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Avantages que doit produire l’agrandissement continuel de la ville capitale d’un État

Introduction, établissement et annotation du texte par Carole Dornier

§ 1

Les Avantages que doit produire l’agrandissement continuel de la ville capitale d’un État ont été publiés en 1733 dans le quatrième tome des Ouvrages de politique mais ont été conçus avant 1730, comme en témoigne la version contenue dans les manuscrits de Rouen1. Avec la consolidation des États nationaux le XVIIe siècle a vu émerger la notion de capitale, siège des autorités administrative et politique et manifestation visible de la gloire de l’État2. L’attrait de la capitale, comme dans le cas de Londres qui rassemble près de 10 % des habitants de l’Angleterre, suscite néanmoins des craintes : ville trop peuplée, mal policée, corruptrice, vidant les campagnes et provinces de leurs hommes et de leurs ressources, la capitale attirerait mendiants et parasites, retiendrait un air méphitique, poserait des problèmes insolubles de ravitaillement, de distribution d’eau… À une époque où la supériorité urbaine s’impose, et pour répondre aux inquiétudes qu’elle suscite, l’abbé de Saint-Pierre fait de la capitale un instrument de la puissance et du dynamisme du royaume tout entier, élément pivot indispensable dans le fonctionnement de l’ensemble.

Les villes capitales et l’esprit des Modernes

§ 2

En ouverture de son argumentaire pour un Paris plus étendu et plus peuplé, l’auteur s’attarde en treize observations préliminaires sur une question apparemment éloignée du sujet annoncé par son titre et son préambule : les conditions qui favorisent l’esprit d’examen, qui évitent l’erreur et sa diffusion dans l’opinion. Il s’agit de faire l’apologie des villes capitales selon le point de vue rationaliste des Modernes : la grande ville et particulièrement celle qui concentre la population la plus importante joue un rôle de multiplicateur de ces conditions favorables au progrès de la raison et des connaissances. Elle permet l’accès à de nombreux plaisirs, connaissances et rencontres, offre l’occasion de faire valoir ses talents et son art, de jouir d’une plus grande liberté, en plus de favoriser la diffusion, la communication et l’examen des connaissances, la confrontation des idées. Ce sont ces raisons qui expliquent la « pente générale » des sujets de province à venir résider dans la capitale. Loin qu’il faille les en dissuader, l’abbé considère qu’il faut favoriser l’augmentation des habitants de la métropole et examine les divers avantages qu’il y a pour le souverain à agrandir presque sans limites la capitale du royaume.

Ville ouverte, ville soumise

§ 3

Le siècle précédent, particulièrement avec l’épisode des barricades et du siège de Paris de 1648, ne manquait pas d’événements suscitant la méfiance des souverains français à l’égard de leur capitale, dorénavant divisée entre la Cour et la Ville, Paris et Versailles. Lorsqu’à la suite de la prise de Vienne par les Turcs en 1683, Vauban pense suggérer au roi de fortifier Paris, Louvois l’incite à détruire son projet3. L’heure est à la défense des frontières, à la destruction des remparts de Paris, remplacés par le « Nouveau Cours », aux aménagements de la capitale à la gloire du roi. Fortifications, munitions, magasins de poudre d’armes et de grains pour soutenir un siège, autant de moyens de défense qui supposent, comme le dira Montesquieu, « une grande confiance dans les grands, puisqu’on leur donne un si grand dépôt, [et…] une plus grande confiance dans le peuple »4. Pour l’abbé de Saint-Pierre, une capitale sans fortifications, qui s’ouvre et se développe, est doublement soumise au souverain, parce qu’elle est sans défense militaire propre et parce que l’intérêt la pousse à l’obéissance à travers des catégories qui ont besoin de la stabilité du royaume : créanciers de l’État, détenteurs d’offices et pensionnés dépendant de la Cour.

