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Écrits sur la finance

Introduction par Joël Félix
Établissement des textes et annotation par Carole Dornier

L’abbé de Saint-Pierre, le modèle anglais et la réforme des finances françaises à la mort de Louis XIV

§ 1

Longtemps les historiens ont présenté l’abbé de Saint-Pierre comme un précurseur des Lumières et même, pour ce qui concerne plusieurs de ses écrits, en particulier son fameux Projet de paix perpétuelle, comme un visionnaire. Loin d’être incorrectes, ces appréciations ne sont pas sans poser certains problèmes un peu épineux mis en évidence dans des travaux récents qui ont renouvelé les questionnements et les approches méthodologiques concernant l’œuvre de Saint-Pierre1. L’admiration que les premiers biographes de l’abbé ont manifesté pour ses travaux ne saurait, en effet, faire oublier que ses projets ont reçu un accueil assez mitigé de la part des gouvernants, certes, mais aussi des hommes de lettres les plus influents du XVIIIe siècle, en particulier Rousseau, Voltaire et d’Alembert. À bien des égards, l’éloge posthume de Saint-Pierre publié par d’Alembert en 1775, soit plus de trente années après le décès de l’abbé, est symptomatique des jugements variés et, au fond, assez contradictoires que ses contemporains, et les historiens à leur suite, ont portés sur l’homme et son œuvre.

§ 2

L’éloge de Saint-Pierre lu par d’Alembert devant l’Académie française le 16 février 1775, couplé avec la publication, la même année, d’une sélection de ses écrits en deux volumes in-12, parue sous le titre Les rêves d’un homme de bien, était assurément une œuvre de circonstance2. Et cela à double titre. La réception de Malesherbes au fauteuil jadis occupé par Saint-Pierre à l’Académie – dont ce dernier avait été exclu en 1718 pour avoir critiqué le gouvernement de Louis XIV dans son Discours sur la polysynodie3 – a été l’occasion pour d’Alembert, en prononçant son éloge funèbre, de réparer ce qui lui paraissait une injustice. Mais il y avait plus. En 1775, il était assez facile d’établir un parallèle entre la situation de la monarchie à la mort de Louis XIV, en 1715, et l’avènement récent de Louis XVI au trône de France. Dans ces deux cas, le royaume des Bourbons s’était sorti avec peine de deux longues guerres très coûteuses qui avaient eu de profondes conséquences économiques, sociales et politiques. L’augmentation des impositions, le marasme économique, les cessations de paiements par le Trésor royal, le fardeau des dettes après la guerre et finalement la banqueroute de l’abbé Terray (1770) et la réforme du chancelier Maupeou (1771) avaient rouvert la plupart des débats qui, un demi-siècle plus tôt, avaient agité la Régence concernant les moyens politiques de remédier aux méfaits d’un système financier archaïque qui affaiblissait le pays en même temps qu’il menaçait la stabilité du régime4.

§ 3

En 1775, les grandes questions agitées sous la Régence étant plus que jamais à l’ordre du jour, la figure de l’abbé de Saint-Pierre s’imposait à d’Alembert comme l’incarnation même des difficultés de réformer la monarchie : « avec les intentions les plus louables », observa d’Alembert au sujet de Saint-Pierre, « on peut nuire en deux manières à la vérité, ou en mettant des erreurs à sa place, ou en se pressant de la montrer avant le temps »5. Dans la lignée des observations de Voltaire, d’Alembert inscrivait donc l’abbé de Saint-Pierre parmi les esprits forts de son siècle, mais aussi les esprits brouillons qui, au nom du bien public, avaient freiné, voire empêché, le progrès social. D’Alembert a ainsi légué à la postérité deux conceptions sur l’œuvre de l’abbé de Saint-Pierre, souvent mises en exergue par les historiens, d’une part celle de l’anachronisme de ses idées, parce que prématurées, et, d’autre part, celle de leur impraticabilité.

§ 4

Cette introduction se propose de reconsidérer la pertinence de la notion d’anachronisme pour qualifier les travaux et les propositions de l’abbé de Saint-Pierre qui, au XIXe siècle, ont en effet souvent été comparés à ceux d’un homme égaré dans une époque qui n’aurait pas été la sienne. Ce jugement, qui peut être entendu de manière tant positive que péjorative, repose sur une connaissance au fond assez sommaire de la pensée de l’abbé de Saint-Pierre et, notamment, sur une incompréhension du contexte dans lequel elle s’est formée. Pour le montrer, il est nécessaire, dans un premier temps, de proposer quelques réflexions générales sur certaines caractéristiques de l’œuvre de l’abbé. Dans un second temps, il sera possible d’illustrer cette approche en analysant les écrits peu connus que Saint-Pierre a consacrés spécifiquement aux questions financières. Au terme de ces observations, il sera possible de formuler quelques conclusions sur la contribution de l’abbé de Saint-Pierre aux débats de son temps et l’insérer dans l’historiographie concernant la réforme des finances et de l’État.

Saint-Pierre et son œuvre

§ 5

On ne peut appréhender l’œuvre de Saint-Pierre dans ses différentes parties sans faire, au préalable, trois observations qui, à défaut d’être absolument neuves, méritent d’être soulignées à titre liminaire. En premier lieu, il faut rappeler que les philosophes des Lumières qui ont lu les diverses œuvres de Saint-Pierre – en particulier ses Ouvrages de politique et de morale, publiés à Rotterdam entre 1733 et 1741 – ont eu accès à des textes dont la plupart avaient été écrits vingt ou trente ans plus tôt et avaient subi de nombreux remaniements avant d’être imprimés. Comme l’a justement remarqué d’Alembert, les idées de Saint-Pierre, dont beaucoup étaient innovantes, ou au moins originales au moment de leur rédaction sous la Régence, ne semblaient plus, au milieu du XVIIIe siècle, que des idées au fond « usées et triviales »6. De l’œuvre de Saint-Pierre, seule la passion du bien public et la foi dans le progrès humain paraissaient des idées neuves aux hommes des Lumières, comme elles le seront encore aux révolutionnaires. De sorte que Saint-Pierre ne semblait pas du tout anachronique à ses successeurs : au contraire, il faisait plutôt figure de réformateur sympathique mais un réformateur qui s’était trop penché sur les détails et n’avait pas été capable, comme le suggéra Rousseau en particulier, d’exposer ses pensées de manière systématique, c’est-à-dire d’entrevoir leurs limites et contradictions internes. On aperçoit ici un aspect important de l’évolution de la pensée des Lumières marquée par la tension entre des analyses de type rationaliste et empiriste. C’est au moins le point de vue mis en avant par d’Hancarville dans son Essai de politique et de morale calculée (1759) :

Mr l’abbé de Saint-Pierre était sans contredit un des meilleurs citoyens de France ; dans le grand nombre des projets instructifs, qu’il nous a laissés, on en trouve, qui ne sont pas également praticables, et l’on pourrait bien démontrer que l’exécution de quelques-uns aurait détruit l’effet de quelques autres ; c’était un machiniste, qui ne savait pas la théorie des mécaniques ; car il est certain qu’il connaissait peu l’ensemble de notre constitution, ou du moins que ses systèmes étaient peu d’accord avec cet ensemble7.
§ 6

Une seconde observation concernant l’œuvre de Saint-Pierre relève moins de l’histoire des idées que de celle du livre. Avec les travaux de l’abbé de Saint-Pierre, les historiens disposent en effet d’un corpus assez substantiel, composé de pièces nombreuses traitant de sujets d’une extrême variété. En vérité, il n’est presque aucun des problèmes de son temps, grands ou de moindre importance, que Saint-Pierre n’ait analysé avec quelque perspicacité et qui n’ait donné lieu, après sa mort, à des discussions plus ou moins étendues chez les gens de lettres et philosophes, certes, mais encore au sein de l’administration royale et parmi les élites en général. Ici, le risque d’anachronisme tient en partie aux matières traitées par Saint-Pierre qui, pour avoir été envisagées en son temps de manière critique, avec des techniques et un vocabulaire neufs, n’en étaient pas moins éternelles (comme le système politique, les relations internationales, la mendicité, les communications, etc.). Le risque d’anachronisme découle d’abord de la difficulté à dater avec précision les différents écrits de l’abbé de Saint-Pierre, dont beaucoup ont fait l’objet d’une ou de plusieurs réécritures ou révisions, et, ensuite, de la publication en série de la plupart de ses écrits en seize volumes rassemblés sous le titre d’Ouvrages de politique et de morale. La numérotation continue de ces Ouvrages donne inévitablement l’impression d’une cohérence – au moins physique – à des écrits qui étaient d’une grande hétérogénéité, leur conférant ainsi le caractère d’une véritable œuvre à la fois intemporelle et, à certains égards, exceptionnelle.

