ce texte a vraisemblablement été écrit au fil de la plume par un abbé pressé par le temps et qui n’a pas eu le loisir de mettre en ordre le flot ininterrompu d’idées qui lui venaient à l’esprit.

§ 13

Le second ensemble est toutefois plus intéressant. L’abbé de Saint-Pierre fait siennes les objections qui sont généralement formulées à l’encontre de la polysynodie et propose une réforme en profondeur de ce système de gouvernement. Il prend appui sur l’expérience du Régent. Toutefois, celle-ci doit être amendée. Ainsi, le Conseil de Régence doit être perpétué en Conseil général ou suprême, proposition qui s’éloigne de celles du cercle du duc de Bourgogne (§ 129). Il y ajoute enfin deux conseils : un Conseil de justice ainsi qu’un Conseil de l’examen des mémoires politiques (§ 166). Ce dernier remplacerait le Conseil du dedans, qu’il juge inutile, et serait chargé, comme son nom l’indique, d’étudier des mémoires portant sur des thèmes divers. Ces mémoires peuvent être composés par les conseillers ou par toutes personnes intéressées à la bonne marche de la « patrie ». La proposition est directement inspirée du comité Amelot, créé en 1716 par le Régent et qui consistait à examiner les nombreux mémoires portant sur le rétablissement des finances de l’État et du commerce, mémoires adressés par des particuliers. Curieux hasard : ce comité fut surnommé le « bureau des rêveries » et l’on ne s’étonne donc pas qu’il ait attiré l’attention de l’abbé de Saint-Pierre7.

§ 14

Les objections abordées font clairement apparaître des divergences avec la polysynodie de Philippe d’Orléans. L’abbé de Saint-Pierre estime que le Conseil suprême doit traiter un nombre trop important d’affaires, ce qui occasionne des dysfonctionnements majeurs. Les dossiers ne peuvent être présentés avec toute la diligence nécessaire, leur traitement se fait avec retard et le Conseil suprême devient un conseil de parade (§ 133). Chaque conseil devrait pouvoir statuer définitivement sur les affaires les moins importantes. Il est également envisagé que les conseillers eux-mêmes puissent prendre des décisions. Quant au monarque, il doit se concentrer uniquement sur les affaires d’importance. On constate ici que l’abbé de Saint-Pierre avait une connaissance imparfaite des pratiques du gouvernement par conseils puisque certaines assemblées comme celles des finances pouvaient déjà traiter des affaires sans en référer au Régent ou au Conseil de Régence. Il suggère également de rationaliser le traitement des affaires en spécifiant dans les règlements des conseils les types d’affaires qui doivent être portés au Conseil suprême ou relevant du seul Conseil particulier.

§ 15

Autre problème d’importance souligné par l’auteur : la polysynodie pourrait être remise en cause par un souverain qui serait moins sage que le Régent (§ 258). Aussi est-il nécessaire d’en faire l’une des lois fondamentales du royaume et pour lui donner ce caractère inviolable de convoquer les États généraux (§ 261). De manière plus perverse, la polysynodie pourrait dégénérer en demi-vizirat. Les présidents des conseils pourraient s’imposer comme des acteurs incontournables. Ils peuvent être tentés, lorsqu’ils présentent les dossiers au Conseil suprême ou au roi et au Régent de dissimuler la vérité, de devenir des secrétaires d’État en puissance. L’abbé de Saint-Pierre était-il parfaitement au courant des pratiques de la polysynodie de Philippe d’Orléans ? Toujours est-il qu’il parvient à cerner l’une des principales dérives de ce système. Au fil des mois, le Régent eut tendance à privilégier la pratique de la liasse. Autrement dit, il réglait de nombreuses affaires en tête à tête avec les présidents des conseils au mépris du Conseil de Régence et même des conseils particuliers.

§ 16

Pour éviter ces dérives, l’abbé de Saint-Pierre propose deux mesures ambitieuses. La première consiste à faire accompagner le président d’un conseiller de semaine, qui pourrait apporter des précisions sur les dossiers et exercer un rôle de surveillance (§ 138). Il suggère également de faire circuler les présidences (§ 238-239). Tous les trois ans, les Conseils particuliers auraient pour mission de proposer trois conseillers au souverain parmi lesquels il choisirait un nouveau président. Le dernier en date aurait la possibilité de se représenter mais s’il souhaite être désigné par les autres conseillers, il n’aurait pas intérêt à minimiser leur fonction.

