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La monarchie éclairée de l’abbé de Saint-Pierre

Introduction par Carole Dornier

§ 1

Le souci d’élaborer et de promouvoir une science du politique est au cœur de la pensée de l’abbé de Saint-Pierre, convaincu que le savoir qui éclaire sur les véritables intérêts conduit à la décision juste. Esquissé dès la période de rédaction du Projet de paix perpétuelle, vers 1712, un premier ensemble cohérent consacré au gouvernement apparaît : l’organisation des Affaires de l’État s’appuyant sur la constitution et la transmission d’une science politique, sur le recrutement des élites par scrutin, sur la forme des Conseils, est le remède qui répond aux inconvénients du système ministériel analysé dans le Discours sur la polysynodie (1718). Rentrant ensuite dans le détail des ministères, Saint-Pierre détaille ce qui concerne le ministère général et trois ministères particuliers : les Affaires du dedans, les Finances et les Affaires du dehors. Le travail systématique mené pour élaborer un plan de gouvernement subit cependant, lorsqu’il s’agit de préciser le fonctionnement de ces ministères, une certaine fragmentation sur laquelle l’auteur s’est lui-même expliqué1.

§ 2

Justifiant son choix au regard de l’utilité, il affirme que la science du gouvernement ne se limite pas au droit mais « embrasse toutes les sciences, tous les arts, tous les commerces, toutes les lois et généralement tout ce qui peut être utile à la société »2. Sa façon de travailler par mémoire et projet portant sur des mesures particulières et en fonction d’une certaine actualité ou pour répondre à des enjeux jugés prioritaires conduit l’abbé à accumuler des matériaux dont la place n’est pas toujours assignée dans une composition préconçue.

§ 3

Il entame en 1733-1734, dans les Ouvrages de politique, un programme de publication sur le gouvernement des États qui s’étale sur plusieurs tomes et n’évite ni les redites, ni un certain disparate. Parce qu’il se reprend, se répète, fusionne et réorganise selon des assemblages différents, publier la totalité du contenu de ses Ouvrages de politique ou de certains manuscrits aurait conduit à reproduire des textes identiques ou très proches. Le choix de cette édition est de présenter le Nouveau plan de gouvernement des États souverains (1738), refonte d’écrits antérieurs dont les reprises ou modifications sont signalées en variantes.

§ 4

Si la partie sur le ministère des finances a été incluse dans les Écrits sur l’économie, les finances et la fiscalité3, ce qui concerne le ministère des Affaires du dehors ou des Affaires avec les étrangers trouve sa place dans les Écrits sur le gouvernement des États, faisant écho aux textes sur les titres et honneurs. En condamnant la vénalité des charges, les titres héréditaires, les promotions par la seule ancienneté, Saint-Pierre souligne l’importance, dans la monarchie, du lien qui unit la noblesse d’épée au roi. L’armée réorganisée par Louis XIV offre un terrain privilégié pour promouvoir cette culture du mérite qui n’est compatible ni avec l’indiscipline, l’oisiveté, le luxe de l’aristocratie de cour, ni avec la vénalité et la faveur, ni avec un ordre du tableau qui dissuade l’émulation.

§ 5

Penser le recrutement et la formation des élites conduit Saint-Pierre à envisager de façon novatrice l’éducation du roi. Son Plan d’éducation des dauphins, présenté ici, imagine comment former un prince qui, sans qualités exceptionnelles, serait capable de gouverner dans l’intérêt de l’État et des sujets en s’appuyant sur le développement de la science du gouvernement.

§ 6

Enfin Saint-Pierre commente les écrits politiques des autres pour promouvoir ses projets : la nouvelle édition du Testament politique de Richelieu lui donne occasion d’y insérer des Observations pour évaluer le legs politique du cardinal. La parution de l’Anti-Machiavel de Frédéric II l’engage à publier ses Réflexions sur l’Anti-Machiavel de 1740 et son Énigme politique. L’abbé s’est reconnu dans l’idée d’une monarchie éclairée s’appuyant sur le droit et l’esprit philosophique. On lit les espoirs qu’il a mis en l’héritier du trône de Prusse et son dernier combat pour la paix quand il lui rappelle ses engagements à la suite de l’invasion de la Silésie.

§ 7

Saint-Pierre reste l’un des plus célèbres faiseurs de projets de son époque pour avoir rassemblé en système et diffusé auprès d’un public européen ses écrits. Sa longévité, son inlassable activité, sa volonté d’influence, son attention continue à l’actualité politique et à l’action des souverains d’Europe, l’ont conduit à rédiger pendant une trentaine d’années des mémoires dont la lecture met en lumière la filiation entre raison d’État et conception d’une monarchie éclairée par une science politique.


1.OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1734, t. VIII, p. 3 ; voir L’édition, La sélection du corpus.
2.OPM, t. VIII, p. 4.