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AGATON, ARCHEVÊQUE TRÈS VERTUEUX, TRÈS SAGE ET TRÈS HEUREUX1

AVERTISSEMENT

§ 1

C’est moins ici un portrait qu’un tableau2 d’un excellent évêque. Il est permis aux peintres d’embellir un peu les portraits qu’ils font pour la postérité. Et puis, comme je désire que ma peinture soit utile aux évêques futurs, je n’ai pas fait scrupule d’en faire un modèle des plus dignes d’être imité ; et de peindre une vie remplie des agréments que produisent les vertus et les talents utiles à la société.

AGATON

§ 2

Agaton, élevé en homme de condition3, ayant été reconnu, par ses sages parents, doux, modéré et appliqué, fut de bonne heure destiné à l’état ecclésiastique4

§ 3

Cette douceur naturelle était accompagnée d’un grand goût pour plaire, et par conséquent pour être loué et approuvé ; qui est, je crois, le plus précieux don que nous puisse faire l’Auteur de la nature pour vivre heureux, c’est-à-dire pour goûter du plaisir, et pour rendre heureux ceux avec qui nous avons à vivre.

§ 4

Son application suivie marquait une intelligence ouverte ; car on ne s’applique guère longtemps aux choses dont on ne se forme aucune idée. C’est que l’on n’y trouve aucun plaisir : et c’est l’espérance du plaisir qui nous fait entreprendre, et qui nous soutient dans nos entreprises.

§ 5

Si d’un côté l’application augmente notre esprit, de l’autre la douceur et la complaisance nous font des amis. Aussi fut-il toujours distingué entre ses camarades, comme réussissant mieux que les autres dans ses études, et comme celui de ses camarades qui avait le plus d’amis.

§ 6

Cette envie de plaire à tout le monde le rendait attentif à ne causer aucune sorte de peine à personne, et le tenait toujours prêt à obliger. Mais comme il craignait encore plus de déplaire qu’il n’avait envie de plaire, ses camarades l’appelaient le discret5. Ainsi il ne se faisait aucun ennemi, il se fit au contraire dans le cours de ses études de théologie beaucoup d’amis. Et effectivement l’homme doux ne se plaint jamais de personne. Et d’un autre côté, qui se pourrait plaindre de celui qui porte toujours, pour ainsi dire, écrit sur son front, avec un air souriant et une physionomie ouverte, qu’il cherche à faire plaisir à ceux qu’il rencontre ?

§ 7

La réputation de pareils caractères se fait toute seule : parce que n’ayant point d’ennemis, si peu que les amis parlent, leur témoignage est écouté. Et comme la supériorité d’application lui donnait de la supériorité d’esprit, il n’était pas difficile à ses amis de le louer autant du côté des lumières que des mœurs sages et modérées. Et voilà comment sa réputation de sagesse et de capacité a pénétré, malgré la jalousie, jusqu’à la cour. Voilà comment il est arrivé que la cour a découvert un sujet très propre à bien remplir la place qu’il occupe, et très digne d’en remplir encore une plus grande.

§ 8

Dès qu’il fut nommé archevêque, il fit plusieurs retraites pour examiner de plus près les moyens qu’il pourrait prendre pour passer une vie qui fût en même temps et vertueuse, et heureuse ; son humeur modérée, douce et bienfaisante lui fit choisir le but que voici.

§ 9

Faire en sorte, par divers moyens, de diminuer, et de faire diminuer le plus qu’il pourrait, les malheurs de ses diocésains ; d’augmenter leur bonheur pour cette vie, et de leur donner plus de fondement d’espérer le paradis, tant par l’observation du commandement : Aimez Dieu sur toutes choses, et votre prochain comme vous-même, que par l’observation des commandements et des usages de l’Église.

§ 10

Ce but est, pour ainsi dire, la clef de sa conduite et de ses entreprises. Du reste il se propose le plaisir d’y réussir beaucoup mieux qu’aucun autre de ses pareils. C’est qu’il faut que ce soit toujours quelque plaisir que l’homme se propose dans toutes ses actions. L’ambition procure des plaisirs, mais il n’est donné qu’à l’ambition vertueuse d’en procurer qui soient dignes de louanges.

§ 11

Avant que d’expliquer les principaux moyens dont il s’est servi, et dont il se sert pour arriver à son but, j’ai besoin de faire quelques observations pour faire mieux connaître la manière sage avec laquelle il juge du plus ou du moins d’importance ou d’utilité des différentes parties de son ministère.

OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES

§ 12

Nous avons, dans notre religion, deux sortes de dévotion, c’est-à-dire deux sortes de moyens pour obtenir le paradis. L’une plus extérieure, pleine de cérémonies respectables, mais beaucoup moins efficace pour le salut. Elle est ordonnée et dirigée par les conciles pour l’édification des fidèles, c’est-à-dire pour les disposer davantage à la pratique de la vertu chrétienne. Personne n’en est dispensé, si ce n’est ceux qui dans les pays infidèles n’ont point de ministres de l’Église. La plupart de ces commandements et de ces usages peuvent être augmentés, diminués, changés et retranchés, selon les temps, les lieux et les conjonctures, par la même autorité qui les a établis.

§ 13

La dévotion moins extérieure, qui peut se pratiquer sans cérémonies, qui se pratique dans tous les temps, dans tous les lieux, et qui est un moyen beaucoup plus efficace pour le salut, consiste dans l’observation du commandement : Aimez Dieu sur toutes choses, et votre prochain comme vous-même.

§ 14

Or celui qui d’un côté ne fait jamais aucune injustice [•] à personne, de peur de déplaire à Dieu, et d’en être puni [•] en enfer, et qui de l’autre fait tous les plaisirs qu’il peut à ses parents, à ses voisins, à ses concitoyens, pour [•] lui plaire et pour obtenir le paradis, remplit en entier les deux parties du commandement divin, qui est tel que plus on a de raison, plus on voit avec évidence que c’est par bonté, et pour nous rendre heureux dans cette première vie et dans la vie future, que Dieu nous l’a donné.

§ 15

Cette espèce de dévotion intérieure a encore ce merveilleux avantage : c’est que si tous les chrétiens étaient fort dévots de cette dévotion, c’est-à-dire s’ils étaient très justes et très bienfaisants, ils en seraient tous beaucoup plus soumis à leurs supérieurs, beaucoup plus doux à leurs inférieurs, beaucoup plus aimables à leurs égaux, et beaucoup plus heureux dans cette vie [•]. Au lieu qu’ils pourraient être très dévots de la dévotion cérémonielle [•], et vivre cependant fort divisés entre eux, fort injustes et fort fâcheux les uns à l’égard des autres, fort désobéissants à leurs supérieurs, et par conséquent fort malheureux même dès cette vie.

§ 16

Les enfants, et tous les autres ignorants, ont du penchant à préférer, comme les pharisiens, la dévotion cérémonielle ; mais la plupart ne sont pas assez instruits de la nécessité d’être justes et bienfaisants pour plaire à Dieu, et pour l’honorer par la vertu, c’est-à-dire par l’obéissance à son commandement.

§ 17

Il y a de prétendus esprits forts, qui sous prétexte qu’un chrétien au milieu du Japon pourrait se sauver sans observer les commandements de l’Église, et sans aucun usage des sacrements et des autres cérémonies que nous observons dans nos temples, voudraient réduire toute la religion au commandement : Aimez Dieu et votre prochain. Mais à ne suivre même comme eux que les principes de la raison, on comprend aisément qu’une religion raisonnable doit procurer divers moyens pour entretenir les hommes dans l’union, pour les instruire du détail de leurs devoirs, et pour leur donner une sainte émulation de se surpasser les uns les autres en vertus ; et qu’ainsi, il faut des lieux d’assemblées et des cérémonies. Or celles que nous tenons de nos respectables ancêtres ne sont-elles pas les plus respectables ?

§ 18

Il est vrai qu’avec cette dévotion cérémonielle, l’on doit toujours recommander la dévotion essentielle, comme beaucoup plus efficace pour le salut ; mais il faut les unir toutes deux, parce qu’elles se maintiennent et se fortifient l’une l’autre, et il suffit de recommander beaucoup plus la pratique de la plus importante.

§ 19

Je dis prétendus esprits forts. Car s’ils avaient l’esprit vraiment fort, ils verraient que sans union d’opinions, de maximes, de coutumes, d’habitudes, il n’y a point de tranquillité à espérer dans la société : qu’ainsi il faut rassembler les hommes dans les églises, et leur donner pour ainsi dire le même pain, c’est-à-dire les mêmes explications du commandement de Dieu, qui soient propres à les rendre heureux dès cette vie, et à leur assurer une seconde vie délicieuse. Ils verraient que les prières publiques et les autres cérémonies extérieures servent beaucoup, surtout aux enfants, et aux autres ignorants, à leur inspirer plus de respect et d’attention pour ces explications, pour s’en nourrir, et pour les pratiquer dans leur conduite journalière.

§ 20

Agaton pense de cette manière, du moins il paraît, par sa conduite sage et raisonnable, qu’il donne beaucoup plus de temps à pratiquer et à recommander la dévotion essentielle que la dévotion cérémonielle ; et cette conduite est toute fondée sur le but qu’il s’est proposé, et dont je viens de parler.

§ 21

On lui demanda un jour dans quel sens cette proposition était vraie : La Loi et les prophètes consistent dans l’observation de ce commandement : Aimez Dieu sur toutes choses, et votre prochain comme vous-même ; puisque les cérémonies de la religion n’y paraissent pas comprises.

§ 22

Elles y sont cependant comprises, répondit-il, non comme lois essentielles, mais comme moyens propres pour faire plus facilement observer la loi essentielle, et cela parce que les hommes, et particulièrement les ignorants, ont naturellement plus de respect pour les cérémonies sensibles, mystérieuses et figuratives que pour la raison elle-même, lorsqu’elle paraît dans sa simplicité et sans aucun ornement sensible.

§ 23

Les théologiens peu éclairés, et les politiques vulgaires, disputent souvent avec acharnement sur l’étendue des fonctions de la puissance séculière, et sur l’étendue des fonctions de la puissance ecclésiastique. Mais Agaton, avec une lumière supérieure, ne trouve aucun sujet raisonnable de disputer. N’est-il pas vrai, dit-il, que la puissance séculière chrétienne a pour but de rendre les sujets heureux, non seulement en cette vie, mais encore dans la seconde vie ? Sans un pareil but, cette puissance serait-elle chrétienne ?

§ 24

N’est-il pas vrai, d’un autre côté, qu’un des moyens les plus efficaces dont cette puissance puisse se servir pour arriver aux deux parties de ce but, c’est de rendre ses sujets fort justes et fort bienfaisants les uns envers les autres pour plaire à Dieu ? Or ce moyen de les rendre tels n’est-il pas confié par cette puissance séculière chrétienne à la partie de ces citoyens qu’on nomme ecclésiastique ? Ne sont-ce pas les officiers de l’État, destinés par ceux qui gouvernent l’État à prêcher, et à exhorter à la pratique de la vertu ?

