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PROJET POUR RENDRE LA PAIX PERPÉTUELLE EN EUROPE.
TOME II

SIXIÈME DISCOURS [•]
Recueil de diverses Objections

Avertissement

§ 1

 [•]Quoique je me sois appliqué autant qu’il m’a été possible à éclaircir si bien la matière que je pusse ainsi prévenir les objections, je n’ai pas compté que l’on ne m’en ferait point ; il s’en fait toujours, et cela vient de deux sources ; l’une de la faute de l’auteur, qui, accoutumé à ses propres idées, voit avec clarté ce que les autres, qui n’ont pas une pareille habitude, ne sauraient voir qu’avec obscurité ; il ne peut plus alors se mettre assez juste au point de vue des lecteurs, pour remarquer dans son ouvrage ce qui manque d’évidence dans les principes, ou de liaison avec les conséquences, chose essentielle cependant pour persuader.

§ 2

L’autre source vient du lecteur, qui n’étant pas accoutumé aux ouvrages de raisonnement, dont les parties dépendent les unes des autres, ne donne pas toute l’attention qui serait nécessaire pour se souvenir des propositions passées et de leurs preuves ; ainsi son esprit, faute d’assez de mémoire, ne peut embrasser en même temps un si grand nombre d’idées qui se soutiennent et se confirment mutuellement ; de sorte qu’il n’est pas en état d’apercevoir comment les propositions sont enchaînées entre elles, ni voir par conséquent la force du raisonnement, chose essentielle pour être persuadé. Ainsi il n’est pas étonnant qu’il ne puisse lever lui-même des difficultés qui l’arrêtent.

§ 3

Il arrive encore à quelques lecteurs que faute d’habitude pour les ouvrages où il est question de comparer différents partis, dans chacun desquels il y a divers motifs de différentes espèces, ils n’ont pas assez de mémoire pour les tenir en même temps tous présents à leur esprit ; de là vient qu’ils ne sauraient faire une exacte comparaison, et qu’ils sont, pour ainsi dire, dans la nécessité de décider par l’impression que leur ont faite les derniers motifs dont ils se souviennent, sans aucun égard pour ceux dont ils ne se souviennent plus.

§ 4

Cet inconvénient en fait naître un autre : c’est que les difficultés ne venant que faute de mémoire de la part du lecteur pour les preuves et pour les raisons qui ont été bien exposées, l’auteur se trouve dans la nécessité de répéter plusieurs choses qu’il a déjà dites. Mais si par mes réponses ceux qui n’ont pu eux-mêmes lever ces difficultés se trouvent contents, ils ne seront pas choqués d’une répétition dont ils avaient besoin, et qu’ils n’ont garde de prendre pour répétition, puisqu’ils commencent à apercevoir ce qu’ils n’avaient pas encore aperçu ; à l’égard de ceux qui se sont eux-mêmes répondu à ces objections, ils n’ont qu’à passer les réponses sans les lire [•].

I. OBJECTION [•]

§ 5

Comme je suppose [•] qu’en considération des avantages immenses que les Anglais et les Hollandais doivent tirer de la société européenne, ils n’auraient pas de peine à promettre de rendre à la maison de France ou de lui faire rendre toutes les conquêtes qu’ils ont faites sur elles, après que le traité d’Union aura été signé de tous les potentats de l’Europe : un homme d’esprit m’a fait une objection fondée non sur quelque chose de solide, comme il me l’a avoué, mais fondée sur la crainte excessive que quelques-uns des alliés ont eue de la puissance de la maison de France ; et j’ai cru qu’il fallait y répondre avec soin, de sorte qu’il ne pût rester à aucun d’eux le moindre sentiment de cette crainte.

§ 6

Si l’on rend à la maison de France, dira quelqu’un des alliés, tout ce qu’elle a perdu de cette guerre, elle sera aussi puissante, même après la formation de l’Union, que le reste de l’Europe unie, en y comprenant même le czar, le Grand Seigneur, et les souverains de Barbarie, surtout après qu’on lui aura donné le loisir de rétablir ses affaires ; ainsi dans le système de l’Union toute formée il n’y aurait pas de sûreté suffisante.

Réponse

§ 7

1o Il n’y a personne qui ne voie que les forces des Anglais, des Hollandais et de leurs alliés sont présentement égales au moins à celles de la maison de France : j’écris ceci [•] dans le mois d’avril 17121. La maison de France n’entreprend rien, cela prouve qu’elle n’est pas supérieure, même en l’état où sont les alliés ; donc si une partie des alliés n’occupaient pas une partie de leurs forces ailleurs, et s’ils faisaient pour conquérir les mêmes efforts que fait cette maison pour se conserver, il est indubitable que leurs forces seraient de beaucoup supérieures aux siennes : on va le voir en détail.

§ 8

2o Il est certain que le corps germanique est capable de faire de plus grands efforts, qu’il fournirait des contingents plus grands de moitié, qu’il aurait la moitié plus de force, s’il s’agissait de se défendre contre les attaques de la maison de France ; il est certain que plusieurs des principaux princes, s’ils étaient menacés d’être attaqués chez eux par la maison de France, entretiendraient encore autant de troupes qu’ils en ont à la solde des Hollandais, ce qui ferait près de quarante mille hommes de plus au-delà de ce qu’ils donnent présentement pour leur contingent. Le roi de Danemark en est une preuve, lui qui, outre les troupes qu’il entretient contre la maison de France, outre celles qui sont à la solde des alliés, entretient encore à ses dépens [•] plus de vingt mille hommes, tant sur terre que sur mer, contre le roi de Suède, non pour la défensive, mais pour l’offensive. Le roi Auguste en est une autre preuve bien sensible.

§ 9

3o Les Hollandais et les Anglais savent bien eux-mêmes que la maison de France n’est dans cette guerre que sur la défensive, ce sont eux qui sont sur l’offensive, et qui cherchent à conquérir. Or ils savent mieux que d’autres qu’ils ne font pas le tiers tant d’efforts pour conquérir qu’ils en feraient, s’il s’agissait uniquement de se défendre contre les attaques d’un conquérant : la crainte de périr fait faire plus d’efforts que l’espérance d’être mieux. Que l’on juge par ce qu’ils font pour attaquer de ce qu’ils feraient pour se défendre. Or dans le système de l’Union, il ne s’agirait que de se défendre ; donc en l’état même où est leur ligue, ils ont sûreté suffisante contre la maison de France [•] ; donc ce serait sans fondement qu’ils la redouteraient, si leur ligue devenait inaltérable, et si loin de s’affaiblir par des divisions, elle se fortifiait par de nouveaux alliés.

§ 10

4o On peut juger par la même raison que les efforts que pourrait faire la maison de France pour attaquer les membres de l’Union seraient de beaucoup moins grands que ceux qu’elle fait présentement pour se conserver ; les peuples conspirent de toutes leurs forces quand il s’agit du salut, ils font sans murmure et volontiers au-delà de ce qu’on leur demande ; les maux de l’État deviennent leurs maux particuliers, au lieu qu’ils sont infiniment moins sensibles aux bons succès [•] que désolés par les grandes impositions, quand il ne s’agit plus que de conquêtes. Ainsi après l’Union formée, la maison de France aurait moins de forces pour attaquer qu’elle n’en a présentement pour se défendre.

§ 11

5o Non seulement les alliés auraient plus de force alors sur la défensive qu’ils n’en ont présentement sur l’offensive ; mais ils seraient beaucoup plus unis qu’ils ne sont. Or qui ne sait que l’augmentation d’union augmente les forces de ceux qui sont unis ? Et voici ce qui augmenterait leur union. 1o Elle serait pour leur commune conservation. 2o Ils se regarderaient dans le système de l’Union comme ne pouvant plus désormais avoir de guerre ensemble, ils n’auraient nulle défiance les uns des autres ; ainsi tous conspireraient avec la même ardeur, et à l’envi, à leur mutuelle défense comme ne faisant plus qu’un même corps. 3o Les plénipotentiaires toujours assemblés concerteraient incessamment et unanimement leurs mesures et leurs desseins. Or ce congrès perpétuel ne mettrait-il pas une force nouvelle, et très considérable dans l’Union ?

§ 12

6o Par la même raison [•] dans cent ans les deux chefs de la maison de France, ne songeant plus à se conserver mutuellement, en seraient beaucoup moins unis, et en auraient par conséquent bien moins de forces ; et qui sait si par défiance ou par jalousie l’un ne refuserait pas d’entrer dans les desseins de l’autre, s’il ne s’agissait plus que de conquérir ? Et puis quand ils s’uniraient pour la conquête, ils se brouilleraient bientôt pour le partage.

§ 13

7o Jusqu’ici je n’ai considéré que les seules forces des alliés, qui en les supposant sur la défensive, et plus unis, et faisant les mêmes efforts que fait présentement la maison de France, pourraient facilement entretenir quatre-vingt mille hommes plus qu’ils n’entretiennent. Jusqu’ici je n’ai considéré que les seules forces de cette maison, qui seraient certainement moindres au moins de trente mille hommes qu’elles ne sont, si les deux rois n’étaient plus ni si unis, ni sur la défensive ; de sorte que l’on peut dire que les alliés, tels qu’ils sont, sans augmenter leur nombre, auraient seuls par eux-mêmes sûreté suffisante contre la maison de France. Mais que sera-ce si on augmente encore leur nombre de quelques États, comme Suède, Suisse, Venise, Gênes et autres États d’Italie ? Car quand on supposerait les forces des deux partis en balance [•], quatre-vingt mille hommes de plus, en supposant troupes également aguerries et également bien conduites, ne suffisent-ils pas pour emporter de beaucoup la balance, et déterminer la victoire, puisqu’en trois ou quatre ans à fortune égale ces [•] quatre-vingt mille hommes de plus suffiraient aux alliés pour enlever une frontière et pénétrer ensuite dans le cœur des provinces intérieures ? Or l’augmentation de forces qu’ils tireraient de cette conquête, et la diminution qu’en souffrirait la maison de France, ferait que cette augmentation doublerait ; et que sera-ce, si l’on considère que dans le cas de l’Union les alliés seuls, en faisant de pareils efforts que nous, auraient la valeur de cent dix mille hommes plus que nous ?

§ 14

8o Le roi de Suède entretenait il y a trois ans plus de soixante dix mille hommes : or étant délivré des craintes de ses voisins, ne peut-il pas porter aussi facilement ses troupes plus près de ses États sur le Rhin qu’il les a portées plus loin sur le Boristhène2 ?

§ 15

9o Les Polonais, s’ils n’étaient pas divisés, et s’ils n’avaient rien à craindre des Turcs et des Moscovites, ne pourraient-ils pas entretenir trente mille hommes complets sur le Rhin pour la défense commune ? Quand le czar n’y entretiendrait qu’un pareil nombre, et le Grand Seigneur autant, que deviendraient les efforts de la maison de France, surtout si son commerce de la Méditerranée était interdit chez les Turcs, et troublé par les Africains et par les autres alliés de toutes les parties du monde ? [•] Or il n’y a personne qui ne convienne que ces trois puissances peuvent entretenir plus de cent cinquante mille hommes, au lieu de quatre-vingt-dix mille.

§ 16

Je conviens que la maison de France par une trêve, ou par une paix, peut réparer ses forces, sinon entièrement, du moins pour la plus grande partie ; mais les alliés ne peuvent-ils pas en même proportion réparer les leurs, avec cette différence, qu’ils sont encore moins épuisés, moins endettés que nous, et que comme les Anglais et les Hollandais font un bien plus grand commerce que nous, leurs forces seront encore plus tôt réparées que les nôtres ?

§ 17

10o Telle sera la supériorité de l’Union sur la maison de France, même en supposant qu’elle ne soit pas entièrement désarmée ; mais la chose serait en bien plus forts termes, après le parfait établissement de l’Union quand cette maison n’aura pour la France et pour l’Espagne que [•] douze mille hommes des deux nations, lorsqu’elle sera environnée de puissances, comme le Portugal, l’Angleterre, la Hollande, les électeurs ecclésiastiques, l’Électeur palatin, le cercle de Souabe, les Suisses, le duc de Savoie, les Vénitiens, le pape, le grand-duc, les Génois, qui auraient sur les frontières de la maison de France six fois autant de [•] troupes ; cela, joint à la vigilance nécessaire des résidents, ne ferait-il pas une sûreté suffisante, puisqu’au moindre mouvement, au moindre avis des résidents, ces princes seraient accablés avant qu’ils eussent pu lever chacun quinze mille hommes de plus ?

§ 18

11o Nous avons montré que l’idée de conquérir l’Europe est une idée parfaitement chimérique, et que quand les deux chefs de la maison de France bien unis dans le siècle à venir pourraient y réussir, ce serait la plus grande faute qu’ils pussent faire contre la conservation de leur maison sur le trône.

§ 19

12o Il y a [•] une considération importante, et qui empêchera toujours tout prince de se séparer de l’Union, pour replonger l’Europe dans les malheurs de la guerre : c’est [•] que quelques provinces de l’ennemi déclaré de l’Union pourraient se révolter contre lui ; alors elles seraient fortement secourues, et pour toujours démembrées de l’État de cet ennemi déclaré, et gouvernées, ou en républiques, ou sous la domination du chef de la révolte en monarchies ; les provinces frontières, comme plus proches du secours, y seraient plus exposées, et loin de payer volontairement de grands subsides pour recommencer [•] une guerre éternelle, elles seraient toutes fort ébranlées, pour se jeter entre les bras de l’Union afin de se maintenir toujours dans une paix perpétuelle.

