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PROJET [•] POUR RENDRE LES SERMONS PLUS UTILES [•]

IMPORTANCE DES SERMONS

§ 1

Tout le monde convient que les hommes ne sont estimables et aimables dans la société, et agréables à Dieu dans la religion, qu’à proportion qu’ils sont justes et bienfaisants. Personne ne conteste que l’observation de la justice et la pratique de la bienfaisance pour plaire à Dieu ne soient absolument nécessaires tant pour augmenter le bonheur de la société dans cette vie que pour éviter l’enfer et obtenir le paradis dans la vie future.

§ 2

L’homme le plus juste est celui qui remplit le mieux tous ses devoirs, tant à l’égard de Dieu qu’à l’égard du prochain, qui paye plus exactement aux autres soit en travaux, soit en soins, soit en complaisance, soit en deniers, tout ce qu’il leur doit, et qui n’exige jamais d’eux plus qu’il ne lui est dû, qui, par conséquent, passe sa vie dans l’innocence, sans faire aucun tort, aucun déplaisir à personne et qui observe le mieux, soit dans ses paroles, soit dans ses actions, la première loi de l’équité naturelle dictée par la souveraine raison et même par notre vrai intérêt : Ne faites jamais contre un autre ce que vous ne voudriez pas qu’il fit contre vous supposé qu’il fût à votre place et que vous fussiez à la sienne [•].

§ 3

L’homme parfaitement bienfaisant est juste et très juste ; il rend à tout le monde tout ce qu’il doit, mais il ne s’en tient pas à la justice, il donne plus qu’il ne doit, plus qu’il ne reçoit. Le plus bienfaisant est celui dont les bienfaits sont plus grands et s’étendent à un plus grand nombre de familles et durent plus longtemps.

§ 4

Œuvres de justice pour ne point déplaire à Dieu, œuvres de bienfaisance pour lui plaire, abstine a malo fac bonum1. Voilà ce que toutes les nations appellent bonnes œuvres. Toutes les religions tant soit peu raisonnables conviennent que nous serons ou punis ou récompensés selon nos œuvres ; elles conviennent toutes que la pratique des bonnes œuvres est le culte le plus agréable que nous puissions rendre à Dieu, puisqu’il est souverainement juste et souverainement bienfaisant et que nous ne saurions l’honorer davantage qu’en tâchant de lui ressembler le plus qu’il est en notre pouvoir ; et si ces bonnes œuvres sont faites par un homme qui soit dans le sein de la vraie Église, pour plaire à Dieu [•], elles sont méritoires pour la vie éternelle. Voilà ce que nous savons et ce que nous croyons.

§ 5

Par rapport à la société, il n’y a personne qui ne voie avec évidence que plus il y aurait de maîtres et de domestiques fort justes et fort bienfaisants, de pères et d’enfants fort justes et fort bienfaisants, de maris et de femmes, de frères, de sœurs, de confrères, d’associés, de voisins, de magistrats fort justes et fort bienfaisants, de grands, de petits, de pauvres, de riches, de rois, de sujets, fort justes et fort bienfaisants, moins il y aurait de maux à souffrir et plus il y aurait de biens à goûter dans une pareille société.

§ 6

Par rapport à la religion, les œuvres de justice et de bienfaisance sont recommandées même par les religions humaines, par le mahométisme, et par les sociétés d’hérétiques, comme des moyens absolument nécessaires pour éviter les malheurs et pour obtenir les biens de la vie future. La simple raison, la simple idée de Dieu juste, suffit pour sentir cette nécessité [•], mais la religion divine [•], nous le dit en une infinité de manières.

§ 7

Il y a une autre chose certaine ; c’est que les discours [•] qui nous instruisent d’un côté de tout ce que nous devons à Dieu et au prochain et de tous les bienfaits que nous pourrons lui procurer, et qui de l’autre nous proposent avec une éloquence proportionnée des motifs suffisants pour nous déterminer dans le choix de nos actions, sont des moyens très propres à nous faire remplir nos devoirs de justice, et à pratiquer des œuvres de bienfaisance.

§ 8

Il n’y a personne qui ne sache par expérience le pouvoir de la parole sur les esprits, de sorte que si nous n’avions pas établi parmi nous l’art de la prédication pour exhorter à la pratique de la vertu, il serait de la bonne politique et de la bonne religion, en un mot du bon gouvernement, de l’établir. Mais heureusement cet art est déjà établi parmi nous ; il n’est question que de trouver les moyens de le rendre un jour encore plus utile qu’il n’est aujourd’hui.

§ 9

Telles sont les considérations qui m’ont porté à faire quelques observations sur la manière de rendre nos sermons [•] plus nombreux, plus fréquents, plus instructifs, plus touchants et par conséquent plus utiles.

[PREMIÈRE PARTIE. OBSERVATIONS]

OBSERVATION I [•]
Assistance au [•] sermon, pratique que l’on ne saurait trop recommander dans la discipline ecclésiastique

§ 10

Entre les pratiques les plus importantes de religion, celle qui, selon les lois de la Providence ordinaire et non miraculeuse [•], est plus propre à nous donner plus de ressemblance à l’être parfait du côté de la justice et de la bienfaisance, doit être réputée plus importante au salut que celles qui demandent des miracles d’une Providence extraordinaire pour opérer en nous pareille ressemblance.

§ 11

Or l’assistance au sermon qui contient d’un côté l’instruction de nos devoirs et de l’autre les motifs suffisants pour nous porter à nous en acquitter, est de toutes les pratiques de religion celle qui, selon les lois de la Providence ordinaire [•] et non miraculeuse, est la plus propre à nous donner plus de ressemblance à la suprême justice et à la suprême bienfaisance.

§ 12

Donc l’assistance au sermon doit être regardée comme une des pratiques de religion les plus importantes au salut.

§ 13

De là je conclurais que l’assistance au sermon n’est peut-être pas suffisamment recommandée par nos pasteurs comme partie principale des devoirs de religion ; il faudrait même que la lecture d’un sermon fut ordonnée par l’Église pour le dimanche à ceux qui ne peuvent pas y assister ; mais je laisse ces conclusions à tirer à ceux qui sont chargés du gouvernement ecclésiastique.

§ 14

Il y a beaucoup de personnes qui croient que nous sommes assez instruits de tous nos devoirs, mais notre conduite pleine de fautes et toutes nos injustices montrent évidemment ou que les prédicateurs ne nous en instruisent pas suffisamment, ou que les grands motifs de l’avenir qui pourraient nous corriger ne sont pas ni assez convenablement, ni assez fréquemment présentés à notre esprit par ces prédicateurs, ou que nous n’assistons pas assez souvent à leurs bons sermons.

OBSERVATION II
Sermons [•] proportionnés aux âges et aux lumières des auditeurs

§ 15

Comme les fidèles sont fort différents en âge et en lumières, il devrait y avoir des discours proportionnés aux différents âges. Les discours historiques, le récit des vies des saints et des saintes, où l’on fasse sur toutes choses remarquer les actions de justice et de bienfaisance, sont à la portée de l’intelligence des jeunes personnes et du peuple, et ne laissent pas d’être très utiles aux personnes d’un âge plus avancé ; mais il faut choisir les vies des saints et des saintes dont les conditions et les actions ont plus de rapport à celles des auditeurs ; et cela me fait penser que ce serait un travail utile que de disposer quelques vies des saints pour trois quarts d’heure de lecture pour servir de sermon. C’est au Bureau général pour la direction des sermons à prendre le soin de faire bien exécuter un pareil travail et à le faire perfectionner à toutes les nouvelles éditions.

§ 16

Les discours dénués de faits historiques ne sont pas à la portée des jeunes personnes et du peuple, et n’attirent pas tant l’attention des autres ; je voudrais donc un peu d’histoire dans tous les sermons ou discours de morale, avec cette différence que, dans les discours pour le peuple peu instruit et pour les jeunes gens, ce ne serait pour ainsi dire que pure histoire de la vie et de la conduite de ceux que nous savons certainement avoir sagement évité l’enfer par la pratique de la justice, et obtenu le paradis par la pratique de la bienfaisance, au lieu que, dans les discours pour les personnes qui ont plus de lumières, le compositeur s’attacherait à approfondir chaque devoir avec des exemples de divers saints sur cette matière [•].

§ 17

Dans les discours pour le peuple on suivrait la personne du saint, mais dans les discours pour les personnes plus instruites on suivrait la matière ; il faut dans les uns beaucoup de faits sur divers sujets, et moins de réflexions, au lieu que dans les autres il faut beaucoup de réflexions et moins de faits, et toujours sur les mêmes matières.

§ 18

Mais dans tous il faut avoir pour but de donner à l’auditeur une instruction détaillée de ses devoirs et de lui fournir des motifs suffisants pour le déterminer à s’en bien acquitter.

§ 19

 [•] Cela me fait penser qu’il devrait y avoir deux sermons le même dimanche à diverses heures, ou que l’on devrait prêcher alternativement de deux dimanches l’un, tantôt selon une de ces méthodes, tantôt selon l’autre.

§ 20

Non seulement les exemples de ceux qui ont évité l’enfer et obtenu le paradis nous font plus d’impression que les simples spéculations, mais ils ont l’avantage d’attirer plus notre attention et de nous faire comprendre bien plus facilement les réflexions qui naissent de leur conduite. Quand nous voyons les hommes illustres distingués, honorés et récompensés en cette vie pour leurs vertus et pour leurs talents, nous sommes naturellement portés à les imiter, malgré la peine de l’imitation pour obtenir les mêmes récompenses. Or à plus forte raison serons-nous portés à imiter les saints lorsqu’il s’agit d’éviter comme eux une éternité malheureuse et d’obtenir comme eux une récompense éternelle.

OBSERVATION III
Compositeurs [•], déclamateurs, lecteurs de sermons

§ 21

Tous les prédicateurs qui ont le talent de la prononciation, n’ont pas le talent de la composition, de même que tous ceux qui ont le talent de la composition, n’ont pas le talent de la prononciation. Ces deux talents se rencontrent même rarement dans la même personne, et le même homme perd peu à peu la facilité de la mémoire ; il ne peut plus à certain âge que composer ou rectifier ses anciennes compositions.

§ 22

Tout le monde sait que l’impression que fait sur l’esprit un discours bien prononcé est bien plus grande que celle que fait la simple lecture ; ainsi il est à propos de faire dans les discours de morale un bon usage pour l’utilité publique de l’art de la prononciation. Il faut donc [•] et de bons compositeurs et de bons déclamateurs qui puissent faire valoir par leurs talents les discours bien composés.