§ 25

Or en prêchant et exhortant à la vertu, par les considérations efficaces des punitions et des récompenses de la vie future, ne rendent-ils pas à l’État et à la religion, le service le plus important qu’ils puissent jamais leur rendre ? Les fonctions des ecclésiastiques ne tendent-elles pas directement et uniquement à l’un des deux buts que se propose la puissance séculière chrétienne ?

§ 26

Voilà pourquoi Agaton ne voit pas qu’il puisse jamais y avoir de dispute sur l’étendue de ces fonctions. Voilà pourquoi il trouve ces deux puissances indissolubles : puisqu’elles ont et le même but, et les mêmes moyens pour y arriver.

§ 27

Est-ce la puissance ecclésiastique qui donne la subsistance aux officiers de la police séculière6 ? N’est-ce pas au contraire la puissance séculière chrétienne qui donne la subsistance aux officiers de la police ecclésiastique pour contribuer non seulement au bonheur de la vie future des sujets par la pratique de la [•] vertu, mais encore à leur bonheur de la vie présente, par la pratique du même moyen ?

§ 28

Or peut-on jamais imaginer que la puissance séculière chrétienne entretienne des officiers, si ce n’est pour entretenir la tranquillité publique, fondement du bonheur public7 ?

§ 29

Agaton a une idée de la sainteté et de la perfection fort différente de l’idée qu’en ont les Turcs, les Indiens8, et les autres ignorants, qui n’ont que des idées très imparfaites de l’Être infiniment parfait.

§ 30

Les Turcs croient que celui-là est le plus saint, le plus parfait qui s’impose le plus de souffrances volontaires pour plaire à Dieu, quelque inutiles que ces souffrances soient au prochain.

§ 31

Pour Agaton, il croit que si pour procurer de grands avantages au prochain, à la patrie, il fallait s’imposer de grandes souffrances, il serait de la sainteté et de la perfection de se les imposer ; mais que si l’homme de bien, par une sage industrie, procure les mêmes avantages sans peine et même avec plaisir, il n’en aura pas une moindre sainteté, ni une moindre récompense dans la vie future.

§ 32

Sa raison, c’est que Dieu est un Être bienfaisant, que c’est lui qui nous donne réellement les plaisirs que nous croyons tirer des créatures ; que c’est en cela qu’il nous prouve qu’il est bienfaisant ; et qu’ainsi il veut que nous soyons heureux, et en cette première vie et en l’autre ; puisqu’il nous commande l’observation de la justice et la pratique de la bienfaisance les uns envers les autres ; puisqu’il nous commande de ne nous point faire souffrir, et de nous procurer au contraire des plaisirs les uns aux autres, et même comme un moyen très efficace pour nous rendre heureux dans la seconde vie.

§ 33

De là il conclut que celui qui remplit tous ses devoirs, et qui pratique la plus grande bienfaisance avec le plus de plaisir, avec le plus d’ardeur, avec le moins de peine et de répugnance, suit plus parfaitement le désir que l’Être bienfaisant a de nous rendre heureux ; et qu’ainsi celui-là est véritablement plus parfait, et plus semblable à l’Être parfait, que celui qui ne fait que les mêmes choses pour le prochain sans plaisir, et avec plus de peine et de répugnance.

§ 34

De là il conclut, contre les Turcs, qu’entre sainteté et sainteté, celle où l’on trouve plus de plaisir, lorsqu’elle est d’ailleurs la plus utile au prochain, est non seulement la plus désirable, mais encore la plus parfaite, puisqu’elle ressemble plus à la sainteté de l’Être parfait.

§ 35

De là il conclut que le plaisir en soi non seulement n’est point opposé à la sainteté, mais que le plus saint cherche et trouve plus que les autres son plaisir dans la plus grande utilité du prochain qui soit en son pouvoir ; et que l’on est d’autant plus parfait que l’on fait le bien avec une plus grande joie.

MOYENS GÉNÉRAUX

§ 36

Après ces considérations préliminaires, voici les moyens principaux dont Agaton s’est servi pour mieux exercer un emploi si utile à la société, et par conséquent si respectable.

§ 37

Il a comparé l’importance des différentes occupations d’un évêque, afin de donner plus de temps et d’application aux plus importantes ; et il a regardé comme plus importantes, celles qui peuvent procurer la diminution du plus grand nombre de grands biens au plus grand nombre de personnes, soit par rapport à la vie présente, soit par rapport à la vie future.

§ 38

Son but n’est pas seulement d’être occupé, tout le jour. C’est d’être occupé plus utilement qu’aucun de ses pareils aux six affaires les plus importantes d’un évêque. C’est là le but principal de sa vertueuse ambition : voici donc ses six principales occupations.

§ 39

1°. Comme les prêtres et les curés sont proprement les officiers de l’État chargés d’inspirer aux peuples de bonnes mœurs9, c’est-à-dire des sentiments de justice et de bienfaisance dans toutes leurs actions les plus ordinaires pour observer le commandement de Dieu, il se trouve chargé lui-même de rendre ses officiers subalternes tous les jours plus vertueux, et plus capables de conduire les autres à la pratique de ces vertus, qui sont également propres à maintenir [•] le bonheur de la société, et à nous obtenir le paradis.

§ 40

2°. Les affaires des pauvres regardent non seulement les orphelins, les pauvres invalides et les pauvres malades des hôpitaux, mais encore les pauvres qui ne sont point dans les hôpitaux, et les malades dont les sœurs grises ont soin10 : ce qui regarde un grand nombre de familles, dans les villes et dans les bourgs.

§ 41

3°. L’inspection sur les collèges des garçons lui paraît encore un devoir très important, parce qu’il regarde un grand nombre de jeunes gens de son diocèse, qui seront un jour chefs de famille ; et comme il croit qu’il est bien plus important de leur faire employer plus d’heures par jour à dix exercices qui leur puissent donner de plus fortes habitudes à pratiquer la justice et la bienfaisance que de leur en faire tant employer à bien écrire en latin ou en grec, ou à faire des vers grecs et latins : parce qu’il leur suffit de savoir traduire le latin, parce que tous les bons ouvrages des Anciens sont déjà traduits, et parce que nous en avons présentement de meilleurs sur les mêmes matières dans notre langue11. Il tâche d’inspirer la même opinion aux directeurs de ces collèges, et les exhorte sagement à diminuer le nombre des heures des exercices du latin, pour en augmenter le nombre d’heures destinées aux exercices de la vertu [•].

§ 42

4°. Comme les écoles de filles dans les couvents regardent le bonheur d’un grand nombre de futures mères de famille, et par conséquent l’augmentation du bonheur des maris et des enfants ; et comme d’un autre côté il croit qu’il est d’une grande importance de leur apprendre surtout à souffrir très patiemment et sans se plaindre les fautes et les défauts des autres, ce qui est une partie principale de la bienfaisance chrétienne : il met cette direction d’éducation au nombre de ses affaires les plus importantes12.

§ 43

5°. Il a compris que rien n’est plus important pour entretenir les prêtres et les curés dans l’étude de la morale que d’établir, de diriger et de perfectionner parmi eux des conférences assez fréquentes sur les meilleures méthodes pour faciliter la pratique de la vertu, qui se réduisent à deux points. Le premier, c’est de bien instruire chaque citoyen, non seulement de tous ses devoirs de justice envers tous ceux avec qui il a à vivre, mais encore à le bien instruire de toutes les manières dont il peut leur faire plaisir, et surtout de la patience à leur pardonner leurs injustices. Le second, c’est de leur donner des motifs suffisants pour leur faire toujours pratiquer ces vertus. Or ces motifs suffisants sont de grandes punitions à craindre, et de grandes récompenses à espérer [•].

§ 44

6°. Il a vu par expérience combien les disputes de théologie spéculative entre les officiers des mœurs13 pouvaient devenir préjudiciables à leur bonheur, et au bonheur de ses autres diocésains ; combien elles faisaient négliger les vertus essentielles de la société ; et combien elles nuisaient à la tranquillité publique : ainsi il s’est appliqué particulièrement, non à les terminer par la seule autorité, ce qui n’est pas en son pouvoir ; mais à faire oublier ces sujets de dispute, comme inutiles à la tranquillité présente, et au bonheur de la vie future. Il recommande pour cela le silence sur ces matières, et il en vient à bout, en les tenant tout le jour occupés uniquement à travailler à l’envi sans distraction à pratiquer et à faire pratiquer la justice et la bienfaisance, comme le point le plus important de leur salut, et du salut des autres. Or effectivement sur cet article, pour savoir ce qu’il y a de plus important pour le salut, il ne peut y avoir de contestation ni entre les curés, ni entre les autres chrétiens : puisqu’il ne s’agit pour le salut que d’obéir au commandement de Dieu, faire plaisir à son prochain pour plaire à Dieu [•].

§ 45

Telles sont les six occupations qu’il regarde comme les plus importantes de l’emploi ou du ministère qui lui a été confié. Je vais en parler plus en détail.

SOIN DES SÉMINAIRES ET DES CONFÉRENCES

§ 46

Il est visible que si les jeunes prêtres sortaient des séminaires beaucoup plus occupés aux exercices des diverses parties de la justice et de la bienfaisance, c’est-à-dire beaucoup plus reconnaissants, plus patients, plus polis, plus prévenants qu’ils n’en sortent ; et si au sortir de là, ils continuaient leurs études de morale dans des lectures, et dans des conférences où ils se trouveraient toutes les semaines, ou tous les mois : ils deviendraient des curés incomparablement plus vertueux, plus instruits, et plus capables d’instruire le peuple, d’un côté à l’observation de la justice qui fait que nous rendons aux autres tout ce qui leur est dû, biens, offices, services, attentions, soins, égards, respects, et qui nous empêche de dire ou de faire contre eux, ce que nous ne voudrions pas qui fût fait contre nous ; et de l’autre, à l’observation de la bienfaisance, qui nous fait donner aux autres plus qu’il ne leur est dû, biens, offices, services, soins, attentions, égards, respects, et qui nous fait faire pour eux tout ce que nous voudrions qu’ils fissent pour nous en observant la justice, si nous étions à leur place, et eux à la nôtre.

§ 47

Il a remarqué que les dehors et les manières d’un homme fort vertueux imposent beaucoup plus au peuple, pour le contenir dans les règles de la justice et de la bienfaisance, que ne peuvent faire les discours les plus raisonnables : c’est que les enfants, et les autres ignorants, se gouvernent bien plus par des dehors sages, et par des manières vertueuses, que par la raison ; son empire est trop faible chez eux.

§ 48

Ainsi il a grand soin de recommander dans son séminaire ces dehors de vertu, les tons doux, modérés, et les manières respectueuses, polies et modestes : c’est ce qu’il appelle la décence ecclésiastique. Il veut que le prêtre, le curé, ait non seulement le fond de la vertu (ce qui ne regarde que lui) ; mais il demande surtout qu’il en ait tous les dehors au plus haut degré, pour en persuader aux autres plus facilement la pratique.

