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Plan d’éducation des dauphins, suivi de Sur l’éducation domestique du dauphin

Introduction par Xavier Gendre
Établissement, présentation et annotation du texte par Carole Dornier

Introduction par Xavier Gendre1

§ 1

L’éducation a fait l’objet, dans l’ensemble de l’œuvre de l’abbé de Saint-Pierre, d’une réflexion particulière. Sa pensée politique n’y dérogea pas. Qu’il s’intéresse à l’éducation des sujets dans un cadre général, à celles des futures élites destinées à occuper une fonction au sein de l’appareil politique ou à la formation particulière du dauphin, Castel de Saint-Pierre a toujours intégré dans sa réflexion pédagogique une vision dont la finalité n’avait d’autre but que le développement de l’ensemble des sociétés, au travers de la recherche du bien commun2. À cette fin, il s’attacha à développer, dans certains de ses projets, « les modalités politiques d’une direction de l’opinion et d’un façonnement des mœurs par l’exercice d’un contrôle gouvernemental sur l’éducation et les institutions culturelles »3. De cette tentative de contrôler et de construire les opinions, Castel de Saint-Pierre développa une réflexion pédagogique qui l’amena à réfléchir à l’éducation particulière du dauphin, alors même qu’il ne pouvait y prétendre par l’opposition ferme du cardinal de Fleury. L’enjeu de cette réflexion, inspirée par la foi optimiste de l’auteur « dans le perfectionnement moral des hommes et dans la divine Providence », était de participer au développement de la « science du gouvernement ». Par le biais d’une « éducation dirigée par l’État » et instituant « des règlements pour les collèges destinés à orienter dans le sens voulu, parmi les élèves, le désir de se distinguer », Castel de Saint-Pierre aborda, parallèlement à ces propositions d’ordre plus général, « une question sensible à son époque, particulièrement à la suite du préceptorat de Fénelon, […] : celle de l’éducation du Prince »4. Par sa conception utilitariste de l’éducation et de son perfectionnement, il élabora une instruction du dauphin, une formation intellectuelle et morale à même, si ce n’est de former un prince idéal, de pouvoir le rendre apte à sa tâche dans les limites qui lui étaient dévolues. L’enseignement de la « science du gouvernement » ne se limitait plus uniquement au seul prince mais devait au contraire participer d’un perfectionnement général des élites politiques, par le biais de leur éducation.

§ 2

Le Plan d’Éducation des Dauphins – ou Projet d’Éducation des Dauphins, et autres princes héréditaires, tel qu’il est mentionné sur la page de titre de l’ouvrage5 – a été publié à Rotterdam en 1734, dans le sixième tome des Ouvrages politiques de l’abbé de Saint-Pierre. Il s’agit du deuxième texte du recueil, succédant aux Observations sur le Ministère général6 (contenant lui aussi des conseils sur l’enseignement de la politique et sur l’éducation du prince) et précédant un autre texte, plus court, intitulé Sur l’éducation domestique du dauphin. Ce dernier est en fait un résumé, sous forme de maximes, du « plan d’éducation » qui le précède et écrit plus tardivement par l’auteur. Conscient des difficultés de mise en œuvre de son projet initial et désespérant de voir l’établissement d’un « collège pour les dauphins », Castel de Saint-Pierre y a synthétisé ses préceptes éducatifs tout en les insérant à nouveau dans une vision pédagogique traditionnelle, en les appliquant à l’éducation domestique (Dauphins, § 399)7. De fait, ce deuxième texte porte en soi les conceptions pédagogiques ad usum delphini de l’auteur tout en étant cette fois reformulées et réajustées à destination du couple composé du gouverneur et du précepteur. Établi selon une hiérarchie des fonctions de chacun, le rôle de l’équipe en charge de l’éducation du dauphin se devait de continuer de servir, selon l’auteur, son principe de base de toute éducation, « à savoir la fréquence et la diversification des répétitions que l’on doit nécessairement pratiquer pour ancrer dans l’esprit de l’élève ce qu’on veut lui transmettre »8.