§ 23

De là on voit qu’il serait de la bonne police ecclésiastique et civile qu’il fût défendu de prêcher des sermons nouveaux, mauvais ou médiocres, tant qu’il y en a de bons qui sont publics, jusqu’à ce qu’au jugement d’une académie de morale chrétienne établie exprès dans la capitale le sermon composé fût approuvé et jugé ou meilleur ou aussi bon que ceux qui dans une liste publique seront regardés comme les meilleurs, soit par rapport à l’instruction de nos devoirs, soit par rapport aux motifs pour s’en bien acquitter.

§ 24

Cette académie aurait aussi besoin de retrancher les bons sermons qui sont trop longs et de les rectifier par rapport à cette méthode, en retranchant ce qui ne va pas assez droit au but ; elle aurait aussi le soin de nommer au roi ceux qui le long de l’année auraient ou donné les meilleurs sermons nouveaux, ou qui auraient donné les anciens imprimés mieux rectifiés. Et si un bureau destiné pour rectifier les pièces de théâtre vers les bonnes mœurs est un établissement très nécessaire pour augmenter le bonheur de la société, comme je l’ai démontré ailleurs2, il est aisé de comprendre combien une académie destinée pour diriger les sermons serait nécessaire pour augmenter le nombre des effets les plus importants de la religion, c’est-à-dire le nombre des actions de justice et de bienfaisance dans la vue de plaire à Dieu.

§ 25

Il s’en faut beaucoup que nous connaissions tous les effets que peut produire dans l’esprit l’art de la prononciation [•]. Il me semble qu’il devrait y avoir sur ce sujet une école exprès, surtout dans les séminaires. Et comme tous les jeunes ecclésiastiques destinés à être curés n’ont pas assez de mémoire pour bien réciter et bien déclamer les sermons, il serait aussi à propos qu’il y eût une école pour bien lire les beaux sermons distinctement et d’un ton convenable, et diversifier le ton selon les différentes parties du discours, pour former une demi-déclamation3.

§ 26

Bons compositeurs, bons déclamateurs, bons lecteurs, et il serait à souhaiter que dans la distribution des cures, les meilleures fussent données par scrutin entre pareils à ceux qui excelleraient dans les talents les plus utiles pour perfectionner les mœurs du peuple. Cela prouve qu’il faudrait à l’égard des sermons mis dans la liste des bons qu’il y en eût assez pour le cours de l’année, que chaque curé pour une petite somme pût en avoir à bon marché, et qu’ainsi il n’y eût point de privilège exclusif qui en augmentât le prix.

§ 27

Cela prouve qu’il faudrait à l’égard des sermons mis dans la liste des bons qu’il y en eût assez pour le cours de l’année, que chaque curé pour une petite somme pût en avoir à bon marché, et qu’ainsi il n’y eût point de privilège exclusif qui en augmentât le prix.

§ 28

De là il suit qu’il n’y a pas assez de récompenses parmi nous pour ceux qui excellent dans la prédication par rapport au bien de la société, ou du moins qu’ils devraient toujours être préférés dans la distribution des pensions et des bénéfices aux ecclésiastiques moins utiles à l’État et à la religion surtout après un certain temps de service actuel, et lorsqu’ils ne détruisent point par leur mauvaise conduite les bonnes maximes qu’ils prêchent dans leurs sermons.

OBSERVATION IV [•]
But du compositeur, moyens d’y parvenir

§ 29

Il faut que le compositeur ait pour but unique dans son discours de diminuer le nombre des injustices et d’augmenter le nombre des bienfaisances du plus grand nombre de ses auditeurs ; c’est leur plus grande utilité qu’il cherche, c’est la plus grande utilité de la société et la plus grande gloire de Dieu, de cet être souverainement juste et bienfaisant qui recommande sans cesse la justice et les œuvres de charité pour plaire à Dieu, auteur de la nature et de la grâce, et pour obtenir le paradis. Il faut donc : 1° qu’il connaisse en détail toutes les injustices qu’ils commettent ordinairement pour les en avertir, et pour le leur faire sentir comme injustices. Il faut de même qu’il leur montre en opposition tous les biens qu’ils pourraient faire aux autres. Voilà l’instruction. 2° il faut surtout que par des motifs chrétiens suffisants et suffisamment démontrés il leur fasse prendre des résolutions utiles de pratique, et il faut qu’il attaque pour ainsi dire par préférence les espèces d’injustices, les plus nombreuses et les plus importantes ; or cela demande une grande connaissance de la conduite domestique et du commerce de la vie civile ; mais tant qu’il se tiendra dans des généralités il ne fera faire à ses auditeurs presque aucun progrès dans la pratique.

§ 30

Le grand progrès pour chaque auditeur consiste à diminuer le nombre des blessures, des offenses qu’il fait avec sa langue, ou avec ses manières méprisantes, et ses tons ou aigres, ou impérieux ; communément celui qui n’offense personne par sa langue, ni femme, ni enfant, ni domestique ni voisin, soit en présence, soit en absence, ne fait presque aucune injustice à l’égard du prochain : on peut dire même qu’il tend à la perfection, et il me semble que cette vérité est dans l’esprit de saint Jacques. C’est une vérité éternelle que la raison et l’expérience peuvent nous apprendre : si celui qui est blessé par la langue d’autrui souffre en silence sans représailles, et cela pour plaire à Dieu, pour obtenir le paradis, il devient bienfaiteur de celui à qui il pardonne l’offense qu’il en a reçue ; car c’est pour ainsi dire une dette qu’il lui remet et dont il le tient quitte : dimitte [•] nobis debita nostra, sicut et nos, tui causa, dimittimus debitoribus nostris4. Le compositeur ne saurait donner trop d’étendue à ces offenses journalières qui regardent tous ses auditeurs, les uns qui souffrent, les autres qui font souffrir.

§ 31

Il faut que le discours ne passe pas trois quarts d’heure, parce que c’est la mesure de l’attention du commun des auditeurs ; la brièveté du discours met le compositeur dans la nécessité de n’attaquer dans chaque sermon qu’un petit nombre d’injustices pour les mieux représenter et pour les attaquer avec plus de succès.

§ 32

Il est à propos qu’il y ait de la diversité dans les ouvrages, mais il n’y a qu’à laisser faire les compositeurs. Leurs ouvrages se ressembleront à la vérité, mais il y aura toujours dans les ouvrages des hommes différents plus de diversité et moins de ressemblance que dans leurs visages ; tous ont les mêmes parties du visage, et dans une situation assez semblable. Ressemblance dans le gros, diversité dans le détail ; dans un sermon le compositeur tâchera d’expliquer les sortes d’injustices que cause l’avarice ; dans un autre, les injustices que cause ou l’intempérance ou la vanité, ou la jalousie, ou l’ambition, ou l’envie de métier, ou la médisance etc.

§ 33

Dans d’autres il expliquera les injustices d’une profession, tantôt les injustices ordinaires de telle condition, et pour le contraste il peindra quelquefois les actions de bienfaisance opposées aux actions d’injustice, et ce qu’ont fait les saints pour emporter le Ciel avec ardeur, avec peine, avec constance.

§ 34

Comme c’est la pratique de nos mœurs que le compositeur a pour but de composer pour rendre [•] les hommes plus vertueux, et que cette pratique consiste dans un nombre infini de détails, il s’ensuit que dans l’instruction des offenses actives par la langue et des autres espèces d’injustices, on ne saurait entrer dans trop de détails, mais cependant en conservant le style noble : on ne saurait même trop marquer toutes les peines que l’on a à changer de conduite et toutes les excuses qu’on apporte pour justifier la représaille pour les injustices que l’on a souffertes de la part des autres.

§ 35

À l’égard des motifs le compositeur ne saurait les exposer, ni en trop grand nombre, ni avec trop de force et d’évidence, mais il peut tantôt les mettre au commencement, tantôt au milieu, tantôt à la fin ; il peut en jeter çà et là, mais il me semble que leur place naturelle est de les rassembler sous différents termes, à la fin du discours, parce que le but du discours est d’emporter la résolution de l’auditeur et elle ne s’emporte que par la belle exposition de motifs suffisants [•].

§ 36

Dieu [•] dans l’Écriture n’a pas seulement en vue d’intimider les méchants par la crainte de l’enfer. Il paraît encore avoir en vue de les détourner des injustices par la crainte des maux temporels. Or la crainte des maux temporels est un motif très humain ; ainsi il semble qu’il nous marque par son exemple que nous pouvons nous servir de tous les motifs humains soit de la crainte de la honte, soit du mépris des honnêtes gens, soit de la peur d’être regardés comme ridicules, soit du désir de l’estime des gens de bien ; ainsi il n’y a aucune considération utile pour nous faire haïr l’injustice qui ne soit digne d’être employée pour suivre l’exemple du Créateur lorsqu’il est question de nous détourner des omissions et des actions injustes.

§ 37

Cette crainte d’un mal éloigné est un sentiment d’autant plus faible qu’il est moins fréquemment exercé, au lieu que la crainte ou du mépris ou du ridicule peut quelquefois faire plus d’impression à cause que le mal est regardé comme plus présent. Je ne blâme donc pas les prédicateurs de se servir quelquefois dans leurs exhortations des motifs humains et des motifs les plus faibles, mais je les blâme de ne se pas servir assez puissamment des motifs les plus puissants et les plus forts.

§ 38

Ces motifs les plus puissants sont quatre : 1° le peu d’années à vivre et surtout en comparaison des siècles futurs ; 2° l’incertitude même de l’année et du mois de la mort et du jugement ; 3° l’éternité des délices du côté de la pratique de la justice et de la bienfaisance ; 4° l’éternité de douleurs effroyables du côté de la pratique des offenses et de l’injustice.

§ 39

Or il faut avouer [•] que dans nos meilleurs sermons on ne trouve pas ces motifs suffisamment exposés, suffisamment peints, suffisamment montrés comme des suites nécessaires de la justice et de la bonté du Créateur.

§ 40

J’ai fait autrefois une observation en lisant l’Alcoran5, c’est que dans chaque page il est fait mention ou du paradis, ou de l’enfer, et c’est une des raisons qui fait que la religion humaine des Turcs influe tellement sur leurs actions et sur leur conduite que les chrétiens eux-mêmes sont étonnés de toute la probité et de toute l’humanité qu’ils trouvent parmi eux.