§ 17

L’abbé de Saint-Pierre envisage des mesures similaires pour les conseillers. En échangeant leurs postes, les conseillers seraient beaucoup mieux informés des matières et une saine émulation s’ensuivrait. La circulation peut aussi s’effectuer entre les conseils (§ 67-89). Cette émulation est renforcée par la mise en place d’un véritable cursus honorum. L’auteur suggère en effet de créer des grades à l’intérieur des ministères comme dans la marine ou dans l’armée (§ 59). La mesure de circulation des conseillers et des présidents permettrait également de moraliser la vie publique, d’éviter les prévarications, les « friponneries des conseillers » pouvant être découvertes par leurs successeurs. Ainsi, la polysynodie serait-elle plus économe des deniers publics que le vizirat ou le demi-vizirat, contrairement à ce qui lui est reproché.

§ 18

Il estime également que le recrutement des conseillers doit suivre le modèle du choix des présidents. Lorsqu’une place viendra à se libérer, le conseil aura l’occasion d’élire trois sujets, la décision finale revenant au monarque (§ 277). Se lançant dans un exercice de flagornerie de haute volée, l’abbé de Saint-Pierre estime que le Régent a parfaitement composé sa polysynodie d’hommes aguerris et compétents (§ 270-271). Mais qu’en sera-t-il par la suite s’interroge-t-il ? Le principe de la cooptation est l’une des propositions les plus novatrices du Discours : elle permet d’éviter que le souverain choisisse uniquement des personnes qui lui sont entièrement inféodées, qui lui sont soufflées par des cabales, tandis que le mérite de chacun s’en trouve récompensé. Elle s’articule avec la proposition d’une création d’écoles politiques (§ 261). Le projet demeure très flou. Il est évoqué en une ligne mais on peut comprendre que ces écoles auraient pour objet d’enseigner les vertus du bon gouvernement et donc de la polysynodie. Quant à la base du recrutement, il s’agirait des intendants. Noblesse de robe et d’épée sont donc, comme dans la polysynodie de Philippe d’Orléans, les deux piliers du système de l’abbé de Saint-Pierre, qui reste sur ce plan extrêmement prudent.

§ 19

En dernier lieu, il est indispensable de revenir sur la portée de ce texte, portée immédiate et portée dans l’œuvre de l’abbé de Saint-Pierre. La portée immédiate du texte, c’est le scandale, qui valut à l’abbé de Saint-Pierre d’être exclu de l’Académie française à l’unanimité moins une voix, celle de son ami Fontenelle. L’abbé de Saint-Pierre n’en était pas à son coup d’essai puisque, l’année précédente, dans son mémoire sur la taille proportionnelle, il avait déjà égratigné Louis XIV et s’était exposé aux rebuffades de l’Académie. Cette fois, la vieille Cour, et en particulier le maréchal de Villeroy, se signalèrent, comme l’écrit Saint-Simon, par un vacarme épouvantable8. L’attaque contre le gouvernement de Louis XIV était rude, claire et directe. Le roi n’était mort que depuis trois ans, peut-être aurait-il fallu encore attendre un peu pour que la critique soit audible. Le Régent était relativement épargné par le traité. En effet, si l’abbé de Saint-Pierre soulignait les défauts de la polysynodie, il revenait à plusieurs reprises sur l’œuvre accomplie par Philippe d’Orléans et insistait sur le rôle essentiel de ce dernier dans la perpétuation de ce système. Pourtant, Philippe d’Orléans ne vola pas au secours de l’abbé de Saint-Pierre. Le Discours le mettait dans l’embarras alors que la suppression de la polysynodie commençait à être envisagée. En outre, il avait certainement bien compris que sans être révolutionnaires, les propositions de l’abbé de Saint-Pierre tendaient à faire évoluer la nature du régime. Entouré de ses conseillers, le roi perdait de son influence, de son importance. Son rôle était réduit à la portion congrue, celui d’un arbitre chargé de faire taire les éventuels conflits. L’abbé de Saint-Pierre s’en cachait à peine puisqu’il écrivait que la polysynodie instituait un État aristocratique, une aristo-monarchie, parfaitement capable de se substituer au roi au cas où celui-ci serait malade ou tout simplement fainéant (§ 92). Le discours était donc tout aussi inacceptable pour le Régent. Comme l’écrivit le marquis d’Argenson dans ses Mémoires, l’abbé de Saint-Pierre donna l’extrême-onction à la polysynodie9. Il ne croyait pas si bien dire puisque l’abbé laissa à la postérité le terme de polysynodie, terme savant, quoiqu’un peu pesant, pour désigner cette expérience politique.