§ 3

Le Plan d’éducation des Dauphins se compose de deux parties distinctes. La première est constituée d’« Observations préliminaires » par lesquelles l’auteur entend préciser les raisons de son projet et définir les principaux préceptes composant sa conception de la pédagogie. Il y souligne l’importance de ce qu’il appelle « l’habitude » et énumère les motifs de l’établissement d’un collège pour l’éducation du dauphin. Il y définit les principaux préceptes éducatifs qu’il développera par la suite, comme l’importance des répétitions pour l’apprentissage, celle de former un prince « juste et bienfaisant » ainsi que les principales qualités dont celui-ci devra faire preuve. La seconde partie, divisée quant à elle en trois chapitres, constitue le cœur du projet et s’applique à définir plus précisément quelles sont ces « habitudes », horaires et contenu, à donner au dauphin et quels sont les moyens pour l’y former durant son éducation. Enfin, le troisième et dernier chapitre est constitué d’une série de vingt et une objections présentées sous forme de dialogue fictif et auxquelles l’auteur répond afin de démontrer la validité de ses thèses, en anticipant les critiques.

§ 4

Le texte de l’abbé de Saint-Pierre indique dès ses premières lignes le lien qu’il entretient avec les idées politiques de l’auteur et les projets décrits dans ses autres textes. L’importance de ce « plan d’éducation » est de prévenir en effet un mal depuis longtemps mis en exergue dans les traités d’éducation du prince : la guerre. Le manque d’éducation des princes en Europe en est, selon lui, la cause principale. L’un des points centraux du projet éducatif du prince vise à répondre à ce défaut. Il ne s’agit pas uniquement, en effet, de rendre le dauphin apte à agir et à prendre des décisions politiques, puisque ces dernières peuvent être le fait des Conseils ou des hommes compétents choisis par le scrutin9. Il s’agit, au contraire, de le former moralement, avant toute chose, à la justice et à la bienfaisance. Le but est donc de lui faire prendre conscience, par le biais de cette éducation morale, de la nécessité d’une diète européenne, de l’importance de l’arbitrage et du besoin d’une paix perpétuelle en France et en Europe (§ 1-3).

§ 5

À cette fin, l’abbé de Saint-Pierre souhaite principalement utiliser un premier moyen, qu’il nomme « la force de l’habitude » (§ 4-10). Cette « habitude » consiste en l’utilisation de modèles historiques et de répétitions. L’importance de ces répétitions dans l’apprentissage est même l’un des traits caractéristiques de l’œuvre pédagogique de l’abbé. Il va en cela plus loin que les auteurs d’institutions du prince et pousse l’utilisation de cet apprentissage itératif jusqu’à une vision de « conditionnement » du prince ou de l’enfant. Les considérations pédagogiques ne sont cependant jamais délaissées puisqu’elles se font dans un souci de gradation de l’apprentissage et d’adaptation de la matière enseignée en fonction de l’âge du dauphin. Ces répétitions ont pour but d’habituer le dauphin, comme les autres élèves du collège, à la pratique de la prudence, de la justice et de la bienfaisance, qui sont les trois principales vertus prescrites. Elles ont aussi pour but d’habituer le dauphin à démontrer les quatre principales maximes de la « science du gouvernement » (§ 11). Quant à la morale religieuse, celle-ci se fond dans la morale privée et dans la politique, sous-tendant l’objectif essentiel de l’éducation du prince et ainsi du bonheur du peuple : l’assurance d’un salut éternel après la mort.