§ 41

Je crois bien qu’il est bon qu’il y ait des sermons qui ne parlent que de la vitesse dont la vie passe, du peu d’éloignement de la mort et du jugement ; d’autres qui ne parlent que de l’éternité et des délices du paradis ; d’autres qui ne parlent que de l’éternité et des malheurs de l’enfer. Mais il me semble que, dans tous les sermons, il doit toujours y avoir quelques endroits qui retracent suffisamment ces idées, surtout lorsque le prédicateur convient qu’il y a de grandes peines à surmonter pour son auditeur comme le pardon des injures et la résistance à certaines autres passions fortes.

§ 42

Avec de pareils principes simples et naturels, avec ce but pour la composition, on peut voir combien de compositeurs, même estimés, s’éloignent du but, ou ne s’en approchent pas assez pour pouvoir mener même les auditeurs vers des pratiques et des actions incomparablement plus importantes soit pour leur salut, soit pour l’augmentation du bonheur de la société, que ne font d’autres sortes de pratiques.

§ 43

Il faut donc que le compositeur vise à l’instruction très détaillée de toutes les espèces de nos injustices et avec une exposition bien entière de tous les motifs propres pour nous les faire éviter.

§ 44

Voilà les règles avec lesquelles on peut faire une critique sensée d’une infinité d’endroits de nos meilleurs sermons, car souvent ces compositeurs, ou s’écartent du but, ou n’y vont pas par la ligne la plus courte, et par conséquent n’y arrivent point, c’est-à-dire que leurs sermons ne font pas la centième partie de l’effet qu’ils feraient s’ils étaient mieux dirigés vers le but unique des sermons fructueux.

OBSERVATION V
Augmenter la commodité des auditeurs

§ 45

Si le sermon est une pratique [•] de religion si importante pour pratiquer les bonnes œuvres, il s’ensuit que l’on doit avoir égard à l’heure des sermons pour la commodité publique [•], les uns pour le peuple, les autres pour les riches ; or il me semble que sur cet article nous n’avons point assez d’attention. Nos mœurs ont fort changé depuis trois cents ans sur l’heure du dîner ; on dînait à dix heures, on pouvait facilement aller au sermon à deux heures ; il en faut toujours revenir à la commodité des auditeurs puisque c’est pour eux que l’on prêche [•].

OBSERVATION VI [•]
Sur la force de l’éloquence

§ 46

Il y a éloquence du raisonnement et éloquence [•] des images. L’éloquence du raisonnement vise à bien démontrer et n’a besoin que de clarté et d’ordre dans les propositions, et de conséquence nécessaire dans les conclusions ; l’éloquence [•] des images ne démontre rien, mais elle persuade sans démonstration par la seule vivacité et par l’arrangement des images. Les images [•] vives des biens et des maux à venir suffisent pour faire désirer les uns et craindre les autres ; elles suffisent pour exciter et fortifier nos inclinations et nos aversions pour certaines personnes et pour certaines actions.

§ 47

J’ai parlé ailleurs de la force qu’ont les images vives pour persuader les esprits d’imagination et de la force qu’a le raisonnement juste pour persuader les esprits d’intelligence6.

§ 48

Je m’étais proposé de rapporter ici divers exemples de beaux endroits de nos meilleurs compositeurs par rapport au vrai but des sermons, et de marquer quelques endroits où ils s’en éloignent, et d’autres dans lesquels ils ne s’en approchent pas assez ; mais comme d’autres vues encore plus importantes ont attiré mon attention, et que d’ailleurs des gens de bien habiles, mis une fois dans le bon chemin par la méthode que j’ai proposée, peuvent exécuter ce dessein encore mieux que moi, je me suis déterminé à leur en laisser l’exécution. Je me borne à en démontrer le but et à donner une boussole aux compositeurs qui puisse les guider, c’est à eux d’avancer dans le chemin et de profiter de génération en génération des progrès les uns des autres.

§ 49

Je suis de l’avis de ceux qui demandent dans les [•] sermons un style figuré et orné, pourvu que les figures et les ornements soient convenables aux sujets, aux lieux et aux personnes.

§ 50

Les trois quarts et demi des auditeurs ne se persuadent quasi que par la force et la vivacité des images des maux à craindre et des biens à espérer, encore faut-il que ces images soient rangées convenablement et qu’elles se prêtent par cet arrangement un secours mutuel pour ébranler l’âme et pour la déterminer, tantôt par des désirs sanctifiants, et tantôt par des craintes salutaires.

§ 51

Il faut au reste qu’au travers de ces images l’auditeur qui a de la justesse dans l’esprit puisse être ébranlé par la force du raisonnement, il faut qu’il y puisse facilement apercevoir de temps en temps des syllogismes qui doivent faire comme la base et la charpente du discours orné ; mais à dire la vérité, la persuasion qui est le grand effet du sermon pour le gros des auditeurs viendra presque toujours non de la force du raisonnement mais de la force de la peinture des biens et des maux futurs.

OBSERVATION [•] VII

§ 52

En général ce n’est pas s’approcher assez du but du sermon et de la plus grande utilité de l’auditeur que de discuter des points de théologie ou de controverse, ou de faire certaines homélies, ou des explications de certains endroits de l’Écriture qui ne nous mènent pas par le chemin le plus court à nous instruire des détails de nos devoirs les plus importants de notre conduite journalière, et à nous mettre devant les yeux les motifs suffisants pour mieux pratiquer en détail et jour par jour la justice et la bienfaisance.

§ 53

Ce n’est pas s’approcher assez du but que de se tenir dans des maximes générales ; il faut se convertir [•], il faut faire pénitence. Le compositeur doit expliquer en quoi consistent la conversion et la pénitence, il doit appuyer sur la restitution des biens, sur la réparation des injustices et des torts ; il faut pour cela descendre dans tous les détails et faire toutes les applications par rapport aux devoirs des différentes espèces d’auditeurs [•].

OBSERVATION VIII [•]
Esprit d’équité, pardon des injures et sainteté

§ 54

Il faut souvent dire aux auditeurs : Voulez-vous savoir si telle action, telle omission est un mal, est une injustice ? Voyez si vous ne souffririez pas si d’autres en pareil cas en usaient de même envers vous. Mettez-vous bien sincèrement pour un moment à la place de tel et de tel, vous verrez bientôt les choses que vous devez leur pardonner par celles que vous voudriez qu’on vous pardonnât en pareil cas. Mettez-vous pour un moment à la place de ceux qui souffrent et vous serez bientôt portés à leur apporter quelque consolation, quelque diminution dans leurs souffrances.

§ 55

Si un homme qui a le bonheur d’être dans la vraie Église du Rédempteur pardonne une injure très sensible, lorsqu’il pourrait s’en venger et impunément et avec un plaisir très sensible, et cela dans la vue de plaire à Dieu qui le commande et d’obtenir le paradis qu’il nous promet, c’est une œuvre de grande bienfaisance, c’est une bonne œuvre de religion très méritoire et du nombre de celles auxquelles Dieu plein de bonté, en considération des mérites du Rédempteur, a attaché une vie remplie de délices et d’une durée infinie.

§ 56

Il entre dans ce pardon les trois conditions nécessaires pour rendre une œuvre très méritoire. 1° La grande bonté des motifs, c’est pour plaire à Dieu et pour obtenir le paradis, dans lequel le plus grand plaisir est l’amour de l’être infiniment bienfaisant et l’admiration perpétuelle des ouvrages de ce même être infiniment sage et puissant. 2° Il en revient une grande utilité au prochain, c’est-à-dire à l’offenseur puisqu’on lui sauve de grands déplaisirs qu’il s’était attiré par sa faute. 3° Il se trouve dans cette action une grande difficulté surmontée, car il est très difficile de pardonner en pareilles circonstances, et cette grande difficulté surmontée prouve le haut degré d’amour de Dieu ou de désir de lui plaire.

§ 57

Tels sont les moyens qui conduisent sûrement les hommes à la plus haute fortune qu’ils puissent jamais imaginer, c’est-à-dire, à une vie éternelle exempte de maux, et remplie des plus grandes joies. Telles sont les instructions générales dont les sermons doivent être remplis, mais il ne faut pas demeurer à ces généralités, il faut encore des applications particulières et détaillées dans lesquelles chacun des auditeurs puisse dire : Voilà ce qui me regarde, voilà ce que je puis faire dès aujourd’hui, ou bien lorsqu’on m’offensera, je me tairai et je pardonnerai [•]. C’est dans les détails de toutes les espèces d’injustice et de toutes les sortes de bonnes œuvres que l’excellent compositeur doit entrer pour l’instruction de l’auditeur, et c’est de la belle exposition des grands motifs qu’il doit attendre les bonnes résolutions particulières qui opèrent peu à peu de grands changements dans la conduite et qui, de personnes insupportables dans le commerce de la vie, en font des personnes très aimables et très désirables, qui, de personnes très injustes, en font des justes, des hommes très bienfaisants, en un mot de vrais saints.

§ 58

La sainteté est l’état d’un homme beaucoup plus juste et beaucoup plus bienfaisant que les autres, et le grand saint est celui qui non seulement est juste envers Dieu et le prochain, mais qui, ou par son talent ou par son crédit, et surtout par ses grands travaux et ses grandes peines, procure au plus grand nombre de personnes et de familles des biens très considérables et très durables. Et voilà pourquoi les moines et les solitaires qui ne prêchent point et qui n’écrivent rien d’excellent peuvent devenir des saints innocents, mais faute de procurer ou aux hommes en général, ou à leur patrie en particulier de grands bienfaits, ne sauraient jamais devenir ni grands hommes, ni grands saints. Comme ceux qui à justice égale, à amour de Dieu égal, ont encore par-dessus le mérite de ressembler davantage à la divinité par la grandeur et la multitude de leurs bienfaits [•].

OBSERVATION IX

§ 59

Je n’ai pas écrit ceci pour [•] les vieux compositeurs qui sans un examen sérieux du but qu’ils devaient se proposer ont imité leurs prédécesseurs et ont pris des méthodes très différentes de celles que je propose [•].

§ 60

Je n’écris pas ceci non plus pour ces [•] quakers7 qui veulent que le prédicateur ne se prépare jamais et ne compose jamais, mais qu’il dise tout ce qu’il croira utile et tout ce qui lui viendra sur le champ à l’esprit en s’imaginant bonnement que c’est Dieu même qui par un miracle de sa Providence extraordinaire leur inspire ce qu’ils ont à dire. Tout ce qui sent la raison et la méthode de la Providence ordinaire déplaît à ceux à qui le fanatisme plaît ; ils veulent des miracles partout, et il y a plus de ces caractères qu’on ne croit.