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Selon un mode d’argumentation qu’il affectionne, l’auteur feint de défendre les moyens de la guerre pour mieux postuler la paix5 : la concentration des richesses mobiles dans la capitale les rend facilement mobilisables pour financer la guerre et aisément déplaçables pour éviter le pillage et la destruction. L’argument de la sécurité intérieure fait donc coup double : il réfute l’idée qu’une concentration de population accroît le risque d’une perte de contrôle des autorités et il permet de lever l’obstacle que constituent les fortifications à l’agrandissement de la ville. La capitale sans défense propre est un espace ouvert sans limites.

Commerce, innovation scientifique et technique

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Dans ce cadre pacifié, c’est l’avantage économique fondé sur l’innovation technique qui doit être recherché : le progrès des arts et des connaissances est favorisé par la concentration dans la capitale des institutions qui assurent leur transmission (collèges, académies) et par les relations commerciales intenses avec les provinces. Cette capacité d’innovation, par les avantages compétitifs qu’elle recèle, en particulier la baisse des coûts de production, participe à la puissance commerciale d’une nation.

§ 6

L’accueil fait aux étrangers est une autre manière de renforcer cette puissance : l’abbé de Saint-Pierre, fidèle à ses idées, reprend ce qu’il avait déjà exprimé en 1695, dans son discours de réception à l’Académie française sous la forme d’une prophétie :

[…] loin que les autres peuples songent à nous la disputer [la supériorité que donne la beauté et l’agrément de l’esprit], la curiosité qu’ils auront toujours pour nos arts, les charmes qu’ils trouveront à goûter la douceur et la facilité de nos mœurs, l’étude qu’ils viendront faire parmi nous de notre langue et de nos manières, seront une espèce de tribut et d’hommage que nous recevrons d’eux : et au lieu de nos armes si longtemps victorieuses, nos ouvrages iront faire des conquêtes dans l’Europe, en assujettissant insensiblement les autres nations à nos opinions, à nos sentiments et à nos goûts6.
§ 7

L’agrandissement de la capitale rentre dans un dispositif destiné à perfectionner le commerce de France en organisant à partir de la capitale, lieu du pouvoir et des différents bureaux perpétuels que l’abbé imagine, l’augmentation du crédit, la circulation de la monnaie, l’établissement de banques7.

Police de l’agrandissement

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Les objections qui suivent sont imaginées pour que leur réfutation, selon l’habitude de l’abbé, vienne renforcer sa thèse : il faut proportionner le nombre de magistrats et d’autorités de police au nombre d’habitants, ne pas s’opposer à l’attirance qu’exerce Paris sur les riches. L’abbé de Saint-Pierre est sensible au rôle économique de la consommation et de la demande et considère la multiplication des échanges entre Paris et la province comme bénéfique. La croissance de la capitale aux dépens du reste du royaume a par ailleurs ses limites dans la cherté des biens mobiliers et immobiliers, dans le nombre des emplois et la quantité de revenu nécessaires pour y vivre. Enfin, l’argument des moralistes contre la corruption de la capitale est rapidement balayé parce que, pour l’abbé, la taille de la ville n’est pas en cause mais l’absence de bons règlements. La version manuscrite du projet contenait une liste hétéroclite de moyens destinés à favoriser l’agrandissement de Paris, dont certains renvoyaient au passage à d’autres projets de l’abbé : augmentation des magistrats et des archers, constructions économes en terrain, maisons d’ouvriers sur les jardins des communautés, pompes à eau, travaux pour la navigation, diminution des péages, attirance des savoir-faire, protection des étrangers, concurrence entre les théâtres, canal autour de Paris, remparts aménagés en promenades, conférences et académies, respect des lois sur l’élargissement des rues, augmentation des places de marché prises sur le terrain des communautés, exercices contre les incendies, compagnies d’assurance garantissant le paiement de loyers en cas d’incendie, poste à pied sur le modèle du London Penny Post.

§ 9

L’ensemble se termine, comme on peut s’y attendre dans les écrits de l’auteur, par l’idée de la création d’un bureau perpétuel destiné à recueillir les mémoires sur la question, à organiser la mise en œuvre des projets retenus.