§ 7

Une troisième observation, qui découle des deux précédentes, oblige à souligner enfin cette évidence que si l’œuvre de l’abbé de Saint-Pierre a été étudiée, c’est parce qu’elle est facilement accessible aux historiens – comme elle l’a été aux philosophes des Lumières – et cela parce qu’elle a été publiée de son vivant. S’il est vrai que la censure a contraint Saint-Pierre à éditer l’essentiel de ses écrits en Hollande, un facteur qui a pu restreindre leur distribution et leur impact, ses mémoires les plus connus, dont le Projet de paix perpétuelle, le Mémoire sur la réparation des chemins, le Projet de taille tarifée, le Mémoire pour diminuer le nombre des procès ainsi que les deux volumes d’Œuvres diverses de monsieur l’abbé de Saint-Pierre (1728-1730), ont eu un écho en France : des périodiques comme le Mercure de France, le Journal des savants, les Mémoires de Trévoux en ont rendu compte et ont publié des écrits de l’auteur8. Par ailleurs, plusieurs projets ont été traduits dans diverses langues étrangères9.

§ 8

Mais il y a plus : la publication des œuvres de Saint-Pierre n’était pas le fruit du hasard. Elle était une conséquence de la conception que se faisait l’abbé des moyens de contribuer au progrès social. En effet, pour lui, la perfection du genre humain passait avant tout par la circulation des idées. La libre communication devait promouvoir, d’une part, la discussion des questions d’intérêt général, notamment en suscitant les échanges parmi les savants et les praticiens, et déraciner, d’autre part, les préjugés des hommes enclins par nature à rejeter et critiquer les innovations au lieu de contribuer positivement à la recherche du meilleur ordre possible. La publicité devait enfin garantir la pérennité des réflexions nouvelles concernant les conditions du bien-être social et, de la sorte, léguer aux générations successives les moyens de préserver et de perfectionner les outils de la connaissance et de la raison.

§ 9

Cette idée centrale chez Saint-Pierre que le progrès passait par la liberté d’expression n’allait pas de soi. Il faudra encore deux à trois décennies pour que le gouvernement accepte, au milieu du XVIIIe siècle, de lâcher la bride aux philosophes et réformateurs, et que certains, plus hardis que d’autres, revendiquent publiquement, comme l’abbé Morellet, dans un superbe texte publié en 1775, rédigé dix ans plus tôt, une pleine et entière liberté de publication sur les matières de gouvernement10. En attendant, Saint-Pierre a su tirer avantage de son intimité avec le pouvoir, en particulier avec le Régent et le duc de Noailles, pour publier ses pensées avec une relative impunité, sans être cependant tout à fait capable de détourner les coups de ceux qui le désapprouvaient et ont obtenu, fait assez rare, de l’exclure de l’Académie française ou, plus tard encore, de bâillonner la parole en interdisant les réunions du Club de l’Entresol.

§ 10

Pour être singulière, la liberté d’expression dont jouissait Saint-Pierre malgré tout ajoute une certaine dose d’anachronisme à ses réflexions. En effet, les publications de Saint-Pierre, qui semblent sortir du néant, peuvent aisément faire perdre de vue qu’il n’était pas le seul à écrire sur les problèmes qui préoccupaient ses contemporains. À son époque, les réformateurs n’avaient pas encore inventé la sphère publique, c’est-à-dire œuvré de concert à la constitution d’un espace critique de liberté propre à former l’opinion et influencer le gouvernement. À cet égard, Saint-Pierre puis, à sa suite, le fermier général Dupin, qui a repris nombre de ses idées, a été assurément un promoteur de la nécessité pour les hommes de lettres de publier leurs réflexions pour les soumettre au tribunal de l’opinion11. Pour leur part, ceux des contemporains de Saint-Pierre qui s’intéressaient aux questions de société ne choisissaient pas de passer par l’écrit mais plutôt par la forme manuscrite, essentiellement par l’envoi de mémoires aux ministres qui conservaient ainsi leur statut d’intercesseurs entre le roi et ses sujets. Par certains aspects, Saint-Pierre ressemble aux faiseurs de projets dont les propositions s’accumulaient sur les bureaux des ministres. L’abbé était toutefois un donneur d’avis singulier car, en usant de l’écrit, il a su préserver et communiquer sa pensée, ainsi qu’il le souhaitait, à ses contemporains et, partant, à la postérité alors que les mémoires adressés par d’autres individus, peut-être non moins originaux et actifs, ne nous sont pas parvenus ou se trouvent aujourd’hui engloutis dans tel carton d’archives ou manuscrit.

Les idées financières de l’abbé de Saint-Pierre

§ 11

Les écrits que Saint-Pierre a consacrés aux problèmes financiers de son temps étaient suffisamment nombreux pour qu’il ait envisagé, vers 1739, dans le cadre du projet d’une seconde édition de ses ouvrages12, la possibilité de les réunir en plusieurs volumes sous le titre générique Ministère des Finances et dont le premier tome devait inclure le Projet de taille tarifée. À l’évidence, l’ambition de Saint-Pierre était d’étoffer le tome huitième de ses Ouvrages de politique. Publié en 1734, ce volume rassemblait en effet plusieurs de ses écrits ayant trait aux questions administratives, aux attributions du ministère des Finances, à celles du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Guerre.

§ 12

Cette seconde édition des œuvres de Saint-Pierre n’ayant point vu le jour, ses réflexions sur les finances demeurent aujourd’hui disséminées dans ses diverses publications mais aussi dans plusieurs travaux que les historiens ont consacrés aux questions financières durant le règne de Louis XIV, pendant la Régence et sous les ministères du duc de Bourbon (1723-1726) puis du cardinal de Fleury (1726-1743). Entre la déroute des troupes de Louis XIV à Höchstädt en 1704 et le début de la guerre de Succession de Pologne en 1733, la France a en effet connu une très longue crise économique et financière qui, en certains instants, a paru menacer l’intégrité du royaume et, dans tous les cas, a suscité en France de nombreuses et importantes réflexions sur les causes de l’affaiblissement de la monarchie française et les moyens de rétablir sa puissance.

§ 13

En ce qui concerne les aspects proprement financiers de la crise, la contribution la plus substantielle et la mieux connue de Saint-Pierre est son œuvre concernant la réforme de l’impôt. Il est à noter que son projet sur l’introduction d’une taille proportionnelle, en 1717, suivi par le projet, en 1723, d’une taille tarifée pour égaliser la ponction fiscale parmi les Français, repris en 1737 et en 173913, n’ont pas été inclus dans la série des Ouvrages de politique et de morale mais publiés séparément. Il s’agit en effet de travaux substantiels, assez techniques, qui étaient d’un accès beaucoup plus ardu que la série des Ouvrages de politique et de morale dont la lecture était plus aisée et plus attrayante pour un public éduqué. Cette séparation est en quelque sorte la bienvenue car il est difficile, dans le cadre d’un article, de traiter de l’œuvre fiscale de Saint-Pierre, qui ne forme qu’une partie de sa réflexion proprement financière. On peut au moins faire deux observations concernant les notions d’anachronisme et d’impraticabilité des propositions de l’abbé. Tout d’abord, les réflexions de Saint-Pierre sur la réforme de l’impôt se sont inscrites dans une problématique très importante de son temps qui a occupé un grand nombre de personnes, outre les contributions majeures et bien connues de Vauban et Boisguilbert. Ensuite, l’appréciation selon laquelle Saint-Pierre n’aurait soumis que des propositions impraticables est pour le moins incorrecte en ce qui concerne ses réflexions sur l’impôt. Il n’est pas exagéré d’affirmer que parmi tous les hommes de lettres du XVIIIe siècle, il n’y en ait pas ou peu qui, à l’image de l’abbé de Saint-Pierre, soient parvenus à mettre leurs idées en pratique. Son projet de taille tarifée a en effet été adopté par le contrôleur général des finances Orry. Même si le système de taille tarifée a montré ses limites, il a eu un impact tangible sur les revenus d’un nombre non négligeable de contribuables ainsi que sur les activités des agents du fisc dans les élections et généralités du royaume où la réforme a été appliquée. Loin d’avoir été un projet sans issue, l’application de la taille tarifée a permis aux administrateurs d’affiner leurs réflexions sur les conditions d’une modernisation effective du système fiscal de la monarchie, ce qui était au fond l’ambition de Saint-Pierre et l’objectif du gouvernement14.