§ 61

Mais j’écris pour [•] les compositeurs sages qui, n’étant pas encore entièrement assujettis aux préjugés vulgaires, se rendent sans peine à quiconque leur montre la raison, c’est-à-dire les voies de la Providence ordinaire. Je crois même que si on fait essai de cette méthode l’on verra qu’à génie égal, à talents égaux, ceux qui la suivront l’emporteront de beaucoup par le succès sur ceux qui suivent des routes qui s’éloignent du véritable but, c’est-à-dire de la plus grande utilité de l’auditeur [•].

§ 62

Au reste je conviens que je n’en ai pas assez dit pour dissuader les uns de leurs méthodes moins utiles, mais il me suffit d’en avoir assez dit pour persuader aux autres que celle que je propose serait de beaucoup la plus utile. Et c’est le but que je me suis proposé.

SECONDE PARTIE
OBJECTIONS

OBJECTION I

§ 63

Nos prédicateurs suivent déjà votre plan dans leurs sermons, car ils instruisent des injustices dont il faut s’abstenir pour éviter l’enfer, et des bonnes œuvres qu’il faut faire pour obtenir le paradis ; ce qu’ils disent ne tend qu’à ce but ; ainsi votre plan n’a rien de nouveau qui soit utile.

Réponse

§ 64

1°. Si c’est le plan qu’ils veulent suivre, ils le suivent mal ; car enfin le but de celui qui prêche est que chacun de ses auditeurs sorte du sermon, ayant plus de peur de l’enfer, et plus de désir du paradis qu’il n’avait en entrant. Il faut qu’il y apprenne que telle action, ou telle omission, est une injustice qu’il faut éviter, et que telle bonne œuvre peut beaucoup servir à acquérir le paradis ; il faut que chacune sorte bien résolu de changer telle ou telle chose à sa conduite ; tous les auditeurs sortent-ils dans des pareilles résolutions ?

§ 65

2°. L’espace de demi-heure ou de trois quarts d’heures d’audience est court pour dire à chacun quelque chose de suffisamment instructif, et de suffisamment touchant et intéressant, et pour peu que le compositeur s’écarte de la ligne droite qui mène à ce but, il perd un temps précieux qui rend son discours infructueux, ou beaucoup moins utile qu’il n’aurait été s’il ne s’était point un peu écarté de la ligne la plus courte.

§ 66

3°. Si le sermon n’attaque qu’un genre ou qu’une espèce d’injustice et qu’elle ne regarde que la centième partie des auditeurs, par exemple le luxe des grands, et qu’il ne marque point que chacun dans sa condition a son luxe, qu’il a du superflu, et qu’au lieu d’en faire un bon usage en faveur des pauvres, chacun cherche dans la magnificence de sa condition une gloire vaine dans sa dépense, son discours ne sera presque point utile à son auditoire.

§ 67

4°. De même s’il parle des devoirs des domestiques envers les maîtres, sans parler des devoirs des maîtres, son discours ne servira aux uns qu’à accuser et à condamner les autres ; mais si chacun sent qu’il peut encore faire mieux qu’il ne faisait, tous sortiront du sermon avec profit, et chacun se ressentira du changement de son voisin.

§ 68

5°. Il faut donc que le compositeur se fasse une idée juste de toutes les différentes conditions de ses auditeurs afin qu’il puisse mieux les instruire de leurs devoirs et faire plus d’attention aux devoirs du plus grand nombre, qu’aux devoirs du plus petit ; par exemple, s’il prêche à des religieuses, la partie instructive de son discours doit expliquer en détail les devoirs mutuels des religieuses, et la partie où il expose les motifs ne laissera pas d’édifier les autres auditeurs et leur inspirer plus de religion, c’est-à-dire, plus de crainte de déplaire à Dieu [•] et d’être jeté au feu éternel, plus de désir d’obtenir le paradis et de plaire à Dieu.

§ 69

6°. Il est vrai que chacun des auditeurs convient que l’injuste sera damné, il convient aussi que quiconque fait contre un autre ce qu’il ne voudrait pas qu’on fit contre lui, commet une injustice, mais il ne fait pas assez d’applications de cette règle à tous ses devoirs et c’est au prédicateur à les lui faire faire.

§ 70

7°. Il est vrai que le prédicateur peut compter que tous ceux qui viennent à son sermon, craignent la mort ; il est vrai qu’ils savent que la vie est fort courte, en comparaison de l’éternité, qu’ils savent que l’heure de la mort et du jugement particulier est très incertaine ; il est vrai qu’ils craignent l’enfer et qu’ils désirent le paradis ; car sans ces dispositions de leur esprit ils ne viendraient pas au sermon. Mais il n’est pas moins vrai que le prédicateur peut par son discours augmenter de beaucoup la crainte des uns et le désir des autres, si au lieu d’images faibles et mal rangées, il emploie l’audience qu’on lui donne à présenter les images les plus vives et si bien ordonnées, que leur arrangement serve à en augmenter la force ; or revenons à la plupart de nos sermons : sont-ils composés uniquement pour fortifier nos craintes et nos espérances sur la vie future par les motifs les plus efficaces et pour nous montrer par les discours les plus courts, plusieurs injustices que nous n’apercevons pas dans notre conduite et qui nous mènent cependant en enfer et pour nous indiquer les œuvres de bienfaisance comme la douceur, la politesse, la patience, l’indulgence, les prévenances, les aumônes etc., bienfaits qui sont en notre pouvoir, et auxquels nous ne faisons pas assez d’attention et sans lesquels cependant nous n’obtiendrons point le paradis ?

§ 71

8°. Comme les mêmes objets des sens répètent continuellement leurs efforts pour nous faire commettre continuellement des injustices, c’est aux prédicateurs à nous remettre aussi continuellement devant les yeux, et à nous répéter perpétuellement les seuls motifs suffisants, pour nous soutenir dans la pratique de la justice et de la bienfaisance et à nous rendre ces motifs si familiers qu’ils nous reviennent à toute heure à l’esprit, c’est à eux à diversifier les manières dont ils nous les représentent, mais il ne faut jamais qu’ils les abandonnent s’ils désirent non de petits succès apparents, mais de grands succès effectifs de leurs sermons.

§ 72

9°. Que peut servir à l’auditeur un sermon où le prédicateur lui a inspiré une grande crainte de faire une injustice, un grand éloignement de causer du déplaisir, ou quelque tort à son prochain, en lui montrant une éternité de douleurs extrêmes pour les injustices, si ce prédicateur ne lui fait pas remarquer en détail qu’en tel et tel cas il cause du déplaisir, et commet telles et telles injustices ? Ainsi cette crainte salutaire s’évanouit au sortir du sermon et n’opère aucune diminution des chagrins, des peines que cause l’auditeur, et des injustices, soit petites, soit grandes, qu’il commet tous les jours.

§ 73

De même quelle utilité tirerait l’auditeur d’une longue énumération des peines et des déplaisirs qu’il cause à diverses personnes, et des autres sortes d’injustices qu’il commet tous les jours envers eux, si le prédicateur ne lui inspirait pas en même temps une grande crainte de retomber dans les mêmes injustices ?

§ 74

Que sert d’inspirer à l’auditeur un grand désir de faire du bien aux autres pour obtenir bientôt une vie éternelle remplie de délices qui doivent durer toujours, si le prédicateur ne lui montre pas en même temps en détail combien de bienfaits il peut faire et procurer chaque jour dans sa famille et à son prochain par ses manières, par sa libéralité, par ses services ? Il est évident que ses bons sentiments s’évanouiront au sortir du sermon et il rentrera dans son indolence et dans son amour-propre ordinaire ; il ne changera rien à ses mœurs, et le sermon faute d’être fait sur un plan raisonnable, ne produira rien, ou presque rien, en comparaison de ce qu’il eût produit naturellement selon les lois de la Providence ordinaire, s’il n’eût point donné des instructions sans motifs suffisants, ni des motifs sans instructions suffisantes ; et il faut savoir que les instructions ne sont point suffisantes et ne sont réellement utiles qu’à proportion qu’elles sont détaillées et appropriées dans la pratique à chaque auditeur.

§ 75

10°. Je ne dis pas que la plupart des prédicateurs n’aient pour but la grande utilité des auditeurs, mais je demande aux auditeurs eux-mêmes, si la plupart de ces prédicateurs vont au but par la voie la plus courte et la plus efficace ; car c’est le but unique du plan ancien que je propose d’une manière nouvelle.

OBJECTION II

§ 76

Les prédicateurs ont diverses règles à observer ; il faut dans le carême et dans l’Avent prêcher sur l’Évangile du jour ; il faut faire le panégyrique du saint, tantôt il faut faire une homélie sur l’Évangile ; le plus souvent il faut prendre un passage de l’Écriture sainte, et ne s’en point écarter ; il faut prêcher sur la fête du jour, il faut expliquer le mystère du jour : voilà autant de lois qu’il faut suivre et auxquelles il faut que le prédicateur s’assujettisse ; ainsi voilà autant d’assujettissements qui empêchent le compositeur de faire un discours aussi utile à toutes les professions, à tous les âges, à toutes les conditions de son auditoire, qu’il le désirerait.

Réponse

§ 77

1° Toutes ces règles subordonnées, toutes ces lois subalternes n’ont été faites que pour mieux obéir à la première loi des sermons, à la loi fondamentale de la prédication qui s’adresse, ou au compositeur ou au prononciateur. Soyez dans votre discours le plus utile qu’il vous sera possible au plus grand nombre de vos auditeurs, donc il faut laisser [•] dormir celles de ces lois subalternes qui empêcheraient le prédicateur de marcher vers la plus grande utilité des auditeurs.

§ 78

2° Rien ne sied mieux au prédicateur que de citer l’Écriture et surtout l’Évangile du jour pour autoriser son discours ; mais si l’Évangile du jour ne vient pas à son discours il suffit qu’il cite l’Évangile de tout autre jour : c’est qu’il faut toujours viser au plus utile.

§ 79

3° Le prédicateur ne doit pas faire l’éloge du saint pour faire plaisir au saint en paradis ; les saints méprisent de pareils plaisirs ; il ne doit songer qu’à la grande utilité de ses auditeurs, de sorte que si ce qui est connu de la vie de ce saint ne suffit pas pour être très utile à ses auditeurs, il faut qu’il emprunte les exemples des autres saints, et qu’il fasse ce que ferait le saint de la fête lui-même s’il revenait au monde, puisqu’il n’aurait point d’autre but que la plus grande utilité du plus grand nombre des auditeurs. Telle est la loi de la raison suprême sur les sermons pour laquelle toutes les autres lois subalternes doivent être faites, et à laquelle toutes les autres lois doivent toujours être exactement subordonnées.