§ 49

C’est pour cela qu’Agaton a fait lui-même, avec le secours de quelques personnes vertueuses, un mémoire pour diriger son séminaire, où il recommande cette décence des vertus, où il indique les lectures les plus importantes, et où il enseigne à bien faire les extraits des bons ouvrages de morale, et à bien diriger les conférences, et les autres occupations journalières du séminaire.

§ 50

C’est pour cela qu’il a divisé les séminaires en compagnies de trente pareils, et qu’il a établi entre eux un scrutin pour leur faire choisir les trois présidents des trois conférences de chaque compagnie14.

§ 51

C’est pour cela qu’il a grande attention à placer vicaires ces présidents, et puis à placer curés les présidents des conférences des vicaires : lorsqu’il vaque à sa nomination quelque cure importante, il nomme celui des présidents des conférences qui a le plus de voix [•], dans une assemblée de ces présidents.

§ 52

C’est pour cela qu’il a fait un plan de la méthode la plus utile des conférences de morale, et un canevas des choses que l’on doit y examiner.

§ 53

C’est pour cela que le conseil du diocèse est particulièrement chargé de recevoir et d’examiner les mémoires tendant à perfectionner tous les ans les statuts, et le plan des conférences, pour rendre les mœurs du peuple plus justes et plus bienfaisantes : et c’est effectivement l’objet qui fait une partie principale du gouvernement de l’État.

§ 54

C’est ainsi qu’il a inspiré beaucoup d’émulation entre tous les ecclésiastiques, c’est-à-dire, entre tous les officiers de la vertu, à qui sera plus vertueux, et à qui fera faire plus de progrès au peuple dans la pratique journalière de la vertu. Aussi ceux qui comparent les habitants de son diocèse, avec les habitants du diocèse voisin qui n’est pas si bien instruit, y trouvent la même différence qui se rencontre dans une vigne bien cultivée et une vigne négligée.

§ 55

Ce plan de direction des études des ecclésiastiques et des occupations des curés et autres officiers de morale paraît si utile qu’il serait à désirer que le roi se réservât la nomination des cures qui dépendent des abbayes, et qu’il les donnât au choix du scrutin [•] que de semblables évêques auraient établi et perfectionné entre leurs vicaires et entre leurs curés.

SOIN DES PAUVRES

§ 56

Après le soin de former d’excellents officiers des mœurs du peuple, le soin des pauvres, en tant que ce qui regarde la direction de l’évêque est un soin très important pour le bonheur d’une partie du diocèse : parce qu’il y a beaucoup de pauvres dans son diocèse, et parce qu’ils sont dans la disette, et par conséquent dans la crainte perpétuelle et affreuse de manquer au premier jour du nécessaire pour subsister.

§ 57

Il est vrai que c’est au gouvernement de police séculière à faire en sorte par ses secours, c’est-à-dire par les taxes sur les riches, que les pauvres, soit vieillards, soit enfants, soit invalides, soit malades, ne manquent ni de ce nécessaire, ni des remèdes propres au rétablissement de leur santé ; et que c’est une des dettes privilégiées de l’État, et qui doit être acquittée avant toutes les dettes ordinaires15. Et en effet, qui d’entre les riches ne jugerait cette aumône une dette, et même une dette privilégiée et pressante, s’il était du nombre de ces pauvres malades qui manquent de ce peu qui leur est absolument nécessaire ?

§ 58

Mais c’est particulièrement aux évêques à veiller et à solliciter ces secours [•], c’est à eux à s’informer exactement de ce qui manque aux hôpitaux, et aux autres pauvres, par la négligence de la police séculière : afin de le représenter plus efficacement au ministère, ou plutôt au conseil général des pauvres du royaume, quand il sera établi dans la capitale.

§ 59

Agaton a donc pris soin de vérifier les états du revenu et de la dépense de tous les hôpitaux de son diocèse. Il en a des abrégés, et il a fait des notes sur ce qui manque à chacun, et sur les moyens d’y subvenir. Il a, dans la ville capitale, non seulement un conseil particulier de l’hôpital de la ville, mais il a aussi un conseil général pour tous les pauvres du diocèse, auquel tous les curés, et les assemblées de charité des paroisses16, peuvent avoir recours, quand ils ont eu soin de faire constater les faits suivant les règles établies.

§ 60

Il n’a pas encore fait remédier à toutes les négligences de la police séculière sur les pauvres, mais il a déjà fait remédier au plus grand nombre par ses sollicitations : parce que l’on sait à la cour toutes les précautions qu’il prend pour être bien informé, et pour n’être trompé ni par les trompeurs de mauvaise foi, ni par les trompés de bonne foi.

§ 61

Il sait mieux que personne qu’il est obligé à prendre grand soin de rendre ces pauvres plus justes, plus reconnaissants, plus patients, plus laborieux et plus disciplinables. C’est pour cela qu’il se fait secourir habilement par les plus vertueux de ses chanoines, et par différents bons prêtres habitués, qui vont tour à tour instruire ces pauvres de la nécessité et de l’utilité de ces différentes pratiques de vertus ; et c’est pour cela qu’il leur donne différents modèles d’instruction. Son bon esprit, aidé de la grande application et des lumières des conférences, lui fait trouver beaucoup d’expédients, que les autres ne cherchent et ne trouvent point.

§ 62

Il a quelquefois trouvé en faute des directeurs d’hôpitaux17 : mais les ayant convaincus, en particulier et avec douceur, de leur injustice, et leur ayant montré combien ils étaient éloignés de la voie du salut, il les a fait si bien changer de conduite qu’ils ont réparé avantageusement le tort qu’ils avaient fait à l’hôpital, et leur a ainsi procuré secrètement un très grand bonheur. Il doit ces succès à sa grande patience et à sa grande politesse. On ne tient pas longtemps contre une raison aimable et autorisée.

§ 63

Il a établi des sœurs grises en beaucoup de lieux, en faveur des pauvres malades, et continue à solliciter à la cour la multiplication de ce merveilleux établissement, qui a si peu d’éclat en comparaison de sa grande utilité. Il serait à souhaiter que l’établissement des religieux de la Charité18 pût de même se multiplier, au moins dans les grandes villes.

§ 64

Il est certain qu’il y a depuis dix ans beaucoup plus de pauvres mieux secourus dans les villes, dans les bourgs et dans les villages du diocèse d’Agaton. Comme ces progrès sont peu connus, il n’en reçoit à la vérité que peu de louanges, mais il en recevra un jour une plus grande récompense dans la seconde vie. Car sous l’empire d’un Être infiniment juste et puissant, il ne se fait nulle bonne œuvre sans récompense.

SOIN DES COLLÈGES ET DES ÉCOLES

§ 65

Les collèges des garçons, et les collèges des filles dans les couvents des religieuses, méritent encore une plus grande attention pour leur grande importance. Ce ne devrait être presque autre chose que des pépinières de vertus. Car les fortes habitudes aux différentes parties de la justice et de la bienfaisance sont tout ce que l’on y peut apprendre de plus important pour l’augmentation du bonheur de la société. Et peut-on imaginer quelque chose qui contribue davantage à cette augmentation de bonheur que les fortes habitudes de la plus considérable partie des citoyens à la pratique journalière de ces deux vertus ?

§ 66

Il a donc été obligé de faire un plan d’éducation pour les collèges, et un autre pour les pensionnaires des couvents de religieuses, suivant lesquels ces écoliers et ces écolières sont incomparablement mieux exercés qu’ils n’étaient à la pratique et à l’estime des différentes parties de ces deux vertus. Aussi voit-on sortir de ces pépinières, depuis dix ans, de jeunes plantes, qui portent déjà des fruits incomparablement meilleurs, et en plus grande quantité qu’elles n’en portaient.

§ 67

Ce n’a pas été sans beaucoup de peines et de soins qu’il est venu à bout de retrancher des anciennes pratiques peu utiles, pour en multiplier des pratiques incomparablement plus avantageuses à la jeunesse. Mais enfin la raison, aidée d’une constante et douce sollicitation, a déjà surmonté beaucoup d’obstacles. Les pères et les mères voient avec joie les succès de cette nouvelle méthode, ils en espèrent encore de plus grands ; et il est lui-même récompensé, dès cette vie, par toutes les louanges et par toutes les bénédictions qu’il en reçoit tous les jours.

MÉTHODE POUR CALMER LES ESPRITS ENTRE LES THÉOLOGIENS

§ 68

Son grand secret pour faire cesser les disputes théologiques a été de n’en point parler, d’empêcher d’en parler, et d’occuper les esprits à des sujets incomparablement plus importants au salut, et à la tranquillité de la société. Avec ce seul mot : N’avez-vous rien de plus important et de plus pressé à faire pour votre salut et pour le salut des autres qu’à disputer, qu’à parler, qu’à écrire de ces matières ? Est-ce donc la meilleure manière d’exercer la bienfaisance pour plaire à Dieu souverainement bienfaisant ? il faisait taire ainsi les plus empressés à disputer19.

§ 69

En effet est-il question dans la vie d’autre chose que d’y vivre d’un côté fort heureusement, et de l’autre assez vertueusement pour obtenir le paradis ? Or y a-t-il un meilleur chemin que l’observation de toutes les parties de la bienfaisance pour plaire à Dieu ? Et pourquoi parler d’autre chose que du plus important ? Or qui ne voit que l’indulgence mutuelle, la douceur mutuelle, le pardon mutuel des injures, la politesse mutuelle, la prévenance mutuelle, qui sont des parties principales de la bienfaisance, et qui doivent être les matières les plus dignes d’occuper les esprits, sont très négligées, et très mal observées dans ces disputes ?

§ 70

Mais ce qui est décisif, c’est qu’il est persuadé que les erreurs sont toutes involontaires. On veut bien être flatté, mais qui est-ce qui veut être trompé ? Il est persuadé, de même, que dans les personnes fort justes et fort bienfaisantes pour plaire à Dieu, ces erreurs involontaires, qui sont prises pour des vérités, ne nuisent pour leur salut. Il est persuadé au contraire que l’injustice de ceux qui persécutent les autres en soutenant la vérité les peut damner, malgré le zèle qui les porte à cette injustice. Car le persécuteur commet, volontairement, une injustice qui est du dernier degré d’évidence : puisqu’il fait contre les autres, considérés comme errants opiniâtres, ce qu’il ne voudrait pas qu’ils fissent contre lui, supposé qu’il fût le plus faible, et regardé aussi par eux comme errant opiniâtre ; au lieu que l’errant, même opiniâtre, est bien éloigné de voir son erreur avec évidence.

§ 71

Ce n’est pas qu’Agaton ne favorise en tout ces vérités, qui sont mal à propos contestées, mais ce n’est jamais par aucune persécution des erreurs : c’est par de bonnes raisons, par les louanges des ouvrages et de la conduite de ceux qui soutiennent ces vérités avec douceur et avec modestie.