§ 20

Dans l’œuvre politique de l’abbé de Saint-Pierre, le Discours constitue un jalon important. Pour l’auteur, le sujet était loin d’être clos, et le texte lançait plusieurs pistes qui méritaient d’être développées. Ces pistes, notamment celles portant sur le recrutement des conseillers et la mise en place d’une école politique, Saint-Pierre les reprit dans son Projet pour perfectionner le gouvernement des États qu’il considère comme le prolongement abouti du Discours sur la polysynodie. En outre, le Discours sur la polysynodie atteignit une certaine notoriété car Rousseau s’en empara et l’évoqua dans deux textes, les Jugements sur la polysynodie et les Fragments sur la polysynodie en forme de dialogue avec l’abbé de Saint-Pierre10. Rousseau n’est pas tendre avec son aîné. S’il considère que certaines propositions de l’abbé de Saint-Pierre sont dignes d’intérêt, comme le mode de sélection des conseillers, en revanche de manière plus générale, il juge que la polysynodie ne peut être un gouvernement pertinent que dans le cadre d’une véritable monarchie mixte au sein de laquelle le roi se plierait aux décisions prises par les conseils. Dans tout autre cas, la polysynodie est méprisable, ridicule et tout à fait inutile11. Il n’en demeure pas moins que l’analyse de ces œuvres a enrichi sa pensée politique.

§ 21

Le Discours sur la polysynodie éclaire l’évolution de la pensée politique de cette période de transition comprise entre la fin du Grand Siècle et le Siècle des Lumières. On voit que dans ce texte écrit en 1718, qui ne porte pas sur la Régence mais, d’une manière plus générale, sur le fonctionnement de la monarchie, il n’est plus question de souveraineté de droit divin. Nous sommes clairement dans une phase de sécularisation du politique, d’abandon progressif du sacré dans la sphère du pouvoir. En outre, sans même évoquer cet aspect, la souveraineté pleine et entière du roi, la monarchie absolue, loin d’être attaquée frontalement, n’a plus cependant ce caractère impérieux que l’on trouve dans les écrits de Saint-Simon ou de Fénelon. L’une des questions que l’on se pose sans cesse à la lecture de ce texte est : que reste-t-il à faire au roi, où est sa place dans ce nouveau système gouvernemental, d’autant que le Conseil suprême peut parfaitement se substituer au monarque lorsqu’il est malade ou s’il montre quelque aversion à exercer son autorité ? Bien évidemment, l’abbé de Saint-Pierre ne remet pas en cause la monarchie absolue mais lorsqu’il évoque un système dans lequel le monarque serait habilement conseillé par un personnel compétent, parfaitement au courant des affaires, et ayant reçu une formation intellectuelle et politique de grande qualité, on ne peut s’empêcher de songer qu’il incarne à merveille son rôle de philosophe inaugurant le Siècle des Lumières.

Note sur l’établissement du texte

Manuscrit

Discours sur la polysynodie, où l’on démontre que la polysynodie, ou pluralité des Conseils, est la forme de ministère la plus avantageuse pour un Roi, et pour son Royaume, Paris, Bibliothèque Mazarine, ms. 2649 (cote ancienne : 1533), f. 2r-57v.
Mention autographe à la fin du f. 57v : « 16 avril 1718 ». Mise au net ; texte identique à (A).

Imprimés

Discours sur la polysynodie, où l’on démontre que la polysynodie ou pluralité des Conseils, est la forme de ministère la plus avantageuse pour un roi et pour son royaume, s.l.n.d., in-4o.
Contenu : Préface, p. 1-9 ; Discours, p. 1-147 ; « 16 avril 1718 » (p. 147) ; Addition à faire, p. [153]. Sig. : A-S4, T2. Un feuillet non paginé (« Addition à faire ») figure à la fin de l’exemplaire conservé à la BNF (cote RES-E*-338) (A).

Discours sur la polysynodie où l’on démontre que la polysynodie, ou pluralité des Conseils, est la forme de ministère la plus avantageuse pour un roi, & pour son royaume, Londres, J. Tonsson, 1718, in-4o.
Contenu : Préface, p. [1-8], Discours, p. 1-129 ; « 16 avril 1718 » (p. 129). Texte identique à celui de (A), sans l’« Addition à faire » ; nouvelle composition typographique.

Discours sur la polysynodie, où l’on démontre que la polysynodie ou pluralité des Conseils, est la forme de ministère la plus avantageuse pour un roi et pour son royaume, Amsterdam, Du Villard et Changuion, 1719 [1718 ?], in-12, 265 p.
Contenu : Discours sur la polysynodie : p. [1-20] 21-262 : texte identique à celui de (A) ; Première lettre […] à M. de Sacy : p. 250-253 ; Mémoire sur la forme : p. 253-256 ; Mémoire sur le fond, p. 256-262 ; Seconde lettre […] à M. de Sacy : p. 263-265 ; Avertissement : p. 265 ; Table des matières : p. [1-6] (B).