§ 80

4° Les catéchismes nous instruisent suffisamment des articles nécessaires à croire pour éviter l’enfer et obtenir le paradis. Un peu plus de connaissance théologique du mystère du jour n’est pas si nécessaire aux auditeurs pour éviter l’enfer et pour obtenir le paradis ; au lieu qu’un peu plus de connaissance de leurs devoirs et de leurs injustices, un peu plus de crainte de l’enfer, et un peu plus de désir du paradis leur sont absolument nécessaires ; et d’ailleurs il n’y a personne qui ne sache que ce n’est pas le plus ou le moins de connaissance théologique qui sauve ou qui damne éternellement, mais que c’est le plus ou le moins d’injustices, et le plus ou le moins de bienfaits envers ceux avec qui nous avons à passer cette vie passagère, qui font la décision de notre destinée éternelle.

§ 81

Il n’y a personne qui ne convienne que le souverain juge dans la décision de cette destinée mettra en balance nos injustices d’un côté contre nos bienfaits de l’autre, et qu’il ne mettra point dans la balance le plus ou le moins de connaissances théologiques : d’où il est aisé de conclure, comme ont fait tous les saints, que nous serons sauvés par la grandeur et par la multitude de nos bienfaits, et non par la multitude et par la grandeur de nos connaissances.

OBJECTION III

§ 82

Ce que vous demandez sont des sermons à la missionnaire ; ils sont bons, mais de pareils sermons prêchés toute l’année ne seraient que des répétitions et ennuieraient bientôt les auditeurs ; or qu’y a-t-il plus à éviter que de les ennuyer ?

Réponse

§ 83

1° Ceux qui viennent au sermon veulent éviter l’enfer par leur innocence et obtenir le paradis par leurs bienfaits ; s’ils ne craignent point l’enfer, s’ils ne désirent point le paradis, ils ne viennent point au sermon ; or comment pouvez-vous imaginer qu’en ne leur parlant que de leur plus grande affaire et des meilleurs moyens d’y réussir, on les ennuiera ? Ce qui ennuie c’est un long discours qui ne va point au but, c’est un discours qui n’inspire ni crainte, ni désir.

§ 84

2° Les sermons à la missionnaire qui sont proportionnés aux lumières du peuple, sont très utiles au peuple, n’ennuient point le peuple ; ils lui inspirent une crainte salutaire qui fait restituer8 les auditeurs, qui leur fait réparer leurs injustices anciennes et qui les empêche d’en commettre de nouvelles, il augmente dans l’esprit de ces auditeurs ignorants le désir du paradis ; or il n’y a rien de moins ennuyeux que les discours qui persuadent et qui font craindre et espérer.

§ 85

3° Il est vrai qu’il faut des discours plus polis, mieux écrits pour les personnes éclairées ; il faut une éloquence proportionnée à leurs lumières et à leur raison, mais il faut toujours les entretenir uniquement de leur grande affaire et de leur grande fortune future ; il faut toujours les mêmes motifs pour les persuader que pour persuader le peuple ; il faut de grandes craintes et de grandes espérances : c’est qu’il n’y a que ces grands motifs qui soient assez forts pour leur faire observer des devoirs pénibles ; et que servent après tout les sermons s’ils ne sont pas assez forts, pour faire réparer les injustices passées et pour faire éviter les injustices à venir ? Et qu’y a-t-il de moins ennuyeux qu’une conversation qui nous montre clairement les moyens d’arriver sûrement à la plus grande fortune où l’homme puisse prétendre [•] ?

§ 86

4° Je conviens qu’il faut diversifier la manière de prêcher, mais il ne faut jamais diversifier le fond du sermon, et ce fond c’est d’instruire l’auditeur de tout ce qu’il doit à chacun et de lui présenter toujours devant les yeux des douleurs effroyables à craindre et des plaisirs délicieux à espérer, enfin des motifs assez forts pour l’encourager à devenir encore plus juste et bienfaisant.

§ 87

5° Je conviens qu’il y a des personnes dont l’esprit est malade et qui se dégoûtent des meilleures choses ; mais cessera-t-on de présenter du pain et les autres viandes saines aux personnes qui ont de la santé parce qu’il y a des malades qui en sont dégoûtés ? Il n’y a même souvent qu’à attendre la fin de la maladie d’esprit, la maturité de l’âge, la diminution des illusions, l’ennui de la vie ordinaire, l’adversité, la vieillesse, les infirmités ; alors ils goûteront les bons sermons, et cela prouve qu’il ne faut admettre que les meilleurs, c’est-à-dire, ceux qui peuvent le plus contribuer à rendre les hommes plus vertueux.

§ 88

6° Les discours anciens qui étaient excellents pour nos ancêtres moins éclairés, ne seraient que médiocres pour nous dont la raison est plus éclairée tant par les lumières de nos ancêtres que par nos réflexions et par nos expériences ; il faut quelquefois dans les sermons des images plus justes, plus nobles et plus convenables que celles dont usaient les Anciens, parce qu’il faut de la proportion de raison entre le discours et les auditeurs. Or les auditeurs d’aujourd’hui ont une raison plus éclairée que la raison de nos anciens, mais nous n’avons dans le fond que les mêmes motifs, les mêmes ressorts qu’ils avaient pour engager leurs auditeurs à pratiquer la vertu.

§ 89

7° Il vient un âge où l’enivrement des passions diminue et peu à peu s’anéantit ; on trouve des heures, des jours, et des semaines où l’on n’est plus si enivré, si charmé de la vie présente et dans lesquels on sent naturellement une sorte de plaisir à imaginer comme très possible une seconde vie beaucoup plus heureuse et infiniment plus durable que celle-ci.

§ 90

L’idée de redevenir matière, simples parties de matière, sans aucun sentiment, sans aucun plaisir, comme nous étions avant notre naissance, est une idée affreuse. Les os, les veines, les artères, les muscles, toutes les peaux desséchées, les parties aqueuses, salines, huileuses évaporées ; l’idée qu’il ne restera bientôt de nous que les cendres ou les parties de sable ou d’argile qui entraient dans la composition de notre [•] corps ; cette idée que bientôt il ne restera de nous que des sels, de l’eau, des huiles, de la terre, du sable, est extrêmement affligeante pour quiconque a un peu de sens.

§ 91

Ainsi l’homme, et surtout l’homme d’esprit, l’homme heureux, l’homme juste, l’honnête homme cherche naturellement à faire cesser une idée si désagréable, si triste et si affligeante ; et heureusement la religion et même la raison éclairée nous montrent comme de concert qu’il est impossible qu’il n’existe un être infiniment puissant, sage, juste et bienfaisant qui nous a tirés du néant, et de l’état d’insensibilité ; qu’il est impossible que nous ayant donné une vie si courte il n’en prépare pas une seconde infiniment plus longue et plus heureuse à ceux qui lui ressembleront le plus par des actions de justice et de bienfaisance.

§ 92

Voilà une idée très sage, très raisonnable et très consolante, pour ceux qui sont sortis des divers enivrements de la jeunesse ; on accepte alors sans peine la condition de ne blesser personne, de réparer les torts que l’on a causés et de faire tous les plaisirs que l’on peut dans sa famille, dans sa société ; ils goûteront alors volontiers les discours propres à fortifier leurs espérances. Ces discours seront toujours écoutés avec plaisir, non seulement des honnêtes gens mais du peuple même ignorant, qui s’accoutumera peu à peu à regarder comme dévotion essentielle l’observation de la justice dans l’acquittement de toutes les espèces de devoirs et la pratique de la bienfaisance.

§ 93

Et si l’on voit tant de gens raisonnables négliger les sermons, c’est que communément nos prédicateurs s’éloignent du plan le plus raisonnable et ne cherchent pas assez à nous consoler dans nos malheurs par l’augmentation de nos espérances [•] et par le dénombrement des moyens les plus sûrs pour y réussir.

OBJECTION IV

§ 94

Pour obtenir le paradis il faut renoncer à soi-même, il faut aimer Dieu de toutes ses forces, il faut souffrir les injures avec patience, il faut faire du bien à ceux qui nous font du mal ; or, vous ne parlez point de tous ces devoirs.

Réponse

§ 95

1°. Sous le terme de devoirs j’entends tout ce que l’homme doit et à Dieu, et aux hommes, et cela même n’est-ce pas rendre justice, observer la justice ?

§ 96

2°. N’en coûte-t-il pas beaucoup de peines, pour observer en tout la justice envers ceux mêmes qui nous déplaisent, ne faut-il pas beaucoup de patience pour s’empêcher de répondre avec aigreur à ceux qui nous insultent avec mépris et surtout pour leur faire du bien ? Or, n’est-ce pas alors renoncer à ses inclinations malfaisantes, à l’inclination que l’on aurait à se venger ? Ne faut-il pas alors une grande patience ?

§ 97

3°. En user ainsi pour plaire à Dieu, n’est-ce pas aimer Dieu de toutes ses forces ? Car que peut-on faire plus qui lui plaise plus, et qui soit plus difficile à la nature que de lui sacrifier ses plus vifs ressentiments et de faire à sa recommandation du bien à ceux qui nous feront du mal ?

§ 98

4°. Renoncer à soi-même ne signifie pas dans l’Évangile renoncer à son vrai bonheur, à son plus grand intérêt ; autrement il faudrait renoncer au paradis, ce qui serait absurde à penser ; mais c’est renoncer aux inclinations injustes ; or cela n’est-il pas contenu dans l’observation de la justice ?

OBJECTION V

§ 99

Pourquoi vous servez-vous du terme de bienfaisance au lieu du terme de charité, qui signifie la même chose, et même d’une manière plus étendue9 ? D’ailleurs pourquoi ne marquez-vous pas que la plus solide éloquence des sermons sans la grâce du Rédempteur ne suffit pas pour nous faire pratiquer la justice ?

Réponse

§ 100

1°. Depuis que j’ai vu que parmi les chrétiens on abusait du terme de charité dans la persécution que l’on faisait à ses ennemis, et que les hérétiques disent qu’ils pratiquent la charité chrétienne en persécutant d’autres hérétiques ou les catholiques même, j’ai cherché un terme qui ne fût point encore devenu équivoque parmi les hommes ; or j’espère que d’ici à longtemps on n’osera dire que c’est pour pratiquer la bienfaisance que l’on fait tout le mal que l’on peut à ceux qui ont le malheur d’être [•] dans des opinions opposées aux nôtres.