§ 14

La question qui se pose est donc d’examiner s’il reste vraiment quelque chose à dire concernant la contribution de Saint-Pierre aux questions financières lorsque l’on en a retiré ses projets fiscaux. La partie du tome VIII des Ouvrages de politique consacrée au ministère des Finances ne comprend en effet que 113 pages d’un volume in-12, donc de petit format, sur un total de 345 pages. À défaut d’être imposante, cette centaine de pages se présente au moins de manière cohérente. Il s’agit d’une suite de vingt-quatre observations qui sont donc assez brèves. Elles débutent par une justification de l’impôt, se poursuivent avec la publication des revenus du roi en 1730 (une chose en soi peu banale)15, l’examen de certaines catégories de dépenses et une discussion ayant trait à l’importante question du crédit. Le demeurant est une série de notes concernant principalement l’organisation de l’administration financière et les fonctions du ministère des Finances, l’augmentation des subsides et leur répartition. Elles se terminent par un examen des moyens d’exercer un contrôle efficace sur les dépenses, par une réflexion assez substantielle portant sur l’impôt de la capitation, enfin par une note au sujet de la plantation des vignes.

§ 15

En réalité, l’œuvre de Saint-Pierre consacrée aux finances de la monarchie ne se limite pas à ces vingt-quatre observations et cette centaine de pages. Les activités qui relevaient du ministère des Finances étaient très vastes et incluaient, entre autres, l’économie, un domaine qui n’a pas échappé aux réflexions de l’abbé qui ont trouvé leur place dans les premiers volumes de ses Ouvrages et dans le tome VII consacré au « ministère de l’Intérieur ». C’est le cas par exemple de projets sur le commerce et les manufactures16 ou de ses idées sur la construction des grands chemins17, tous secteurs qui relevaient traditionnellement du département du ministre des Finances ou de ses collaborateurs, en particulier les intendants du commerce. Outre ces pièces éparses, il faut signaler deux textes importants, égarés dans les autres ouvrages de politique de l’abbé de Saint-Pierre, à savoir le Discours contre l’augmentation des monnaies, et en faveur des annuités (Monnaies) et le Projet pour rendre les rentes sur l’État d’un commerce plus facile et plus fréquent (Rentes)18.

§ 16

Il faut encore souligner que plusieurs écrits de Saint-Pierre concernant des questions financières n’ont été imprimés qu’aux XIXe et XXe siècles. À titre d’exemple, on peut citer certains échanges épistolaires et documents de Saint-Pierre envoyés à Nicolas Desmaretz, le dernier ministre des Finances de Louis XIV, qui ont été publiés par Arthur de Boislisle dans les appendices de son édition des Mémoires de Saint-Simon19. Il faut aussi mentionner les travaux de l’historien allemand Fritz Karl Mann, un remarquable spécialiste des débats financiers sous la Régence, qui a publié en 1910 un texte inédit de Saint-Pierre intitulé Mémoire pour augmenter la valeur des billets de l’État et pour les faire circuler volontairement dans le commerce (Billets)20. Enfin, l’historien belge Paul Harsin, éditeur des œuvres complètes de John Law, a lui aussi édité un texte manuscrit de l’abbé de Saint-Pierre, conservé à Rouen, ayant pour titre Mémoire pour l’établissement des banques provinciales (Banques)21.

§ 17

À l’évidence, les écrits financiers de Saint-Pierre, comme il l’a d’ailleurs lui-même indiqué dans ses ouvrages, n’ont pas tous été publiés de son vivant, ni même peut-être encore été tous identifiés, une situation qui justifiait pleinement son projet de préparer une édition méthodique de ses œuvres financières. Le caractère technique des questions touchant aux finances de la monarchie explique en partie, mais pas seulement, cet état de fait. Avec l’accès du cardinal de Fleury au pouvoir en 1726, les projets financiers imaginés sous la Régence, dont l’établissement d’une banque et l’introduction de papier-monnaie, ont été progressivement mis au rebut tandis que l’administration cherchait à s’appuyer à nouveau sur la finance traditionnelle et retrouvait, sous le ministère Orry, les confortables voies du néo-colbertisme22. Mais le point le plus important est peut-être ailleurs : tout un pan de la réflexion de l’abbé de Saint-Pierre consacrée aux finances a été occulté par l’école historique française, préoccupée surtout qu’elle était par la question fiscale et le monde rural, et donc largement imperméable, à la suite des analyses physiocratiques de la seconde moitié du XVIIIe siècle, à la problématique de la monnaie et du crédit23.

§ 18

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les meilleures études sur les idées financières de l’abbé de Saint-Pierre soient dues à la plume d’historiens étrangers et, outre ceux mentionnés ci-dessus, notamment l’historien grec Andreas Andréadès24. Spécialiste du crédit, Andreas Andréadès a publié en son temps l’une des meilleures études sur la Banque d’Angleterre, un établissement fondé en 1694 pour permettre au roi Guillaume III de financer sa lutte contre Louis XIV. Rappelons que c’est à l’instigation d’un étranger, le fameux John Law, que la France, sous la Régence, a essayé d’acclimater en France un établissement modelé sur la Banque d’Angleterre pour apporter une solution aux problèmes d’un pays surendetté, dont l’économie était ruinée à l’issue de vingt-cinq années de guerre et dont la monnaie n’avait pas cessé, depuis 1689, d’être dévaluée et réévaluée en fonction des besoins de la monarchie25.

§ 19

L’ambition de cette introduction n’est pas d’entrer dans de grands détails techniques sur les enjeux financiers à l’époque où écrivait Saint-Pierre. Il suffira de souligner que la fin du règne de Louis XIV a donné lieu à l’émission de divers effets financiers par le gouvernement pour financer, c’est-à-dire payer, les dépenses de la guerre, émission suivie, pendant la Régence, de tentatives pour résorber ces papiers, rembourser les dettes, relancer l’économie et doter la monarchie d’un crédit solide et bon marché. Les années 1700 à 1720 ont été notamment marquées par plusieurs expériences de conversion et monétarisation de la dette dont la plus célèbre, qui a eu lieu sous la Régence, a été l’établissement de la banque de John Law et la création de plusieurs sociétés commerciales par actions, dont la fameuse Compagnie des Indes. L’objectif était d’absorber une partie des dettes de l’État en les transformant en actions qui devaient voir leur valeur augmenter avec la reprise économique et contribuer, par leur échange, à la liquidité du marché financier. John Law espérait enfin soutenir la croissance par l’injection massive de papier-monnaie dans le but de réduire le taux d’intérêt et de promouvoir les investissements26.

§ 20

Au regard de ces enjeux, l’historien allemand Fritz Karl Mann a estimé que la contribution de l’abbé de Saint-Pierre a été celle d’un homme essentiellement pragmatique dont les idées étaient foncièrement justes dans un temps marqué au sceau d’un délire collectif illustré par les fameuses spéculations de la rue Quincampoix :

Les mémoires financiers que l’abbé de Saint-Pierre au commencement de la Régence présenta au gouvernement français […] prouveront que notre auteur avait avec un instinct sûr, découvert les véritables sources de la misère publique ; que la Régence, en rejetant ses projets d’impôts et de rétablissement du crédit, si simples et si efficaces, accéléra l’avènement du système de Law, c’est-à-dire d’une courte fantasmagorie, qui devait sombrer dans une débâcle générale27.
§ 21

Paradoxalement, ce jugement élogieux de Mann sur les idées financières de Saint-Pierre était tempéré par une appréciation pour le moins étonnante. L’historien allemand estimait, en effet, que l’abbé « ne savait que développer et épuiser les moyens et les expédients en usage de son temps »28. Mann en était arrivé à cette conclusion après la consultation d’un manuscrit de la Bibliothèque nationale composé de projets rédigés et envoyés en 1716 et 1717 par divers particuliers sur les moyens d’enrayer la chute du cours des billets de l’État29. Parmi ces projets figure un texte de Saint-Pierre. Les billets dont il s’agit avaient été introduits par le duc de Noailles, ministre des Finances du Régent qui connaissait bien Saint-Pierre, et délivrés aux créanciers du roi en paiement des dettes contractées par le gouvernement. En consultant tous ces mémoires, Mann s’est convaincu que l’abbé de Saint-Pierre, contrairement aux appréciations des historiens qui avaient écrit avant lui, n’était pas un visionnaire égaré au XVIIIe siècle mais en réalité un homme solidement ancré dans son temps.