§ 26

Selon la date qui figure sur la première version imprimée, c’est le 16 avril 1718 que l’abbé de Saint-Pierre aurait fini de rédiger ce Discours. Il le fait circuler sous forme d’une brochure in-4o, sans page de titre. Dès le début du mois de mai 1718, selon les dires de Fleury, chancelier de l’Académie, le régent aurait fait supprimer les exemplaires et arrêter l’imprimeur12. C’est cette version dont rend compte en septembre L’Europe savante, périodique éphémère publié à La Haye13. Une édition présentant le même texte mais avec une nouvelle composition typographique est publiée sous une fausse adresse londonienne chez Jacob « Tonsson »14. Une autre édition assez soignée paraît l’année suivante, avec table des matières et catalogue du libraire (Du Villard et Changuion d’Amsterdam15), comportant, en plus du texte du Discours, une lettre à M. de Sacy du 4 mai 1718, les justifications de l’auteur (« Mémoire sur le fond », « Mémoire sur la forme »), une autre lettre au même destinataire du 6 mai 1718 demandant de transmettre ses excuses aux membres de l’Académie, et un avertissement de l’éditeur sur l’éviction de l’abbé de Saint-Pierre, autant d’éléments qui semblent indiquer une édition contrôlée par celui-ci. C’est le texte de cette édition de 1719 (B) que nous proposons, avec indications des variantes de l’édition sans adresse de 1718 (A).


1.Recueil général des anciennes lois françaises, Paris, Belin-Leprieur, 1830, t. XXI, p. 38-39.
2.Voir Alexandre Dupilet, La Régence absolue. Philippe d’Orléans et la polysynodie (1715-1718), Seyssel, Champ Vallon, 2011.
3.Remontrances du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, Jules Flammermont (éd.), Paris, Imprimerie nationale, 1888, p. 66-67.
4.Voir Les correspondants de la marquise de Balleroy, Édouard de Barthélemy (éd.), Paris, Hachette, 1883, t. I, p. 248.
5.Quelques exemples : l’État souffrira moins de la maladie des ministres, un nombre plus important de gens de qualité s’appliqueront aux affaires du gouvernement, le roi sera plus instruit des affaires…
6.Jean-Jacques Rousseau, Jugement sur la polysynodie, in Œuvres complètes, Paris, Garnier, 2018, t. VIII-B, 1756 Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, Denis de Casabianca (éd.), p. 198.
7.Voir Claude-Joseph Gignoux et François-Félix Legueu, Le bureau de rêveries, 1715-1925, Paris, Grasset, 1926, p. 60.
8.Saint-Simon, Mémoires, Yves Coirault (éd.), Paris, Gallimard, 1986, t. VI, p. 651.
9.Mémoires et journal inédit du marquis d’Argenson, Paris, P. Jannet, 1857, t. I, p. 38.
10.Jean-Jacques Rousseau, Polysynodie de l’abbé de Saint-Pierre et Jugement sur la polysynodie, in Œuvres complètes, Paris, Garnier, 2018, t. VIII-B, 1756 Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre…, p. 149-209.
11.Jean-Jacques Rousseau, Jugement sur la polysynodie…, p. 197.
12.Les registres de l’Académie française 1672-1793, Paris, Firmin Didot, t. II, 1716-1750, Camille Doucet et Gaston Boissier (éd.), p. 50.
13.Septembre 1718, t. V, Première Partie, p. 43-66.
14.Sur la page de titre, le nom de l’éditeur est mal orthographié (Tonsson pour Tonson) ; Jacob Tonson, éditeur de Congreve, Steele, Addison, publiant presque exclusivement de la poésie et du théâtre anglais, était connu pour des éditions très soignées (Keith Walker, « Publishing : Jacob Tonson, Bookseller », The American Scholar, vol. 61, no 3, 1992, p. 424–430). La même adresse pourrait avoir été utilisée pour contrefaire l’édition originale ou commercialiser des exemplaires subsistants, comme le suggère le nombre de pages de certains exemplaires, identique à la première édition sans adresse ; sur cette fausse adresse londonienne, voir Emil Weller, Die falschen und fingirten Druckorte. Repertorium der seit Erfindung der Buchdruckerkunst unter falscher Firma erschienenen deutschen, lateinischen und französischen Schriften, Leipzig, W. Engelmann, 1864, t. II, p. 84.
15.Emmanuel I Du Villard, libraire genevois établi à Amsterdam travaille en association jusqu’en 1722 avec François Changuion, reçu libraire en avril 1718.