§ 6

La principale vertu dont l’« habitude » des répétitions doit être exercée est la prudence. Cette prudence implique la modération des passions mais est également considérée comme une vertu pratique10. Elle doit en effet permettre au prince de reconnaître quels sont les talents qui lui seront utiles. Il s’agit ici, pour l’auteur, d’un moyen d’acquisition d’un savoir particulier, nécessaire et efficace. Il s’agit également, pour le dauphin, de garder à l’esprit les quatre maximes de politique, ainsi résumées par l’abbé de Saint-Pierre. La première concerne la politique extérieure et souligne l’importance de signer une paix générale, d’instituer une diète européenne avec les autres souverains. Les trois autres traitent de la politique intérieure du royaume et conseillent au prince de continuer sans relâche de s’améliorer dans la connaissance de ladite « science du gouvernement », de nommer, par le biais du scrutin, des hommes vertueux et laborieux aux postes clés de l’administration et, enfin, d’orienter l’éducation des collèges vers la pratique des vertus. L’enseignement, sous forme de répétitions, y a pour but principal de former le dauphin à la démonstration et à la mise en œuvre de ces maximes ainsi qu’à la pratique de la justice et de la bienfaisance. Ceci semble être la partie essentielle de l’éducation du dauphin en matière de politique. Quelle peut en être l’efficacité ? Il ne s’agissait en aucun cas de proposer l’image d’un prince telle qu’elle se construisait alors dans le genre des miroirs des princes. Le « plan d’éducation » de l’abbé se vide même de toute prétention à former un prince idéal et en revient à remettre en cause sa particularité face aux autres hommes. Bien au contraire, avec l’apprentissage par répétitions et absorption de maximes, la pratique des « habitudes », il ne s’agit en définitive que de l’instruire à la « science du gouvernement » comme à toutes autres sciences, de le préparer du mieux possible à sa tâche, au rôle qui lui est dévolu dans l’État imaginé par Castel de Saint-Pierre.

§ 7

L’intégration du dauphin dans un système éducatif « public » lui aurait apporté l’émulation nécessaire et l’occasion de pratiquer ces répétitions avec d’autres élèves, de lui faire prendre conscience que l’important n’est pas son rang et sa naissance mais bien sa formation. La charge future du dauphin, son exercice politique, est alors vue comme une matière scolaire qui vise comme résultat le bon gouvernement. La vision de l’État comme un corps mécanique aux multiples rouages nécessite ainsi la formation du prince et la compréhension par ce dernier du fonctionnement de cette machine. Comprenons également que l’établissement d’un plan d’éducation fondé sur la création d’un collège à même de former la future élite politique suppose la prise de conscience de l’impossibilité de former un prince à l’ensemble, voire à la totalité des connaissances nécessaires à l’exercice politique. Le dauphin ne doit en connaître que les principes généraux, les particularités étant laissées au soin des différents Conseils et ministres. Le collège des dauphins aurait ainsi eu pour but, au bout de deux à trois générations, de former des souverains plus justes et plus éclairés quant à leurs véritables intérêts.

§ 8

L’abbé de Saint-Pierre aborde ensuite les conditions nécessaires à la réussite de cet enseignement. Il s’agit là de considérations plus concrètes en matière de pédagogie. Il recommande ainsi que l’enseignement de ces habitudes se poursuive durant le temps des vacances, qu’on le stimule par « l’espérance du plaisir et la crainte de la douleur » (§ 189), telle la mention de modèles politiques au travers de la lecture de la vie des Grands hommes. Cet apprentissage serait là aussi adapté à l’âge du dauphin et des élèves, à l’aide de romans, maximes et versions. Plus loin encore, l’auteur définit la forme que doit prendre le collège ainsi que les avantages pour le dauphin d’y être éduqué. Dans des considérations plus pratiques, il disserte encore sur l’importance de sa construction en plein air et toujours dans le voisinage du roi, la récompense mensuelle par des prix aux élèves méritants et sur le nombre prescrit de classes, de régents, de répétiteurs et d’écoliers. Le choix de ces condisciples dans le collège des dauphins n’est lui aussi pas laissé au hasard. Ils doivent être plus âgés que le dauphin, issus de la noblesse pauvre de province et leur formation aux côtés du prince doit leur permettre plus tard de briguer les places d’officiers afin de mettre fin à la vénalité de ces postes.