§ 101

2°. J’ai cherché un terme qui nous rappelât précisément l’idée de faire du bien aux autres, et je n’en ai point trouvé de plus propre pour me faire entendre que le terme de bienfaisance ; s’en servira qui voudra, mais enfin il me fait entendre et il n’est pas encore équivoque.

§ 102

3°. On peut même remarquer que je demande toujours que la bienfaisance soit pour plaire à Dieu, et alors ce n’est pas une bienfaisance purement humaine, c’est une bienfaisance chrétienne, mais toujours bienfaisance, et jamais malfaisance, et [•] même j’y ai ajouté que pour mériter le paradis, il faut que celui qui la pratique soit dans le sein de la vraie Église ; mais ce sont toutes observations qui regardent les opinions spéculatives que nous apprenons dès l’enfance dans nos catéchismes, aussi bien que les formules de profession de foi. Ces idées spéculatives ne regardent pas le sujet de ce discours.

§ 103

Il est bien certain que, sans la grâce du Rédempteur, nous ne pouvons faire aucune œuvre qui mérite le paradis ; nous ne saurions faire que de bonnes œuvres purement humaines ; mais ce sont encore de ces vérités spéculatives que l’on suppose toujours que nous trouvons dans nos catéchismes auxquelles nous nous assujettissons sans peine dès notre enfance, et qui ne servent de rien à l’objet que je me suis proposé, qui est de rendre nos sermons plus utiles en les dirigeant plus droit vers la plus grande utilité des auditeurs.

OBJECTION VI

§ 104

Je conviens que le prédicateur n’est utile qu’à mesure qu’il fait faire à chacun de ses auditeurs l’application des maximes générales à leur conduite particulière, à leurs devoirs particuliers. Je conviens qu’il doit les aider à faire ces applications, mais cela est très difficile et demande une grande attention à s’exprimer noblement, avec dignité, et à ne donner pas prise au ridicule ; il faut qu’il y mette toujours un air d’importance et qu’il fasse sentir que ces minuties sont bien plus importantes au salut qu’elles ne le paraissent ; or qui des compositeurs voudra s’assujettir à entrer dans toutes ces discussions ?

Réponse

§ 105

Je conviens de la grande difficulté, mais aussi il n’y a personne qui ne voie et qui ne sente combien ces sortes de sermons produiraient de fruits en comparaison de ces discours qui se tiennent dans les idées générales, et voilà pourquoi je demande une académie exprès pour choisir les meilleurs sermons, et même pour marquer en chaque genre les meilleurs d’entre les meilleurs, afin qu’ils puissent être regardés comme des modèles, jusqu’à ce qu’il y en ait encore de plus parfaits.

OBJECTION VII

§ 106

Votre académie, votre bureau pour la direction des sermons n’est pas praticable. D’ailleurs on s’en est bien passé jusqu’à présent, et il n’y en avait point du temps des Apôtres, et cependant leurs sermons faisaient de grands fruits.

Réponse

§ 107

1°. Le Conseil [•] de religion ne peut-il pas nommer trois hommes habiles et gens de bien pour former cette académie avec pouvoir d’en nommer un quatrième ? Ces quatre en nommeront un cinquième, à la pluralité et par scrutin ; ces cinq en nommeront un sixième, et jusqu’à un nombre suffisant. Qu’y a-t-il d’impraticable ?

§ 108

2°. Les apôtres [•] étaient secourus d’une Providence extraordinaire, ils faisaient des miracles, mais nos prédicateurs n’en font point ; ils n’ont pour eux que les moyens que leur fournit la Providence ordinaire pour instruire des devoirs et pour bien exposer les grands motifs. Et encore pour que leur éloquence soit utile à trente de leurs auditeurs pour sentir bien la vérité de l’instruction et toute la force des motifs, il faut de bonnes dispositions dans ces trente auditeurs ; or qui doute que ces heureuses dispositions ne soient des grâces de Dieu, soit comme agissant par sa Providence ordinaire, soit comme agissant par sa Providence extraordinaire et miraculeuse ? Mais ce sont là des vérités purement spéculatives, que l’on suppose toujours qui sont connues dès l’enfance par ceux qui sont élevés dans le sein de l’Église des fidèles.

OBJECTION VIII

§ 109

Il est certain que très souvent une vie sage, laborieuse et vertueuse procure une bonne réputation, et que la bonne réputation procure souvent une grande augmentation de fortune ; or pourquoi ne proposez-vous pas que le compositeur se serve de ces motifs humains pour déterminer à la pratique de la vertu ? Parmi les anciens juifs, les sadducéens10 n’observaient la justice que pour éviter les punitions temporelles dont Dieu avait menacé les injustes ; ils ne pratiquaient la bienfaisance et les cérémonies de la Loi ancienne, que pour obtenir de Dieu des biens temporels. Pourquoi ne pas employer ces mêmes menaces, et les mêmes promesses temporelles, puisque souvent elles font plus d’effet sur le peuple grossier et sensuel que les menaces des maux et les promesses des biens éternels ?

Réponse

§ 110

1°. En parlant des sermons, je ne parle pas ici des discours de morale des anciens juifs, ni des discours de morale purement humains ou politiques, je ne parle que des discours de morale chrétienne, je ne parle que des sermons où l’on ne doit parler presque jamais que de ce qui est essentiel à la religion ; or ce qui est essentiel à la religion, c’est ce qui regarde les biens et les maux de la vie future.

§ 111

2°. Il arrive presque toujours que les sentiments des grands maux ne laissent pas de sensibilité pour les petits, et il pourrait bien être que là où l’on propose les grands motifs, là il serait inutile d’en proposer de beaucoup plus faibles.

§ 112

Je sais bien qu’il y a parmi les auditeurs des esprits qui ne sont guère touchés que des biens et des maux de la vie présente, et qu’il vaut encore mieux les persuader de faire des actions humainement justes et vertueuses par l’espérance d’une réputation agréable et de l’augmentation de leurs biens temporels, que de les laisser dans la pratique de l’injustice ; c’est toujours leur donner un commencement d’habitude à la règle. Ainsi je ne désapprouve pas que le compositeur fasse quelquefois usage de ces motifs purement temporels selon les auditeurs à qui il parle ; mais il faut qu’il ne s’en serve que pour faire valoir davantage les motifs éternels, et conclure par comparaison de la grandeur des récompenses temporelles à la grandeur des récompenses éternelles.

§ 113

3°. Si les hommes étaient divisés par classes de trente à quarante aspirants aux mêmes emplois et aux mêmes récompenses, et que nos lois donnassent des récompenses, non seulement à celui qui au jugement du scrutin excellerait dans des talents utiles à l’État, mais encore à celui qui au jugement du même scrutin serait jugé par ses pareils le plus juste, le plus bienfaisant dans sa condition et le plus zélé pour le bien public ; il est certain que les prédicateurs pourraient prédire avec bien plus de sûreté que les plus vertueux seraient récompensés dès cette vie de leur conduite vertueuse ; mais par malheur cet établissement n’est pas encore fait.

§ 114

4°. Si le prédicateur, après avoir recommandé la patience dans les injures comme partie de la bienfaisance que Dieu demande pour mériter le paradis, fait sentir par divers exemples que ceux qui, au lieu de pardonner, cherchent à se venger par représailles, et même par des injustices, tombent peu à peu dans de grands procès et dans de grands malheurs ; il prouvera que les impatients, les injustes, les malfaisants sont très rigoureusement punis dès cette vie, et si parcourant les différents malheurs qui arrivent tous les jours aux hommes, surtout à ceux dont les auditeurs ont quelque connaissance, il montre évidemment que les sources de ces malheurs viennent de leurs petites et de leurs grandes injustices, et surtout de leur impatience, il est sans doute qu’il fera une impression encore plus grande sur un grand nombre de ses auditeurs qui sont moins touchés des biens et des maux de la vie future, que des biens et des maux de la présente ; en ce cas, loin de le blâmer de rendre certains auditeurs humainement justes et bienfaisants, je le louerai toujours de diminuer en eux le nombre de leurs impatiences et de leurs injustices, et lorsque par la disposition de leur esprit, il ne peut encore en faire de bons chrétiens, d’en faire toujours de bons citoyens.

§ 115

Au reste si j’appuie tant sur la patience à l’égard des injures et des injustices importantes, c’est qu’il est aisé à démontrer par la raison et par l’expérience que ceux qui ont acquis plus d’habitude à la patience, sont dans toutes les conditions les plus heureux de leur condition, et que c’est là la qualité et l’habitude que l’on doit le plus exercer dans les enfants quand on veut leur donner une excellente éducation ; c’est-à-dire les former de manière qu’ils soient plus disposés à procurer le bonheur de ceux avec qui ils ont à vivre, plus propres à se rendre plus heureux que leurs pareils dans cette vie, et plus dignes d’obtenir le paradis, par les sacrifices journaliers qu’ils feront à Dieu [•].

OBJECTION IX

§ 116

Il y a quelquefois dans l’auditoire trois ou quatre auditeurs, ou peu chrétiens, ou presque protestants. Donc il faut quelquefois prouver la divinité de la religion et prêcher la controverse dans les sermons.

Réponse

§ 117

1° Un sermon est trop court pour pouvoir contenir les preuves de la divinité de la religion dans une étendue suffisante, et pour répondre solidement et dans une étendue suffisante à toutes les objections des incrédules ; or si le prédicateur laisse ses preuves sans étendue suffisante, ou s’il laisse une seule objection sans réponse, ou une réponse sans une étendue suffisante, il n’aura aucun succès, l’incrédule n’en sera que plus affermi dans son incrédulité.

§ 118

De même si vous ne donnez pas avec une étendue suffisante des preuves sur tous les points controversés, et si vous ne répondez pas dans une étendue suffisante aux objections des incrédules, vous perdez votre temps, et l’hérétique n’en deviendra que plus opiniâtre ; ainsi non seulement le prédicateur perd alors son temps, mais il fait pis, il l’affermit dans [•] l’hérésie ; ainsi il vaut beaucoup mieux qu’il renvoie les hérétiques et ceux qui doutent à tels et tels livres pour s’instruire de la vérité et pour voir [•] tous leurs doutes levés, toutes leurs objections solidement éclaircies, car prétendre dans un espace [•] de trois quarts d’heure dire tout ce qui serait nécessaire et ce que l’on ne peut pas lire en vingt heures, c’est tenter une chose impossible.