§ 20

13o [•] Le roi d’Espagne a cédé en propriété à l’Électeur de Bavière les Pays-Bas espagnols3 ; ce serait encore une nouvelle barrière pour les Hollandais, et par conséquent une augmentation de sûreté pour l’Europe, puisqu’ils n’auraient plus la maison de France pour voisine, et qu’elle serait moins puissante par cette cession4.

§ 21

Ainsi il est évident qu’afin que la maison de France pût former dans cent ans le projet de se séparer de l’Union, il faudrait que les deux chefs de cette maison fussent alors devenus absolument insensés. Or si l’Union ne peut jamais avoir rien à craindre de ces deux puissances que dans un cas si extraordinaire, on peut dire qu’elle a de ce côté-là une sûreté suffisante, d’autant plus qu’en les supposant dans ce degré d’extravagance, on ne pourrait pas supposer qu’ils eussent assez de crédit sur leurs ministres, sur leurs officiers et sur leurs peuples, pour les faire entrer de concert dans une entreprise évidemment ruineuse.

§ 22

On n’ôte rien par l’Union aux alliés ennemis de la maison de France ; et en l’état qu’ils sont, ils sont supérieurs et font des conquêtes ; on les fortifie de différentes manières, on diminue les forces de cette maison. La balance qui penche déjà de leur côté y pencherait donc alors toujours avec certitude. Or que sera-ce si à ces alliés on y en ajoute encore le double en puissance ? Alors cette augmentation du double ne fait-elle pas un effet infaillible, puisqu’il sera éternellement sûr et infaillible qu’une force double, comme deux livres, surmontera toujours sûrement et infailliblement une force simple, comme une livre ? De sorte qu’on ne peut imaginer aucune sûreté plus suffisante que cette sûreté infaillible.

II. OBJECTION [•]

§ 23

Les souverains ne pourront-ils point avoir à craindre que dans la suite la ville de paix, cette espèce de république, ne devienne trop puissante ?

Réponse

§ 24

1o Il n’y a qu’à faire attention à la constitution de ce petit État pour dissiper cette crainte ; car enfin qui sont ceux qui le composent ? Ne sont-ce pas les souverains eux-mêmes qui en sont les membres ? Ne décident-ils pas par l’organe de leurs députés tout ce qui s’y décide d’important ? Ces députés ne seront-ils pas obligés, à peine d’être destitués, d’attendre sur chaque matière importante les instructions de leurs souverains ? Et ces souverains n’y ordonnent-ils pas toutes les dépenses qui s’y ordonnent ? N’en fournissent-ils pas continuellement les revenus, qui sont proprement ses aliments ? N’est-ce pas de ces contingents que sont payées les garnisons des citadelles, qui font sa sûreté ? Ne sont-ils pas les maîtres de tout ? Chacun d’eux n’a donc pas plus à craindre de cette république qu’il aurait à craindre de lui-même ? Et n’est-il pas évident que les sénateurs n’exercent la souveraineté que sous les ordres de leurs souverains mêmes ? A-t-on jamais imaginé que les souverains des cercles de l’Empire5 eussent quelque révolte à craindre de la part de leurs députés à la Chambre impériale de Spire, que je regarde en quelque sorte comme le modèle du Sénat de la ville de paix6 ?

§ 25

2o Dès que le nombre des troupes de la ville de paix a une simple garnison, dès que le nombre de ses deniers de réserve est fixé, dès que son territoire est si limité, dès que ses habitants sont en si petit nombre, comment pourrait-elle devenir formidable à ceux mêmes qui la soutiennent ? Or ces bornes et ces limites, qui les posera, que les souverains eux-mêmes pour leur propre sûreté ? Ainsi ils sont les maîtres de resserrer ces bornes, ou de les étendre selon qu’ils le jugeront à propos.

§ 26

3o La puissance [•] du Sénat demeurera donc au point que détermineront entre eux les souverains ; de sorte que le Sénat a les mains liées pour faire le mal ; il n’a point de force pour nuire à personne : il n’en a que pour faire du bien et conserver la paix ; il n’a de pouvoir que pour empêcher les maux que pourrait causer la folle ambition ; il n’a de force que pour maintenir chacun dans son autorité. Voilà pourquoi on peut dire que quand ses forces seraient plus grandes, elles ne seraient jamais à redouter. Y a-t-il au contraire rien à souhaiter pour une souveraineté qui ne peut rien que pour notre protection, si ce n’est l’augmentation de son pouvoir ?

§ 27

4o [•] Le Sénat révolté n’aurait à lui que dix mille hommes de garnison, et vu son petit territoire, où prendrait-il des hommes que chez ses maîtres mêmes ?

§ 28

5o Quel but se proposerait un député ? Serait-ce de conquérir les États de son souverain ? Quoi, une personne dont chaque souverain peut tous les jours révoquer le pouvoir selon son bon plaisir, une personne qu’on suppose une des plus sensées de l’État, pourrait se mettre une pareille extravagance dans l’esprit !

§ 29

6o Quand cette incompréhensible folie prendrait à un [•] député, cela ne suffirait pas ; il faudrait que les deux vice-députés et ses deux agents fussent attaqués de la même folie, et d’une folie encore plus grande puisqu’ils renonceraient à leur fortune réelle, pour se livrer à une chimère où ils ne pourraient jamais voir rien de solide pour leur intérêt.

§ 30

7o Mais ce ne serait pas assez qu’un, deux ou trois de ces députés fussent attaqués en même temps de cette maladie, ce ne serait pas assez que leurs [•] vice-députés et les agents de leurs souverains tombassent dans le même accident ; il faudrait que les vingt-quatre députés, les quarante-huit vice-députés, et les quarante-huit agents fussent capables de la même extravagance, qu’ils fussent convenus de déclarer la guerre à l’Europe entière, et qu’ils eussent fait entre eux le partage de leurs conquêtes. Or on a beau supposer les hommes capables de folie, ces suppositions ont leurs bornes ; et quand pour fonder quelque crainte, on supposera qu’un homme sage devienne tout d’un coup extravagant, cette crainte sera assez mal fondée. Mais que sera-ce si, pour avoir le moindre sujet de crainte, il faut supposer que cent hommes très sages deviennent tous fous en même temps, et entrent tous dans un projet parfaitement extravagant.

§ 31

 [•]8o S’il reste quelque crainte, on peut, pour s’en délivrer, convenir que chaque député sera rappelé après trois ou quatre ans de résidence.

III. OBJECTION [•]

§ 32

On m’a objecté que la résidence perpétuelle des députés dans la ville de paix pourra donner occasion à quelques souverains ambitieux de faire par leurs députés mêmes des conspirations pour renverser l’Union, et pour partager l’Europe entre eux.

Réponse

§ 33

1o Il n’est pas possible qu’une pareille conspiration réussisse, qu’elle ne soit confiée à un grand nombre de personnes, et le grand nombre de conjurés fait toujours échouer de pareils desseins, ou plutôt empêche toujours de les entreprendre. La crainte que peut avoir un conjuré d’être prévenu par quelque autre qui découvrira la conspiration, et qui par cette découverte sera à couvert du danger, et gagnera une grande récompense, cette crainte (dis-je) ferait que chacun à l’envi découvrirait l’affaire avant qu’elle pût réussir, et cette crainte suffit pour empêcher les conjurés de s’embarquer dans la conjuration ; ou s’ils s’y embarquent, elle suffit pour les porter à la découvrir.

§ 34

2o Il est à propos de remarquer une grande différence entre une conspiration où il peut entrer des gens de vertu par des motifs de religion, du bien public contre la tyrannie, et une conspiration où il ne peut entrer que des hommes corrompus par l’avarice et des scélérats, qui, pourvu qu’ils s’enrichissent, comptent pour rien de détruire par les plus grands crimes une confédération, une alliance qui rend toutes les nations heureuses, les meilleurs esprits désirent la gloire et craignent la honte ; et des entreprises où il n’entre point d’excellents esprits pour les conduire ne sauraient jamais réussir, surtout celles où il faut du secret, de la constance, de la fermeté et de la confiance mutuelle. Une société de voleurs peut durer cachée jusqu’à ce que quelqu’un de la troupe soit sûr de gagner quatre fois plus à l’aller découvrir qu’il ne gagnera à y rester ; mais dès que par de bonnes lois sa récompense sera fort honorable, très assurée et dix fois plus considérable que ce qu’il aurait pu espérer en y restant, il n’aura garde d’y rester ; l’intérêt qui les a unis et cachés peut également les désunir et les découvrir, surtout si l’intérêt de celui qui révélera devient dix fois plus fort, et s’il peut attendre des louanges et des honneurs de sa [•] révélation.

§ 35

3o Il y va de la vie et de l’infamie des [•] députés et des vice-députés qui demeureraient dans la conspiration ; il y va même de tout pour le salut de l’Union de donner un exemple fameux et sévère : le coupable perdra ses biens et la vie. Or qui seront les princes assez fous pour projeter une entreprise aussi extravagante, aussi odieuse, aussi blâmable, aussi hasardeuse ? Qui seront les ministres qui oseront la conseiller ou l’appuyer, surtout s’ils ont un sûr asile et une récompense très avantageuse et très honorable dans la ville de paix et partout ailleurs ? Qui seront les peuples qui ne se révolteront pas unanimement contre un souverain dans une entreprise aussi injuste, qui leur ôterait le repos pour toujours, et pour le succès de laquelle ils seraient obligés de fournir de gros subsides ?

§ 36

4o Quelle sûreté y aurait-il que la paix durât entre les princes révoltés, quand même ils auraient été assez heureux pour faire les conquêtes qu’ils auraient projeté de faire ? Quelle sûreté pourraient-ils se donner de l’exécution de leur traité de partage, autre que leur parole, que leur promesse, que leur traité même ? Or quel fondement pourraient-ils faire sur leurs paroles, sur leurs promesses et sur leurs traités, eux qui violent actuellement, et qui foulent aux pieds ce qu’il y a de plus sacré et de plus respectable dans les promesses, dans les paroles et dans les traités ? Or seront-ils assez [•] insensés pour risquer autant sans aucune sûreté raisonnable ?

§ 37

Auguste et Antoine qui avaient tant d’intérêt de ne point entrer en guerre, après avoir partagé entre eux les vastes États de la république romaine, purent-ils achever leur vie en paix ? Les autres empereurs d’Orient et d’Occident n’ont-ils pas eu incessamment des guerres entre eux, et les princes, pour être devenus plus puissants, en sont-ils jamais devenus plus équitables, plus modérés, plus patients, moins jaloux de la grandeur de leurs voisins, en un mot plus paisibles ?

§ 38

5o Quand même un souverain serait sûr de se rendre maître de la terre entière, il y perdrait beaucoup, soit pour sa réputation, soit pour la sûreté de la durée de sa famille sur le trône, pour sa réputation ; car enfin quelle voie serait-il obligé de prendre pour réussir, que des voies de trahison contre ses traités, contre ses promesses, contre ses serments, contre toutes les lois de l’équité et de la bonne foi, contre le bien de la société des hommes, en faisant tout ce qui dépend de lui pour les replonger eux et leur postérité dans les effroyables malheurs de la division et de la guerre ? Et peut-on comprendre que par amour pour la gloire il voulût tenir à la face de l’univers une conduite aussi déshonorante ?

§ 39

À l’égard de la durée de sa famille sur le trône, cela n’est pas moins visible, puisqu’il est rare qu’il n’y ait pas de division entre les frères du premier et les frères du second lit, qu’il n’y ait pas des minorités et des régences, qu’il n’y ait pas des Premiers ministres ambitieux sous des rois faibles et de peu d’esprit, comme on a vu sur le trône de Constantinople, comme on a vu dans toutes les autres monarchies.

§ 40

6o Pour s’assurer de la fidélité de la garnison des citadelles, et pour être averti de la marche des troupes ennemies, on prendra des précautions si sages qu’il ne sera jamais possible à un prince ambitieux d’espérer quelque succès contre la ville de l’Union ; il faudrait corrompre les résidents et les autres officiers de l’Union ; il faudrait faire garder le secret aux troupes mêmes ; il faudrait qu’elles eussent des ailes au lieu de jambes pour arriver toutes à temps et secrètement au rendez-vous : toutes choses qui ne sont pas praticables.

§ 41

7o [•] J’ai par précaution proposé que les députés des républiques de Hollande, de Venise, des Suisses, de Gênes seraient toujours du Conseil des cinq entre les mains de qui sera toute l’autorité de la ville, et qui ne pourront jamais par rapport à leurs souverains nourrir de pareils desseins ambitieux, et puis que gagnerait chaque citoyen particulier à de pareilles conquêtes ?

§ 42

8o Les garnisons seront toutes composées de troupes républicaines et d’officiers de république. Or est-il vraisemblable que les républiques d’Europe entrassent dans une pareille conspiration ?

§ 43

9o Quand une conspiration aurait détruit la ville de paix, l’Union ne serait pas détruite pour cela, et les souverains attaqués n’en demeureraient que plus unis et plus animés à prendre vengeance de leurs ennemis ; leurs peuples n’en seraient que plus disposés à faire les derniers efforts pour les vaincre et les anéantir ; l’Union se rassemblerait bientôt ailleurs, et comme le reste des princes de l’Union serait beaucoup plus fort que ceux qui s’en seraient séparés, la guerre ne pourrait pas durer.

§ 44

10o Les unions formées pour se défendre peuvent durer, c’est qu’alors la jalousie ne sème point la division sur le partage de nouveaux biens, ou se borne à la conservation des anciens ; mais des ligues entre trois princes pour conquérir sont des ligues impraticables, ou du moins elles ne sont pas durables. Ils ne sauraient ni prévoir tous les cas dans un traité, ni en convenir s’ils les prévoient.