§ 72

Il regarde aussi comme une partie de la bienfaisance de remettre le calme et la concorde dans les familles qui sont en procès ; et comme on le connaît pour fort éclairé et pour fort équitable, les gentilshommes et les autres personnes de considération le prennent volontiers pour arbitre ; et il termine presque toujours amiablement leur procès, non par jugement, mais par conciliation ; et ceux qu’il ne peut pas accommoder lui-même, il en charge les curés les plus patients et les plus habiles, et quelquefois des magistrats de ses amis : il compte pour un grand bienfait de procurer la paix.

§ 73

Il se juge très peu d’affaires à son officialité ; mais comme le greffier est notaire, il passe tous les accommodements que fait l’official20, homme doux et patient, de concert avec le promoteur habile dans ces affaires. Agaton leur donne une once d’argent, ou six livres, pour chaque accommodement. Voilà de ces dépenses qu’il est ravi de payer, pour avoir le plaisir de rétablir la paix et la concorde dans les familles. Aussi il a l’agrément de voir que le Parlement, informé de cette méthode, trouve toujours qu’il n’y a point d’abus dans les sentences de cette officialité.

§ 74

Il est fort éloigné de vouloir empiéter sur les juridictions séculières : son official lui-même leur renvoie souvent au contraire, sur divers prétextes, les procès qu’il n’a pu accommoder, et qu’il aurait pu juger. C’est qu’il sait qu’Agaton est dans l’opinion que les officiers des bonnes mœurs, je veux dire les ecclésiastiques, doivent être uniquement occupés à persuader l’amour de la justice ; et que c’est seulement aux juges séculiers à juger, et à contraindre par la force les chicaneurs à se faire justice.

§ 75

Plusieurs curés, et autres officiers, se plaignaient d’être excessivement taxés aux décimes. Il a trouvé, par son travail, une méthode avec laquelle il est impossible de taxer dorénavant personne qu’à proportion de son véritable revenu. Or comme elle lui attire tous les jours mille bénédictions, et comme il voit que les autres évêques peuvent facilement s’en servir, il se trouve payé magnifiquement des peines qu’il a prises pour faire, sans frais et sans murmure, observer l’équité, non seulement entre bénéfice et bénéfice de son diocèse ; mais sa méthode peut encore servir à mettre de la proportion pour les taxes, entre tous les diocèses du royaume. Je vous expliquerai un jour cette méthode. Il est juste de faire honneur à ceux qui travaillent avec succès pour l’utilité publique.

MANIÈRE DE VIVRE ; OPINIONS ET MAXIMES SUR LES MŒURS

§ 76

Je n’ai jusqu’ici parlé d’Agaton que comme d’un bon évêque ; mais ce qui le rend si aimable dans la société, et par conséquent si heureux dans sa condition, c’est que non seulement il est bon évêque, mais il est encore bon parent, bon ami, bon voisin, bon maître, bon citoyen.

§ 77

Comme sage, il goûte les plaisirs innocents de la santé et de la fortune ; comme vertueux, il goûte le plaisir de voir que tous ceux à qui il a affaire sont contents de lui. L’homme cherche son plaisir partout, mais le sage et le vertueux le cherche et le trouve, comme l’homme bien né et bien élevé, dans le plaisir des autres.

§ 78

S’il est économe, c’est pour se mettre mieux en état de secourir ceux qui ont besoin de secours, et de faire une dépense honnête et cependant frugale ; c’est qu’il trouve beaucoup plus de plaisir à pratiquer la libéralité qu’à être loué de sa magnificence. Il croit même que la magnificence sied mal à un évêque ; et il nous dit un jour qu’il ne s’est jamais trouvé mieux loué à son gré que lorsqu’un homme de ses amis lui reprocha une partie de son économie comme excessive. Aussi a-t-il presque toujours de petites sommes à offrir et à prêter à ceux à qui il est arrivé quelque malheur, et d’autres plus petites sommes à donner à des pauvres honteux sous le nom de prêt.

§ 79

Il jouit d’une agréable maison de campagne, et des amusements champêtres, autant que ses occupations de la ville le lui permettent. Ce n’est pas pour y être oisif, car il aime le travail : il travaille tout le matin, et il fait son matin fort long, et ses soirs, fort courts ; mais ce sont des occupations de son choix et qu’il varie, sans faire de déplaisir à personne ; au lieu que les occupations de la ville sont des devoirs qu’il rend à tous ceux avec qui il travaille.

§ 80

Comme ses méditations de la campagne regardent les moyens de réussir encore mieux dans celles de la ville, on peut dire qu’il travaille encore plus utilement pour ses diocésains à la campagne qu’à la ville ; mais il y travaille avec choix de son travail, et c’est une des manières dont il sent le plaisir de la liberté et de la solitude de la campagne, après avoir goûté assez longtemps les plaisirs de la société de la ville.

§ 81

Quelqu’un lui disait un jour qu’il s’étonnait qu’étant aussi agréablement qu’il était à la ville, il se souciât des plaisirs de la campagne : Vous n’êtes donc pas persuadé de deux vérités ? lui dit-il. La première, que nous ne goûtons le plaisir d’un séjour et de ses habitants qu’à proportion de sa nouveauté ou de sa renouveauté. La seconde, que pour être sûr de se retrouver dans un lieu avec plaisir, il faut se résoudre à le quitter avec un peu de regret, il faut se souvenir d’y avoir laissé des plaisirs à goûter.

§ 82

On remarque dans ses visites, soit dans les hôpitaux, soit dans les collèges, soit dans les séminaires, une grande sagesse à distribuer des louanges à ceux qui le méritent : tantôt à proportion de la grandeur du travail, et des difficultés surmontées ; tantôt à proportion de l’utilité du travail. Il donne les unes en particulier, lorsqu’il craint d’être obligé de faire des comparaisons odieuses ; il donne les autres en public, lorsqu’il n’a point de comparaisons à craindre.

§ 83

Il aime fort à louer ce qui est louable ; mais il évite, tant qu’il peut, de comparer : et comme on sait qu’il ne loue qu’avec fondement, et qu’il est des plus sages estimateurs de ce qui est estimable, ceux qu’il occupe (et il sait occuper beaucoup de monde) font à l’envi des efforts pour mériter des louanges de sa part, et un nouvel encouragement pour un nouveau travail.

§ 84

Il n’affecte aucune austérité dans les dehors de sa vie. On ne sert à sa table que des viandes communes21, mais bien choisies et bien apprêtées ; le vin bon, nuls vins rares, rien de cher : il veut de l’abondance sans profusion, et c’est ce qu’il appelle frugalité épiscopale.

§ 85

On ne loue pas la délicatesse de sa table, mais les pauvres familles se louent de ses aumônes. Il tient, pour ainsi dire, toujours la balance entre la décence épiscopale qui est une sorte de bienfaisance envers les riches, et la libéralité qui est une sorte de bienfaisance envers les pauvres. On va volontiers à sa table, bien plutôt pour le plaisir d’écouter les discours sages, tantôt gais, tantôt sérieux, toujours gracieux et instructifs, que pour le plaisir de la bonne chère.

§ 86

Il ne fait présentement qu’un repas, qui est le dîner22. Il dit qu’il en dort mieux, mais sa principale raison, c’est qu’il est persuadé qu’il est plus facile d’être tempérant dans un repas que de l’être dans deux. Il prétend que la gaieté et la bonne humeur dépendent de la tempérance.

§ 87

Sa grande règle de tempérance est de demeurer, comme on dit, sur son appétit : et il soutient qu’il vaut incomparablement mieux pécher quelquefois du côté du trop peu de nourriture que de pécher souvent du côté de l’excès. Et à ce propos, je lui ai entendu citer cette sentence des Orientaux : Mangez peu, le peu vous portera ; mais si vous mangez beaucoup, vous porterez le beaucoup.

§ 88

Ses amis vont tour à tour manger chez lui, et il a pour principaux amis les personnes les plus vertueuses, et surtout les bons ménages : persuadé que ceux-là sont les plus vertueux, et à tout prendre les plus heureux.

§ 89

Il cherche à s’instruire, des personnes de toute condition, de ce qui serait nécessaire que l’on fît pour augmenter le bonheur de leur condition. Il en dispute avec eux ; et ce qu’il apprend de solide, il l’écrit, afin que d’autres en puissent profiter un jour, et en faire profiter le public. Il ne néglige rien de ce qui peut tant soit peu contribuer à diminuer les maux de la société, et à en augmenter les agréments.

§ 90

Il voit tous les jours qu’il ne saurait, dans une infinité d’occasions, procurer de grands bienfaits à ses diocésains, dans ce qui regarde les collèges, les hôpitaux, la discipline extérieure, les établissements des sœurs grises, et les autres secours pour les pauvres malades, sans le concours de la puissance séculière. Ainsi il a toujours un grand soin d’entretenir une grande liaison avec les intendants de la province, par des visites, par de petits présents, et par différentes attentions obligeantes. Il les consulte, et leur fait espérer tout l’honneur de tout ce qu’il propose pour l’utilité publique : et effectivement quand l’ouvrage est fait, il en donne tout l’honneur à l’intendant, et ne s’en réserve rien.

§ 91

Quand il s’agit de procurer un bienfait au public, il n’épargne point ses pas, il ne craint point de mettre ainsi sa dignité à tous les jours, persuadé que sa grande dignité consiste à procurer de grands bienfaits à ses diocésains.

§ 92

Il a toujours été assez heureux pour avoir les intendants pour amis : et après tout, qui pourrait refuser de l’estime, de la confiance, et de la déférence, à un homme si vertueux et si éclairé ? Aussi a-t-on remarqué que ceux qui ont le mieux réussi dans leur intendance, soit à l’égard des peuples, soit à l’égard de la cour, ont été ceux qui ont eu plus de confiance en lui. Tel est l’effet de la droiture du cœur, pour ne désirer que ce qui est de plus utile aux autres ; tel est l’effet de la justesse de l’esprit, pour discerner les partis les plus utiles, et les moyens les plus faciles, les plus justes et les plus efficaces ; tel est enfin l’effet de la douceur et de la patience, pour obtenir à la fin ce que l’on n’a pu obtenir dans les commencements.

§ 93

On lui demanda un jour s’il ne serait pas utile à l’Église latine de lever présentement l’ancienne interdiction du mariage pour les prêtres ? Interdiction que les conciles de l’Église grecque n’avaient jamais voulu faire23. Il dit qu’il croyait que cette mainlevée24 produirait cent mille chrétiens de plus par an dans l’Europe ; qu’il ne voyait point de raisons qui pussent contrebalancer un si grand avantage ; et qu’il ne comprenait pas bien pourquoi la congrégation de Propaganda Fide, zélée comme elle doit être pour augmenter le nombre des chrétiens25, ne sollicitait pas fortement cette mainlevée.