§ 119

2° Est-il juste, est-il raisonnable d’employer inutilement [•] ces trois quarts d’heures d’attention dont l’auditeur est capable, à ne rien faire de suffisant pour trois ou quatre personnes, tandis que le même prédicateur pourrait instruire quatre cents autres personnes de leurs devoirs et les exciter suffisamment à s’en acquitter [•] ? Ne faut-il pas toujours viser à faire ce qui est le plus utile au plus grand nombre d’auditeurs ?

§ 120

3° Prêchez raisonnablement l’observation de la justice, et la pratique de la bienfaisance devant ces trois ou quatre, ou incrédules ou hérétiques, exposez-leur bien des motifs suffisants, ils seront très édifiés de votre sermon ; c’est qu’ils sont très intéressés à voir ces vertus pratiquées avec exactitude par tout le monde, et ils seront portés naturellement à approuver une religion si sainte et si raisonnable [•].

OBJECTION X [•]

§ 121

Il est vrai que si les auditeurs se souviennent des articles de leur catéchisme pour les articles de croyance spéculative, il ne serait pas nécessaire de leur prêcher et de leur expliquer la doctrine de l’Église sur les mystères, mais souvent ils ne s’en souviennent plus et ne lisent plus leur catéchisme.

Réponse

§ 122

Je suppose que tous les auditeurs croient que tout ce qu’enseigne la vraie Église est vrai, et en particulier les articles du credo ou confession de foi telle que l’entend la vraie Église ; alors les explications des mystères inexplicables leur sont entièrement inutiles, ils seront sauvés dans la foi de l’Église, s’ils sont justes et bienfaisants dans la vue de plaire à Dieu.

OBJECTION XI [•].

§ 123

Je conviens qu’après le baptême qui efface le péché originel par la foi en Jésus-Christ, le point essentiel de la religion pour éviter l’enfer et pour obtenir le paradis, c’est les bonnes œuvres, c’est-à-dire, l’observation de la justice et la pratique de la bienfaisance envers le prochain dans la vue de plaire à Dieu.

§ 124

Je conviens même que l’augmentation du nombre des bonnes œuvres parmi les chrétiens, est infiniment désirable pour l’augmentation du bonheur des citoyens, mais c’est cette vue pour l’augmentation du bonheur de la société et de la vie présente, que l’on sent dans votre écrit que vous auriez dû cacher, lorsqu’il ne s’agit que d’une affaire de pure religion telle que de la prédication de la morale chrétienne.

§ 125

Vous rapprochez trop la morale chrétienne de la bonne politique et de la morale purement humaine, et ce rapprochement diminue dans l’esprit du lecteur le crédit de la religion, parce qu’il semble qu’elle n’est faite que pour agir de concert avec la raison la plus pure et la plus éclairée pour rendre les hommes plus heureux [•]. Enfin vous n’appuyez point assez sur la nécessité et sur l’efficacité de la grâce du Rédempteur pour rendre les œuvres méritoires envers Dieu, et cependant c’est un point [•] du christianisme.

Réponse

§ 126

1°. Je conviens que la nécessité et l’efficacité de la grâce du Rédempteur est un point essentiel de la religion chrétienne qu’il faut croire pour être sauvé, mais il ne s’agit pas ici d’un mystère incompréhensible qu’il faut croire, c’est l’affaire du catéchisme qui nous dicte même les formules de la croyance. Mon intention n’a pas été d’expliquer une chose inexplicable, qui regarde des vérités spéculatives et mystérieuses, pratique la moins difficile, mais de montrer les moyens de rendre les sermons plus utiles pour la pratique des bonnes œuvres, autre point essentiel pour le salut ; pratique très difficile et cependant très importante.

§ 127

2°. Montrer combien les préceptes de la religion sont conformes à la raison la plus pure et la plus éclairée, et combien ils sont conformes à la plus excellente politique, ce n’est pas rabaisser la religion, parce que la raison la plus pure et la plus éclairée nous vient de Dieu même, comme Créateur, comme Auteur de la nature, et ne disons-nous pas qu’il est lui-même la raison suprême ? Il est vrai que la sagesse qui nous vient de la religion, c’est-à-dire, de Dieu comme Rédempteur et comme Auteur de la [•] rédemption, a perfectionné, éclairé, purifié la raison naturelle ; mais est-ce un mal que de montrer que ces deux sortes de sagesse vont toutes au même but qui est l’augmentation du bonheur des hommes, soit dans cette vie, soit dans la vie future ? Et peut-on mieux démontrer la grande bonté de Dieu pour les hommes qu’en montrant ce concert entre la religion et la raison la plus éclairée ? entre la Providence extraordinaire et la Providence ordinaire ?

§ 128

3°. N’est-ce pas au contraire un bien que de montrer à ceux qui gouvernent les nations, quand même ils seraient infidèles, qu’ils ne sauraient être bons politiques sans favoriser de tout leur pouvoir ceux d’entre les prédicateurs qui par leurs talents et par la meilleure méthode porteront davantage les auditeurs à l’observation de la justice et à la pratique de la bienfaisance ?

§ 129

4°. La politique elle-même ne saurait être parfaitement bonne si elle n’est chrétienne, c’est-à-dire si non seulement elle ne vise à diminuer les maux et à augmenter les biens des hommes dans cette vie, mais si elle ne vise encore à leur faire éviter les malheurs et à leur assurer les délices de la vie future.

§ 130

5°. Personne [•] ne disconvient que les mahométans et les hérétiques ont une religion humaine et qu’ils ont d’autant plus de religion qu’ils craignent l’enfer et qu’ils espèrent le paradis ; vous convenez que leurs bons sermons leur sont nécessaires pour augmenter de beaucoup leur religion humaine, et par conséquent leurs bonnes œuvres purement humaines ; vous convenez qu’il se fait chez eux par leurs bons sermons des conversions humaines, c’est-à-dire, des changements de mœurs vicieuses et injustes dans une conduite humainement juste et bienfaisante ; pourquoi donc ne conviendrez-vous pas que nos bons sermons nous sont également nécessaires pour augmenter en nous notre religion divine, c’est-à-dire, notre crainte et notre espérance, et par conséquent pour multiplier nos bonnes œuvres méritoires ?

§ 131

6°. Faire du bien aux hommes par reconnaissance des bienfaits que nous avons reçus de Dieu, leur pardonner leurs offenses, rendre justice et service à ceux qui nous persécutent, avoir avec tout le monde des manières humbles et modestes pour plaire à Dieu, ce sont des parties de la bienfaisance [•]. Si dans les mahométans et les protestants ces bonnes œuvres ne méritent pas le paradis, c’est qu’ils ont le malheur de n’avoir pas la vraie foi en Jésus-Christ que nous avons ; mais la foi sans les bonnes œuvres ne sert de rien, et pour multiplier les bonnes œuvres, il faut multiplier les bons sermons.

§ 132

On a beau être dans la vraie foi, on n’entrera point dans le royaume de Dieu sans les œuvres de justice et de bienfaisance, bonnes œuvres essentielles, faites pour plaire à Dieu. C’est ce que Jésus-Christ nous fait entendre par ces mots : celui qui dit Seigneur, Seigneur, n’entrera point dans le royaume, mais celui qui fait la volonté de mon Père11. Or quelle est cette volonté ? Justice et bienfaisance [•], dans le sein et dans la foi de la vraie Église.

§ 133

7°. On voit par ces considérations que l’on ne saurait trop montrer combien la religion chrétienne est raisonnable, et combien ses pratiques les plus essentielles pour la vie future sont utiles pour augmenter les biens de la vie présente ; je conviens que c’est aux sages maximes de la religion chrétienne que nous devons le grand progrès que la raison humaine a fait dans la bonne morale ; mais cette raison éclairée n’en est que plus respectable. Et que pouvons-nous désirer de plus avantageux pour l’honneur de la religion chrétienne, sinon que l’on ne puisse plus penser raisonnablement sans penser chrétiennement ?

OBJECTION XII [•] [•].

§ 134

Si chaque curé a un recueil de sermons pour les dimanches et pour les fêtes approuvé par l’académie de morale, chaque paroissien riche qui aime à lire pourra se dispenser en les lisant d’aller entendre réciter son curé [•]. Or plusieurs qui ne les liront point pourront sur pareil prétexte se dispenser de lire et d’entendre le sermon du jour.

Réponse

§ 135

1°. L’ordonnance de l’Église pour entendre la messe, pour assister au sermon du jour ou pour le lire, peut bien n’être pas observé par quelques-uns ; mais ils n’en seront pas moins coupables devant Dieu, et cette ordonnance n’en sera pas moins sage.

§ 136

2°. Cela n’empêche pas que le règlement qui fera préférer de bons et beaux discours de morale sur des points très importants à des discours mal composés, mal arrangés, mal prouvés sur des articles moins importants, ne soit un règlement très sage, et ce règlement n’empêchera point les curés habiles de faire approuver à cette académie les bons sermons qu’ils pourront faire.

§ 137

3°. Le curé qui suivra comme tous ses confrères l’ordre général de son évêque de préférer les sermons approuvés par l’académie à ses propres sermons, ne se rendra nullement méprisable en ne composant point de sermons, ou en ne prononçant point ceux qu’il aurait composés, avant qu’ils soient approuvés par l’académie de morale chrétienne [•].

[OBJECTION XI des « Observations pour rendre les sermons plus utiles »] [•]

§ 138

Il semble que vous n’attribuez pas autant d’efficacité aux prières des bons religieux solitaires et des bonnes religieuses que vous en attribuez aux bons sermons des excellents prédicateurs. Cependant nous savons que lorsque Moïse sur la montagne levait les bras, et tandis qu’il les tenait levés vers le ciel, Josué dans la plaine combattait avec succès, et que lorsque par lassitude, il ne les levait plus, les ennemis du peuple d’Israël reprenaient la supériorité.

Réponse

§ 139

1° Ces bons religieux et ces bonnes religieuses ont-ils fait preuve éclatante comme Moïse que leurs prières sont efficaces et qu’elles opèrent des miracles ? Ces bonnes âmes ont-elles par leurs prières changé quelques rivières en sang ou fait sortir quelque source d’un rocher aride ? Ont-elles marché dans les mers à pied sec ? Ont-elles fait le plus petit miracle ? Car tout ce qui se peut faire par les causes naturelles et par les voies et selon les règles de la Providence ordinaire, ne peut s’appeler miracle. Ainsi pourquoi attribuerait-on plus de vertu, plus d’efficacité à leurs prières qu’aux bons sermons des prédicateurs excellents ? Pourquoi n’estimerait-on pas incomparablement davantage la voie de la Providence ordinaire, qui est si souvent efficace, que les prières qui ne sont que des voies de la Providence extraordinaire et qui sont si rarement efficaces ?