§ 45

11o Qui assurerait un de ces trois princes qu’après la conquête de l’Europe, ou de l’Asie, deux ne se ligueraient pas à leur tour contre lui pour le dépouiller lui-même entièrement et partager sa dépouille : cette ligue serait encore plus aisée à former. Or cependant sans une pareille assurance, sans une pareille sûreté, un homme [•] renoncera-t-il à la protection que lui donnerait l’Union européenne ? Et où peut-il jamais sans une pareille Union trouver une pareille sûreté ? Seront-ce des paroles, des traités, des serments ? Ils s’en moquent. Sera-ce l’égalité des forces ? Mais on suppose que deux étant unis accableront le troisième, et d’ailleurs ne peuvent-ils pas attendre l’occasion d’une minorité et d’un règne faible ? L’ambition les pousse, et nulle crainte ne les retient, qu’en doit-on attendre ? Trois voleurs ont assassiné leurs voisins ; trouveront-ils bien de la sûreté à demeurer en même lieu, après avoir partagé le butin, eux qui ne se soucient d’aucunes lois, et qui ne reçoivent de conseils que de l’avarice ?

§ 46

12o Celui à qui viendrait une pareille idée pourrait-il jamais, s’il n’est extravagant, la confier à des princes qui sont en défiance de lui, qui le regardent toujours avec quelque jalousie, et qui, quelques dehors honnêtes qu’ils aient, sont toujours intéressés à son abaissement ? De deux choses l’une, ou il y aurait de sa part une proposition signée de lui, ou bien il n’y en aurait point. S’il n’y en a point, quel prince ne croira pas qu’on le tente, afin de lui faire faire une fausse démarche pour le perdre ? Si la proposition est sérieuse et signée, c’est une grande extravagance ; et quel prince voudra entrer en société avec un extravagant ? N’aimera-t-il pas mieux au contraire le faire dépouiller d’une partie considérable de son État en montrant des preuves constantes de sa trahison que de s’en faire complice, sans espérance d’aucun succès ?

§ 47

13o Le congrès perpétuel ne donne pas plus de facilité [•] aux ligues odieuses ; au contraire l’attention perpétuelle de l’assemblée sur la conduite de tous les souverains est une nouvelle précaution contre ces sortes de ligues.

§ 48

14o En un mot, gens sages ne sauraient former une entreprise aussi folle, et gens extravagants ne sauraient la conduire, et beaucoup moins y réussir ; et dès que cela est ainsi, gens raisonnables ne sauraient la craindre.

IV. OBJECTION

§ 49

Un monarque, et surtout un monarque puissant comme le Grand Seigneur, comme le czar, aura une grande raison pour ne point consentir à l’Union générale, c’est que dans le système de la guerre il ne reconnaît que Dieu pour juge des différends qu’il peut avoir avec ses voisins ; et pour le gain de son procès, il ne dépend que de ses propres forces, du nombre, de la valeur, de la conduite de ses troupes et de ses officiers : en un mot il ne dépend que du sort des armes, au lieu que dans le système de la paix perpétuelle, ou de l’Union européenne, prenant les autres souverains pour ses arbitres, et leur donnant la force et l’autorité nécessaires pour faire exécuter leurs jugements, il reconnaît une supériorité, un tribunal qu’il ne reconnaissait pas, il entre dans une dépendance dans laquelle il n’était pas [•].

Réponse

§ 50

1o Toute cette dépendance où le souverain se met par l’Union générale se réduit à se soumettre au jugement des autres souverains qu’il a choisis pour arbitres, en cas qu’il ait des démêlés à juger : or puisqu’il ne peut jamais avoir de démêlé, si ce n’est avec ses voisins ou avec ses sujets rebelles à ses ordres, et que, par un des articles fondamentaux, l’Union ne se peut mêler des différends avec ses sujets que pour lui donner un secours décisif contre les rebelles, il s’ensuit que si de sa vie il n’a aucun démêlé à juger avec ses voisins, il n’aura de sa vie aucune dépendance de l’Union. Voilà déjà une grande diminution de cette dépendance.

§ 51

Sur le chapitre des sujets rebelles il y a une considération décisive, c’est que le plus grand nombre des membres de l’Union, ce sont des rois ou des princes absolus qui ont tous intérêt de conserver un pouvoir absolu et parfaitement indépendant sur leurs sujets, et qu’ils n’ont garde de donner des instructions à leurs députés pour opiner dans le Sénat que conformément à l’autorité despotique. Il est vrai que le Parlement d’Angleterre, la Diète de Pologne, les États d’Allemagne et autres peuvent obtenir que l’Union les conserve dans le pouvoir de concourir à la formation des lois nouvelles, et les protège dans l’observation des pacta conventa7, du traité de Westphalie8, des capitulations impériales9, etc. mais ce sont des exceptions qui n’intéressent point les autres monarques ; ils ne sentiront que mieux leur pouvoir sur leurs sujets, en voyant que celui de quelques souverains voisins est [•] plus limité que le leur.

§ 52

2o Si ce souverain reconnaît les autres souverains pour ses juges et ses supérieurs dans les procès, ils le reconnaissent pour leur juge dans les leurs ; de sorte qu’il ne cède d’un côté qu’autant qu’il acquiert de l’autre, et s’il cède aux autres une sorte de supériorité sur lui, s’il se met dans une sorte de dépendance grande ou petite en cas qu’il ait des procès, chacun des autres souverains lui cède pareille supériorité, en cas qu’ils aient des procès ou des différends à juger avec leurs voisins, et se mettent tous dans une pareille dépendance à son égard. Ainsi jusque-là tout est égal pour lui dans le système de l’Arbitrage, ou plutôt dans le système de la paix perpétuelle.

§ 53

3o Cette dépendance des arbitres est plus ou moins grande, à proportion que ce qui est déféré à leur arbitrage est plus ou moins considérable. Or dès que par un des articles fondamentaux de l’Union, on est convenu que chaque souverain demeurera perpétuellement en possession de tout le territoire qu’il possède actuellement, dès qu’on est convenu que nul État ne pourra accroître ou diminuer son territoire par succession, donation, vente ou autrement, que le commerce sera libre, égal et réciproque, il est évident que tout sujet de procès sera très peu de chose ; il s’agira peut-être de quelque île inhabitée, de quelques cabanes de sauvages ; ainsi quand un souverain pourrait craindre un jugement injuste, l’injustice du jugement ne serait pas plus à craindre que la perte de la chose même ; et quand il devrait avoir pendant sa vie deux ou trois petits procès, cette dépendance dont il est question à l’égard des arbitres devient si petite qu’elle est presque insensible.

§ 54

4o Non seulement la dépendance diminue à l’égard des juges à proportion du petit nombre de procès, et à proportion que le sujet du procès est léger et peu important ; elle diminue encore à proportion que l’on croit les juges éclairés, équitables et fortement intéressés à juger avec une équité scrupuleuse. Or dans le système de l’Union qu’est-ce qui pourra faire matière de procès ? Ce seront quelques petites querelles personnelles ou quelques minuties de limites et de commerce. Or ceux qui sont juges ne sont-ils pas tous intéressés à donner sur cela des jugements équitables, puisqu’ils peuvent être eux ou leurs enfants et offenseurs et offensés et qu’ils ont et limites et commerce à régler. Ainsi on peut dire qu’ils seront tous d’autant plus attentifs à ne faire aucun tort à une des parties qu’ils s’en feraient un pareil et peut-être plus grand à eux-mêmes en s’éloignant de l’équité.

§ 55

5o Les arbitres les moins à craindre et les plus désirables pour une partie, ce sont ceux dont elle est elle-même l’arbitre dans un autre procès.

§ 56

6o Ces jugements sont d’autant moins à craindre qu’ils serviront de règlement en cas pareil : or il se trouvera souvent que tel qui croit avoir perdu quelque chose par décision de l’Union aura effectivement beaucoup gagné, en ce que cette décision le mettra à couvert de pareilles prétentions que ses voisins auraient pu avoir contre lui et contre ses successeurs. Or moins cet arbitrage est à craindre, moins il cause de dépendance.

§ 57

7o Je vais montrer que les autres dépendances que l’on évite par celle-ci sont beaucoup plus considérables : car enfin il n’y a que deux manières de décider, ou l’Arbitrage du système de la paix, ou les hasards du système de la guerre. Or dans le système de la guerre un souverain qui prend les armes n’est pas sûr d’en être quitte pour sa prétention, s’il est demandeur, ou pour céder ce qu’on lui demande, s’il est défenseur (qu’il me soit permis d’user ici de termes de procès, c’est pour abréger, et puis il s’agit de procès entre souverains) ; il risque tout son État, puisque s’il est absolument vaincu, il perd tout, et ce qui était en question, et mille fois davantage que ce qui faisait le sujet du procès. Or si la grandeur de la dépendance est toujours proportionnée à l’importance de la chose qui est à décider, il est évident que la dépendance du sort des armes dans le système de la guerre est incomparablement plus grande que celle où se met ce souverain en se soumettant à des arbitres équitables dans le système de la paix, puisque par l’Arbitrage de l’Union il ne risque jamais que ce qui est en arbitrage, et c’est peu de chose ; au lieu que dans le système de la guerre chacun des combattants risque tout, alors même qu’il ne combat que pour peu de chose.

§ 58

8o Les frais de la décision par le sort des armes dans le système de la guerre sont immenses, ruineux et en pure perte pour chacun des deux partis, quand ils n’ont rien conquis l’un sur l’autre, et que par lassitude réciproque ils sont contraints de faire la paix, ou plutôt la trêve. Ces frais valent souvent cent fois plus que le capital, au lieu que dans le système de l’Union nul ne prend les armes, et le jugement des arbitres ne coûte rien aux parties pour les frais.

§ 59

9o Dans la situation présente des affaires de l’Europe, il y a si peu d’espérance d’être remboursé de ses frais par des conquêtes pour celui qui aurait un grand succès, que si ses voisins lui voyaient faire des conquêtes considérables, ils se déclareraient tous dans le moment contre lui, pour les lui faire restituer.

§ 60

10o Si dans le système de la guerre il peut se promettre d’avoir des succès heureux et d’être remboursé de ses frais, il est mortel, il n’est pas sûr que sa maison sera toujours sans minorité et sans régence, et que la maison sur laquelle il a eu de la supériorité n’en prenne pas à son tour dans les siècles à venir sur la sienne ; et alors supposant qu’elle reprenne sur les descendants ce qu’il a pris sur elle, n’est-il pas évident que tous les frais et les ravages de la guerre, tant de part que d’autre, et d’une guerre qui aura duré plusieurs siècles, demeureront pour les deux maisons en pure perte. Les frais des guerres passées depuis cent soixante-dix ans entre la maison de France et la maison d’Autriche ne sont-ils pas en pure perte présentement pour ces deux maisons ? Et cependant qu’on suppute à quoi montent ces frais et ces ravages, et l’on verra qu’ils valent quatre fois plus que le royaume de France en entier ; et que la France, en cent soixante-dix ans de paix, vaudra [•] quatre fois autant qu’elle vaut présentement.

§ 61

11o Ou ce souverain croit sa prétention très juste, ou il la croit injuste. S’il la croit injuste, y a-t-il rien de plus odieux que de vouloir exécuter contre les autres ce qu’il ne voudrait pas qu’ils exécutassent contre lui ? S’il la croit juste, où est la prudence d’aimer mieux que la chose se décide par le sort des armes, qui sont toujours journalières, c’est-à-dire par le hasard même, plutôt que par le jugement des arbitres rendus éclairés et équitables par leurs propres intérêts ? Y a-t-il donc de la comparaison entre ces deux sortes de dépendances pour un prince juste et sensé ?

§ 62

12o Dans le système de la guerre le souverain le plus puissant est dans une perpétuelle dépendance à l’égard des membres de sa famille qui peuvent se diviser dans une régence, à l’égard des grands qui peuvent conspirer, et à l’égard de ses autres sujets dont une partie peut se révolter sur des prétextes d’impôts excessifs ou de liberté de religion ; il ne faut point se flatter : un souverain dépend de toutes ces choses qui peuvent renverser sa maison ; ce sont des maladies où toutes les maisons souveraines seront toujours sujettes dans le système de la division et de la guerre, au lieu que dans le système de l’Union et de la paix le souverain prévient toutes ces sortes de malheurs pour sa maison, il la délivre donc pour toujours d’une des plus terribles dépendances où elle puisse être. Or que l’on compare la seule dépendance de l’Arbitrage avec toutes ces sortes de dépendances, et l’on verra si l’une n’est pas un atome de dépendance imaginaire en comparaison du nombre et de la grandeur des autres dépendances réelles dont il se délivre.

§ 63

13o Mais enfin quand la dépendance où se met le souverain par l’Arbitrage ne serait pas en elle-même très petite, quand la supériorité qu’il cède sur lui aux autres souverains ne serait pas parfaitement égale à celle qu’il acquiert sur eux, quand cette dépendance où il se met dans le système de l’Arbitrage ne serait pas infiniment plus petite que toutes les fâcheuses dépendances dont il se délivre en quittant le système de la guerre, quand toutes choses seraient égales de ce côté-là, s’il trouve d’ailleurs dans le système de la paix des avantages infiniment supérieurs à ceux qu’il trouve réellement dans le système de la guerre, n’est-il pas visible que la crainte de cette dépendance d’arbitrage ne devrait pas l’arrêter ? Or [•] nous avons montré dans le troisième Discours une espèce d’immensité dans ces avantages.