§ 94

Il est attentif à rendre à ses amis tous les bons offices et les services qu’il peut ; et surtout à faire toujours pour eux plus qu’ils ne font pour lui. Il veut que tout le monde gagne dans son commerce ; et il dit quelquefois : Je ne sais point de mérite plus désirable que d’être homme de bon commerce ; et effectivement on ne saurait être tel, sans pratiquer en tout la justice et la bienfaisance.

§ 95

Je n’ai vu personne si bien servi, et avec tant d’attention. Il est vrai qu’il choisit des gens d’esprit pour ses domestiques. Mais outre qu’il les traite toujours avec douceur, et de temps en temps avec des louanges, ils ont un peu plus de gages avec lui qu’ils n’en auraient avec d’autres maîtres. Il n’est pas content de n’être que juste, il veut exercer sa bienfaisance envers tout le monde.

§ 96

Ce ne sont pas ses amis seuls qui se louent de lui ; ceux qui lui doivent se louent de sa patience à attendre leurs commodités pour payer. Il veut que les fermiers gagnent un peu plus avec lui qu’avec d’autres. Ainsi il les garde plus longtemps, il en est mieux payé, et peut ainsi mieux proportionner sa dépense annuelle à son revenu réel. Les ouvriers aiment à travailler pour lui, parce qu’ils en reçoivent un peu plus que des autres, et plus promptement : ainsi ils se louent de sa justice et de sa libéralité.

§ 97

Ce n’est pas qu’il donne plus qu’il ne peut donner, comme font les prodigues, ni qu’il relâche rien des justes droits de son archevêché ; mais quand il a quelque contestation avec ses voisins, ou quelque chose à discuter avec eux, il prend toujours des arbitres, et accepte toujours leur jugement. Il ne relâche rien d’un fonds qui n’est point à lui, mais il relâche souvent quelque chose des fruits de ce fonds, parce qu’ils lui appartiennent.

§ 98

Il dit que la bienfaisance est seule digne de louanges, et que les louanges produisent un grand plaisir ; mais il ne dit pas pour cela avec les stoïciens que les autres plaisirs innocents ne méritent pas d’être recherchés. Il dit au contraire que le précepte : Aimez votre prochain comme vous-même signifie procurez-lui des plaisirs innocents, comme vous voudriez qu’il vous en procurât ; et que par conséquent ce précepte suppose que chacun s’aime assez pour se procurer des plaisirs innocents. Ainsi il croit raisonnable de goûter les mêmes plaisirs que l’on procure aux autres ; mais il croit que c’est aller contre le précepte de ne songer uniquement qu’à ses propres plaisirs, sans songer à en procurer aux autres.

§ 99

On ne sent plus guère les agréments d’une fortune à laquelle on est accoutumé. On lui disait qu’un homme d’esprit, pour mieux goûter les agréments de la sienne, faisait souvent ses châteaux en Espagne en pis-aller ; et se demandait quelquefois ce qu’il ferait, s’il perdait demain la moitié de son revenu, et qu’il se trouvait fort content de n’avoir rien perdu. Je ne blâme pas cette invention, dit-il, je la trouve même fort bonne pour des âmes faibles. Je crois de même que ces petites âmes font fort bien dans leurs malheurs d’arrêter leurs yeux sur de plus malheureux ; mais les âmes que l’espérance du paradis a rendues fortes n’ont pas besoin de ces petites méthodes.

§ 100

Il met une grande différence entre les bonnes œuvres sur leur efficacité pour le paradis. Il croit, par exemple, que la peine du capucin qui a les pieds nus dans le grand hiver est plus douloureuse que celle du jésuite qui est obligé de répéter vingt fois la même chose pour instruire un enfant. Mais comme à désir égal entre eux de plaire à Dieu, il croit la souffrance du jésuite, quoique plus petite, incomparablement plus utile au prochain que n’est la souffrance du capucin, quoique plus grande : il trouve l’une incomparablement plus raisonnable, plus estimable, plus méritoire, et plus efficace pour le paradis, que n’est l’autre. Cela vient de l’opinion où il est que le difficile n’est estimable qu’à proportion qu’il est utile à la société chrétienne.

§ 101

Comme il ne se met point au nombre des âmes fortes, il ne néglige pas les maximes de ceux qui, pour goûter davantage et plus longtemps les plaisirs innocents, mettent autant qu’ils peuvent de la diversité dans leurs occupations ; et il goûte du plaisir dans une occupation à mesure qu’il juge qu’elle sera utile au public. Or pour mieux connaître, par exemple, toute l’utilité de la visite d’un collège ou d’un hôpital, il a grand soin, avant de la commencer, de relire avec attention environ une page ou deux de quelques considérations qu’il a écrites sur les principaux fruits que l’on en doit attendre : C’est l’espérance, dit-il, des bons et nombreux fruits futurs qui donne du plaisir et du courage au bon jardinier dans son travail. D’un autre côté, plus il trouve de plaisir dans ses saintes occupations, mieux il s’en acquitte.

§ 102

C’est, ce me semble, le sublime de la sagesse humaine d’avoir ainsi su convertir peu à peu ses principaux devoirs en véritables plaisirs ; d’avoir ainsi pu unir l’agréable avec l’estimable, l’habileté avec la sainteté.

§ 103

Il jouit d’une bonne santé, mais délicate, c’est-à-dire telle qu’il est toujours averti par quelque petite incommodité de la moindre altération ; et aussitôt il y remédie par le jeûne, qui est presque son unique remède. Il dit que lorsque le dérangement n’est pas considérable, la machine est si bien faite par le Créateur qu’elle se rétablit plus facilement et plus sûrement elle-même que par des remèdes que nous ne connaissons pas suffisamment.

§ 104

Dans ce corps sain loge une âme toute des plus saines26. Mais qu’est-ce qu’une âme fort saine ? C’est une âme qui n’est dégoûtée de rien, et qui a du goût pour tout ; et qui par conséquent n’a de passion pour rien, parce que ses différents goûts se contrebalancent tous les jours, et tout le long des jours. Ainsi presque tous les objets lui présentent des plaisirs à goûter.

§ 105

Il ne fait pas cas des plaisirs des passions. Il dit qu’ils ne sont grands qu’à proportion de la longueur des désirs, et de la grandeur des difficultés qu’il a fallu surmonter avec beaucoup de peine. D’ailleurs le plaisir qu’on ne peut goûter sans injustice est pour lui un plaisir impossible.

§ 106

Il est dans l’opinion que la sorte de travail qui convient à un supérieur, c’est d’occuper ses inférieurs le plus utilement qu’il est possible ; et que le grand travail d’un évêque consiste à bien encourager, à bien diriger les travaux des curés, et des autres officiers des mœurs qui sont sous sa direction ; et à les bien employer, chacun selon ses talents, pour leur propre utilité, et pour l’utilité des fidèles. Aussi est-il tranquille, tandis que, par les soins qu’il a pris, sept ou huit cents bons officiers travaillent tous les jours à l’envi à instruire les peuples de leurs différents devoirs sur la justice et sur la bienfaisance ; et à les encourager à s’en bien acquitter, en faisant naître et fortifier dans leur esprit tantôt la crainte de la punition, tantôt l’espérance d’une récompense immense, qui n’est pas éloignée.

§ 107

Il sait mieux que personne qu’il faut être en garde sur la valeur des louanges que nous recevons, et qui ne sont souvent que les effets ou de la politesse des uns, ou de la flatterie des autres. Ainsi il a soin de rabattre beaucoup de l’estime que l’on pourrait faire de ses talents et de ses vertus. Je vois bien, dit-il, les défauts des autres, parce qu’ils me blessent un peu ; mais je ne vois pas les miens, parce qu’ils ne blessent que les autres. Cette pensée le rend humble, et il plaît encore plus par son humilité, et par ses manières simples et modestes, que par ses autres qualités. Il en est plus aimé, et ce qui est rare, il n’en est pas moins estimé de ceux avec qui il vit ; car ils ne peuvent s’empêcher de le comparer souvent à ceux qu’ils voient, et par cette comparaison ils le trouvent fort grand.

§ 108

Il y a des aumônes plus utiles au prochain les unes que les autres. Dix pistoles, par exemple, employées en faux frais pour obtenir un secours de mille pistoles pour un hôpital fort pauvre, c’est une aumône cent fois plus utilement employée que si elle avait été portée directement à l’hôpital. De même, donner des secours nécessaires pour faire subsister, ou dans le collège ou dans le séminaire, de jeunes gens très vertueux et d’un esprit excellent, qui procureraient un jour par leurs talents de grands avantages à la société chrétienne, et surtout aux hôpitaux : n’est-ce pas une aumône plus utilement employée que si on avait porté ces secours aux hôpitaux mêmes ? Or Agaton n’est pas content de faire des aumônes, s’il ne les fait le plus utilement qu’il peut pour les pauvres mêmes.

§ 109

Un secret qu’il dit avoir éprouvé avec succès, pour n’être pas longtemps mécontent des autres, et pour n’avoir point à les haïr, c’est de chercher dans ses fautes et dans ses défauts les causes du mécontentement que certaines personnes lui avaient donné. Je les trouve, dit-il, bientôt ces causes ; et comme je n’ai plus à m’en prendre qu’à moi, je les excuse facilement, je me pardonne sans peine. Ainsi ma douleur cesse entièrement, et je n’ai point la peine de haïr personne.

§ 110

Pour justifier cette méthode si sage, si sainte, et si propre à entretenir la concorde parmi les hommes, je ferai une observation : c’est que souvent nous ne plaisons point à certaines personnes, et que souvent nous leur déplaisons, non pas par nos bonnes qualités, mais par les honneurs qu’elles nous attirent de la part des autres. Or qu’y a-t-il d’étonnant que des personnes à qui nous déplaisons cherchent à nous déplaire ?

§ 111

On peut donc dire en général que lorsque quelqu’un cherche à nous déplaire, c’est que nous lui avons déplu. Il mérite donc d’autant plus que nous lui pardonnions que c’est nous qui sommes les premiers offenseurs, quoique innocents.

§ 112

Son extrême douceur fait qu’il n’est pas fort craint : car comment craindre celui qui craint de faire du mal à ceux même qui lui causent du déplaisir ? Mais il est fort respecté par la réputation d’être extrêmement raisonnable, et nul ne veut être blâmé par la raison même. Ainsi le respect que l’on a pour sa vertu et pour ses lumières fait dans son diocèse un effet beaucoup plus grand que ne fait ailleurs la crainte des punitions imposées par les lois, et de ceux qui sont chargés de les faire observer.

§ 113

L’injuste, le méchant qu’il a mandé, n’a pas plutôt aperçu sa douceur et sa politesse qu’il quitte le désir de tromper, avoue ses fautes, et se rend à la raison.

§ 114

La crainte des punitions ordonnées par la loi peut faire changer la conduite extérieure, mais le respect pour la raison peut faire changer de sentiment ; et Agaton n’est pas content, s’il n’a amené celui qui était injuste à condamner lui-même son injustice.