§ 22

Incidemment, au cours de sa recherche, Mann a identifié l’abbé de Saint-Pierre comme étant l’auteur d’un texte anonyme de 14 pages, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale, publié en décembre 1717, ayant pour titre Utilité d’un bureau de change des effets royaux, pour en faciliter la circulation et pour en augmenter la valeur (9 décembre 1717 ; Change)30. L’idée centrale développée par l’abbé de Saint-Pierre dans cet écrit tendait à remédier au discrédit – c’est-à-dire la dépréciation des billets de l’État – par la création d’un nouvel établissement, appelé « bureau de change ». Sa fonction principale consisterait à racheter, pour le compte du roi, une partie des effets royaux, ce qui aurait eu pour résultat d’en faire monter le cours en diminuant leur quantité. Si ce projet ne fut point appliqué par Noailles, il témoigne néanmoins d’une vraie modernité de la pensée de Saint-Pierre puisqu’il accepte l’existence d’un marché financier – une innovation majeure de la fin du XVIIe siècle – où se déterminait le prix des effets financiers émis par l’État en fonction de l’offre et de la demande. À la différence des ministres qui se plaignaient des agioteurs et cherchaient à réprimer l’agiotage, Saint-Pierre estimait que le gouvernement devait se doter d’outils spécifiques pour devenir l’un des principaux acteurs du marché financier. Sur ce point, il faut observer que si ces propositions n’ont pu être appliquées sous la Régence, en partie faute de fonds disponibles, les idées de Saint-Pierre concernant les relations entre l’État et le marché financier seront développées tout au long du siècle, notamment avec la création de la Bourse de Paris quelques années plus tard, puis de la Caisse d’amortissement, et enfin de la Caisse d’escompte31. Elles prendront une forme définitive, au XIXe siècle, avec l’établissement de la Banque de France et de la Caisse des amortissements, deux établissements financiers dont la mission fondamentale consistera à stabiliser le marché par l’émission de monnaie et de crédit, ainsi que par l’achat et la vente d’effets publics.

§ 23

La publication par Paul Harsin d’un Mémoire pour l’établissement de banques provinciales suggère que Fritz Karl Mann n’a pas bien compris les idées financières de l’abbé de Saint-Pierre. Ce texte très long, dont Mann n’a pas eu connaissance en son temps, est rédigé en 1725, selon l’auteur lui-même32, après l’effondrement du système de Law, et recopié dans les manuscrits de Rouen, vers 173033. Il est très intéressant car il aborde la question fondamentale, à la fin du règne de Louis XIV et sous la Régence, de la nature et du rôle de la monnaie. Saint-Pierre y reprenait les idées centrales de John Law pour qui la monnaie-papier était plus propre à remplir la fonction monétaire que les métaux précieux, ce qui était devenu une évidence depuis qu’à Amsterdam, par exemple, la monnaie fiduciaire primait – sous la forme de l’agio de banque – sur les espèces métalliques. Comme Law, Saint-Pierre a expliqué dans son mémoire que la création de monnaie-papier devait faciliter les investissements économiques. À la différence de Law, toutefois, il estimait que des banques établies dans chaque province seraient plus efficaces qu’une banque générale. Saint-Pierre pouvait ainsi conclure : « Donc ce nouvel établissement aura les mêmes avantages, et plus grands, que la Banque générale a eus lorsqu’elle a été la plus florissante, sans en avoir aucun des inconvénients »34. Saint-Pierre n’était donc pas hostile à l’expérience conduite par l’Écossais. Il souhaitait simplement formuler des suggestions concrètes pour acclimater et faire réussir cet établissement en France et, partant, éviter les méfaits possibles du système, notamment la répétition d’une banqueroute.

§ 24

L’étude des textes financiers de Saint-Pierre montrent donc que si l’abbé était assurément un homme préoccupé par les problèmes de son temps, il était à l’écoute de la pensée économique et monétaire la plus moderne. Mieux, il était tout à fait capable de tirer les conséquences pratiques des échecs des tentatives du gouvernement, sous la Régence, et d’avancer, malgré les difficultés, sur le chemin qui devait mener, notamment par une politique monétaire et de crédit, à la résolution d’une partie des problèmes économiques et financiers de la monarchie. Aussi peut-on comprendre, au prix d’une analogie, que Saint-Pierre n’ait éprouvé aucune difficulté à abandonner le projet de taille proportionnelle, soutenu par le duc de Noailles en 1718, pour un nouveau projet de taille tarifée en 1723 qui, après l’échec de la première expérience, semblait désormais mieux à même de répondre aux questions du moment et à des problèmes inattendus.

§ 25

De ces premières conclusions, faut-il déduire que l’abbé, au fond, n’avait pas de principes stables sur les questions financières ou, comme l’ont dit certains de ses contemporains, que ses idées n’avaient aucun lien entre elles ? Face à ces interrogations, il faut d’abord observer que les problèmes financiers du règne de Louis XIV et des débuts de la Régence étaient non seulement complexes mais en partie nouveaux. Leur solution dépendait non seulement de politiques innovantes mais de la capacité de répondre à des difficultés spécifiques qui relevaient de domaines variés. Ainsi, par exemple, le mémoire sur l’Utilité des dénombrements (Dénombrements)35 insistait sur le rôle majeur de l’information macro-économique dans la formation de la politique du gouvernement. En disant cela, Saint-Pierre innovait sans innover. Il traduisait les travaux et les réflexions les plus neuves de son temps formulées tant par des auteurs français qu’étrangers. De la même manière qu’Antoin E. Murphy a montré comment l’économie politique a pris son essor en France dans les années 1750 par la lecture et la traduction des auteurs britanniques, la pensée de Saint-Pierre s’est largement inspirée de celle de ses contemporains d’Outre-Manche, notamment Edmond Halley et William Petty pour ce qui concerne le rôle fondamental de l’arithmétique politique ou encore John Locke sur les questions monétaires, tous auteurs qu’il cite dans ses travaux36.

§ 26

L’influence de la Grande-Bretagne – et de son système financier – est l’aspect le plus intéressant et sans doute le moins connu de la pensée de l’abbé de Saint-Pierre. Bien qu’il soit difficile de l’affirmer positivement, il est probable que Saint-Pierre n’a pris connaissance des caractéristiques du modèle financier britannique qu’après la mort de Louis XIV, et peut-être postérieurement au soulèvement des jacobites du mois d’octobre 1715 qui a conduit diverses personnalités de premier plan à s’exiler en France. Parmi eux, figurait notamment Lord Bolingbroke, un temps ministre de la Guerre, l’un des négociateurs de paix entre l’Angleterre et la France, qui sera plus tard l’un des membres du Club de l’Entresol. Cela dit, avant même l’arrivée de ces jacobites, Saint-Pierre entretenait peut-être déjà quelques relations avec l’entourage du prétendant Stuart et sa cour, établis à Saint-Germain-en-Laye, notamment avec le chevalier Ramsay, qui fut aussi du Club de l’Entresol37, autre canal par lequel Saint-Pierre se tenait informé du système politique et financier de la Grande-Bretagne qui suscitait en France admiration et effroi.

§ 27

À la différence de ses écrits fiscaux, qui s’inscrivent dans la tradition agrarienne française illustrée par les travaux de Vauban, Boisguilbert et Fénelon, qui continuera d’influencer nombre de réformateurs tout au long du XVIIIe siècle, les réflexions de Saint-Pierre sur les finances s’inspirent sans aucun doute du modèle britannique. Comme l’a fort justement remarqué Andreas Andréadès en 1912, « À se borner à la taxe tarifée on oublie que c’est peut-être en matière de crédit public que l’abbé a eu les idées les plus justes » et, ajoute-t-il, « les plus aisément réalisables »38. L’aspect le plus surprenant de la pensée financière de Saint-Pierre est qu’elle tient en très peu de pages, qui pourraient paraître bâclées mais qui, grâce à cette concision, sont très claires. Comme Rousseau l’a finement observé dans son Jugement sur la polysynodie de Saint-Pierre, l’abbé n’était jamais plus pertinent et profond que lorsqu’il demeurait concis. « Aussi cet écrit n’était-il [commenta Rousseau] qu’une ébauche qu’il prétendait n’avoir pas eu le temps d’abréger, mais qu’en effet il n’avait pas eu le temps de gâter pour vouloir tout dire ; et Dieu garde un lecteur impatient des abrégés de sa façon ! »39.