§ 64

14o Les souverains d’Allemagne avant de s’unir, avant de convenir d’arbitres perpétuels, ne savaient-ils pas qu’ils n’avaient que Dieu pour juge de leurs différends, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient être décidés que par la force ou par le sort des armes ? Cependant les plus puissants d’entre eux, comme les moins puissants, jugèrent, en signant cet Arbitrage perpétuel, que cette voie leur était à tout prendre beaucoup plus avantageuse que de laisser toujours tout à décider à la force. Or pourquoi les plus puissants d’Europe ne pourraient-ils pas, si on leur propose les mêmes raisons et les mêmes motifs qu’eurent autrefois les plus puissants d’Allemagne, prendre la même résolution pour former l’Arbitrage perpétuel européen, comme ceux-là prirent la résolution de former l’Arbitrage perpétuel germanique ? Il est vrai que les raisons, les motifs nous ont été enlevés par l’injure des temps, mais le sens commun qui les leur dicta subsiste encore aujourd’hui ; qu’on l’interroge, et il dictera aux souverains présents ce qu’il dicta aux souverains des siècles passés ; et ce sont ces raisons, ces motifs que j’ai tâché de deviner, et que j’ai expliqués dans [•] le cours de cet ouvrage, et particulièrement dans le troisième Discours.

§ 65

15o Henri IV roi de France n’était-il pas, lorsqu’il mourut, un des plus puissants d’entre les princes de l’Europe ; il avait même acquitté la plus grande partie des dettes de l’État, et avait amassé un trésor considérable ; il avait une grande expérience de la guerre ; il était aimé de ses peuples ; il avait un grand génie, un grand courage et une activité merveilleuse. Cependant il consentait à cet Arbitrage perpétuel, et renonçait à toute espérance d’agrandissement pour l’établissement de l’Union, et c’était lui qui en sollicitait l’exécution comme l’inventeur : donc il n’y a nulle impossibilité que le czar ou tout autre prince puissant n’entre dans des vues aussi sages.

V. OBJECTION [•]

§ 66

Est-il possible qu’un projet qui paraît si avantageux à tous les souverains ait échappé à tant de princes, à tant de ministres éclairés ? Il faut donc, ou que ces avantages ne soient pas aussi réels qu’ils le paraissent, ou que la chose leur ait paru impossible dans l’exécution.

Réponse

§ 67

Il ne faut pas dissimuler que cette objection, quoique peu solide, est cependant spécieuse, et fait d’autant plus d’impression que le lecteur me regardant comme l’auteur du projet a quelque raison de proportionner l’idée qu’il veut prendre de l’ouvrage par l’idée qu’il peut avoir prise de l’auteur. Mais :

§ 68

1o Quand je serais le premier inventeur du projet, on sait assez que les plus belles et les plus utiles inventions sont dues au hasard, et qu’un génie médiocre peut être plus heureux qu’un génie supérieur.

§ 69

2o Avec un pareil argument on rejettera toutes les nouvelles découvertes, les vraies comme les fausses ; avec un pareil raisonnement on se révolta il y a quatre-vingts ans contre le système de la circulation du sang10. Ce n’est donc pas sur de simples préjugés qu’il faut juger, quand on peut juger d’un projet en le regardant par toutes ses faces, et quand on peut l’examiner partie à partie et dans l’assemblage de toutes ses parties.

§ 70

3o J’ai montré qu’heureusement pour le succès du projet, c’est Henri le Grand qui en est le premier inventeur ; il est vrai que comme à sa mort nous avons perdu les mémoires qui contenaient les motifs dont il s’était déjà servi pour persuader dix-sept ou dix-huit potentats, et les moyens dont il prétendait se servir pour mettre ce projet en exécution : il est vrai, dis-je, que jusqu’ici la chose n’a pas paru ni si aisée à persuader, ni si facile à pratiquer ; mais que le lecteur s’imagine que ce sont ici les vrais mémoires d’Henri IV que j’ai eu le bonheur de trouver dans une cassette de plomb, en creusant quelque part sous terre, que je n’ai fait qu’y changer quelques endroits pour m’en attribuer tout l’honneur ; il est bien sûr qu’on ne se défiera plus tant de mes idées, et qu’on sera plus disposé à écouter, à approuver ce que l’on y trouvera de raisonnable.

VI. OBJECTION [•]

§ 71

Cette Union de l’Europe serait très souhaitable pour tous les souverains ; en moins de vingt ans, ils doubleraient leurs revenus, c’est l’unique voie pour affermir leurs maisons sur le trône contre les efforts des puissances étrangères et contre les conspirations et les révoltes de leurs sujets : nul traité ne peut jamais leur apporter la centième partie des avantages qu’ils tireraient de celui-là. Nous voyons tous avec évidence des sources intarissables de richesses et d’abondance, le repos, la tranquillité, en un mot toute la félicité que leur procurerait une paix perpétuelle. Nous voyons tous avec évidence la multitude des maux infinis dont ils se délivreraient eux, leurs familles et leurs sujets, en sortant du système de la guerre ; ils ne céderaient rien de réel qui ne soit infiniment au-dessous de ce qu’ils acquerraient ; cette police générale épargnerait à l’Europe un déluge de sang pour tous les siècles, et des misères plus affreuses que la mort même, pour ceux qui ne meurent pas. Mais on doit regarder ce beau projet plutôt comme le désir d’un bon citoyen que comme le plan d’un bon politique, votum, non consilium11 : c’est une république de Platon, et non un projet sérieux ; il ne saurait plaire aux esprits corrompus du siècle, non in Republica Platonis sumus sed in fæce Romuli12 ; la raison est bien faible contre les passions, il faudrait être tranquille pour l’entendre, et l’homme ne l’est jamais. Les souverains sont des hommes, et les hommes ne sont pas assez sages et assez sensés pour se conduire par leurs plus grands intérêts ; ils craignent moins l’agitation de la guerre que l’ennui de la paix ; un ressentiment, une jalousie, une fausse opinion, une vaine espérance d’agrandissement de territoire, que sais-je, une vision de monarchie universelle13, une chimère de réputation de grand capitaine, de grand conquérant, enfin un objet très vain ou très petit, qu’ils désirent depuis leur jeunesse, leur paraîtra beaucoup plus grand, beaucoup plus considérable, qu’un nouvel objet infiniment plus important en lui-même, mais qui ne leur paraîtra presque rien, parce qu’ils n’ont pas eu le temps de s’y accoutumer ; l’habitude à désirer une même chose forme les passions, et ce sont les passions qui, à la honte de la raison, gouvernent les êtres raisonnables [•].

Réponse

§ 72

 [•]J’ai ramassé de divers endroits et de diverses personnes cette objection, et j’ai tâché de ne lui rien dérober de sa force : c’est que je ne crains que ceux qui ne veulent rien objecter.

§ 73

Ces discours généraux sont d’autant plus spécieux qu’ils sont en partie vrais ; mais il est d’autant plus aisé d’en montrer la faiblesse que l’on va voir que pour en faire un raisonnement concluant, il faut supposer des choses entièrement fausses et absurdes.

§ 74

Ramenons les vues générales à des objets simples et particuliers : de quoi est-il question ? On vient proposer à quatre ou cinq souverains, qui sont très las d’une très longue guerre, un traité de paix, qui non seulement finirait la guerre présente, mais qui les préserverait tous de toute guerre pour l’avenir. Je parle ici [•] du roi de France, du roi d’Espagne, des Anglais, des Hollandais et des Portugais : que s’il est impossible de faire goûter ce traité à ces quatre [•] ou cinq souverains, le projet est absolument impraticable ; mais je soutiens que s’il n’est pas impossible, en faisant la paix prochaine, ou quelque autre paix après une autre guerre, qu’ils songent à prendre les moyens les plus propres pour la faire toujours durer et pour la rendre inaltérable, ils pourront sans miracle se résoudre à signer un traité conforme à ce projet.

§ 75

Or appliquez d’abord votre raisonnement à ces cinq puissances, et vous-même vous remarquerez qu’il n’est pas concluant ; car pour conclure qu’ils ne signeront jamais ce traité, quoique vous conveniez qu’il est le plus avantageux qu’ils puissent jamais signer, il faut soutenir que ces souverains se gouverneront toujours par des passions qui les feront toujours écarter de leurs plus grands avantages, et que si quelques-uns des cinq ont de la raison ou des intervalles de raison, ces intervalles arriveront juste lorsque les autres raisonneront encore comme des insensés : il faut que vous supposiez qu’il est impossible que cette jointure de leurs bons intervalles puisse se rencontrer ensemble ; car autrement si chacun de ces cinq souverains peut avoir, ou beaucoup de raison, ou du moins des intervalles de raison, et que ces intervalles puissent se rencontrer ensemble seulement pendant un mois, il est impossible qu’alors ils ne signent le traité.

§ 76

2o14 On voit à quel point d’absurdité nous mènent les discours généraux, quand on ne veut pas les réduire à des raisonnements particuliers. L’absurdité de ce raisonnement va se faire sentir encore davantage par une considération : c’est que si ces cinq puissances sont toujours gouvernées par des passions qui les empêchent de voir leurs véritables intérêts, il est impossible non seulement qu’elles signent ce traité d’Union, mais il est impossible qu’elles en signent jamais aucun, ni entre elles, ni avec d’autres puissances, qui leur soit tant soit peu utile ; ils ne signeront donc jamais aucun traité de paix. Or peut-on appuyer un moment sur un raisonnement qui conduit à une si haute extravagance ?

§ 77

3o Ce raisonnement général sur le gouvernement des passions, ne conclut pas seulement que ces cinq souverains sont incapables de faire jamais entre eux, dans aucune conjoncture, aucun traité qui leur soit réciproquement avantageux ; mais comme il embrasse tous les hommes, il en faut conclure de même que si on proposait à cinq particuliers de signer un traité qui serait tel que chacun d’eux n’en pourrait jamais signer de plus avantageux pour lui ni pour ceux de sa famille, il serait impossible qu’ils signassent, et même qu’il serait ridicule de s’y attendre.

§ 78

4o Ce raisonnement conclut non seulement pour cinq souverains, mais il conclut avec la même force pour deux ; car il ne s’agit pas ici du nombre, il s’agit que les passions gouvernent tellement les princes qu’il leur est impossible dans les traités d’aller droit à leurs vrais intérêts : on en conclut la même chose de deux particuliers, car le gouvernement des passions ne tombe pas plus sur les princes que sur les particuliers, sur cinq que sur deux.

§ 79

5o Ce raisonnement conduit non seulement à croire qu’il est impossible que ni cinq princes, ni deux, que ni cinq particuliers, ni deux, ne peuvent jamais, étant gouvernés par leurs passions, signer aucun traité conforme à leurs vrais intérêts ; mais s’il est concluant, il conduit encore à croire qu’il ne s’est jamais fait ni entre les princes ni entre les autres hommes aucun traité conforme aux intérêts de toutes les parties. Car enfin pourquoi le passé serait-il plus privilégié que l’avenir ? Et sur quel fondement dirait-on que les passions extravagantes gouverneront encore plus les hommes à l’avenir qu’elles ne les ont gouvernés par le passé ?

§ 80

On voit par cet exemple qu’il est à propos de se défier des raisonnements spécieux des orateurs, jusqu’à ce qu’on ait pu les réduire aux règles exactes des logiciens.

§ 81

6o Si ceux qui font l’objection croient qu’il n’est pas absolument impossible que ces cinq souverains aient un jour assez de raison pour signer un traité si avantageux pour eux tous, j’en conclurai qu’il n’est donc pas impossible de leur proposer celui-ci, puisqu’absolument parlant ce jour peut arriver ; il peut arriver telle conjoncture qu’ils viennent à l’approuver, et qu’ils en désirent l’exécution.

§ 82

7o Quelques-uns de ceux qui ont fait l’objection ont aperçu qu’elle ne serait pas sans réplique, tant qu’ils conviendraient que ce traité était si évidemment avantageux pour chacun des souverains qu’il faudrait les supposer, ou entièrement aveuglés par quelque passion extraordinaire, ou stupides et hébétés ; ainsi ils sont revenus sur leurs pas, et ont cherché à douter des mêmes preuves qu’ils avaient trouvées excellentes, tandis qu’ils ne se trouvaient point intéressés à les trouver faibles, mais comme ils ne m’ont rien apporté qui les puisse affaiblir, elles demeurent telles qu’elles étaient [•].

§ 83

8o J’ai montré ailleurs que les avantages du traité étaient si grands et si évidents qu’il n’était besoin que du plus bas degré de prudence pour apercevoir assez de ses avantages pour se déterminer à le signer.

§ 84

9o J’ai montré encore qu’il n’était pas nécessaire d’être exempt de passions pour être porté à le signer : car enfin l’envie de devenir incomparablement plus riche ne peut-elle pas devenir une passion ? La crainte de perdre ses provinces, ses États, par le sort de la guerre ne peut-elle pas devenir une passion ? La considération de la situation dangereuse où est la maison d’un souverain dans le système de la guerre, soit à cause des conquérants, soit à cause des conspirateurs futurs, ne saurait-elle exciter aucune crainte dans son esprit ? Ainsi je ne serai pas dans la nécessité d’opposer la simple raison à l’effort des passions, on peut facilement la fortifier par des passions nouvelles qui peuvent devenir supérieures ou du moins égales aux anciennes.

§ 85

10o Entre ceux qui louent ce projet et qui le trouvent très conforme aux intérêts de tous les souverains, il y en a un qui m’a dit froidement : Il n’y a aucun prince qui ne le dût signer ; ils le signeraient tous, s’ils étaient tous sages : pour moi (me dit-il) je le signerais avec une grande joie si j’étais à la place soit du moins puissant, soit du médiocrement puissant, soit même du plus puissant ; mais je crois que ni les uns ni les autres ne le signeront jamais. Il est surpris de la bonne opinion que j’ai du bon sens et de la prudence des souverains ; mais n’est-il pas encore plus surprenant de voir qu’il croit que ces princes pensent d’une manière si peu sage en comparaison de lui [•], et qu’ils penseront toujours de même, et ceux qui règnent, comme ceux qui régneront ?