Capitale et puissance

§ 10

Depuis les dernières décennies du XVIIe siècle, la puissance respective des villes capitales européennes donne lieu à des débats qui mêlent des considérations sur la démographie, l’activité commerciale et la puissance militaire. L’abbé de Saint-Pierre a pu connaître l’ouvrage d’Alexandre Le Maître, La Métropolitée8, apologie des villes capitales dont le credo rationaliste avait de quoi le séduire : utilité publique, mathématiques appliquées à la société humaine, échanges et obligations réciproques entre capitales et provinces, rôle de direction politique, économique et culturelle de la capitale, surveillance qu’y peut exercer le souverain sur ses sujets, installation des académies, perfectionnement des talents par la diversité des rencontres et spectacles, par l’émulation, nécessité de la sûreté et de la liberté du commerce, maisons de correction sur le modèle des rasphuis de Hollande, bornes mises au luxe ; autant de thèmes que l’abbé de Saint-Pierre se plaît à développer ici et dans d’autres projets. Lecteur des Essais d’arithmétique politique de Petty, il connaît les débats sur les populations de Londres et de Paris9, témoignages de rivalités européennes aux présupposés populationnistes, et partage avec l’auteur anglais la croyance dans les bienfaits de l’accroissement de la densité humaine, de la concentration des hommes dans l’espace. Derrière le plaidoyer pour une capitale peuplée, agrandie et ouverte, se devine ce qui sous-tend le Projet sur le commerce et qui rejoint les Réflexions sur la monarchie universelle en Europe de Montesquieu (1734) : la vraie puissance de l’État n’est pas la conquête de territoires par des moyens militaires mais l’intensification des échanges commerciaux et la prospérité économique. La capitale est à la fois un signe et un instrument de cette puissance.

Note sur l’établissement du texte

Manuscrit

Projet pour rendre la ville capitale d’un État plus grande, plus peuplée, plus commode et mieux policée, BM Rouen, ms. 949 (I. 12), t. II, p. 483-521 (transcrit vers 1729-1730). (A)

Imprimé

Avantages que doit produire l’agrandissement continuel de la ville capitale d’un État, in OPM, Rotterdam / Paris, J. D. Beman / Briasson, 1733, t. IV, p. 102-164. (B)

§ 11

Nous proposons le texte de l’imprimé (B) et une sélection de variantes du manuscrit (A) : la fin du texte A est parfois redondante et comporte un inventaire un peu hétéroclite qui disparaîtra de la version publiée en 1733 : nous avons choisi d’en résumer certains passages dans les notes plutôt que de la reproduire in extenso.


1.Voir ci-après « Note sur l’établissement du texte ».
2.Voir Giulio Carlo Argan, L’Europe des capitales 1600-1700, Arnaud Tripet (trad.), Genève, Skira, 1964.
3.Voir l’introduction de Martin Barros et Victoria Sanger au mémoire L’importance dont Paris est à la France et le soin que l’on doit prendre de sa conservation dans Les oisivetés de Monsieur de Vauban, Michèle Virol (éd.), Seyssel, Champ Vallon, 2007.
4.Montesquieu, Pensées, nº 1734, Montedite, édition en ligne des “Pensées” de Montesquieu, Carole Dornier (éd.), Caen, Presses universitaires de Caen, 2013.
6.Discours, harangues et autres pièces d’éloquence de messieurs de l’Académie françoise et autres beaux esprits, Amsterdam, G. Gallet, 1699, t. I, p. 231-232.
8.Alexandre Le Maître, La Métropolitée, ou de l’établissement des villes capitales […], Amsterdam, B. Boekholt pour J. Van Gorp, 1682.
9.Voir Sabine Reungoat, « À l’école de l’Angleterre : échos de l’œuvre de William Petty dans la pensée économique française du premier XVIIIe siècle » ; Jacques Dupâquier, « Londres ou Paris ? Un grand débat dans le petit monde des arithméticiens politiques (1662-1759) », Population, vol. LIII, nº 1-2, 1998, Population et histoire, p. 311-326.