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Raisons pour publier les motifs des lois

Introduction, établissement et annotation du texte par Carole Dornier

Introduction

§ 1

Les Raisons pour publier les motifs des lois ont été publiées en 1735 dans le dixième tome des Ouvrages de politique et de morale. Il s’agit d’un prolongement du Mémoire pour diminuer le nombre des procès : l’abbé y déplorait que « les premiers législateurs, en laissant leurs lois, n’en [aient] pas laissé les motifs » (Procès, § 198). Cette absence conduit ceux qui veulent retoucher ou augmenter les textes de loi à s’éloigner des principes qui ont présidé à leur élaboration ; par ailleurs les législateurs soucieux de faire évoluer le droit risquent, ou bien de changer à mauvais escient des articles dont ils n’ont pas perçu l’intention, ou au contraire de conserver des articles établis sur des principes défectueux restés implicites. Domat avait déjà souligné la nécessité de juger selon les motifs et la teneur d’ensemble des lois et critiqué les jugements fondés sur une partie tronquée ou sur une interprétation en contradiction avec l’intention du législateur1. Pour Saint-Pierre, l’enjeu n’est pas seulement une interprétation de la loi existante conforme à son esprit, mais la possibilité d’un perfectionnement infini du droit, en rapport avec celui de la raison humaine. L’exposé des motifs fait partie des instruments de ce progrès, parce qu’il permet de revenir à l’intention du législateur précédent pour la suivre ou pour s’en écarter.

§ 2

Conformément au raisonnement more geometrico cher à Castel de Saint-Pierre, l’opuscule se présente comme la démonstration d’une proposition : « Il est plus avantageux de faire une édition motivée des lois que de n’en pas faire ». Pour l’éclaircir, l’auteur énonce quatre suppositions : un monarque soucieux d’uniformiser et de rationaliser le droit, des ministres engagés dans ce mouvement et conscients de la nécessité de laisser à leurs successeurs des moyens de perfectionnement, des problèmes d’interprétation dus à l’évolution de la langue, des plaideurs incités à utiliser les équivoques de la loi ou à invoquer des motifs non exprimés pour servir leur intérêt. Il énumère ensuite les avantages qui résulteraient de cette motivation qui faciliterait les réformations et les interprétations de la loi.

§ 3

Au moment où écrivait Saint-Pierre, le cardinal Fleury avait confié au chancelier d’Aguesseau un travail d’unification du droit civil, préparé par des échanges avec les parlements de 1729 à 1731, puis repris en 1734, et qui aboutira à quatre ordonnances dont une seule, celle de 1731 sur les donations, est achevée au moment de la rédaction de cet écrit (Motifs, § 7)2. Certains préambules, le procès-verbal des conférences qui s’étaient tenues pour l’examen des articles de l’Ordonnance civile de 1667 et de l’Ordonnance criminelle de 16703, première étape, initiée par Colbert, de réformation de la justice, faisaient apparaître les motifs des articles ; le chancelier aurait souhaité la généralisation du procédé. S’il critiquait parfois sévèrement les propositions de Saint-Pierre contenues dans le Mémoire pour diminuer le nombre des procès, il approuvait l’idée de fournir aux savants et aux étudiants les éclaircissements ou motifs d’une ordonnance (Procès, § 255) et souhaitait même trouver pour chaque article de loi sa motivation qui facilitait, selon lui, son observance : « La raison jointe à l’autorité fait plus d’impression sur les esprits que l’autorité seule, et il est utile de connaître le motif de la loi pour la pratiquer avec fidélité et sans contestation »4. En cela le chancelier et l’abbé, influencés par le rationalisme de Domat et par son inspiration cartésienne, se rejoignaient pour remplacer la soumission inconditionnelle à la règle par une acceptation de la loi suivant le consentement de l’entendement5.

Note sur l’établissement du texte

Manuscrits

Proposition. Il est plus avantageux de faire une édition des motifs des lois ou nouvelles ou renouvelées que de n’en pas faire, Archives départementales du Calvados, 38 F 44 (ancienne liasse 6), p. [1-3].
Texte entièrement autographe sans les titres numérotés des avantages (huit au lieu de neuf) et sans les deux objections et leurs réponses.

Raisons pour faire une édition motivée des lois que de n’en pas faire, Archives départementales du Calvados, 38 F 44 (ancienne liasse 6), p. [1-4].
En haut à gauche, autographe : « 4e ouvrage du tome X ». Mise au net. Texte correspondant à celui de l’imprimé. Contient : un éclaircissement composé de quatre suppositions et d’un paragraphe de conclusion ; neuf avantages titrés et numérotés ; deux objections avec leurs réponses.

Proposition. Il est plus avantageux de faire une édition motivée des lois que de n’en pas faire. Éclaircissement, Archives départementales du Calvados, 38 F 44 (ancienne liasse 6), p. [1-4].
Mise au net. Texte identique au manuscrit précédent. 3 exemplaires.

Lois motivées, BPU Neuchâtel, ms. R234, p. 1-7 (B).
P. 1, autographe : « Avril 1738 ». Contenu : six suppositions suivies d’un paragraphe de conclusion ; huit avantages titrés et numérotés, l’Avantage I du texte de 1735 a été supprimé ; deux objections avec leurs réponses, suivies d’un paragraphe de conclusion.

Imprimé

« Raisons pour publier les motifs des lois », in OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1735, t. X, p. 210-220 (A).
Contenu : un éclaircissement composé de quatre suppositions et d’un paragraphe de conclusion ; neuf avantages titrés et numérotés ; deux objections avec leurs réponses.

§ 9

Les manuscrits conservés aux Archives du Calvados sont des états préparatoires du texte imprimé en 1735. Celui-ci est révisé, avec un nouveau titre, en 1738, peut-être pour une nouvelle édition. Castel de Saint-Pierre modifie certaines formulations et alourdit plus le texte qu’il ne l’améliore, pour un contenu identique. Le texte de base proposé est celui de l’imprimé de 1735, avec une sélection de variantes du manuscrit daté de 1738.


1.Les lois civiles dans leur ordre naturel, Paris, P. Aubouin, P. Emery et C. Clouzier, 1797, t. I, Livre préliminaire, Tit. I, Section II, X, p. 24 ; sur Domat, voir David Gilles, La pensée juridique de Jean Domat (1625-1696), du Grand Siècle au Code civil, thèse de l’Université Paul Cézanne/Aix-Marseille III, 2004, 2 vol., 1540 p.
2.Isabelle Storez-Brancourt, Le chancelier Henri François d’Aguesseau (1668-1751) : monarchiste et libéral, Paris, Publisud, 1996, p. 311-339.
3.Voir Motifs, § 17 ; ce procès-verbal qui circulait manuscrit dès 1670, « histoire secrète » des deux Ordonnances (Procès-verbal des conférences tenues par ordre du Roy […], Louvain, C. De Montauban, 1700, Avertissement non paginé), fut édité par les soins de Claude Brossette en 1697 (L’Isle, G. Barbier), réédité en 1700, 1709, etc.
4.Sur ses observations concernant le Mémoire pour diminuer le nombre des procès, voir Francis Monnier, Le chancelier d’Aguesseau : sa conduite et ses idées politiques et son influence sur le mouvement des esprits pendant la première moitié du XVIIIe siècle, Paris, Didier, 1863, p. 461.
5.Sur le cartésianisme de D’Aguesseau, voir Isabelle Storez-Brancourt, Le chancelier Henri François d’Aguesseau…, p. 443-451.