§ 140

2° C’est notre expérience, c’est notre raison, c’est l’Écriture sainte, c’est la sagesse même qui a commandé aux prophètes et aux apôtres de prêcher et de faire des sermons pour rendre les hommes plus justes et plus bienfaisants ; ni l’Écriture, ni la raison, ni l’expérience ne mettent point en parallèle pour l’efficacité les prières des solitaires, pour espérer dans les autres hommes l’observation de la justice, et pour la pratique de la bienfaisance. C’est qu’il ne convient pas de chercher des voies miraculeuses lorsque nous pouvons employer la vertu de la parole qui est une voie simple, naturelle, et dans l’ordre de la Providence ordinaire.

§ 141

3° Je sais bien que les hommes et surtout les plus ignorants qui ne connaissent point l’étendue, la sagesse et l’efficacité des voies de la Providence ordinaire qui préside et [sic] qui règle tous les effets de la nature, sont très portés à ne reconnaître la puissance et la sagesse de Dieu que dans les miracles et dans les effets extraordinaires ; mais les chrétiens sages et éclairés n’en usent pas ainsi ; ils croient qu’il vaut mieux écouter un beau et bon sermon pour mieux pratiquer les vertus, que de demander à Dieu la grâce de pratiquer les vertus. Ils croient que les saints et les excellents prédicateurs font incomparablement plus de fruit que les longues prières des bons solitaires. Je sais bien que ce n’est pas l’opinion des idolâtres, des païens, des quakers, des autres fanatiques ignorants qui croient follement que là où il n’y a point de prière ou mentale ou orale et de vrais miracles en conséquence, là il n’y a point de vraie religion. Telle est leur impiété qui ne reconnaît point la sagesse, la bonté, la justice de Dieu dans les voies de la Providence ordinaire, c’est-à-dire qui ne l’adorent jamais ni comme Créateur, ni comme l’Auteur, ni comme le sage Conservateur des règles de la nature, qui ne sont autres que les règles de sa sagesse.

§ 142

4° Nous avions absolument besoin pour le salut des miracles de la Rédemption, tant de ceux qui ont précédé que de ceux qui ont accompagné et suivi l’Incarnation et la Prédication de l’Évangile. C’est une doctrine que nous apprenons dans nos catéchismes : mais le Messie n’est pas venu pour détruire la nature ; il n’est venu que pour la rectifier ; il n’est pas venu pour renverser les règles de la Providence ordinaire, mais pour les concilier avec des événements conduits et opérés par la Providence extraordinaire et miraculeuse. C’est cette conciliation qui distinguera toujours les vrais fidèles, qui reconnaissent et qui adorent perpétuellement la Providence ordinaire qui gouverne tout par des volontés générales et éternelles, d’avec les fanatiques qui ne reconnaissent dans la religion qu’une Providence perpétuellement miraculeuse et qui ne se gouverne que par des volontés journalières et particulières : sorte d’impiété qui fait partie de la religion des Anthropomorphites, mais qui est proportionnée à la grande ignorance des fanatiques.

§ 143

Au reste toutes ces difficultés ne tendent qu’à la doctrine spéculative et doivent être renvoyées aux catéchismes. Il ne s’agit dans ce discours que de la pratique des bonnes œuvres [•].

OBJECTION [•]

§ 144

L’auditeur veut du nouveau et il aime mieux le nouveau médiocre que l’ancien excellent.

Réponse

§ 145

1° Comme les sermons excellents se perfectionneront à chaque édition et selon l’avis du bureau, soit par quelque retranchement, soit par quelque addition, soit dans les pensées, soit dans les expressions, soit dans les différents arrangements, les auditeurs auront souvent du nouveau.

§ 146

2° Il n’y a le plus souvent dans un auditoire de quatre cents personnes que quatre ou cinq qui se souviennent au bout d’un an de quelques pensées d’un même sermon ; pour les autres auditeurs, presque tout leur est nouveau.

§ 147

3° Il ne s’agit pas uniquement dans un sermon de plaire à l’auditeur par des pensées nouvelles ; il s’agit de lui répéter, en ayant pour but d’éviter l’enfer, [qu’]il fait tous les jours telles et telles injustices et que ses injustices seront dans peu pesées, comme ses actions de bienfaisance, et que, s’il ne change pas promptement de conduite, le bien se trouvera moins pesant que le mal et inventus est minus habens12.

OBJECTION

§ 148

Si l’on sait que le prédicateur ne prêche pas ce qu’il a composé, son discours en aura moins d’autorité sur les esprits et d’ailleurs il le déclamera moins bien.

Réponse

§ 149

1° On peut soutenir au contraire que son discours en aura d’autant plus d’autorité que l’on saura que ce discours contient ce que les saints Pères et nos meilleurs auteurs ont pensé et écrit de plus sage, de plus raisonnable et de plus éloquent.

§ 150

2° Les bons comédiens ont fait un art de la déclamation et ils l’étudient toute leur vie et ils prononcent à merveille ce qu’ils n’ont pas composé et souvent mieux que ne feraient les auteurs mêmes. Or pourquoi n’y aurait-il pas des écoles dans les séminaires pour apprendre la déclamation ?

§ 151

3° Ce serait un grand embarras de moins pour un jeune prédicateur qui a de la mémoire de n’avoir plus à bien composer pour devenir en peu de temps excellent prédicateur et de n’avoir plus qu’à s’exercer à la prononciation devant les maîtres de l’art [•].

EXTRAIT [•] d’une lettre écrite par un religieux d’un grand esprit et d’un grand savoir sur la méthode pour rendre les sermons plus utiles.

§ 152

J’approuve fort ce que vous proposez : 1° sur l’heure du sermon, 2° sur l’exclusion des sermons nouveaux jusqu’à ce qu’ils aient été approuvés, 3° sur la distinction des compositeurs, des déclamateurs, et sur la lecture publique des bons sermons, quand on manquerait de bons déclamateurs.

§ 153

Le Père Bourdaloue a, ce me semble, approché de fort près de votre méthode ; il ne lui manque que l’usage des exemples.

§ 154

J’ai connu d’habiles missionnaires, qui en suivant exactement cette méthode ont fait des fruits infinis.

§ 155

Saint Chrysostome est admirable pour le détail des devoirs, et il en revient toujours à combattre l’injustice et à établir la nécessité de la bénéficence.

§ 156

Les sermons de Saint Vincent Ferrier13 qui ont autrefois converti une grande partie de l’Europe, écrits d’un style barbare, sont composés selon votre projet ; il rapprochait les grands motifs de la brièveté de la vie, de l’incertitude de la mort, du jugement, du paradis, et de l’enfer ; il les rapprochait, dis-je, de tous les sujets qu’il traitait.


1.« Abstiens-toi du mal, fais-le bien » (nous traduisons).
2.Il s’agit du « Mémoire de M. l’abbé de Saint-Pierre pour rendre les spectacles plus utiles à l’État », paru pour la première fois dans le Mercure de France (Paris, G. Cavelier, avril 1726, p. 715-731), que l’auteur rééditait dans le volume des Œuvres diverses de monsieur l’abbé de Saint-Pierre (Paris, Briasson, 1730, t. II, p. 176-194), contenant ce projet sur les sermons.
3.La déclamation désigne l’art de parler en public (Furetière, 1690, art. « Déclamation »), et en particulier l’imitation de la déclamation naturelle (« affection ou modification que la voix reçoit lorsque nous sommes émus de quelque passion ») utilisée au théâtre (Charles Duclos, Mémoire sur l’action théâtrale, présenté à l’Académie des Inscriptions en 1747, in Œuvres complètes, Paris, Janet et Cotelle, 1820-1821, t. VIII, p. 352). Par demi-déclamation il faut sans doute comprendre une lecture expressive, à défaut d’une vraie déclamation qui restitue de mémoire, plus persuasive.
4.« Pardonne-nous nos offenses, comme nous, pour toi, pardonnons à ceux qui nous ont offensés » (nous traduisons) : passage du pater noster auquel l’auteur ajoute tui causa (« pour toi »).
5.Le Coran est connu en France à l’époque par la version de Du Ryer (L’Alcoran de Mahomet, Paris, A. de Sommaville, 1647).
6.Il s’agit des « Observations de M. l’abbé de Saint-Pierre, sur la beauté des ouvrages d’esprit », in Mercure de France, Paris, G. Cavelier, juin 1726, p. 1306-1337. Ce texte sera en partie repris dans deux manuscrits intitulés Observations sur l’éloquence : BPU Neuchâtel, ms. R248 ; BNF, NAF 11232, Papiers de Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, t. II, f. 256r-267v ; voir Lawrence Kerslake, « Les Observations sur l’éloquence de l’abbé de Saint-Pierre », XVIIIe siècle, no 31, 1999, p. 305-328.
7.Les quakers et la pratique du prêche improvisé lors de leurs assemblées furent connus en France dès le milieu du XVIIe siècle : voir l’édition des Lettres philosophiques de Voltaire par Gustave Lanson, Paris, E. Cornély et Cie, 1909, p. 8-11.
8.Comprendre : qui les obligent à rendre ce qu’ils détiennent injustement.
9.Sur l’attribution de l’invention du mot bienfaisance à l’abbé et sur cette distinction synonymique, voir Essentiel, § 27 et variante ; Patrizia Oppici, « “Paradis aux bienfaisants” : l’idée de bienfaisance chez l’abbé de Saint-Pierre », in Les projets de l’abbé de Saint-Pierre (1658-1743). Pour le plus grand bonheur du plus grand nombre, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle (25-27 septembre 2008), Carole Dornier et Claudine Poulouin (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen (Symposia), 2011, p. 147-156.
10.« Les sadducéens disent qu’il n’y a ni résurrection, ni ange, ni esprit » (Ac., XXIII, 8).
11.Matthieu, VII, 21.
12.« [Vous avez été pesé dans la balance et] on vous a trouvé trop léger », Daniel, V, 27 (La Bible, Lemaître de Sacy [trad.], Paris, Robert Laffont, 1990).
13.Saint Vincent Ferrier (1357-1415), dominicain espagnol, célèbre pour des talents de prédicateur qu’il exerça dans différents pays d’Europe, a laissé un volume de Sermons (Valence, 1491) ; à l’occasion de sa canonisation, Ranzano, évêque de Nucera, a écrit sa biographie (Acta Sanctorum Aprilis, Paris / Rome, Librairie Victor Palmé, 1865, p. 481-510).