§ 9

Enfin, l’auteur définit plus précisément quel devait être le programme scolaire à enseigner aux différentes classes des différents degrés, selon l’âge des élèves. Dès les basses classes, il souligne l’importance de la lecture, de l’écriture et du calcul, de la géométrie (utile au dauphin pour la guerre et le commerce étranger) ainsi que des matières impliquant l’utilisation des sens, et plus particulièrement de la vue (utilisation de cartes, anatomie, partitions de musique, etc.). Là encore, l’importance des répétitions a son rôle à jouer. L’apprentissage de dénombrements politiques (nombres de régiments, de vaisseaux, etc.) devait permettre l’entraînement de la mémoire. Les hautes classes reprennent quant à elles les enseignements précédents, tout en y ajoutant des explications et des réflexions, ainsi que l’enseignement le matin, durant une demi-heure, de la politique, notamment par la récitation, par cœur et sous forme de vers, des quatre principales maximes de gouvernement déjà citées. En guise de conclusion, il aborde les exercices physiques, laissés aux soins des élèves de plus de 17 ans, ceux en passe de quitter le collège et de devenir pères de famille. Le dauphin peut dès cet âge, devenu presque adulte, commencer l’apprentissage d’occupations qui n’étaient pas enseignées au collège, comme la chasse, l’équitation, les bals, les concerts. Il peut enfin assister aux Conseils avec le roi afin de se familiariser avec sa future tâche.

§ 10

Le « plan d’éducation » laissé par l’abbé de Saint-Pierre provoqua, après sa publication, un sentiment difficile à circonscrire11. Devant le caractère équivoque du texte de Saint-Pierre, ses commentateurs ne manquèrent pas de souligner la particularité pour l’époque de la pensée de l’abbé, du moins quand celle-ci s’attachait à définir la place de l’éducation du prince dans le domaine politique. C’est par exemple le cas de Nonney de Fontenay qui, à propos du texte de Castel de Saint-Pierre, estime que ce dernier, « qui a consacré tant de veilles à l’utilité publique, ne sera jamais loué que sur l’honnêteté de ses intentions » et que c’est « en vain qu’il a appelé à la postérité du peu de cas que ses contemporains ont paru faire de cette multitude de Projets politiques, en quelque siècle qu’on les lise, on l’accusera toujours d’avoir trop présumé de lui-même, ou pas assez de ses lecteurs »12. Il n’en va pas autrement chez Réal de Curban qui, dans sa tentative de résumer la pensée des auteurs ayant discouru sur la science politique, juge que, même si l’abbé était un « politique vertueux et équitable, qui nous a donné plusieurs ouvrages, lesquels marquent tous l’envie d’être utile à ses compatriotes, et même à tout le genre humain », il lui arrive « d’enfanter des systèmes bizarres et néanmoins l’amour du bien public lui donna quelques fois des vues dont les princes pourront profiter »13.

§ 11

Aujourd’hui encore, pour reprendre les mots de Christophe Martin au sujet d’un autre projet de l’abbé de Saint-Pierre, ce texte « à la fois très systématique et souvent diffus et sinueux, a pourtant de quoi laisser perplexe »14. Il en va de même avec le Plan d’éducation des dauphins. Au-delà du sentiment qu’ils provoquent lors de leur lecture, il semble en effet que les deux projets possèdent une filiation particulière, faisant du second la répétition ou, plus précisément, la mise en œuvre – mais dans le cadre plus restreint de l’éducation du dauphin – des préceptes pédagogiques développés dans le premier texte, six ans plus tôt. Cependant, loin de ne partager que leur intérêt pédagogique, la finalité de leur enseignement, la primauté d’une instruction publique et non plus domestique, le concept d’habitudes vertueuses telles que prudence, justice, bienfaisance ainsi que la pratique des répétitions, des maximes et des démonstrations, ces deux textes partagent en outre les mêmes tensions relevées par Christophe Martin.