§ 28

Comme pour la plupart des questions qu’il a abordées, l’abbé de Saint-Pierre entendait apporter des solutions concrètes aux principales difficultés de son époque ou au moins initier un débat ou une réflexion concernant la nécessité et la possibilité de telle ou telle réforme. En finances, la question fondamentale pour Saint-Pierre, et pour le duc de Noailles, comme on l’a vu, était de trouver une parade au problème du discrédit. Par discrédit, il faut entendre la dépréciation des effets donnés en paiement par le gouvernement – donc le taux exorbitant auquel le roi était contraint d’emprunter – et, par extension, toute la problématique de l’agiotage qui avait hanté les ministres de Louis XIV. Apporter des remèdes efficaces au discrédit était une priorité pour Saint-Pierre, cela pour deux raisons essentielles. En premier lieu, l’histoire récente montrait que le discrédit avait le pouvoir, en quelques jours, de balayer des millions et de ruiner la France et les sujets du roi :

[…] j’ai ouï citer que le feu roi Louis XIV, l’année qu’il mourut en 1715, fut obligé pour avoir huit millions en espèces de donner à un banquier, que nous connaissons tous, pour vingt-huit millions de billets à négocier à Gênes, et chez d’autres étrangers. Quelles prodigieuses pertes ne cause pas le discrédit40 !
§ 29

En second lieu, l’Angleterre, pour sa part, n’avait pas eu à subir de difficultés aussi sévères que celles de la France : pendant la guerre, elle avait su préserver son crédit, c’est-à-dire la confiance du public dans la capacité de son gouvernement de payer régulièrement ses dépenses et honorer ses dettes. En conséquence, Saint-Pierre n’hésitait pas à proposer de « suivre la méthode de la nation anglaise »41 qui lui avait si bien réussi42.

§ 30

Pour Saint-Pierre, la solution aux problèmes financiers de la France était très simple et tenait dans trois propositions essentielles. La première, que l’État devait disposer de revenus suffisants pour payer ses dépenses ; la deuxième, que les subsides levés sur les sujets du roi devaient être proportionnés à leurs revenus ; la dernière, que les contribuables devaient disposer des moyens monétaires pour payer leurs impôts au roi. Pour paraître élémentaires, ces trois idées simples lui semblaient à l’origine de la révolution financière anglaise de la fin du XVIIe siècle et de la capacité des îles britanniques de résister à la puissance française43. Pour le comprendre, il faut maintenant, et pour terminer, examiner les trois propositions ou principes de Saint-Pierre concernant la réforme du système financier. Pour des raisons d’ordre pédagogique, on les prendra dans le désordre en laissant de côté les idées de Saint-Pierre concernant la réduction des dépenses qui sont secondaires et une conséquence pratique de ses trois principales observations.

§ 31

L’idée de proportionner l’impôt aux ressources des contribuables est un leitmotiv bien connu de la pensée fiscale de l’abbé de Saint-Pierre. Cela dit, le tome VIII de ses Ouvrages indique que ses idées fiscales étaient beaucoup plus sophistiquées qu’il n’y semble. Car le meilleur impôt, selon Saint-Pierre, le plus à même d’assurer la proportionnalité des subsides, n’était pas fondamentalement, comme on pourrait le croire, la taille, autrement dit l’impôt direct sur les paysans, mais les droits qui se percevaient à l’entrée des villes sur les biens de consommation, c’est-à-dire les impôts indirects :

J’ai fait imprimer divers mémoires pour montrer les moyens de faire cesser les disproportions ruineuses de la répartition de la taille et de la capitation. J’ai montré que le subside le plus proportionné, le moins onéreux, le moins coûteux, et le plus facile à recouvrer, c’est celui qui se lève, dans les grandes villes et autres lieux fermés par des barrières, sur les denrées qui se consomment44.
§ 32

Cette idée, importée directement du système fiscal anglais qui frappait surtout les consommateurs urbains, sans distinction de privilège et en soulageant les objets indispensables de consommation, est en décalage complet avec l’expérience française qui surchargeait les campagnes et taxait lourdement les biens de consommations de première nécessité, en particulier le sel. Cette tradition fiscale française sera en partie reprise et rénovée par l’école physiocratique au milieu du XVIIIe siècle. Elle aboutira à vouloir faire porter l’impôt exclusivement sur le produit de la terre, considéré comme seule source de richesse, et proposer d’abroger l’ensemble des droits indirects remplacés par une taxe unique. L’objectif des partisans du docteur Quesnay était l’abolition des fermes des impôts indirects – une innovation introduite en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIe siècle et où la perception des taxes était administrée directement par un personnel salarié par l’État –, la réduction des coûts de perception (incluant les bénéfices jugés excessifs des fermiers généraux), la fin de la fraude fiscale et des exactions des commis des fermes envers les contribuables45. Pour Saint-Pierre, il faut le noter, l’impôt indirect tel qu’il le concevait, c’est-à-dire réformé pour fiscaliser la consommation des groupes aisés, présentait l’avantage d’être volontaire, autrement dit d’être proportionnel aux revenus du consommateur qui avait toujours le choix de ne pas consommer. L’impôt indirect offrait l’avantage de neutraliser le problème du retard (ou de la mauvaise volonté) des contribuables puisqu’il s’acquittait immédiatement, au moment de l’achat du produit à consommer. Ces deux qualités intrinsèques permettaient donc de pallier les difficultés inextricables de la répartition de la taille, des délais liés à la collecte de cet impôt et, par conséquent, du coût des avances consenties par les receveurs et autres financiers. Il y a ici une dimension importante de la pensée fiscale de Saint-Pierre qui a été négligée jusqu’à présent. Sa réflexion ne se limitait pas seulement à l’examen des problèmes de la répartition de l’impôt direct que payait surtout la paysannerie, mais concernait aussi le poids relatif et la nature des taxes qui frappaient les mondes rural et urbain respectivement.

§ 33

La deuxième proposition financière de Saint-Pierre concernait la question des revenus du roi. Sur ce point, il légitimait d’emblée la nécessité de l’impôt : « Il faut que les hommes employés par l’État le long de l’année pour l’utilité publique tirent du public une récompense annuelle »46. Les charges, qu’il qualifiait de charges publiques, étaient justifiées par le besoin d’assurer la sécurité du royaume et la propriété des sujets. Mais là encore, à la différence de la tradition fiscale française selon laquelle l’impôt, pourvu qu’il fût bien réparti, devait suffire aux besoins de l’État, Saint-Pierre n’envisageait pas l’impôt isolément. Il l’étudiait dans ses relations avec l’emprunt et la dette. Conformément au modèle anglais, Saint-Pierre expliquait que le rôle de l’impôt, si l’on ne voulait pas que son excès ruine les contribuables en temps de guerre, était de garantir le paiement par l’État des sommes qu’il était contraint d’emprunter pour payer les troupes. En termes contemporains, on pourrait dire que l’impôt avait un effet de levier puisque le gouvernement, en augmentant l’impôt annuel, pouvait financer les intérêts d’emprunts et se procurer les capitaux dont il avait besoin et dont le volume variait en fonction du coût de l’argent47. Ce sera l’argument de Necker dans son fameux Compte rendu au roi de 178148. Dans un tel système, la quotité de l’impôt ne pouvait donc pas être fixée de manière arbitraire ; elle dépendait de la masse des emprunts publics émis par l’État pour assurer la défense du royaume puisque les taxes n’étaient pas seules en mesure de financer les armées et que les paysans n’auraient jamais pu ou voulu payer en temps voulu. Ces emprunts se comportaient en outre comme une véritable monnaie puisque les titres s’échangeaient sur le marché financier, facilitant ainsi l’activité économique. Dans ces conditions, il était impératif que le gouvernement garantisse la valeur de la monnaie qu’il créait et qu’il délivrait à ses créanciers pour leur payer les intérêts de leur prêt d’argent gagé sur les recettes fiscales. Comme l’observa justement Saint-Pierre, les titres d’emprunts se comportaient, de fait, comme des actions sur les revenus du roi.

§ 34

Le dernier point, et de loin le plus important dans la pensée de Saint-Pierre, tendait à doter le gouvernement des revenus fiscaux suffisants pour honorer le paiement régulier des arrérages de ses emprunts, ce qui n’avait pas été le cas pendant la guerre de Succession d’Espagne et demeurera un problème tout au long du XVIIIe siècle. Le moyen était encore très simple. Au lieu de diminuer les impôts, et de forcer le gouvernement à suspendre ses paiements faute de fonds, l’État devait travailler, au contraire, à les augmenter. Anticipant la pensée de Montesquieu dans L’esprit des lois concernant les liens entre la puissance fiscale d’un État et la liberté politique des citoyens49, Saint-Pierre préconisait de gagner la confiance des contribuables en justifiant la nécessité des subsides, certes, mais aussi leur destination. La publicité des revenus et dépenses de la monarchie était l’un des outils par lequel le gouvernement, affirmait Saint-Pierre, pouvait vaincre la mauvaise volonté des contribuables et leur désir d’échapper à l’impôt. Un autre moyen consistait à montrer aux contribuables que leurs charges n’étaient pas destinées à acquitter des dépenses futiles mais, au contraire, à améliorer leur situation par des dépenses d’investissement, notamment en contribuant au financement des infrastructures routières créatrices de richesses50. Là encore, la fixation du montant annuel de l’impôt ne pouvait pas être arbitraire. Il n’en demeure pas moins que les revenus fiscaux devaient avant tout garantir le paiement régulier des dettes de l’État. C’est d’ailleurs pour cette raison que Saint-Pierre préconisait encore de remplacer, comme l’avait fait l’Angleterre, les emprunts perpétuels par des emprunts à terme, dont une partie des capitaux étaient remboursés avec le versement des intérêts annuels, et ainsi éteints ou amortis au bout de vingt, trente ou quarante années. Cette proposition, il est vrai, n’était pas entièrement neuve puisque le contrôleur général des finances, Nicolas Desmaretz, avait lui-même introduit en France, sous son ministère (1708-1715), ce nouveau type d’emprunts qui offrait de nombreux avantages.