§ 86

11o Si son raisonnement était solide, il s’ensuivrait que l’Union du corps germanique n’eût jamais pu se former : car enfin c’étaient des hommes, c’étaient des princes, c’étaient des princes sujets à leurs passions comme ceux d’aujourd’hui, qui ne faisaient pas plus de cas de la raison que ceux d’aujourd’hui, qui n’étaient ni plus sages ni plus sensés que ceux d’aujourd’hui, qui ne craignaient pas moins l’ennui, qui n’avaient pas moins de jalousie et de ressentiment que ceux d’aujourd’hui, qui désiraient l’agrandissement de leur territoire, la réputation de grand capitaine, comme ceux d’aujourd’hui, qui craignaient autant d’avoir des juges sur leurs têtes, qui espéraient autant les succès de la guerre que ceux d’aujourd’hui, qui avaient des intérêts aussi opposés entre eux que ceux d’aujourd’hui ; en un mot qui se gouvernaient autant par leurs passions que les souverains d’aujourd’hui. Cependant ce beau raisonnement que l’on pouvait faire dans ce temps-là, comme aujourd’hui, empêcha-t-il que tous ces souverains ne signassent alors un traité d’Union semblable à celui que je propose aujourd’hui, et qu’ils ne le signassent tel qu’il était, quoiqu’il ne fût pas à beaucoup près si avantageux aux princes allemands que celui que je propose le serait aux princes européens.

§ 87

12o Si cette objection était solide, si cette prédiction était bien fondée, il s’ensuivrait que Henri le Grand n’eût jamais consenti à un pareil projet d’union : car enfin c’était un homme, c’était un prince des plus puissants, sujet à ses passions comme ceux d’aujourd’hui, qui avait désiré toute sa vie d’agrandir son territoire aux dépens de ses ennemis comme ceux d’aujourd’hui, qui était aussi éloigné de mettre un tribunal au-dessus de sa tête que ceux d’aujourd’hui, qui espérait et qui pouvait espérer avec autant de fondement du succès dans la guerre que ceux d’aujourd’hui. Cependant Henri le Grand consentit à un traité d’Union semblable, et c’était lui qui, lorsqu’il fut tué, sollicitait les autres souverains d’y [•] entrer, et qui en avait déjà attiré dix-sept ou dix-huit.

VII. OBJECTION

§ 88

Si par la continuation de la guerre (diront les ennemis) nous pouvions encore affaiblir la maison de France, ou nous dispenser de lui promettre la restitution de toutes nos conquêtes, cela n’augmenterait-il pas encore la sûreté que nous trouvons dans le traité d’Union générale ?

Réponse

§ 89

1o Quand on a sûreté suffisante, les augmentations de sûreté sont inutiles : autrement la sûreté ne serait pas suffisante. Or nous avons démontré dans le quatrième Discours que le traité d’Union étant signé de tous, la sûreté serait parfaitement suffisante. On sait d’ailleurs que la continuation de la guerre produira certainement aux alliés une très grande dépense, et que le succès de cette continuation n’est pas certain ; ainsi rien n’est plus sensé pour eux que de se hâter de signer le traité [•] d’Union pour se délivrer présentement des grands frais des armements, et pour profiter incessamment du rétablissement du commerce.

§ 90

2o Qui sait si la France, après avoir offert de signer, ne deviendra pas supérieure par la continuation de la guerre ; et si alors elle ne demandera pas le remboursement des frais qu’elle aura faits depuis ses offres, surtout si en faisant ses offres, elle fait sa protestation.

VIII. OBJECTION

§ 91

Quel dédommagement (m’a-t-on dit), quel équivalent donnez-vous aux Anglais, aux Hollandais pour les places de Flandres qu’ils retiennent entre leurs mains, tant pour sûreté des sommes principales qu’ils ont prêtées dans cette guerre à la maison d’Autriche que pour paiement des intérêts ? Comment croyez-vous de même qu’ils se résolvent à rendre Gibraltar et le Port-Mahon15 ? Car outre que par l’Union générale la maison d’Autriche demeurera quitte envers tout le monde, comme tout le monde demeurera quitte envers elle, c’est qu’il ne paraît pas juste que ne gardant rien de la succession d’Espagne, elle fût encore tenue de ce qu’ils lui auraient prêté pour la conquérir, dans la vue que cette conquête deviendrait leur boulevard contre la puissance de la maison de France. Ils perdraient donc tout ce qu’ils ont dépensé à cette guerre.

Réponse

§ 92

1o Si le traité d’Union se signe, et que la paix devienne inaltérable et universelle, il s’en faudra beaucoup que les Anglais et les Hollandais aient fait une dépense inutile, et qu’ils aient perdu ce qu’ils ont prêté à l’archiduc, puisqu’ils ne restitueront rien qu’après que le traité aura été signé par tous les souverains d’Europe, c’est-à-dire après qu’ils auront sûreté suffisante d’une paix inaltérable et d’un commerce perpétuel. Alors jamais dépense n’aura été mieux employée que l’aura été la leur ; jamais prêt n’a produit un si gros intérêt que celui qu’ils tireront de leur prêt, puisqu’il leur aura produit l’exemption pour toujours des frais de la guerre, la conservation de leur gouvernement, et la perpétuité de leur commerce. Ainsi loin d’avoir perdu quelque chose par leurs prêts, par leurs dépenses, ces dépenses, ces prêts, en leur apportant la paix inaltérable, leur auront apporté un gain immense ; ils auront donc un équivalent, un dédommagement incomparablement plus grand que la valeur de ce qu’ils auront dépensé, de ce qu’ils auront prêté, et de ce qu’ils restitueront après l’Union formée.

§ 93

2o Si en dix ans de paix les Anglais et Hollandais se dédommagent entièrement non seulement de ce qu’ils ont prêté à l’empereur, mais encore de ce qu’ils auront dépensé à cette guerre, à quoi montera leur profit en cent ans de paix ?

§ 94

3o Si avant le commencement de cette guerre, le roi Philippe étant paisible possesseur du royaume d’Espagne, la maison de France eût proposé aux Anglais et aux Hollandais un projet semblable à celui-ci, si elle leur eût offert de mettre elle-même des bornes immuables à son agrandissement de territoire, et de leur donner d’aussi grandes sûretés et d’aussi bons garants pour la liberté et la continuation du commerce, est-il vraisemblable, est-il apparent que des nations aussi sages et aussi sensées eussent daigné s’arrêter aux faibles garanties, aux incertaines sûretés que leur eût proposées la maison d’Autriche ? Est-il apparent qu’ils eussent voulu s’y embarquer ? Cela est hors d’apparence. Il est sans doute au contraire qu’ils eussent accepté à bras ouverts les offres de la maison de France ; et après tout ils n’avaient nul intérêt dans cette affaire, dès que la maison de France eût proposé de former une union générale de tous les souverains pour être garante toute-puissante et perpétuelle de la paix et du commerce [•].

§ 95

Chacun des princes de l’Europe et surtout les princes d’Italie et plusieurs potentats d’Allemagne eussent conjointement avec les Anglais et les Hollandais contribué de toutes leurs forces à mettre promptement ce projet en exécution ; le feu de la guerre n’aurait point embrasé depuis plus de dix ans toute l’Europe : c’est un grand malheur, mais c’est un malheur passé ; et que peuvent-ils tous ensemble faire de mieux pour faire cesser les malheurs présents, et pour éviter les malheurs à venir, que d’accepter présentement ce qu’ils eussent accepté alors. Peuvent-ils trop tôt se mettre en état de recueillir les fruits précieux d’une paix inaltérable ? N’est-ce pas une folie de se rendre malheureux par le souvenir des maux passés, lorsqu’il n’est question que de se réjouir, et de la possession des biens présents, et de la vue des biens futurs ?

§ 96

4o Venons à supputation ; je suppose que les Anglais aient à reprendre sur la maison d’Autriche soixante millions à cinq pour cent et que pour paiement des intérêts et pour sûreté de leur capital ils soient convenus de retenir pour engagement Ostende, Anvers, le Port-Mahon et leurs territoires, avec Gibraltar16 ; je suppose que les Hollandais aient prêté pareille somme à la maison d’Autriche et qu’ils soient convenus de retenir pour paiement des intérêts et pour sûreté du capital ce qu’ils ont conquis de la Flandre ; quand on supposerait même, ce qui n’arrivera jamais, que l’archiduc devienne maître de Cadix, de toute l’Espagne et de tout le commerce d’Amérique ; quand on supposerait encore qu’il leur eût promis sûreté suffisante qu’ils feront le commerce d’Amérique pendant cent ans, comme du temps du feu roi d’Espagne : voilà tout ce qu’ils ont jamais pu espérer du succès de la guerre où ils sont entrés. Qu’ils comparent présentement ces avantages avec ceux qu’ils tireront de l’Union générale, car enfin : 1o quelle est leur sûreté que la guerre ne recommencera pas avant quinze ans, ou entre eux, ou avec la maison de France ? Ainsi cette crainte les oblige à se tenir sur leurs gardes, et par conséquent à une dépense beaucoup plus grande que le revenu qu’ils peuvent tirer de leurs places de sûreté, garnisons payées. 2o L’archiduc, pour retirer de leurs mains les places qu’ils tiennent par engagement, ne peut-il pas les menacer de les exclure du commerce d’Amérique et d’y admettre [•] uniquement les Français ? 3o L’archiduc ne peut-il pas mourir avant vingt ans, et sans enfants ? Les Anglais et les Hollandais ne se trouveront-ils pas encore alors avoir bâti sur le sable ? Car quelles guerres ne naîtront point de cette succession, et quel dommage ne leur coûtera pas alors l’interruption de leur commerce [•] ? Un souverain plus puissant a beau promettre de donner à ses alliés sûreté suffisante d’exécuter certains articles d’un traité, il lui est impossible de la donner, tant qu’il demeurera le plus puissant, et qu’il n’y aura nulle société permanente plus puissante que lui, qui soit garante de cette exécution, et fortement intéressée à faire valoir cette garantie.

§ 97

Cependant il ne s’agit que de trois millions de rente pour chacune de ces nations, et combien les guerres futures leur coûteront-elles davantage à eux qui seulement depuis douze ans y ont dépensé plus de cinquante millions par an, sans compter le dommage de leur commerce interrompu, qui monte à une aussi grosse somme ? Or qu’ils voient si l’Union générale ne leur donne pas une sûreté infiniment plus grande de la conservation de leurs États, soit contre les guerres civiles, soit contre les guerres étrangères, si elle ne leur donne pas une sûreté infiniment plus grande, non seulement pour le commerce d’Amérique, mais encore pour le commerce de toutes les parties du monde ; enfin si elle ne leur fait pas épargner des sommes immenses.

§ 98

5o La guerre est un jeu où il entre beaucoup de hasards, et tel souverain, qui a beau jeu une campagne, peut l’avoir très mauvais trois ou quatre campagnes après. Les exemples ne nous manquent pas ; mais quand on pourrait espérer dix ans de succès, poussez vos vues plus loin en faveur des nations qu’on peut regarder comme immortelles. Y a-t-il quelque sûreté sur les événements qui leur arriveront dans trois ou quatre cent ans, tant que les souverainetés et les nations seront le jouet de la fortune des armes ? Ainsi lorsqu’il se présente une occasion de fixer pour l’Union générale le sort des États toujours flottants, serait-il sage de préférer une rente incertaine de trois millions à une rente de plus de cent millions qui sera produite par tous les avantages d’une tranquillité inaltérable et d’un commerce continuel, libre, sûr, universel ?

§ 99

6o La paix perpétuelle est un trésor inépuisable que les princes unis tiennent toujours ouvert, et où les autres souverains leurs créanciers, en puisant tous les ans des richesses immenses, se récompenseront de toutes leurs pertes, de toutes leurs dépenses passées, et se paieront largement par leurs mains de tous leurs prêts de toutes leurs demandes légitimes, et même de leurs prétentions les moins fondées.

§ 100

7o [•] Pourquoi les Anglais et les Hollandais ont-ils entrepris la guerre uniquement pour avoir sûreté suffisante ? Or c’était à eux à trouver ces moyens de sûreté sans ôter rien à personne ; enfin voilà ces moyens trouvés par une providence particulière : on les leur offre ; n’est-ce pas présentement à eux à restituer au légitime possesseur ? N’avons-nous pas le droit de notre côté ? Nous ont-ils offert cette Union européenne ? L’avons-nous refusée ? Pourquoi donc paierions-nous, en leur laissant nos places, les frais d’une guerre qu’ils nous ont faite injustement ?

IX. OBJECTION

§ 101

Il est vrai que les souverains n’ont que deux sortes de pouvoir, ou sur leurs sujets, ou sur leurs voisins. Il est vrai encore qu’à l’égard de leurs sujets ils conservent par le traité mêmes droits et même pouvoir, et que ce pouvoir serait même infiniment augmenté, parce qu’ils n’auraient plus jamais ni révoltes ni conspirations à craindre ; mais ils ne se résoudront jamais à céder à se dépouiller du droit qu’ils ont ou qu’ils croient avoir sur quelques portions des autres souverainetés voisines, du droit et du pouvoir de prendre les armes contre leurs voisins quand il leur plaira et sans en rendre compte qu’à Dieu seul : leurs idées de conquêtes, d’agrandissement de territoire, de monarchie universelle17 ont beau être mal fondées et sujettes à de très grands inconvénients pour eux et pour leurs maisons, ils ne consentiront jamais à se borner de ce côté-là, et par conséquent à donner à leurs voisins les sûretés qui peuvent procurer le traité d’Union générale. Les souverains nourris, élevés au milieu des flatteurs ne sauraient penser comme les particuliers, ni donner aux choses à venir leur véritable valeur, ils ne sont jamais prudents au point de n’espérer pas trop, et de craindre assez.