§ 115

Il regarde comme un des devoirs de justice et de bienfaisance de recevoir et de rendre des visites aux personnes considérables, et il y observe toujours deux choses : d’excuser les fautes des absents, et de louer tout ce qu’il trouve de louable dans les personnes présentes ; et comme il a l’esprit délicat et juste, il plaît plus en instruisant que ceux qui ne se piquent que de plaire.

§ 116

Comme toutes ses occupations sont sérieuses, il serait naturel qu’elles lui donnassent le long du jour un air sévère et sérieux ; cependant il ne présente à ceux qui l’abordent qu’un visage doux et content, et un air ouvert et serein, plutôt que sérieux et rêveur.

§ 117

Il ne nie pas qu’il ne soit un peu en garde contre l’air trop sérieux que l’on contracte sans y penser à traiter d’affaires sérieuses ; et il croit que les personnes vertueuses doivent avoir autant d’attention à plaire par leur air doux et gracieux que les belles personnes en ont pour plaire par leur parure. L’air gracieux et serein, dit-il, doit être la parure de l’homme vertueux.

§ 118

Il ne s’estime pas moins qu’il ne mérite, ce serait erreur et sottise ; mais il se donne aux autres pour beaucoup moins qu’il ne vaut, et c’est humilité, qui est une partie de la bienfaisance.

§ 119

Les zélés pour leurs propres opinions l’accusent d’être un peu trop indulgent pour les errants27 : il le sait bien, mais il a de l’indulgence même pour ces intolérants ; et comme il est persuadé que la tolérance fait partie de la justice, il leur dit quelquefois : N’est-il pas juste que le plus puissant qui a la vérité de son côté traite les plus faibles qui ont l’erreur du leur avec la même douceur qu’il voudrait en être traité, s’il était le plus faible ?

§ 120

À le considérer dans toutes les heures du jour, tout le long de l’année, on le trouverait toujours, ou goûtant des plaisirs innocents, avec reconnaissance pour le Créateur de ces mêmes plaisirs, ou bien tenant pour ainsi dire à la main l’une ou l’autre de ces deux règles : Ne faites point contre un autre ce que vous ne voudriez pas qu’il fît contre vous ; et plus souvent celle-ci : Faites pour un autre ce que vous voudriez qu’il fît pour vous, si vous étiez à sa place. Voilà ce qui le rend si doux, si poli dans ses réponses, et si indulgent dans les jugements qu’il porte de la conduite des autres. Tel est le fruit de l’attention qu’il a eue toute sa vie à chercher la vérité dans ses opinions, et la plus grande utilité du public dans ses entreprises.

§ 121

Il est à la vérité dans l’opinion que les jeunes filles, et les jeunes garçons, ne sauraient de trop bonne heure entrer en religion, pour prendre de fortes habitudes à l’espérance du paradis, et par conséquent à la pratique des différentes parties de la justice et de la bienfaisance : telles que sont la douceur, l’indulgence, le pardon des injures, l’application au travail, l’obéissance exacte, la politesse dans les discours et dans les manières, le service des malades, et surtout la patience à souffrir sans se plaindre des défauts des autres. Voilà pourquoi il assiste sans répugnance aux prises d’habit ; mais comme il croit qu’il serait raisonnable de différer les vœux jusqu’après l’âge de majorité, il se dispense tant qu’il peut d’assister à la cérémonie de leur profession.

§ 122

Il est vrai, dit-il, que l’on ne doit jamais se repentir de s’engager à servir Dieu. Mais combien de saints l’ont servi dans le mariage, plus utilement pour la société chrétienne qu’ils n’auraient fait dans un monastère ? Si nos lois civiles, ajoute-t-il, sont sages, de ne leur permettre pas d’aliéner seulement la vingtième partie de leur bien avant vingt-cinq ans, n’est-il pas naturel de penser que les lois ecclésiastiques seraient également sages de les empêcher d’aliéner leur liberté qu’à pareil âge28 ?

§ 123

On sent, à l’entendre parler, qu’il a examiné presque toutes les opinions vulgaires, et que celles d’entre elles qu’il reçoit, ce n’est que parce qu’il en a découvert les preuves. Ainsi on serait fort disposé à croire vraies ses opinions particulières, sur sa seule autorité ; mais il blâme toujours, et méprise un peu, ceux qui sont assez paresseux pour ne pas lui demander les raisons de ces sortes d’opinions.

§ 124

Dès qu’il voit son opinion contestée, il écoute avec beaucoup d’attention les raisons et les preuves des contestants pour les comparer aux siennes ; quelquefois il change d’avis, et se glorifie d’avoir été docile ; souvent la comparaison ne sert qu’à le rendre ferme dans son opinion.

§ 125

Il dit souvent que sur la plupart des sujets, il n’a que des opinions provisionnelles, qu’il garde seulement par provision, en attendant qu’il ait attrapé quelque chose de véritablement démontré ; aussi sa manière de disputer est toute polie. Je ne suis pas encore de votre avis, dit-il, comme s’il ne désespérait pas de changer d’opinion, pour adopter celle du contestant.

§ 126

Il a grand soin d’éviter les termes dont se servent certains esprits trop affirmatifs, qui, poussés par un peu de présomption, et par zèle pour leur opinion, qu’ils appellent [•] la vérité universelle, veulent assujettir les autres à juger comme eux, à sentir comme eux, à estimer et à mépriser précisément comme eux. Pour lui, il [•] ne se propose point comme modèle ; il ne rend compte que de ce qu’il sent comme bon, comme mauvais, comme vrai, comme faux ; et afin de faire sentir qu’il ne prétend point assujettir les autres à son jugement, ou à son sentiment, on lui entend dire souvent : Cela est bon pour moi, cela est vrai pour moi, cela est plus vraisemblable pour moi, cela est trop salé pour moi29. Cette méthode épargne bien des peines que l’on fait, et que l’on souffre dans les contradictions.

§ 127

Comme il est persuadé que la raison humaine va toujours en croissant, il lit volontiers les journaux des livres nouveaux pour en profiter, et achète quelques-uns de ces livres qu’il voit les plus estimés. Il ne méprise point les nouvelles publiques, elles contribuent à son amusement, et les journaux servent au perfectionnement de ses connaissances.

§ 128

Il croit qu’un bon citoyen doit s’intéresser au succès du gouvernement. Ainsi les livres qu’il lit avec le plus de plaisir, ce sont les mémoires politiques, qui tendent à perfectionner quelque partie de notre gouvernement ; et par le même principe, il a de l’attention à louer, et à faire valoir les bons règlements et les bons établissements que fait le gouvernement, et à justifier ou du moins à excuser les prétendues fautes de ceux qui gouvernent. Il fait souvent taire certains imprudents, en leur disant : Pourquoi condamner des ministres sans les entendre ? Si vous étiez ministre, voudriez-vous être condamné sans être entendu ?

§ 129

Il est persuadé que pour faire dans son diocèse un grand nombre de bons chrétiens, c’est-à-dire des citoyens aimables et heureux, il n’y a qu’à faire souvenir souvent le long du jour les habitants de la grandeur et de la durée des plaisirs et des joies du paradis, qui n’est destiné qu’aux bienfaisants.

§ 130

Ainsi il recommande fort à ses curés, et à ses autres ecclésiastiques, d’en parler souvent à leurs paroissiens, en leur montrant quelles actions de politesse, de prévenance, d’officiosité, de patience, et autres actions de bienfaisance, sont à leur portée.

§ 131

Il est de même persuadé que si nous voyons encore tant de chagrins et de déplaisirs dans le monde, c’est-à-dire tant d’injustices, c’est que ceux qui les font ne se souviennent, lorsqu’ils les font, ni du paradis, ni de l’enfer : et voilà pourquoi il croit qu’il est à propos d’en parler souvent dans le monde, surtout du paradis, aussi il en parle assez souvent. Ce n’est pourtant pas sans faire une sorte d’excuse à ceux qui ne sont pas accoutumés à se conduire conséquemment au système de l’immortalité de l’âme, qui est cependant le leur. Système si raisonnable, si consolant dans nos malheurs ; et qui, lorsqu’il est uni à la pratique de la justice et de la bienfaisance, est si propre à rendre la vie présente agréable, et pleine des plaisirs d’une espérance magnifique peu éloignée.

§ 132

Au reste, comme il croit d’un côté que les gens du monde n’ont guère d’idées des grands plaisirs que celles qu’ils ont des plaisirs des sens ; et que de l’autre, ces plaisirs peuvent être très innocents, tels qu’étaient ceux que goûtèrent Adam et Ève, durant tout le temps qu’ils demeurèrent dans le paradis terrestre : il est persuadé aussi qu’il est permis de proposer ces plaisirs, non comme des images fort ressemblantes, mais seulement comme des idées très imparfaites des plaisirs et des joies du paradis céleste.

§ 133

Un gentilhomme, à qui Agaton avait prêté un livre de morale, lui dit un jour en le lui rapportant : « Cet ouvrage est fort bon, mais l’auteur revient souvent aux punitions et aux récompenses de l’autre vie. J’avoue que ce sont de bons, et de grands motifs. Mais l’auteur ne pouvait-il pas nous porter à l’observation de la justice, et à la pratique de la bienfaisance, par les seuls motifs des récompenses de la vertu, et des punitions du vice, telles qu’on les voit dans la vie présente ? Car quoique les motifs du paradis et de l’enfer soient plus grands en eux-mêmes, ils sont cependant moins sensibles, moins efficaces, et par conséquent moins grands en effet par rapport à nous, qui sommes bien plus touchés du présent et du sensible, quoique petit, que du spirituel, quoique infiniment plus grand. »

§ 134

Je conviens, lui répondit Agaton, que les auteurs, pour éloigner les lecteurs de toute injustice, et pour leur faire pratiquer la vertu, doivent employer les motifs de la punition et de la récompense de la vie présente ; mais ils ne sauraient, ce me semble, faire trop d’usage des motifs, des punitions et des récompenses de la seconde vie, et cela par deux raisons.

§ 135

La première, c’est que nous savons, par l’expérience de tous les siècles, et de toutes les nations, et surtout de toutes les nations païennes, parmi lesquelles l’opinion de la punition et de la récompense de la seconde vie n’avait presque aucune force, et ne faisait presque aucune impression sur la plupart des esprits : nous savons, dis-je, que les motifs de la vie présente ne leur suffisaient pas pour les rendre justes et bienfaisants, et pour leur faire surmonter la colère et les autres passions.

§ 136

Or de là il suit que ces motifs n’étant pas suffisants, les auteurs de morale ne doivent jamais omettre le motif de la punition et de la récompense de la seconde vie, quand ce motif ne devrait peser sur la plupart des esprits que la dixième, la vingtième partie de ce qu’y pèsent les motifs de la vie présente.

§ 137

Les auteurs de morale ont une seconde raison de faire, parmi nous qui croyons l’immortalité, un usage fréquent des motifs de la seconde vie : c’est que la faiblesse de ces motifs, quelque grands qu’ils soient en eux-mêmes, vient de ce que, ni dans notre éducation, ni dans le commerce du monde, ni dans nos livres, ni dans nos conversations, nous en faisons vingt fois moins mention que nous n’en devrions faire, tant pour augmenter nos plaisirs de l’espérance et notre bonheur présent que pour nous assurer un grand bonheur futur30.