§ 35

L’originalité de Saint-Pierre, comme il a déjà été suggéré, tenait à sa capacité de penser les divers éléments constitutifs du système financier – en l’occurrence les aspects politiques, fiscaux, monétaires et économiques – et de les relier de telle manière que les interactions entre l’État et le marché parviennent à déterminer les rapports sociaux et économiques régissant la création de richesses, les moyens de paiement et les besoins du roi. Rien dans les idées financières de l’abbé de Saint-Pierre n’était donc foncièrement neuf. Mais leur application à la monarchie française présentait quelque chose de radicalement innovant. Son intérêt pour les finances a, semble-t-il, débuté durant la guerre de Succession d’Espagne et s’est naturellement inscrit dans le cadre des réflexions économiques et fiscales proposées par Vauban et Boisguilbert, ainsi que des expériences gouvernementales successives. Il est probable que l’échec des réformes de Noailles, les suites extraordinaires du système de Law et l’exemple du modèle financier anglais transmis par les jacobites ont profondément modifié les premières analyses de Saint-Pierre. Sans jamais négliger la dimension fiscale, l’abbé semble s’être persuadé – et avoir voulu démontrer – que la solution des difficultés de son pays passait fondamentalement par l’organisation en France d’un système de crédit public reposant sur la publicité des comptes de l’État et justifiant la nécessité de l’impôt et de sa destination. Le XVIIIe siècle ne cessera de répéter ces recommandations, sous des formes diverses, cela jusqu’à ce que la crise financière de 1787 aboutisse à les inscrire parmi les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 178951.

§ 36

Les bases du système financier de Saint-Pierre étant ainsi posées, le demeurant de son œuvre financière dans le huitième tome de ses Ouvrages de politique et de morale concerne essentiellement des points de détails, plus ou moins développés, concernant des questions pratiques qui ne semblent pas, aujourd’hui, toutes également intéressantes mais qui, à l’évidence, étaient des sujets importants ou discutés en son temps. À la différence de ses vues sur les principes propres à fonder un système financier efficace, plusieurs des observations de Saint-Pierre peuvent sembler un peu décousues. Elles abordent cependant des matières qui seront reprises au cours du XVIIIe siècle, parmi lesquelles on peut noter : la diminution du nombre des impôts52 et la réduction concomitante des coûts de perception et du profit des fermes générales53 ; la professionnalisation des employés54 ; le contrôle des agents chargés de percevoir les deniers du roi55 ; la fixation des pensions accordées par les ministres56 ; l’autorité arbitraire des intendants en matière fiscale57, enfin la liberté du commerce58.

§ 37

Ces problèmes, qui s’intègrent dans les réflexions concernant l’État et ses structures, en particulier la transition entre l’Ancien Régime et le monde moderne, ne sont pas tous traités avec un égal bonheur. Saint-Pierre proposait, par exemple, d’établir des « Compagnies poursuivantes contre les comptables », sortes de chambres de justice permanentes pour réprimer les fraudes commises par les financiers. Parmi d’autres recommandations on peut signaler la suggestion, sans doute formulée en référence au Trésor de la Bastille constitué par Sully sous Henri IV, de mettre chaque année de côté une somme d’argent pour rembourser une partie de la dette ou faire face à l’imprévu afin d’éviter d’emprunter. Au fond, ces deux dernières mesures seront adoptées par les ministres, notamment avec la Caisse d’amortissement de Machault d’Arnouville (1749) et dans les pratiques budgétaires. L’aspect le plus notable – et relativement peu connu – de la réflexion financière de Saint-Pierre concerne ses réflexions sur les moyens de réformer la capitation59. Introduite en 1695, la capitation était le premier impôt universel à frapper tous les sujets du roi, privilégiés ou non. Si cette taxe avait été une réussite qui avait permis de réagir rapidement aux conséquences fiscales de l’une des plus graves famines qu’ait connu la France, le fardeau s’était rapidement reporté sur les taillables. Les revenus de la noblesse étaient en effet fort peu taxés, en partie parce que la quote-part des privilégiés était fixée de manière arbitraire et relevait, pour cette raison, du bon vouloir de l’intendant qui était chargé de trancher le contentieux60. Les moyens suggérés par Saint-Pierre pour garantir les contribuables de la disproportion de cet impôt peuvent paraître étranges aujourd’hui. Il proposait

[…] non seulement de conserver les degrés de distinction déjà établis entre les différents ordres de l’État, mais de multiplier au contraire ces degrés de distinction dans chacun de ces ordres : afin d’augmenter cette émulation, qui est un ressort si puissant et si utile au bon gouvernement, lorsqu’il est dirigé par de sages lois61.
§ 38

À lire ces phrases de l’abbé de Saint-Pierre, on peut penser qu’il cherchait à justifier l’inégalité fiscale entre taillables et privilégiés, d’une part en maintenant la séparation de l’inscription sur les rôles d’impôts en fonction de l’appartenance sociale des contribuables, d’autre part en appliquant des taux réduits et préférentiels favorables à la noblesse militaire qui payait déjà, selon les préjugés du temps, l’impôt du sang62.

§ 39

Là encore, la position de Saint-Pierre montre tout ce que sa réflexion doit aux débats de son temps concernant la réforme des finances et la réforme de l’État. L’égalité fiscale n’était pas, ou pas encore, à l’ordre du jour. C’était plutôt les moyens de lutter, dans une société d’ordres, contre les méfaits d’une trop grande inégalité et des nombreux traitements de faveur. Inévitablement, un tel débat ne pouvait qu’aboutir à frayer le chemin qui menait vers la formulation des concepts de patriotisme et de nation. En attendant, Saint-Pierre se posait les mêmes questions que les gouvernants qui, tels Desmaretz sous Louis XIV et Machault d’Arnouville sous Louis XV, s’interrogeaient sur les moyens de fiscaliser la noblesse. En l’occurrence, les réflexions de Saint-Pierre entendaient légitimer la capitation, c’est-à-dire la rendre plus efficace et plus juste, en réformant les principes de sa répartition et en adoptant une déclaration de revenus qui avait déjà été introduite par Desmaretz en 1710, pour déterminer l’impôt du dixième. Au contraire, dans le cas de la capitation, cet impôt de classe qui taxait la qualité, la dignité et l’emploi du contribuable, la quote-part de chacun dépendait d’un barème qui ne tenait aucun compte du revenu réel des contribuables privilégiés. Dans ces conditions, l’inégalité inhérente à cet impôt faisait la part belle aux pressions des puissants sur les intendants. Inévitablement, ces derniers subissaient l’animosité des privilégiés vis-à-vis du pouvoir arbitraire de ces agents du roi qui étaient néanmoins les représentants de l’autorité royale dans les généralités du royaume. Une fois encore, la logique réformatrice de Saint-Pierre se trouvait ainsi bouclée : la monarchie avait besoin d’une administration publique ; son efficacité passait par la capacité du gouvernement de faire accepter la nécessité de l’impôt afin de pouvoir taxer les sujets du roi de manière rationnelle à défaut d’être absolument égalitaire.

Conclusion

§ 40

L’historien doit sans doute regretter que l’abbé de Saint-Pierre n’ait pas eu le temps de publier une édition méthodique de ses travaux concernant la place des questions financières dans la réforme de la monarchie. En effet, le mitan des années 1730 a donné lieu à d’importantes discussions théoriques concernant les relations entre la fiscalité, le crédit, la monnaie et l’économie, notamment avec la publication des importants travaux de Melon63, de Dutot et des frères Paris. On peut certes envisager qu’en 1740 le vieil abbé de Saint-Pierre n’ait guère eu d’autres textes à publier concernant les finances que l’œuvre considérable qu’il avait façonnée dans le contexte des guerres de la fin du règne de Louis XIV et des espoirs de renouveau nés sous la Régence. Il est cependant difficile de croire que Saint-Pierre n’ait pas continué à lire les travaux de ses contemporains, à débattre avec eux des moyens d’œuvrer au progrès économique et social et d’ouvrir les voies d’un système financier plus efficace et plus juste. À ce titre, le volume d’écrits financiers de Saint-Pierre qui ne fut pas est assurément un chaînon manquant pour l’intelligence des questions financières en France et, tout spécialement, des relations entre l’impôt et le crédit. Au total, et selon le moment où on le regarde, Saint-Pierre peut sembler autant un homme de son temps, qu’un précurseur ou un homme du passé. En cela, son œuvre demeure énigmatique et intemporelle.