§ 12

En premier lieu, le Plan d’éducation des dauphins se place, tout comme le Projet pour perfectionner l’éducation, en rupture avec un modèle issu d’une longue tradition normative15. Il reprend lui aussi des caractéristiques, notamment pédagogiques, participant du même modèle traditionnel qu’il entend évacuer. Celles-ci sont certainement à chercher dans l’éducation jésuitique, dont est issu l’abbé de Saint-Pierre, et dont « les ressorts fondamentaux » de la pédagogie se basent entre autres « sur la crainte du châtiment, l’espoir de la récompense et l’émulation à la vertu »16. Malgré l’origine de sa formation, l’abbé n’utilise, au contraire d’autres auteurs d’institutions du prince et de traités d’éducation, que peu de références et de citations pour fonder son discours politique et ses préceptes pédagogiques. En deuxième lieu, de nombreuses idées, développées dans le Projet pour perfectionner l’éducation de 1728, sont reprises et appliquées au Plan d’éducation du dauphin. Si, dans le premier texte, l’éducation des sujets est considérée comme « l’affaire la plus importante de l’État », en vertu du principe selon lequel « de l’éducation de tous les enfants d’un royaume dépend le bonheur ou le malheur futur du royaume entier »17 et si l’enseignement s’attache également à imprimer dans l’éducation des sujets « un certain nombre d’habitudes vertueuses » participant d’une action politique dont la finalité est le bien public ainsi que l’obtention d’une récompense dans l’au-delà, la même importance de l’éducation et les mêmes finalités pédagogiques subissent, dans le second texte, une translation et sont alors reportées sur la personne du prince. Le programme pédagogique proposé dans le collège des dauphins, la subordination de la dimension spéculative à la dimension pratique de l’éducation, le traitement subi par le latin au bénéfice des arts et des sciences nécessaires à une formation utilitariste, la place particulière de l’histoire dans un souci d’édification morale, au travers notamment de l’histoire des grands hommes, l’importance des exercices durant lesquels se pratiqueront des vertus comme la politesse et la patience sont autant d’idées qu’instaure l’abbé de Saint-Pierre dans les collèges de son plan général de perfectionnement de l’éducation et qu’il fait ensuite passer dans le projet dédié au dauphin.

§ 13

Le Plan d’éducation des dauphins prend ainsi racine dans un projet plus vaste : non pas seulement l’institution du prince, la tête du corps politique, mais celle du peuple tout entier dans l’espoir du bien commun, à l’intérieur même du royaume. Cependant, dans l’espoir d’un bien commun entre États souverains et États voisins, dans le cadre d’une diète européenne et d’une paix perpétuelle, l’éducation adéquate de la personne en charge de la souveraineté et de l’exercice politique est une condition essentielle qui doit pouvoir permettre l’atteinte de ces buts. Le texte de l’abbé de Saint-Pierre participe pleinement de la littérature pédagogique, en empruntant l’aspect formel d’un « plan d’éducation » où sont traités les buts et les moyens de perfectionner l’éducation non seulement des enfants mais aussi, dans ce cas précis, celle du prince. Les notions auxquelles l’auteur fait appel et les préceptes qu’il énonce font écho au genre plus ancien et pourtant toujours présent au XVIIIe siècle, des miroirs et des institutions des princes18. Cependant il ne s’agit pas, pour Castel de Saint-Pierre, de créer comme auparavant l’image d’un prince parfait au travers du reflet d’un idéal à atteindre. L’intégration du plan d’éducation du prince, de sa formation intellectuelle et morale, dans une conception publique consomme en effet définitivement si ce n’est le genre, du moins l’image du miroir du prince. La translation du projet pédagogique, destiné dans un premier temps aux sujets, puis à la personne du prince, permet alors de résoudre, dans la pensée de l’abbé de Saint-Pierre, la prise de conscience de l’impossibilité de l’éducation totale du dauphin en politique. En effet, cette dernière n’est plus à confiner dans son propre genre mais participe au contraire d’une ambition plus générale de formation des élites du royaume. Exprimée dans la préface de son Projet pour perfectionner le gouvernement des États, la volonté de Castel de Saint-Pierre était bien de « mesurer le degré de mérite des élites »19 et de faire progresser la science du gouvernement, grâce à l’établissement d’une académie politique et de la méthode du scrutin. La finalité de cette vision de progrès aurait ainsi permis qu’« une régente ordinaire, et par conséquent un roi peu habile et peu laborieux, [gouverne] l’État avec beaucoup plus de succès que le prince le plus intelligent, le plus laborieux, le plus bienfaisant ne pouvait gouverner sans un pareil secours »20.