§ 138

Or de là ne suit-il pas que pour fortifier ce motif de la seconde vie par rapport à nous, les auteurs de morale ne sauraient nous les présenter trop souvent à l’esprit, et nous y faire faire trop souvent une attention sérieuse dans leurs livres ? Car n’est-ce pas la grande répétition que nous en ferons qui en peut faire la grande force ?

§ 139

Ne sommes-nous pas forcés d’opter entre le système de notre immortalité, et le système de notre anéantissement prochain ?

§ 140

Si vous optez l’opinion de l’anéantissement prochain, ne sentez-vous pas alors que c’est un grand malheur pour vous de n’avoir plus jamais à espérer aucune connaissance, aucun plaisir, aucune joie, après la fin de cette vie passagère, et de vous voir cependant avancer tous les jours à grands pas vers ce terrible anéantissement ?

§ 141

Optez-vous le système de l’immortalité et de la récompense éternelle des justes et des bienfaisants, de la part d’un Être infiniment puissant et bienfaisant, n’est-ce pas une grande consolation dans vos malheurs de cette première vie ; et l’espérance de cette récompense sans fin ne vous produit-elle pas un plaisir très réel dès à présent ; et ce plaisir ne sera-t-il pas un jour d’autant plus grand que vous aurez fait tous les jours plus d’usage de cette espérance ?

§ 142

Or que peuvent faire de mieux les auteurs de morale que de travailler à fortifier tous les jours en vous cette espérance si précieuse, en la présentant souvent à votre esprit ? Ainsi pouvez-vous jamais vous plaindre avec raison de ce qu’ils vous répètent si souvent l’état heureux de la vie future des gens de bien, soit lorsqu’ils fortifient les fondements de votre espérance, soit lorsque par leurs agréables peintures ils fortifient en vous le désir de goûter de semblables délices éternelles pour des œuvres de bienfaisance passagère ?

§ 143

Enfin qu’y a-t-il de plus estimable que la conduite de celui qui agit toujours conséquemment à des opinions raisonnables ? Or le moyen d’arriver à cette conduite si estimable et conséquente ne serait-ce pas d’avoir toujours ces opinions présentes à l’esprit dans toutes nos délibérations ? Mais pour les avoir si souvent présentes, doit-on se plaindre qu’on nous en parle trop souvent ?

§ 144

Je vois avec plaisir, Monseigneur, lui dit le gentilhomme, que je m’étais trompé ; et je vous dois de voir clairement une vérité importante, que je ne voyais que confusément : c’est que l’homme raisonnable doit agir conséquemment à des principes raisonnables ; et qu’agir autrement, c’est agir en enfant. Voilà un échantillon de ses conversations.

§ 145

On dit qu’il a fait un discours pour montrer combien l’opinion de l’immortalité et l’espérance de l’homme juste et bienfaisant étaient fondées en raison : si je puis en recouvrer copie, je vous en ferai part31.

§ 146

Agaton conseille fort aux gens du monde la lecture des vies des hommes illustres, et surtout celles de Plutarque. Et effectivement, pour déterminer les hommes à acquérir avec peine des talents et des vertus fort utiles à la société, et à éviter les vices, rien n’est plus propre que d’exposer à leurs yeux, non seulement les récompenses et les punitions temporelles que l’on en reçoit dès cette vie, mais encore celles de la vie future. Or nul livre des Anciens n’est plus propre à nous exposer, avec plaisir et avec succès, ces punitions et ces récompenses temporelles que les vies de ces hommes illustres32 ; surtout si le gouvernement prenait soin, par des prix, de les faire écrire pour notre usage, et de la manière dont les aurait écrites Plutarque lui-même, s’il eût vécu dans notre siècle33 [•].

§ 147

À l’égard de nos livres de morale, il dit que les auteurs qui ont le bonheur de voir plus loin que ne voyait Plutarque, et qui voient combien le système de l’immortalité de nos âmes, et des punitions et des récompenses de la vie future, est conforme à la raison, et combien il peut contribuer à augmenter notre bonheur de la vie présente : il trouve que la plupart des auteurs ne tirent pas assez de conséquences de cet admirable système de l’immortalité ; et je lui ai ouï dire que l’ouvrage qui lui a paru le meilleur sur cette matière, c’est l’art de se connaître soi-même par Abbadie34. Il voudrait seulement que quelque habile homme se chargeât de le perfectionner, et de l’accommoder mieux à la pratique journalière.

§ 148

Il ne blâme pas toute sorte d’ambition. Il trouve ridicule l’ambition démesurée. Il blâme comme injuste celle qui conduit à faire des injustices à ses rivaux. Il regarde comme ambition innocente celle qui tend à augmenter son crédit et sa fortune par des voies innocentes. Mais il loue volontiers l’ambition qui ne désire d’augmenter sa fortune que pour augmenter le bonheur de ses concitoyens. Il est vrai que pour l’ordinaire, l’on ne désire pas fortement la grande fortune quand on ne la désire que pour rendre ses compatriotes plus heureux.

§ 149

Il est persuadé que l’habitude aux incommodités de la première condition, et aux commodités de la nouvelle condition, met une sorte d’égalité ou de presque égalité entre les conditions différentes : persuasion qui n’est pas propre à faire naître ces désirs ardents qui sont nécessaires pour surmonter de grandes difficultés. Ainsi il est dans l’opinion d’Horace, quand il dit que celui-là sera toujours esclave, qui ne saura pas se contenter de peu35.

§ 150

Serviet æternum, qui parvo nesciet uti.

§ 151

Au reste, il fait beaucoup plus de cas de la sagesse, et du bon esprit de celui qui sait bien choisir son but et ses entreprises, entre les plus importantes par rapport à l’augmentation de leur bonheur, que de l’habileté de celui qui, sans avoir assez examiné la véritable valeur de son entreprise, ne sait bien choisir qu’entre les moyens les plus faciles et les plus efficaces pour y parvenir.

CONCLUSION DE MORALE

§ 152

De tous ces faits, et de toutes ces maximes, il n’est pas difficile de conclure qu’Agaton, content de sa situation, ne songe qu’à jouir tranquillement de tous les agréments qu’il en peut tirer, sans faire tort à personne, et en faisant du bien à tous ceux qu’il peut ; que grâce à la douceur de son humeur, à l’étendue et à la justesse de son esprit, et surtout à son penchant naturel à faire plaisir à tout le monde, il passe sa vie aussi heureusement que personne ; et qu’il acquiert tous les jours, par sa bienfaisance, de nouveaux mérites pour obtenir le paradis. Pour moi je le regarde comme un vrai saint, très estimable, et cependant très heureux. C’est que la grande vertu guidée par une raison sublime produit toujours un grand bonheur.

CONCLUSION DE POLITIQUE

§ 153

Les grands avantages que la société retire des mœurs vertueuses du peuple du grand diocèse d’Agaton, et qui résultent de la méthode qu’il observe dans ses principales occupations, font naturellement désirer qu’il soit mis un jour à la première place ecclésiastique ; et que les cent vingt-huit autres diocèses de France fussent gouvernés comme le sien.

§ 154

Il est vrai qu’il faudrait pour cet effet choisir dans la suite cent vingt-huit évêques d’un tempérament aussi modéré, et d’une raison aussi éclairée. La chose serait très possible, si l’on avait établi la méthode du scrutin perfectionné entre diverses classes, et entre des compagnies de trente pareils de chaque classe, pour connaître les ecclésiastiques du royaume les plus propres à bien gouverner un diocèse.

§ 155

Or quel bonheur pour le roi et pour les ministres futurs de n’avoir plus un jour à gouverner qu’un peuple rempli de personnes équitables et bienfaisantes les unes envers les autres ?

§ 156

À Chenonceau le 20 août 1734.

MÉTHODE D’AGATON POUR LA RÉPARTITION DES DÉCIMES

§ 157

Il y avait longtemps que grand nombre de curés, et d’autres bénéficiers du diocèse, se plaignaient que les taxes des décimes36 n’étaient pas proportionnées au revenu de chaque bénéfice, et que les uns payaient un tiers plus qu’ils ne devraient, par comparaison à ce que payaient les autres.

§ 158

Agaton présidait à la Chambre ecclésiastique du diocèse37, on y faisait la répartition sur les mémoires anciens du revenu de chaque bénéfice ; mais comme ces mémoires anciens étaient accusés d’avoir mis certains bénéfices à un revenu trop haut d’un tiers, tandis que d’autres y étaient estimés un tiers moins que leur revenu réel, il comprit que la Chambre, dans ses répartitions, pouvait faire très innocemment des injustices, c’est-à-dire des répartitions très disproportionnées, et donner ainsi des sujets légitimes de plaintes.

§ 159

Après avoir cherché à plusieurs reprises les moyens de faire cesser ces plaintes, il en a enfin trouvé un qui contente tout le monde, et qui prévoit tout sujet de plainte.

I

§ 160

Si le diocèse contient environ cinq cents familles divisées originairement en vingt doyennés ruraux, composés chacun d’environ vingt-cinq paroisses voisines l’une de l’autre, ce sont les doyens qui président aux conférences ou synodes des curés.

II

§ 161

Par ordre de la Chambre ecclésiastique, chaque curé, abbé, communauté, prieur, chapelain, ou autre bénéficier de ce doyenné, donne au doyen au mois d’avril le mémoire en détail du revenu, année commune, de son bénéfice, suivant les copies du modèle envoyé au doyen par le receveur des décimes, qui lui envoie aussi l’extrait du registre où est spécifiée la taxe que la chambre a imposée sur tous les bénéfices du doyenné.

III

§ 162

Le doyen communique durant six mois copie de ces déclarations aux bénéficiers du doyenné qui les demandent, et reçoit d’eux les observations qu’ils font sur quelques-uns des articles de ces déclarations, pour demander éclaircissement au possesseur, à l’assemblée des bénéficiers du mois de septembre suivant.

IV

§ 163

Dans cette assemblée qui se tient à l’évêché, ou à la juridiction de la ville la plus proche, on lit publiquement les déclarations et les observations sur chacune, s’il y en a, avec les éclaircissements ; et s’il y a quelque dispute sur l’estimation de biens non affermés, on prend les voix, et l’on constate alors, à la pluralité des voix et provisionnellement, le revenu du bénéfice en question ; et cette estimation dure cinq années, c’est-à-dire l’espace ordinaire qui est entre les assemblées du clergé.

V

§ 164

Sur le total du revenu des bénéfices du doyenné, il est aisé de voir au sou la livre38, par une table que l’on fait, combien tel revenu doit porter de la taxe du doyenné. Si, par exemple, la taxe du doyenné est à huit mille livres, y compris les frais de la répartition, et que le total du revenu des bénéfices du doyenné soit cinquante-six mille livres, le bénéfice qui vaut huit cents livres paiera au sou la livre la septième partie de huit cents livres, c’est-à-dire cent quatorze livres cinq sols et quelques deniers. Ainsi le doyen et les trois plus riches bénéficiers du doyenné arrêtent cette répartition, et la donnent au receveur.