Note sur l’établissement des textes

Sur le ministère des Finances

Manuscrits

Observations sur les finances d’un État, BM Rouen, ms. 949 (I. 12), t. II, p. 869-916 (transcrit vers 1729-1730). (A)
Ce texte sera repris jusqu’à l’Observation 25 dans l’imprimé de 1734. L’Observation 26 « Sur les emprunts de l’État » sera en partie réutilisée dans la seconde partie du Discours contre l’augmentation des monnaies, et en faveur des annuités (OPM, Rotterdam / Paris, J. D. Beman / Briasson, 1733, t. II, p. 199-230) ; la suite est constituée d’une documentation sur la gabelle et sur les monnaies : l’Observation 29 « Pour rectifier le subside sur le sel » est tirée d’un « mémoire de M. Melon ». Les Observations 30 et 31 portent respectivement sur le « Commencement de l’usage de la monnaie » et sur les « Inconvénients de l’affaiblissement des monnaies ».

Observations sur le ministère des Finances, BPU Neuchâtel, ms. R199, p. 1-85. P. 1, en haut à gauche, autographe : « tome 8, page 1 ». (C)
Copie du texte de l’imprimé, avec additions (paragraphes supplémentaires au début de l’Observation I et une addition autographe p. 85). Mention de l’édition de 1739 du Projet de taille tarifée (p. 23).

Imprimé

Sur le ministère des Finances, in OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1734, in-12, t. VIII, p. 1-113. (B)
Au contenu des vingt-cinq premières Observations du manuscrit de Rouen, sont ajoutés un mémoire sur la capitation qui devient l’Observation XXIII, et un développement sur l’arrêt interdisant la plantation de vignes (Observation XXIV), tandis que les Observations 26 à 31 ont été supprimées.

§ 41

Le manuscrit conservé à la bibliothèque municipale de Rouen est la version la plus ancienne dont nous disposons. C’est entre 1729, date mentionnée pour évaluer au moment de la rédaction la valeur des effets donnés en paiement par le gouvernement64, et 1730, terminus ante quem pour les événements mentionnés dans les manuscrits de Rouen, que cette première version a été rédigée. L’auteur reprend son texte entre 1730 et 1734, date de parution de l’imprimé. Le manuscrit de Neuchâtel qui comporte la mention de l’édition de 1739 du Projet de taille tarifée (p. 23) appartient à une période de révision tardive en vue d’une seconde édition envisagée par l’abbé65. Les variantes sont peu importantes, si l’on excepte les premiers paragraphes de l’Observation I. Âgé et physiquement diminué, l’auteur n’a pas amélioré son texte : les redites et les fautes de syntaxe témoignent d’une relecture hâtive. C’est pourquoi il nous a paru préférable de présenter le texte de l’imprimé (B), tel que le public pouvait le lire, celui dont un rédacteur de la Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants de l’Europe avait rendu compte66, avec les variantes du manuscrit de Rouen (A) et celles du manuscrit de Neuchâtel (C).

Mémoire pour l’établissement des banques provinciales

Manuscrit

Mémoire pour l’établissement des banques provinciales, BM Rouen, ms. 949 (I. 12), t. II, p. 85-112 (une page sur deux numérotée) (transcrit vers 1729-1730).
Copié dans un ensemble destiné à une nouvelle édition de ses œuvres vers 173067, ce manuscrit non autographe, rédigé selon l’auteur en 1725 (p. 95), est le seul exemplaire dont nous disposions, dont nous reproduisons le texte.

Mémoire pour augmenter la valeur des billets de l’État et pour les faire circuler volontairement dans le commerce

Manuscrits

Mémoire pour augmenter la valeur des billets de l’État et pour les faire circuler volontairement dans le commerce, BNF, recueil de mémoires sur les « Papiers royaux » ou billets d’État (1716-1718), ms. fr. 7759, supplément français 2058 (ancienne cote), f. 99-106. (A)
En haut à gauche du f. 99r, on lit : « M. l’abbé de St Pierre ». Ce manuscrit est daté du 22 juin 1717 et conservé avec une série de mémoires précédant le rapport de Noailles présenté devant le Conseil de Régence qui se terminait sur le problème des billets de l’État et les moyens de lutter contre leur perte68. Il s’agit d’une mise au net écrite par le secrétaire qui a copié plus tard le manuscrit de Rouen. On trouve une brève addition autographe au f. 106r.

Mémoire pour augmenter la valeur des billets de l’État et pour les faire circuler volontairement dans le commerce, archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, France, ms. 1229, f. 54r-61r. (B)
Ce mémoire est une mise au net datée de juin 1717, présentant quelques variantes par rapport à la copie précédente, et comportant une longue addition autographe à la fin du texte datée de juillet 1717, qui témoigne d’une reprise du mémoire durant ce mois.

§ 42

Nous présentons le texte de juillet 1717 (manuscrit conservé aux archives des Affaires étrangères : B), avec les variantes de celui de la BNF (A).

Utilité d’un bureau de change des effets royaux, pour en faciliter la circulation et pour en augmenter la valeur

Imprimé

Utilité d’un bureau de change des effets royaux, pour en faciliter la circulation et pour en augmenter la valeur, s.l.n.d. [1717], in-4o, 14 p. Daté du 9 décembre 1717.
Exemplaires : Paris, BNF 4-LF76-98 ; Z FONTANIEU-277 (4) ; ms. fr. 21755, f. 29.

§ 43

Nous reproduisons le texte de cette seule version imprimée connue. L’attribution par Fritz Karl Mann de cet écrit à l’abbé de Saint-Pierre est corroborée par la présence d’un titre approchant, Projet pour rendre les effets royaux plus mobiles et plus conversibles, dans la liste que l’auteur donne de ses ouvrages à la fin de sa notice autobiographique69.