Réponse

§ 102

1o Cette objection est dans le fond la même que la sixième [•]. Ceux qui la font embrassent sans distinction les princes les plus puissants et les moins puissants, comme si les moins puissants n’avaient pas plus à craindre la perte ou la diminution de leurs États que les plus puissants, et qu’ils eussent également à espérer de grandes conquêtes. Ils confondent avec les uns et les autres les républiques les plus sages, et qui n’ont en vue que de se conserver et de maintenir leur commerce libre, universel et sans interruption. Ils ne songent pas que parmi les plus puissants il peut y en avoir de vieux, et qui sont sages, ou dès leur jeunesse, ou par le secours de l’expérience, qui pensent fort différemment de ceux qui sont jeunes, audacieux et téméraires [•].

§ 103

Jusqu’ici personne de ceux mêmes qui croient ce projet impraticable n’a dit que la Hollande, l’Angleterre, le Portugal, la Courlande, Venise, Gênes, Genève, les Grisons, les Suisses, la Pologne, la plupart des princes d’Italie et des princes d’Allemagne seraient assez insensés pour préférer les avantages faibles et incertains d’une guerre perpétuelle aux avantages immenses et certains d’une paix inaltérable, d’une paix qui ne peut cependant devenir inaltérable qu’en se donnant réciproquement toutes les sûretés suffisantes proposées dans le projet. Personne jusqu’ici ne m’a dit chose pareille : il ne fallait donc pas comprendre, sous le nom générique de souverains, des princes et des États qui certainement dans l’affaire de leur règne la plus importante pour eux ne prendront pas un parti très extravagant ; il ne fallait pas non plus, entre cinq ou six autres souverains qui restent, confondre ceux qui sont certainement sages avec ceux qui peuvent ne l’être point encore sur cet article.

§ 104

2o Si [•] ceux qui font l’objection soutenaient que le traité proposé est si désavantageux aux souverains les plus puissants qu’ils ne peuvent jamais le signer que dans un intervalle de folie, et que par conséquent ils ne le signeront jamais, leur conséquence serait bonne, leur prédiction serait bien fondée ; mais ce n’est pas cela [•] : ils conviennent que le traité est si avantageux que si les princes en ont connaissance, s’ils ont un peu de prudence et de raison, ils le signeront, et cependant on vient nous soutenir qu’aucun prince ne le signera. Il faut donc qu’on soutienne encore que nul d’entre eux n’aura jamais ce médiocre degré de prudence et de raison. Or n’est-ce pas là une haute extravagance ? Et cependant si [•] ceux qui font l’objection ne soutiennent cette extravagance, leur raisonnement est lui-même extravagant.

§ 105

3o Si vous ne convenez plus des grands avantages que les plus puissants souverains trouveraient à signer le traité, répondez aux quinze articles du troisième Discours : jusque-là l’objection n’a nulle force.

§ 106

4o Point de paix inaltérable sans ces sûretés suffisantes, sans ces conditions réciproques ; cependant, ou guerre perpétuelle, malheurs terribles et perpétuels pour les souverains et pour leurs sujets de tous les siècles, ou paix inaltérable, richesses immenses et biens infinis. Voilà les deux uniques partis : il n’y a point de milieu ; il faut opter.

§ 107

5o Pour donner quelque force au raisonnement, il faut soutenir que les deux cents souverains qui ont formé l’Union germanique pensaient autrefois fort différemment des vingt-quatre souverains d’Europe d’aujourd’hui ; mais qu’on nous apporte des preuves de cette extrême différence.

X. OBJECTION

§ 108

Il y aura toujours dans les souverains, comme dans les autres hommes, des principes de division, et vous prétendez les unir et les tenir unis.

Réponse

§ 109

1o Il est vrai qu’il y a dans les hommes des principes de division, mais il y a dans les mêmes hommes des principes d’union : c’est qu’ils ont besoin les uns des autres pour contenter les fantaisies et les désirs qui font la base de leurs intérêts ; et s’ils ont intérêt d’être quelquefois divisés, ils ont aussi souvent intérêt d’être unis ; il est donc question de savoir si, pour terminer leurs démêlés, il leur convient davantage de prendre la voie de la force, de la ruse, de la violence, de la division, ou la voie de la conciliation, de l’Arbitrage, de l’Union.

§ 110

Je conviens qu’il naîtra toujours des sujets de divisions, mais je soutiens qu’après la signature du traité ils seront rares et de peu d’importance ; et j’ai montré que pour les terminer, la voie de la conciliation et de l’Arbitrage est infiniment préférable à la voie de la force et de la violence. Heureusement pour les particuliers la violence leur est défendue par leurs souverains, et les souverains, pour leur propre bonheur et pour celui de leurs sujets, ne peuvent-ils pas de concert se défendre à eux-mêmes cette pernicieuse voie ?

§ 111

Il est donc aisé de comprendre que les souverains d’Europe pourront être divisés par des intérêts opposés, et cependant former l’Union et la maintenir, pour les terminer par une voie moins cruelle, moins injuste, moins hasardeuse, et toujours moins ruineuse que la voie de la guerre.

§ 112

2o N’y a-t-il aucuns sujets de division entre les cantons suisses, entre les sept provinces, entre les souverains allemands ? Ceux qui sont dans ce pays-là savent bien le contraire. Leurs différends ne se terminent-ils pas, et sont-ils obligés de recourir à la force et à la violence ? Nous savons tous le contraire, et que tous ces différends se terminent sans guerre ; pourquoi ce qui se pratique déjà si utilement entre tant de souverains d’Europe ne pourrait-il pas se pratiquer encore entre les autres ?

§ 113

Je sais bien que les souverains auront toujours des désirs vifs ou des passions qui leur conseilleront la voie de la violence et de la guerre ; mais l’Union une fois formée, ces désirs vifs ne seront-ils pas contrebalancés par des craintes encore plus vives, en un mot par d’autres passions encore plus fortes ? Et alors les craintes sages et salutaires ne les préserveront-ils pas facilement des espérances folles et ruineuses ?

XI. OBJECTION

§ 114

Un souverain peut-il jamais consentir à entrer dans une société qui, s’il voulait s’en séparer, peut le priver de ses États ?

Réponse

§ 115

1o S’il entre dans cette société, c’est qu’il la regarde comme très avantageuse : or en ce cas ne souhaiterait-il pas de la rendre perpétuelle ? Et peut-elle être perpétuelle, si chacun de ceux qui la composent ne se donne toutes les sûretés possibles de ne la jamais troubler ? Entre ces sûretés y en a-t-il de plus grande et de plus nécessaire, d’un côté, que la crainte d’être dépossédé, si on cesse de vouloir la paix et l’union ; et de l’autre, que l’assurance d’être maintenu tant qu’on voudra l’entretenir ?

§ 116

2o Les princes allemands par le ban de l’Empire18 ne nous ont-ils pas fait déjà sentir que cette crainte d’être dépossédé, si l’on rompait l’Union, est une des principales sûretés pour la rendre indissoluble ? Et ne nous ont-ils pas fait sentir en s’unissant qu’ils ont vu qu’à tout prendre, l’union et la paix valent incomparablement mieux que la division et la guerre, et que la punition du ban n’était à redouter que pour ceux qui seraient assez méchants et assez insensés pour préférer la guerre à la paix ?

XII. OBJECTION

§ 117

Quelle justice a l’Union de soutenir la révolte des provinces d’un souverain, et de punir deux cents de ses officiers principaux qui n’ont d’autre crime que de lui être obéissants et fidèles ?

Réponse

§ 118

1o Le souverain en entrant dans l’Union veut donner des sûretés suffisantes et réciproques pour la rendre indissoluble ; pour cet effet il consent, comme les autres, que si lui ou ses successeurs cessaient de vouloir entretenir la paix, et étaient déclarés ennemis de l’Union, ses sujets cessent d’être ses sujets ; or alors ses provinces ni ses sujets ne lui doivent plus d’obéissance ni de fidélité. Ainsi l’Union, en soutenant des provinces qui se séparent de leur prince, ne favorise point la désobéissance, puisqu’elles cessent de devoir l’obéissance à celui qui cesse de vouloir les conserver en paix, et qui a consenti à la peine du ban et du dépouillement, en cas qu’il cessât de vouloir entretenir l’union et la paix.

§ 119

2o De même l’Union, en punissant les deux cents principaux officiers de son ennemi déclaré, ne punit point ses sujets, puisque depuis cette déclaration ils ont cessé de l’être ; elle punit des perturbateurs volontaires du repos public. Tout cela à l’égard du souverain n’ajoute rien à la peine du ban ; du reste, ce ban que je propose n’est point une sûreté nouvellement inventée ; mais quand on proposerait une sûreté nouvelle, ceux qui désirent sincèrement la perpétuité de la paix non seulement ne s’y opposeront point, mais ils se la demanderont réciproquement comme chose très désirable pour tout le monde. Qui veut sincèrement et fortement la fin veut sincèrement et fortement les moyens. Entre ces moyens nous avons la crainte du ban, la punition des officiers principaux, la vigilance des résidents dans les provinces, les serments annuels des souverains. Or d’un côté peut-on dire que ces moyens, que ces sûretés soient inutiles, qu’ils ne soient pas même nécessaires à la durée de la paix ? Et de l’autre, peut-on dire qu’ils ôtent quelque chose aux souverains qui voudront la faire durer ?

§ 120

3o Si l’on dit que les résidents seront regardés comme d’honnêtes espions, j’en conviens : ils le seront même en effet ; mais les ambassadeurs et les envoyés d’aujourd’hui sont-ils bien différents ? Ce seront des espions, ou plutôt des vedettes19, des sentinelles utiles au bien commun qui est la continuation de la paix.

XIII. OBJECTION

§ 121

Il n’y a aucun souverain qui veuille dépendre de personne pour ses prétentions ; nul ne veut d’arbitres quand il est certain d’avoir par la force ce qu’il désire ; il ne veut ni lois ni conventions qui bornent son pouvoir ; donc aucun souverain ne consentira à l’Union.

Réponse

§ 122

1o Si on pouvait supposer un souverain assez puissant en Europe pour dominer avec tant d’autorité sur tous ses voisins qu’il n’eût besoin que de désirer pour obtenir, si tous ensemble étant unis n’étaient pas à beaucoup près assez forts pour résister à ses volontés, il est constant que ce souverain ne voudrait jamais sur ses différends s’en rapporter à d’autres arbitres qu’à la force ; mais l’Europe n’est pas dans ce cas-là. Ainsi tout souverain peut compter que ses voisins n’aiment pas moins que lui à dominer, qu’ils voudraient dominer sur lui comme il voudrait dominer sur eux ; que s’ils étaient certains d’avoir toujours la force de leur côté, ils refuseraient toujours la voie de l’Arbitrage pour terminer leurs différends. Mais qui est celui qui est certain d’avoir toujours la force de son côté ? Qui est celui qui n’a rien à craindre, ni de ses voisins, ni de ses sujets ? Ainsi il en faut toujours revenir à montrer que les quinze avantages proposés dans le troisième Discours n’ont rien de solide pour un prince puissant, en comparaison de ce qu’il cède et de ce dont il se dépouille en signant le traité : jusque-là l’objection elle-même n’a rien de solide.

§ 123

2o Les souverains d’Allemagne qui ont formé le corps germanique, et depuis eux Henri IV, ce puissant roi qui a le premier proposé de former le corps européen, étaient-ils d’un caractère différent des souverains d’aujourd’hui ? N’aimaient-ils pas à dominer ? Ne sentaient-ils pas une sorte de contrainte de se soumettre au jugement des arbitres et de donner à ces arbitres le pouvoir de les punir par le ban, s’ils refusaient d’exécuter leurs jugements ? Cependant les uns ont formé l’Union, l’autre voulait en former une semblable et plus durable ; c’est qu’ils étaient assez sages pour estimer les avantages certains de la paix que donne l’Arbitrage perpétuel, beaucoup au-dessus des chimériques espérances de la guerre ; et pourquoi veut-on croire que les [•] vingt-quatre souverains20 régnants seront moins sages aujourd’hui que ne furent autrefois les deux cents souverains d’Allemagne, et que les souverains qui vivaient, il y a cent ans, en Europe ?

XIV. OBJECTION

§ 124

Comme les [•] députés ne donneront leurs avis sur le jugement d’un différend entre deux souverains qu’après qu’ils auront reçu leurs instructions de leurs maîtres, le procès sera longtemps indécis.

Réponse

§ 125

1o Nous avons montré que dès que les souverains auront pris la sage précaution de consentir que leurs États ne pourront jamais, en aucune façon, ni augmenter ni diminuer de territoire, et que les lois du commerce seront égales et réciproques, ces procès seront de très peu d’importance ; ainsi la longueur de l’indécision ne saurait jamais être fort préjudiciable.

§ 126

2o Les parties en auront plus de loisir pour faire des réflexions sur les propositions d’accommodement faites par les commissaires-conciliateurs, et ces conciliateurs eux-mêmes en auront plus de loisir pour chercher encore quelques nouveaux expédients pour faciliter la conciliation des parties, et pour éviter à l’une d’entre elles la honte d’un jugement défavorable.

XV. OBJECTION

§ 127

Dans le Sénat, sur le jugement des procès, il y aura des cabales, des partis, comme dans les autres tribunaux.

Réponse

§ 128

1o Chaque [•] député ne sera que l’organe21 de son souverain : il ne servirait de rien de solliciter l’organe ; ainsi il y aura encore moins de cabales et de partis que dans les autres tribunaux.