VI

§ 165

Comme semblable opération se fait en même temps dans les autres dix-neuf doyennés, l’archevêque et la Chambre ecclésiastique, en voyant ces vingt rôles, jugent bientôt qu’il y a des doyennés trop chargés, les uns d’une dixième partie, les autres d’une onzième partie, à proportion de leur revenu ; et la Chambre ecclésiastique observe, l’année suivante, de proportionner la taxe de chaque doyenné à son revenu : de sorte que si la taxe totale du diocèse est à la septième partie du revenu, de ces bénéfices, tous les doyennés, et tous les bénéfices de chaque doyenné, sont taxés au septième de leur revenu.

VII

§ 166

Le mandement de l’archevêque, de l’avis de la Chambre ecclésiastique, porte ces termes : que l’on demande la déclaration exacte du revenu, afin d’éviter l’injustice attachée à une répartition disproportionnée, et que l’on est en droit d’espérer que les déclarations seront entières et exactes : parce que tout le monde convient que celui qui frauderait dans sa déclaration commettrait envers ses voisins le même crime de vol, que s’il prenait dans leur bourse de quoi payer ses dettes. Or comme personne ne veut être accusé, publiquement et avec fondement parmi ses voisins, de vol et de friponnerie, c’est apparemment ce qui fait que personne jusqu’à présent n’a osé donner de déclarations fausses du revenu de son bénéfice ; et personne n’a manqué à donner sa déclaration, de peur d’être taxé arbitrairement par l’assemblée à beaucoup plus qu’il n’eût payé, s’il eût donné sa déclaration véritable.

VIII

§ 167

Si dans l’assemblée de 1735 les députés adoptaient cette méthode, il arriverait qu’à [•] la première assemblée les députés sachant avec exactitude le revenu de tous les bénéfices et communautés de chaque diocèse du royaume, la répartition de la taxe totale ou des dons gratuits se ferait alors sans aucune disproportion ; et aucun évêché n’aurait plus sujet de se plaindre d’être trop chargé en comparaison d’un autre [•]. Méthode douce, pacifique, efficace, sans frais, que l’on a cherchée en vain jusqu’à présent ; et ce bienfait envers les citoyens vexés par ceux qui sont ou puissants, ou fraudeurs injustes, on le devrait à cette méthode de déclarations lues dans cette assemblée publique des voisins connaisseurs des revenus des bénéfices de leur voisinage, et tous intéressés à découvrir la vérité.


1.L’ADJECTIF AGATHON, EN GREC, SIGNALE À LA FOIS LA NAISSANCE NOBLE ET LES QUALITÉS MORALES, DONT LA BIENVEILLANCE ET L’UTILITÉ. LA TRANSCRIPTION DU TERME SANS « H » RELÈVE DE LA SIMPLIFICATION DE L’ORTHOGRAPHE PRÔNÉE PAR L’ABBÉ DE SAINT-PIERRE.
2.Selon une distinction conventionnelle chez les théoriciens des arts et du Beau du XVIIIe siècle, le portrait représentant des personnages particuliers vise la ressemblance avec l’original (Roger de Piles, Cours de peinture par principes, Paris, J. Estienne, 1708, p. 260) tandis que le tableau, peint d’après l’imagination, est généralisant, forme un tout harmonieux et élimine les défauts de la nature pour instruire, susciter le plaisir et l’intérêt : voir le père Yves-Marie André, Essai sur le Beau [conférences prononcées en 1731], Amsterdam, Schneider, 1759, p. 108 ; Charles Batteux, Les Beaux-arts réduits à un même principe [1746], in Principes de littérature, Paris, Desaint et Saillant, 1775, t. I, p. 26-28. Dans son édition des Vies des hommes illustres de Plutarque (Amsterdam, Z. Chatelain, 1735), André Dacier reprend cette distinction, considérant les Vies comme des « tableaux ». Voir t. III, Timoléon, p. 7, note. Castel de Saint-Pierre fait de même, OPM, t. XIV, Thémistocle et Aristide ou modèle pour perfectionner les « Vies » de Plutarque, p. 168.
3.En homme de bonne condition, c’est-à-dire de naissance noble.
4.Agaton est donc un cadet de maison noble, l’aîné étant destiné au service des armes.
5.Qui est sage et agit modérément et avec discernement en toutes choses (Furetière, 1690).
6.Ces « officiers » sont les titulaires d’offices, c’est-à-dire de « charges » qui les autorisent à faire appliquer les lois garantissant la tranquillité de la société.
7.Le concordat de Bologne (1516) avait accordé aux rois de France la nomination de candidats aux évêchés vacants à un grand nombre de bénéfices ecclésiastiques, ce qui leur permettait de distribuer revenus et prestige aux personnes de leur choix. Comparant les bénéficiers à des détenteurs d’offices, l’auteur considère l’autorité épiscopale et la juridiction qui en découle, l’officialité, comme auxiliaire de la puissance civile : sur ce concours de la police ecclésiastique pour lutter contre les troubles à l’ordre public dans le contexte de la Bulle Unigenitus, voir Convulsions, § 17-22.
8.Anéantissement futur du Mahométisme et des autres Religions humaines par le progrès continuel de la Raison humaine universelle, in OPM, t. XIII, p. 203-250.
9.Sur l’appellation d’officiers des mœurs pour désigner les curés, voir Clergé, § 9, 44, 49
10.Les « sœurs grises » ont d’abord désigné les religieuses hospitalières du tiers-ordre de Saint François. Elles désignent, à partir de 1633, les religieuses de la congrégation des Filles de la Charité fondée par Louise de Marillac et saint Vincent de Paul. Voir Établissements, § 30, note. L’auteur évoque le rôle médical joué par les sœurs grises dans Maîtres d’école, § 7-8.
12.Voir OPM, t. IV, Projet pour multiplier les collèges de filles.
13.Sur cette expression pour désigner le clergé séculier, voir Clergé, § 9, 44, 49.
14.Agaton reprend le modèle d’organisation qu’il décrit dans Clergé, § 22-29 ; ce modèle est aussi celui que propose l’abbé de Saint-Pierre pour les académies politiques dans le but de dégager les meilleurs officiers sur le critère du mérite et favoriser l’émulation. Voir OPM, t. III, Projet pour perfectionner le gouvernement des États.
15.Sur cette notion de dette de l’État à l’égard des pauvres, voir Maîtres d’école, § 10-12, 20.
16.La plupart des paroisses avaient des assemblées de charité, très sélectives, composées des principaux habitants de la paroisse, qui se réunissaient régulièrement pour examiner les demandes d’aide aux pauvres. Voir David Garrioch, The Making of Revolutionary Paris, Berkeley, University of California Press, 2002 (trad. fr. La fabrique du Paris révolutionnaire, Paris, La Découverte, 2013).
17.Depuis 1656, ces établissements accueillaient les pauvres, valides ou invalides, malades ou convalescents, curables ou incurables. Les directeurs, souvent recrutés par cooptation parmi les jansénistes, après la disparition de la Compagnie du Saint-Sacrement, étaient bénévoles. De terribles rumeurs de maltraitance circulaient. Voir Les administrateurs d’hôpitaux dans la France de l’Ancien Régime, Jean-Pierre Gutton (dir.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1999, et Marion Sigaut, La Marche rouge, les enfants perdus de l’Hôpital général, Paris, Éd. Jacqueline Chambon, 2008.
18.L’ordre hospitalier de Saint Jean de Dieu, érigé en 1572, fonda à Paris l’hôpital de la Charité, rue des Saints-Pères, puis en France métropolitaine une trentaine d’établissements au service des malades durant les XVIIe et XVIIIe siècles.
19.Sur l’injonction du silence, dans le contexte de la querelle autour de la Bulle Unigenitus, voir Disputes.
20.Official : lieutenant de l’Évêque, exerçant la juridiction ecclésiastique contentieuse découlant de l’autorité épiscopale (Dictionnaire de l’Ancien Régime, Lucien Bély [dir.], Paris, Presses universitaires de France, 1996, art. « Officiaux, officialité »).
21.Le mot « viandes » désigne la chair des animaux mais aussi, par extension, plusieurs autres nourritures humaines telles que le poisson, les fruits secs et les légumes (Furetière, 1690).
22.Au XVIIIe siècle, le dîner se prend à la mi-journée.
24.Mainlevée : « Permission, liberté qu’on obtient en justice de disposer des choses qui avaient été saisies » (Académie, 1718).
25.La congrégation de la Propagande ou de Propaganda Fide, instance pontificale chargée de l’envoi de missionnaires pour évangéliser les populations. Voir Giovanni Pizzorusso, « Le Monde et / ou l’Europe : la Congrégation de Propaganda Fide et la politique missionnaire du Saint-Siège (XVIIe siècle) », Bulletin de l’Institut d’histoire de la Réformation, 2014, p. [1-20], en ligne.
26.Variante du proverbe latin mens sana in corpore sano. L’abbé de Saint-Pierre substitue à l’esprit (faculté intellectuelle) l’âme qu’il comprend comme énergie distincte du désir associé aux passions et, comme telle, propre à favoriser l’action.
27.Voir OPM, t. XII, art. XLIV, p. 248-251.
29.Voir « Importance des expressions modestes et polies », De la douceur, in OPM, t. XV, p. 330-336.
31.Voir BPU Neuchâtel, ms. R.138, Discours sur l’immortalité bienheureuse.
32.Voir OPM, t. IV, Observations sur les « Vies » des hommes illustres.
33.Voir ibid., t. X, Observations pour rendre la lecture des hommes illustres de Plutarque beaucoup plus agréables et plus utiles et ibid., t. XIV, Discours sur le grand homme. Thémistocle et Aristide ou Modèle pour perfectionner les « Vies » de Plutarque.
34.L’art de se connaître soi-même, ou la recherche des sources de la morale, 1re éd. : Rotterdam, P. Vander Slaart, 1692. Voir BPU Neuchâtel, ms. R.190, Pensées sur l’immortalité venues en lisant un des ouvrages d’Abbadie.
35.« Celui-là […] de peu » : traduction du vers latin qui suit (Horace, Épîtres, I, X, v. 41).
36.Décimes : impôt direct prélevé par le clergé sur les bénéfices ecclésiastiques, établi selon le revenu fiscal calculé d’après les déclarations des bénéficiers. La perception des décimes incombait à des agents nommés par le clergé dans chaque diocèse ; voir Dictionnaire de l’Ancien Régime, art. « Décimes » et « Diocèses ».
37.La Chambre ecclésiastique du diocèse, présidée par l’évêque assisté de membres du clergé, est chargée de la répartition et de la perception de l’impôt.
38.« Sou » se prononce aussi « sol ». On disait « au sol pour livre » pour signifier « à proportion du principal » (Furetière, 1690).