1.Ces nouvelles orientations de la recherche sont fort bien résumées dans Les projets de l’abbé Castel de Saint-Pierre, 1658-1743. Pour le plus grand bonheur du plus grand nombre, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle (25-27 septembre 2008), Carole Dornier et Claudine Poulouin (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen (Symposia), 2011.
2.Les rêves d’un homme de bien, qui peuvent être réalisés ou les vues utiles et praticables de M. l’abbé de Saint-Pierre, choisies dans ce grand nombre de projets singuliers, dont le bien public était le principe, Pons-Augustin Alletz (éd.), Paris, Vve Duchesne, 1775.
3.Voir Journal du marquis de Dangeau […] avec les additions inédites du duc de Saint-Simon, Paris, F. Didot, 1859, t. XVII, p. 296-298, 303-304.
4.Le censeur à qui avait été confié l’examen du manuscrit des Rêves d’un homme de bien, ouvrage qui parut avec privilège, rendit un commentaire favorable en octobre en observant : « il m’a paru que les idées & les vues patriotiques de M. l’Abbé de Saint-Pierre ne pouvaient se reproduire dans un temps plus favorable » (Les rêves d’un homme de bien […], Pons-Augustin Alletz (éd.), Paris, Vve Duchesne, 1775, « Approbation », p. [503]).
5.Œuvres complètes de D’Alembert, Londres / Paris, Bossange / Belin, 1821, t. III, 1re partie contenant la suite des éloges historiques, p. 262. Voir aussi Éloge de l’abbé de Saint-Pierre : 1775, avant-propos de Simone Goyard-Fabre, Caen, Centre de philosophie politique et juridique (Textes et documents), 1993.
6.Œuvres complètes de D’Alembert, p. 255.
7.Pierre-François Hugues d’Hancarville, Essai de politique et de morale calculée, Londres, s.n., 1759, t. I [seul paru], p. 177-178.
10.André Morellet, Réflexions sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières de l’administration, Londres / Paris, frères Estienne, 1775.
11.Sur ces questions voir le chapitre introductif dans Joël Félix, Finances et politique au siècle des Lumières : le ministère L’Averdy, 1763-1768, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1999.
14.Sur ce point voir l’ouvrage fondamental de Mireille Touzery, L’invention de l’impôt sur le revenu : la taille tarifée, 1715-1789, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1994, en ligne.
15.Voir Finances, Observation II, tableau. Sur la politique du secret en matière de finances voir Joël Félix, Finances et politique au siècle des Lumières…, chap. I.
16.Projet pour perfectionner le commerce de France, in OPM, Rotterdam / Paris, J. D. Beman / Briasson, 1733, t. V (Commerce).
18.OPM, Rotterdam / Paris, J. D. Beman / Briasson, 1733, t. II et IV.
19.Mémoires de Saint-Simon, Arthur de Boislisle (éd.), Paris, Hachette, 1922, t. XX, p. 450.
20.Fritz Karl Mann, « L’abbé de Saint-Pierre, financier de la Régence, d’après des documents inédits », Revue d’histoire des doctrines économiques et sociales, nº 3, 1910, p. 313-332.
21.Paul Harsin, « L’abbé de Saint-Pierre économiste d’après de nouveaux documents inédits », Revue d’histoire économique et sociale, vol. XX, nº 2, 1932, p. 186-218.
22.En ce qui concerne les finances, les années postérieures au système de Law sont assez mal connues. Voir Marcel Marion, Histoire financière de la France depuis 1715, Paris, A. Rousseau, 1914, t. I ; Jean-Marie Thiveaud, Histoire de la finance en France, 1. Des origines jusqu’en 1775, Condé-sur-l’Escaut, Éditions PAU, 1995 ; Marie-Laure Legay, La banqueroute de l’État royal. La gestion des finances publiques de Colbert à la Révolution française, Paris Éd. de l’EHESS, 2011 ; Joël Félix, « Modèles, traditions, innovations. Le Peletier des Forts et la renaissance de la finance sous le règne de Louis XV », in Les financiers et la construction de l’État. France, Espagne (XVIIe-XIXe siècle), Anne Dubet et Jean-Philippe Luis (dir.), Nantes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 125-154 ; Thierry Claeys, Les institutions financières en France au XVIIIe siècle, Paris, SPM, 2011, 2 vol. ; François-Michel Chrétien-Deschamps, Lettres sur le visa des dettes de l’État ordonné en 1721, François R. Velde (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2015.
23.Voir cependant Paul Harsin, Crédit public et Banque d’État en France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Droz, 1933 et Herbert Lüthy, La banque protestante en France, de la révocation de l’édit de Nantes à la Révolution, Paris, SEVPEN, 1959-1970, 2 vol.
24.Andreas Andréadès, « Les idées financières de l’abbé de Saint-Pierre », Revue de science et de législation financières, nº 4, 1912, p. 621-663.
25.Sur les finances de la France durant le règne de Louis XIV, voir Claude-Frédéric Lévy, Capitalistes et pouvoir au siècle des Lumières, Paris / La Haye, Mouton, 1969-1980, 3 vol. et Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, Fayard, 1984.
26.Sur Law et son système et en général les problèmes financiers de la France au lendemain de la mort de Louis XIV, voir Edgar Faure, La banqueroute de Law : 17 juillet 1720, Paris, Gallimard, 1978 et Antoin E. Murphy, John Law : économiste et homme d’État, Christophe Billon (trad.), Bruxelles, P. Lang, 2007.
27.Fritz Karl Mann, « L’abbé de Saint-Pierre, financier de la Régence… », p. 313.
28.Ibid.
29.BNF, département des manuscrits, recueil de mémoires sur les « Papiers royaux » ou billets d’État (1716-1718), ms. fr 7759, supplément français 2058.
30.Utilité d’un bureau de change des effets royaux, pour en faciliter la circulation et pour en augmenter la valeur, s.l.n.d. [1717], in-4o, 14 p. Voir ci-après « Note sur l’établissement des textes ».
31.Sur ce point voir Guy Antonetti, « Les manœuvres boursières du contrôleur général Le Peletier des Forts et la réglementation du marché des valeurs mobilières (1730) », Revue d’histoire du droit, 1984, p. 97.
32.Banques, § 35. BM Rouen, ms. 949 (I. 12), t. II, p. 95.
33.Voir ci-après « Note sur l’établissement des textes ».
35.OPM, Rotterdam / Paris, J. D. Beman / Briasson, 1733, t. IV, p. 255-267.
36.Sur l’influence des auteurs anglais sur Saint-Pierre voir Sabine Reungoat, « À l’école de l’Angleterre : échos de l’œuvre de William Petty dans la pensée économique française du premier XVIIIe siècle » ; voir aussi Daniel Sabbagh, « William Penn et l’abbé de Saint-Pierre : le chaînon manquant », Revue de synthèse, vol. CXVIII, nº 1, 1997, p. 83-105.
37.Nick Childs, A Political Academy in Paris, 1724-1731 : The Entresol and its Members, Oxford, Voltaire Foundation, 2000.
38.Andreas Andréadès, « Les idées financières… », p. 625.
39.Jean-Jacques Rousseau, Jugement sur la polysynodie, Sven Stelling-Michaud (éd.), in Œuvres complètes, Bernard Gagnebin, Marcel Raymond (dir.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1964, t. III, p. 635.
40.Finances, § 29. Cet épisode est bien connu et rapporté, entre autres, par François Véron Duverger de Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances de France depuis l’année 1595 jusqu’à l’année 1721, Bâle, frères Cramer, 1758, 2 vol. Saint-Pierre continue en observant : « Ainsi l’on peut dire que la moitié des dettes de la nation vient du seul discrédit, et de l’incertitude du paiement régulier de l’intérêt et du principal : ce qui fait que cent mille francs de capital sur le roi, à deux et demi pour cent, ou au denier quarante, qui produisent deux mille cinq cent livres de rente, ne se vendent encore aujourd’hui que vingt cinq à trente mille livres » (Finances, § 30).
42.Finances, § 31 : « […] Effets du crédit. Tandis qu’il était impossible à la France de trouver à emprunter à une grosse perte, la nation anglaise empruntait facilement à quatre ou cinq pour cent d’intérêt, et elle n’a presque jamais emprunté à plus haut intérêt ».
43.Les aspects de la révolution financière anglaise de la fin du XVIIe siècle ont fait l’objet et continuent de susciter de nombreux travaux dont la liste est trop longue pour être établie ici. La meilleure synthèse à ce jour et la plus accessible est celle de John Brewer, The Sinews of Power : War, Money and the English State, Cambridge, Harvard University Press, 1990. L’ouvrage pionnier demeure celui de Peter Dickson, The Financial Revolution in England : A Study in the Development of Public Credit, 1688-1756, Londres, Macmillamn, 1967. Voir aussi Anne L. Murphy, The Origins of English Financial Markets : Investment and Speculation before the South Sea Bubble, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
45.Sur les réformes de l’impôt en Angleterre voir D’Maris Coffman, Excise Taxation and the Origins of Public Debt, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013.
47.Sous l’Ancien Régime, les capitaux d’un emprunt représentaient x années de l’intérêt annuel versé aux prêteurs.
48.Sur ce point mal compris alors et depuis, voir Joël Félix, « The Problem with Necker’s Compte rendu au roi (1781) », in The Crisis of the Absolute Monarchy. France from Old Regime to Revolution, Julian Swann et Joël Félix (dir.), Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 107-125.
49.Montesquieu, L’Esprit des lois, XIII, 14 ; XIX, 27. Cet argument sera ensuite repris par les parlements. Sur ce point voir Joël Félix, « Nécessité et obéissance : le Parlement de Paris et la critique de la raison d’État, 1741-1763 », in Le monde parlementaire au XVIIIe siècle : l’invention d’un discours politique, A. J. Lemaître (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 39-56.
50.Sur ce point et la logique économique de Saint-Pierre, voir la contribution de Stéphane Blond, Chemins, Introduction.
51.Joël Félix, « Nécessité et obéissance… ».
60.Voir Michael Kwass, Privilege and the Politics of Taxation in Eighteenth-Century France : Liberté, Égalité, Fiscalité, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
62.Sur cette question voir la synthèse d’Hervé Drévillon, L’impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005.
63.L’abbé s’est inspiré d’un « Mémoire de M. Melon » sur le subside sur le sel dans ses Observations sur les finances d’un État, première version conservée à Rouen de son écrit Sur le ministère des Finances ; voir Finances, § 175, 2e variante.
66.Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants de l’Europe, t. XVII, octobre-novembre-décembre 1736, Partie II, p. 243.
68.Remerciements à Joël Félix pour ses précisions concernant le contexte de rédaction du mémoire (la perte de valeur des billets d’État délivrés aux créanciers de la monarchie, qui amène Noailles à examiner différents projets pour y remédier) et le signalement de la version conservée aux archives du ministère des Affaires étrangères.
69.Voir supra l’Introduction de Joël Félix aux écrits sur la finance et Annales de Castel, § 54.