§ 14

L’originalité du texte ne réside donc pas dans le désir de l’auteur de former un prince par le biais d’une éducation mêlant formation spéculative et empirique, et l’acquisition d’un savoir particulier à maîtriser. Elle réside plutôt dans le désir de dégager le dauphin d’une éducation jusque-là appliquée à un cadre domestique et de le placer dans celui plus général d’un collège à même de former non seulement le prince, mais aussi une future élite apte à l’occupation des postes du gouvernement. Comme le relève Pascale Mormiche, l’abbé de Saint-Pierre est le seul, dans ce début du XVIIIe siècle, à formuler un projet novateur d’éducation publique, où l’on mettrait le dauphin en face d’enseignements concrets et d’un savoir empirique21. L’idée d’un collège propre à l’éducation du dauphin, mêlé à plusieurs dizaines de jeunes nobles pauvres – dont l’éducation aurait permis aux plus doués et vertueux d’occuper les postes clés des institutions de l’État – constitue, toujours selon elle, la première tentative de nier la particularité du prince et la remise en cause du système éducatif princier d’alors. Là encore, où réside finalement l’intérêt de ce texte, c’est peut-être sa participation à la mise en œuvre d’un projet plus grand, plus vaste, d’un « système » dont l’un des buts était de former un prince capable de gouverner, pour le bien du peuple et dans les limites de ses capacités, conjointement au développement de la science du gouvernement et de l’éducation de l’ensemble des sujets du royaume. Il s’inscrit en cela dans la continuité de la littérature étatiste inspirée par Richelieu – auquel Castel de Saint-Pierre avoue s’intéresser – considérant l’éducation du prince dans un souci d’efficacité. Mieux même, il prolonge à sa façon la pensée éducative du dauphin dessinée par le courant libertin, notamment chez La Mothe Le Vayer22 (dont l’abbé était un lecteur), qui, en la renouvelant, insistait sur l’importance des « sciences utiles », des connaissances et d’un enseignement d’une science politique associée à des savoirs pratiques. Il ne s’agit en définitive plus de former le prince à de simples vertus mais bien de le préparer à un métier qui s’acquiert.

Note sur l’établissement des textes

Manuscrits

Projet pour perfectionner l’éducation des dauphins (sans Sur l’éducation domestique du dauphin), archives départementales du Calvados, 38 F 46 (ancienne liasse 8), p. 1-23 ; p. 1-53.
Texte moins complet que l’imprimé, avec quelques corrections autographes qui sont intégrées dans la version suivante (74 p.). P. 1, mention autographe : « Il y a une copie plus correcte juillet 1733 ». Contenu : six Observations préliminaires (p. 1-23) ; nouvelle pagination (p. 1-53) pour les quatre chapitres, dont 16 objections/réponses (chap. 4) ; pas de conclusion.

Projet pour perfectionner l’éducation des dauphins (sans Sur l’éducation domestique du dauphin), archives départementales du Calvados, 38 F 46 (ancienne liasse 8), p. 1-74 ; additions non paginées.
P. 1, en haut à gauche, autographe : « Il y a une copie plus ample et plus correcte, juin 1733 ». Contenu : six Observations préliminaires ; quatre chapitres ; 19 objections/réponses (chap. 4), suivies d’une « Réflexion » autographe. Pas de conclusion. Additions non paginées : objection 20 et sa réponse (3 pages autographes) ; « Proposition à démontrer », « Démonstration », « Éclaircissement », « Conclusion » et « Conséquence » (4 pages).