§ 129

2o Dans la Chambre impériale de Spire22, ces cabales, ces partis n’empêchaient pas qu’on ne jugeât selon l’équité : c’est que le plus grand nombre est très intéressé à suivre l’équité dans les jugements, quand les juges savent que leurs jugements des procès présents doivent servir de règles pour juger leurs procès futurs.

§ 130

3o Les procès y sont terminés, et terminés sans guerre ; et c’est ce qu’il y a de plus important.

XVI. OBJECTION

§ 131

Le désir de s’agrandir est si naturel que ni le marchand, ni le gentilhomme, ni le souverain ne pourront jamais y renoncer.

Réponse

§ 132

1o Le souverain ne renonce à aucun des agrandissements qui conviennent au marchand, au gentilhomme : il peut comme eux amasser par son industrie, épargner sur son revenu, et de ses profits et de ses épargnes en acquitter ses dettes, en acheter des domaines, en établir des manufactures, en bâtir des maisons de plaisance, etc.

§ 133

2o Le seul agrandissement que se défend le souverain, c’est de s’agrandir injustement par les voies de la force et de la violence, les armes à la main, aux dépens d’un voisin ; or le marchand, le gentilhomme n’ont jamais eu cette espèce d’agrandissement en vue : il n’y a que les corsaires, les voleurs, les bandits chez les particuliers, ou les usurpateurs chez les souverains [•], qui puissent concevoir un dessein aussi injuste et aussi insensé.

§ 134

3o Si le marchand, si le gentilhomme peut dans un État étranger acheter et posséder une terre, un domaine, et en disposer, y acquérir des rentes, il n’y a rien qui empêche le souverain de faire comme eux pareilles acquisitions, en laissant à cet État tout droit de juridiction sur ces acquisitions.

§ 135

On voit donc que le souverain ne renonce à aucune sorte d’agrandissement qui convienne à l’homme en société ; et que s’il renonce au seul agrandissement de territoire, c’est pour acquérir tous les avantages de la société, de la paix et d’un commerce durable avec ses voisins. Or nous avons vu qu’il y avait infiniment plus à gagner pour lui dans la société, dans l’Union, dans la paix, dans le système de l’équité, que dans le système de la violence et de la guerre. Le souverain ne perd donc rien et gagne autant à entrer en paix et en société avec les autres souverains ses voisins que les caciques ou les chefs des bourgs sauvages, qui sont des souverains en petit, gagneraient s’ils pouvaient former entre eux une société durable ; le commerce y amènerait les arts que la guerre en éloigne, et les arts y amèneraient, comme dans les grands États, la sûreté, les richesses et l’abondance.

§ 136

Puisque nous en sommes venus à l’idée des caciques, ou petits souverains des sauvages d’Amérique, faites réflexion sur leur sorte d’indépendance ; il est certain que de droit ils ne dépendent ni des caciques leurs voisins, ni des souverains éloignés, ni de leurs propres sujets ; ils ne dépendent que de Dieu, ils ne sont obligés à suivre aucunes lois, aucuns jugements, mais réellement ils dépendent de tous ceux qui peuvent les déposséder, ils dépendent réellement de tous ceux qu’ils ont à craindre, soit voisins, soit sujets, soit souverains éloignés. Or s’ils pouvaient convenir entre eux de l’étendue de leur territoire, de se garantir mutuellement de tous ceux qu’ils ont à craindre, s’ils pouvaient convenir que leurs différends se décideraient sans armes par des arbitres ; enfin s’ils pouvaient se donner des sûretés suffisantes de leur garantie mutuelle : n’est-il pas visible qu’ils acquerraient par les lois de leur société, de leur convention, une grande indépendance réelle qu’ils n’ont point, et qui est la seule chose désirable, à la place d’une sorte d’indépendance chimérique, qui est véritablement de droit, mais qui leur est réellement très inutile, soit pour leur propre conservation, soit pour l’accroissement de leurs richesses, et de leur autorité sur leurs sujets ?

§ 137

Or faute de cette convention, de cette société entre eux, faute de s’entendre et de connaître le seul remède spécifique à leurs maux, ils sont toujours dans la division, toujours en défiance, toujours en guerre ou en trêves mal assurées, toujours dans le péril et dans le besoin des choses mêmes nécessaires à la vie. Nos guerres civiles nous réduisent à la condition des caciques, et les malheurs des guerres étrangères se font sentir à nos souverains dans la même proportion que les sentent les caciques les plus puissants. Que suit-il de cette digression ? Une vue déjà tant prouvée d’ailleurs, que nos souverains d’Europe, pour être incomparablement plus heureux, peuvent faire eux-mêmes entre eux cette société qu’ils conseilleraient aux caciques pour les rendre incomparablement moins malheureux.

§ 138

4o Les souverains allemands, quand ils convinrent de demeurer tous dans les bornes de leur territoire, n’avaient-ils nul désir d’agrandissement par la voie des armes ? Cependant voyant l’incertitude et les dépenses que demande cette voie d’agrandir leur revenu, et que cette chimère les privait d’agrandissements plus grands, plus certains, plus réels, ils ne firent aucune difficulté d’y renoncer. Ainsi les princes allemands, par tout ce qu’il y a de bon dans leur Union, montrent au reste de l’Europe les moyens de diminuer de beaucoup le nombre des guerres, et par tout ce qu’il y a de défectueux, ils montrent les moyens de n’en avoir point du tout, et d’arriver enfin à cette paix inaltérable où le corps germanique lui-même n’a jamais pu atteindre.

§ 139

5o Puisque le désir d’agrandir son territoire par la voie de la force, ou pour parler plus honorablement, par la voie des conquêtes, est un désir vif et naturel dans les princes, et surtout dans les princes les plus puissants, il n’y a pas de doute que Henri IV, le plus puissant roi d’Europe, n’eût comme les autres nourri un pareil désir : d’où vient donc qu’après la paix de Vervins [•]23 il abandonna le désir de tout agrandissement de cette espèce ? D’où vient qu’il proposa lui-même de mettre des bornes immuables à son territoire ? D’où vient qu’il offrit lui-même par l’Union générale de l’Europe de donner à ses voisins les moins puissants sûreté suffisante que ni lui, ni aucun de ses successeurs ne leur enlèverait jamais un arpent de leur territoire ? D’où vient ce grand changement qui parut en lui douze ans durant jusqu’à sa mort ? C’est que heureusement pour la France et pour l’Europe il lui vint deux pensées en même temps, dont la combinaison forma dans son esprit ce nouveau système de police générale de l’Europe que je remets devant les yeux de tout le monde. La première roula sur la considération des grands avantages que produirait à tous les souverains une paix perpétuelle. La seconde fut la considération de la sûreté réciproque que produirait l’Union générale des souverains de l’Europe toujours représentés dans une ville libre par le congrès perpétuel de leurs députés, pour terminer les différends à venir, ou par la conciliation des commissaires-médiateurs, ou par le jugement arbitral des princes de l’Union, en un mot sûreté entière d’une paix perpétuelle. Ce nouveau système de paix inaltérable lui parut donc incomparablement plus désirable que de nouvelles conquêtes incertaines et toujours d’une prodigieuse dépense ; enfin il vit tous ces avantages que l’on vient de voir dans le troisième Discours, et voilà la véritable cause de ce changement qui se fit en lui. Or pourquoi les mêmes causes, c’est-à-dire les mêmes considérations, n’opéreraient-elles pas dans de semblables souverains de semblables effets ?

XVII. OBJECTION

§ 140

Les guerres sont une suite nécessaire du péché originel qui a corrompu la raison des hommes, et qui leur donne des inclinations tout à fait déraisonnables ; c’est de cette source corrompue qu’ils rapportent tout uniquement à leur propre satisfaction et à leur propre intérêt. Or prétendre rendre les hommes raisonnables, c’est un miracle de la grâce seule, et non pas un ouvrage de la nature : prétendre que les princes soient plus raisonnables que les autres hommes, c’est prétendre encore un autre miracle.

Réponse

§ 141

Voici encore de ces discours généraux de gens qui ne se sont pas donné la peine de réfléchir sur la nature des motifs et des ressorts que j’emploie pour faire concourir tous les souverains les uns après les autres à former l’Union générale.

§ 142

1o Il n’est pas vrai qu’on ne puisse pas éviter la division, quoique cette division soit une suite nécessaire du péché originel. On voit des unions, des alliances entre princes chrétiens et princes païens, entre provinces, entre cantons, entre princes catholiques et princes protestants, et cela malgré le péché originel ; c’est qu’il y a des passions et des intérêts qui portent à l’union et à la paix, comme il y en a qui portent à la division et à la guerre ; et en fait de passions et d’intérêts, les plus forts décident de notre conduite, ils font pencher la balance ; et ainsi le péché originel, qui est la source de toutes nos passions, portera les souverains à opter le système de l’Union, s’il est plus conforme que le système de la division à cet intérêt, qui est la source de leurs passions.

§ 143

2o Ai-je employé d’autres ressorts que les ressorts de la nature, tels qu’ils sont aujourd’hui ? L’homme tel qu’il est veut sa conservation, il veut conserver ses lois, ses coutumes, ses opinions, ses mœurs ; il cherche à augmenter sa religion, ses biens, ses plaisirs, sa tranquillité, sa gloire, son repos, ses commodités et les agréments que peut lui causer la société. Voilà les principales sources des passions humaines ; voilà sur quoi sont fondées toutes les sociétés petites et grandes, celles des bourgs des sauvages, comme celles des Allemands et des autres nations policées ; voilà aussi sur quoi je fonde une union semblable qui n’aura d’autre différence que d’être encore plus étendue que celle des Provinces-Unies, que celle des États d’Allemagne : sont-ce là des motifs trop sublimes, des ressorts surnaturels, et faut-il pour les faire mouvoir un miracle de la grâce ?

§ 144

3o Ai-je employé dans mes motifs, ou la modération de Socrate, ou l’austérité des maximes des stoïciens ? Ai-je même compté que les souverains chrétiens ne consultassent que les maximes de l’Évangile ? Si j’en avais usé ainsi, on aurait raison de dire qu’un système bâti sur de pareils motifs ne saurait réussir sans un miracle de la grâce ; on aurait raison de le regarder à peu près comme impossible dans l’exécution.

§ 145

4o Ai-je supposé autre chose, sinon que les princes songent à leurs intérêts, qu’ils y sont assez éclairés quoiqu’ils s’y trompent quelquefois ? Or cela même n’est-ce pas bâtir sur la nature telle qu’elle est, sur les hommes tels qu’ils sont, plutôt que sur des hommes tels qu’ils devraient être ? Que l’on se ressouvienne de tout ce que j’ai mis devant les yeux des souverains, soit choses fâcheuses à craindre dans le système de la division et de la guerre, soit choses agréables à espérer dans le système de l’Union et de la paix perpétuelle, et l’on verra s’ils ont besoin du miracle de la grâce pour y être sensibles.

§ 146

5o Soutenir que parce qu’il y a toujours eu des guerres en Europe, il est impossible qu’il n’y en ait jusqu’à la fin des siècles, c’est prophétiser, ce n’est pas raisonner ; il faudrait montrer que l’Union générale, ou ne serait pas un remède suffisant, ou serait elle-même impossible ; il faudrait montrer, ou qu’il est impossible que ces souverains cherchent jamais leur intérêt, ou qu’il est impossible que la plupart le croient trouver dans cette Union ; mais c’est ce que je demande à voir que ces impossibilités bien détaillées, et c’est ce qu’on ne me montre point.

§ 147

6o Il est certain que les sages et les saints désireront le succès de ce nouveau système du monde politique, parce qu’il est conforme à la vertu, à la raison et aux intérêts de la justice, de la vérité et de la charité ; il n’est pas moins vraisemblable que les esprits corrompus le désireront, parce que nul autre système n’est plus conforme aux intérêts, soit de la volupté, soit de la vanité : c’est que, soit pour le parfait chrétien, soit pour le mondain, la division, la guerre seront toujours la source inépuisable de tous les plus grands maux, comme l’union et la paix seront toujours le plus solide fondement de tous les plus grands biens.

§ 148

7o Le péché originel devait causer des guerres entre les princes allemands : il en a causé, mais ce péché a-t-il empêché l’Union germanique, qui a fort diminué ces guerres en Allemagne, et qui les en aurait entièrement chassées, si le législateur n’y avait point laissé des défauts essentiels ? Au contraire on peut dire que comme l’envie d’être mieux, la crainte d’être pis sont des passions naturelles venues de la première origine de l’homme ; c’est le péché lui-même qui a contribué à former l’Union germanique, et ce seront les passions ordinaires, la concupiscence et les autres suites du péché originel qui contribueront le plus à former l’Union européenne ; et qui ne sait que l’on peut tirer du scorpion des remèdes contre les maux que cause le venin du scorpion même ?

XVIII. OBJECTION

§ 149

La guerre est un fléau de Dieu destiné pour punir dès cette vie les péchés des méchants, et pour exercer la patience des justes : donc la guerre est un mal nécessaire qu’il est impossible d’éviter.

Réponse

§ 150

1o C’est un fléau de Dieu, lorsque Dieu s’en sert : mais Dieu n’a-t-il point d’autres moyens dans sa toute-puissance, soit pour punir dans cette vie ou dans l’autre les pécheurs, soit pour exercer la patience des justes ? Cet argument ne conclut donc rien.

§ 151

2o Qui sait si Dieu ne veut pas par le moyen de la paix de l’Europe amener les hommes, non seulement à une plus grande connaissance de la vérité, mais encore à une pratique plus exacte de la charité ? Alors il n’aura pas besoin de les punir si sévèrement ; ainsi il n’aura plus besoin du fléau de la guerre.