Plan d’éducation des dauphins, suivi de Sur l’éducation domestique du Dauphin, archives départementales du Calvados, 38 F 46 (ancienne liasse 8), p. 1-99.
Mise au net correspondant au texte de l’imprimé. Contenu : Plan d’éducation des dauphins, p. 1-89 : huit Observations préliminaires ; trois chapitres, dont 21 Objections et réponses (chap. 3) ; « Proposition à démontrer » ; « Démonstration » ; Éclaircissement ; « Conclusion » et « Conséquence » ; Sur l’éducation domestique du Dauphin, p. 90-99.

Plan d’éducation des dauphins, suivi de Sur l’éducation domestique du dauphin, archives départementales du Calvados, 38 F 46 (ancienne liasse 8), p. 1-125.
Mise au net correspondant au texte de l’imprimé, d’une écriture différente de la copie précédente. Contenu : Plan d’éducation des dauphins, p. 1-109 ; Sur l’éducation domestique du dauphin, p. 113-125.

Sur l’éducation domestique du dauphin, BPU Neuchâtel, ms. R203, p. 221-233.
Mise au net correspondant au texte de l’imprimé.

Imprimé

Projet d’éducation des dauphins, suivi de Sur l’éducation domestique du dauphin, in OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1734, t. VI, in-12, p. 294-311.
Le Projet d’éducation des dauphins, suivi de l’opuscule Sur l’éducation domestique du dauphin, est paru en 1734 dans le sixième tome des Ouvrages politiques de l’abbé de Saint-Pierre, dans un volume contenant son système de gouvernement (Observations sur le ministère général, Vue générale du nouveau plan de gouvernement des États…). Les manuscrits présentent des versions incomplètes ou correspondant au texte de l’imprimé ; c’est pourquoi c’est celui que nous proposons.


1.Xavier Gendre prépare à l’université de Fribourg une thèse de doctorat en histoire moderne sur « Les miroirs des princes du XVIe au XVIIIe siècle », sous la direction en cotutelle des professeurs Yves-Charles Zarka et Mario Turchetti.
2.Voir son « Projet pour perfectionner l’éducation » (Ouvrages sur divers sujets, Paris, Briasson, 1728, t. I, p. [1]-268) et le Projet pour perfectionner le gouvernement des États, in OPM, Rotterdam / Paris, J. D. Beman / Briasson, 1733, t. III).
3.Carole Dornier, « Façonner les mœurs par l’action politique : les projets de l’abbé de Saint-Pierre », in Morales et politique, Actes du colloque international organisé par le Groupe des moralistes, CELLF (Paris-Sorbonne, 16-18 novembre 2000), Jean Dagen et al. (dir.), Paris, H. Champion (Moralia), 2005, p. 283.
4.Carole Dornier, « Façonner les mœurs par l’action politique… », p. 285 et p. 288.
5.Ce double intitulé est intéressant en soi : connaissant l’intérêt de Castel de Saint-Pierre pour le genre des « projets », peut-être faut-il voir dans la rédaction de ce « plan d’éducation » la mise en pratique, dans ce cas précis pour le dauphin, des projets pédagogiques de l’auteur.
6.Sur ces Observations, partiellement intégrées dans le Nouveau plan de gouvernement des États souverains, voir Carole Dornier, Gouvernement, L’histoire du texte, § 2.
7.Les numéros de paragraphes entre parenthèses sont ceux de cette édition du Plan d’éducation des dauphins, suivi de l’opuscule Sur l’éducation domestique du dauphin, l’ensemble abrégé en Dauphins.
8.Simone Gougeaud-Arnaudeau, Entre gouvernants et gouvernés. Le pédagogue au XVIIIe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 16.
9.La méthode du scrutin est un des piliers du plan de gouvernement de l’abbé de Saint-Pierre qui plaide pour un recrutement aux emplois publics par élections « à la pluralité des voix » au sein de compagnies compétentes, sur le modèle des académies. Le résultat est soumis à l’approbation du souverain. Cette modalité de sélection visait à remplacer la vénalité des offices, la survivance et les recommandations. Voir Gouvernement, § 356 et § 468.
10.La modération, considérée comme une vertu en soi dans les textes dédiés à la figure du gouvernant, désignait depuis l’Antiquité la capacité du prince à se contenir et à agir vertueusement, à modérer ses passions dans un cadre privé comme dans l’exercice de sa fonction politique. Elle devait garantir la réalisation du bon gouvernement tout en s’érigeant comme un garde-fou contre son contraire, la tyrannie. Sur la modération en politique, voir Ran Halévi, « La modération à l’épreuve de l’absolutisme. De l’Ancien Régime à la Révolution française », Le Débat, no 109, 2000, p. 73-99. Sur les passions en politique, voir Pierre Ansart, « Quatre leçons de philosophie sur les passions politiques », in Passions et sciences humaines, Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie (éd.), Paris, PUF, 2002, p. 17-30. Sur la vertu de prudence en politique, voir Gil Delannoi, « La prudence en politique. Concept et vertu », Revue française de science politique, 37e année, no 5, 1987, p. 597-615.
11.Les opuscules sur l’éducation des dauphins paraissent à Rotterdam en 1734 (voir ci-dessous, Note sur l’établissement des textes) ; les journaux français ne rendent pas compte d’imprimés dépourvus d’approbation et seule la Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants de l’Europe, périodique d’Amsterdam à la rédaction collective et anonyme, a recensé le volume et évoque rapidement, de façon descriptive, ces textes (t. XV, juillet, août, septembre 1735, Première partie, p. 72-73, en ligne).
12.Claude de Nonney de Fontenai, Lettres sur l’éducation des princes, Edimbourg, John True-Man, à l’enseigne de Platon, 1746, f. xliv-xlv.
13.Gaspard de Réal de Curban, La science du gouvernement contenant l’examen des principaux ouvrages composés sur des matières de gouvernement, Amsterdam, Arkstée et Merkus, 1764, t. VIII, p. 357.
14.Christophe Martin, « La “machine” pédagogique : sur le Projet pour perfectionner l’éducation (1728) », in Les projets de l’abbé Castel de Saint-Pierre (1658-1743). Pour le plus grand bonheur du plus grand nombre, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle (25-27 septembre 2008), Carole Dornier et Claudine Poulouin (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen (Symposia), 2011, p. 170. Sur les projets d’éducation de l’abbé de Saint-Pierre, voir aussi Jean-Pierre Bois, L’abbé de Saint-Pierre. Entre classicisme et Lumières, Ceyzerieu, Champ Vallon, 2017, p. 205-213.
15.Sur les savoirs requis pour la formation du prince, voir Le savoir du prince. Du Moyen Âge aux Lumières, Ran Halévi (dir.), Paris, Fayard, 2002.
16.Christophe Martin, « La machine pédagogique…», p. 174.
17.Christophe Martin, « La machine pédagogique…», p. 171.
18.Sur le genre normatif des institutions du prince, voir Isabelle Flandrois, L’institution du prince au début du XVIIe siècle, Paris, PUF, 1992.
19.Claudine Poulouin, « Les élites selon l’abbé de Saint-Pierre », in Les projets de l’abbé Castel de Saint-Pierre (1658-1743)…, p. 97.
20.Projet pour perfectionner le gouvernement des États, in OPM, Rotterdam / Paris, J. D. Beman / Briasson, 1733, t. III, p. 10.
21.Pascale Mormiche, Devenir prince. L’école du pouvoir en France, Paris, CNRS Éditions, 2009, p. 176.
22.Voir François de La Mothe Le Vayer, Œuvres, Dresde, M. Groell, 1756-1759 : De l’instruction de Monseigneur le Dauphin, 1756 [1640], t. I, partie I, p. 18-322 ; Sciences dont la connaissance peut devenir utile à un prince, 1756 [ca 1651-1658], t. I, partie II, p. 1-391 ; La physique du prince, 1756 [ca 1651-1658], t. II, partie I, p. 1-182.