§ 152

3o Si quelqu’un proposait les moyens d’éviter les grands ravages de la peste et de la famine, dirait-on que non seulement ce serait perdre son temps, mais que ce serait même aller contre les desseins de Dieu qui veut absolument se servir de ces fléaux ? Car enfin qui sait les desseins de la Providence ? Avec un pareil raisonnement on pourrait conclure qu’il ne faudrait pas même tenter par l’habileté des médecins et par la prudence des magistrats de diminuer la peste et la famine. Car n’est-ce pas (dira-t-on) s’opposer à la volonté de Dieu, que de vouloir diminuer la punition qu’il envoie ? Or ne sent-on pas facilement l’absurdité d’une pareille objection ?

§ 153

4o L’union des deux cents souverainetés germaniques, l’union des treize souverainetés suisses, l’union des sept souverainetés de Hollande ont certainement diminué ce fléau de Dieu, puisqu’ils l’ont ou banni entièrement d’entre elles, ou du moins extrêmement affaibli. Dira-t-on que ces unions ont été faites contre les desseins de la Providence ? [•]

XIX. OBJECTION

§ 154

Il est certain que le système de l’Union est dans les vrais intérêts des souverains ; mais une preuve sensible que les hommes ne se conduisent guère par leurs vrais intérêts, c’est ce qui se passe parmi les chrétiens ; ceux mêmes qui sont les plus persuadés de la nécessité de mener une vie chrétienne pour éviter l’enfer et pour obtenir le paradis pratiquent-ils exactement les maximes du christianisme ?

Réponse

§ 155

Il est vrai que les hommes ne se conduisent guère que par des passions et des intérêts mal entendus, mais l’exemple qu’on apporte en preuve pour montrer qu’il est fort douteux que les souverains se résolvent jamais à désirer l’Union n’est pas dans l’espèce dont il s’agit. Dans les chrétiens l’intérêt spirituel a toujours à combattre contre l’intérêt sensible, et le sensible l’emporte toujours : c’est que les hommes se conduisent ordinairement par sentiment, et jamais par spéculation, à moins que la spéculation ne soit parvenue par le secours de l’habitude à être elle-même un sentiment, ce qui est rare.

§ 156

Les passions naissent des choses sensibles, et l’intérêt ordinaire des hommes, c’est la satisfaction de leurs passions ; peu se gouvernent par raison et par des motifs de religion. Si les souverains étaient gouvernés par ces deux motifs, personne ne douterait qu’ils ne désirassent fort le système de l’Union.

§ 157

Le christianisme surtout, qui n’inspire que la douceur, la patience, la charité, le désintéressement, l’humilité, l’admiration et l’estime pour les biens éternels et pour les grandeurs célestes, le mépris et l’indifférence pour les biens peu durables de cette vie et pour toutes les grandeurs humaines ; le christianisme ne conseillera jamais, pour garder des prétentions d’agrandissement terrestre, de refuser une Union perpétuelle ; la philosophie ou la raison épurée, elle qui cherche le repos et la tranquillité pour perfectionner et l’esprit et le cœur, elle qui compte pour beaucoup l’exemption des soins, des chagrins et des inquiétudes pour rendre la vie plus heureuse ; la philosophie, soit stoïque, soit épicurienne, ne conseillera pas de préférer une division et une guerre presque continuelle à une paix perpétuelle.

§ 158

Mais les hommes ordinaires ne consultent guère dans leur conduite ni les maximes de la religion, ni les idées de la philosophie ; ils ne les regardent que comme des pures spéculations ; aussi n’ai-je pas appuyé sur ces sortes de motifs qui ne sont proportionnés qu’à peu de gens. J’ai opposé passion vulgaire à passion vulgaire ; désir de s’agrandir d’une manière, à désir de s’agrandir de plusieurs autres manières ; désir de conquérir et d’envahir en faisant valoir ces prétentions, à crainte d’être envahi par un voisin qui voudra de son côté faire valoir les siennes ; désir d’acquérir de nouvelles possessions, à crainte de perdre son ancien patrimoine ; désir d’élévation de maison, à crainte de faire chasser sa maison du trône ; désir d’augmenter la distinction de sa maison entre les autres maisons souveraines, à crainte de déchoir de celle où l’on est ; désir d’avoir un plus grand revenu par les conquêtes, à désir d’en avoir un beaucoup plus grand par le retranchement d’une prodigieuse dépense et par la grande augmentation du commerce ; désir de se faire un grand nom par les conquêtes, mais une réputation équivoque et même odieuse chez les nations qui auront souffert de ces conquêtes, à désir d’une réputation toute belle, toute aimable toute glorieuse et durable autant que l’Union même, pour avoir contribué à l’établir, et pour avoir procuré par cet établissement la perfection des arts et des sciences, et la félicité des hommes de tous les siècles et de toutes les nations du monde24.

§ 159

Voilà les motifs que j’ai employés. La seule chose où j’ai manqué, faute de calme, de loisir et de talent, c’est de n’avoir pas mis ces motifs dans toute leur évidence ; mais qui les examinera de près les trouvera en eux-mêmes beaucoup plus forts que ceux qui peuvent [•] porter à la division ; et c’est ce qui me fait espérer que la plupart des souverains d’aujourd’hui s’y trouveront sensibles, surtout quand on considérera que les souverains qui ont formé autrefois le corps germanique n’étaient pas d’une autre pâte que ceux qui doivent former le corps européen.

XX. OBJECTION

§ 160

On m’a dit : ce projet, restreint même à l’Europe, est encore trop vaste pour être exécuté ; sa grandeur en fait l’impossibilité.

Réponse

§ 161

1o Lorsque Henri IV commença à travailler à son grand projet qui est dans le fond le même que celui-ci, il vit bien qu’il serait plus aisé de le conclure entre cinq ou six puissances qu’entre quinze ou vingt ; pourquoi se résolut-il donc d’y faire entrer tous les princes d’Europe les uns après les autres ? Pourquoi ce projet ne lui parut-il point trop vaste ? C’est que d’un côté il jugea que dès que le traité serait signé par quelques-uns, la plupart des autres ne demanderaient pas mieux que d’y entrer ; et de l’autre, que l’Union ne serait jamais solide qu’à proportion du grand nombre des membres qui y entreraient ? Ce projet ne parut point trop vaste, ni à Henri IV ni à son conseil. Le duc de Sully, son Premier ministre, était un homme d’un grand sens, et dont les vues étaient fort solides. On le voit bien, et par la manière dont il rétablit les affaires de son maître, et par les choses sensées qu’il a écrites ; il connaissait les affaires de l’Europe. Ces têtes valent peut-être bien celles d’aujourd’hui qui jugent ce même projet trop vaste. Feu M. de Péréfixe qui exalte ce projet, comme il le mérite, écrivait tout ce qu’il en dit par les ordres et sous les yeux du cardinal Mazarin, et le lisait au roi25 ; cela prouve au moins que le cardinal et les ministres de ce temps-là, qui n’étaient rien moins que des visionnaires, quarante-cinq ans après la mort de Henri, ne regardaient pas son dessein comme une belle chimère et comme une chose absolument impossible dans l’exécution, puisque l’intention du Premier ministre n’était pas de se déshonorer, en proposant au roi parmi des maximes sages et sensées d’un bon gouvernement des projets parfaitement chimériques ; mais tout cela n’est qu’un préjugé contre ces faiseurs d’objections. Voyons au fond s’il y a quelque solidité dans leurs discours.

§ 162

2o Ce projet est petit pour les commencements : car enfin que [•] deux, que trois, que quatre souverains signent les articles fondamentaux en 171226 dans la vue d’en attirer d’autres dans leur union, il n’y a rien de trop grand, de trop vaste, il n’y a rien que de très possible, il n’y a rien même que de très facile, vu les grands intérêts qui les porteront à s’unir. Qui prétendrait d’un gland jeté dans la terre en faire naître en un an un chêne de cent pieds de haut aurait une prétention ridicule ? La grandeur en ferait l’impossibilité, mais si l’on prétend seulement en un an en faire naître un petit chêne d’un pied de haut, si l’on compte que l’accroissement de la première année deviendra une cause nécessaire de l’accroissement d’un second pied qu’il doit prendre la seconde année, ce n’est pas porter ses espérances trop loin que d’espérer qu’en cent ans le gland devienne un chêne de cent pieds de haut [•].

§ 163

[3o] Que l’on voie donc ce qui peut se faire chaque année ? Est-ce que l’Angleterre, la Hollande, le Portugal, la France, l’Espagne ne peuvent [•] en trois ou quatre mois de négociation convenir de trois ou quatre articles du traité ? Est-ce que trois mois après ils ne peuvent pas parvenir à convenir de quelques autres, et ainsi convenir des douze articles fondamentaux ou de quelque chose d’équivalent dans le cours d’une année ? Est-ce que Venise, Gênes, les Suisses et les autres princes d’Italie qui auront connaissance de la négociation ne pourront pas y entrer, ou en même temps, ou six mois après ? L’intérêt qu’ils ont de s’unir n’est-il pas infiniment plus grand que l’intérêt qu’ils pourraient avoir à demeurer séparés ? L’Union ne peut-elle pas s’accroître presque en même temps par le consentement des princes allemands, du roi de Danemark, etc. Or les trois quarts de l’Europe unis ne peuvent-ils pas la troisième année attirer peu à peu les autres princes qui seront non seulement invités par le grand intérêt d’une paix inaltérable, mais encore pressés par la crainte d’être forcés par la plus puissante ligue du monde qui se joindrait à leurs ennemis ? L’Europe entière ne pourrait-elle pas la quatrième année se trouver unie, et cela par le même intérêt qui a fait unir les autres ? On voit donc que l’accroissement que l’Union prendra pendant une année sera une cause nécessaire de l’accroissement qu’elle prendra l’année suivante, et ainsi du reste. Qu’y a-t-il donc de trop grand, de trop vaste pour être impossible ? Au contraire comme c’est la grandeur qui en fait la solidité, c’est cette solidité qui engagera tous les princes à la désirer, et par conséquent à travailler à la former ; ainsi l’on peut dire avec vérité que bien loin que la grandeur du projet en fasse l’impossibilité, c’est sa grandeur au contraire qui en fait la facilité.

§ 164

En effet les souverains auraient-ils envie d’entrer dans un traité qui pourrait s’anéantir par le changement de la volonté de quelqu’un ou de quelques-uns des membres, ou de leurs successeurs ; mais dès qu’ils verront que le grand nombre des membres rend ce changement de volonté, ou impossible, ou inutile, alors ils seront d’autant plus portés à entrer dans le traité qu’ils y trouveront de solidité.

§ 165

4o L’empire universel de la République romaine pouvait, tandis qu’elle subsistait, rendre la paix universelle ; mais comme cette république elle-même ne pouvait pas toujours subsister, et qu’elle portait dans ses entrailles divers principes de division qui devaient enfin la déchirer et l’anéantir, ne pouvant pas se rendre perpétuelle, elle ne devait pas donner à la paix une perpétuité, une solidité qu’elle n’avait pas elle-même.

§ 166

Les empereurs romains pouvaient de même donner la paix à la Terre, mais il n’y avait rien d’assez solide dans leur monarchie universelle pour pouvoir durer ; il y avait encore plus de causes de division et d’anéantissement que dans la République romaine27.

§ 167

Pour former une Union toujours subsistante, il semble qu’il fallait que ce vaste Empire se séparât en vingt ou trente morceaux différents qui pussent désormais être perpétuellement unis par un grand intérêt commun et perpétuel, qui consiste dans une augmentation prodigieuse de richesses qu’apportera le retranchement des prodigieuses dépenses de la guerre, et la perpétuité et l’universalité du commerce ; il fallait que ces États pussent se rendre eux-mêmes parfaitement stables par leur Union perpétuelle.

§ 168

Les États de l’Union peuvent tous devenir malades par les divisions intestines, mais il est comme impossible que tous deviennent ainsi malades à la fois. Le plus grand nombre demeure en sa force ; alors les États sains donnent du secours aux États malades et les rétablissent dans leur premier calme et dans leur première santé ; ainsi chaque membre se prêtant en différents siècles des secours mutuels, ils s’empêchent les uns les autres de s’anéantir, et se communiquent ainsi par leur Union perpétuelle une inaltérabilité qu’aucun d’eux n’avait en son particulier, et que l’Empire romain ne pouvait avoir.

§ 169

Il fallait attendre qu’une longue et fâcheuse guerre entre tous les souverains de l’Europe préparât tous les esprits à souhaiter ardemment de rendre la paix inaltérable.

§ 170

Il fallait trouver le temps où plusieurs républiques fussent assez puissantes pour contribuer puissamment à cette Union, mais non pas trop puissantes pour se laisser aller à de folles idées d’une ambition démesurée.

§ 171

Il fallait attendre le moment où d’un côté les alliés de l’empereur pussent être rebutés par de nouvelles difficultés et par la crainte d’une longue guerre et infructueuse ; et de l’autre, il fallait attendre le temps où la maison de France gouvernée par des chefs sages et modérés proposât, ou du moins consentît à donner sûreté parfaite qu’elle n’aura jamais un plus grand territoire, et qu’elle laissera le commerce libre, égal, sûr, franc, perpétuel et universel ; enfin il fallait des conjonctures que la Providence seule pouvait amener pour le bonheur des nations.

§ 172

Ainsi je crois avoir montré que bien loin que le projet ait quelque chose de trop vaste, nulle union ne sera jamais parfaitement solide qu’elle n’embrasse tous les États d’Europe.

§ 173

 [•]Si les Anglais et les Hollandais trouvent que ce projet, restreint même à l’Europe, est encore trop étendu pour être exécuté, qu’ils marquent eux-mêmes le nombre des souverains qu’il suffira pour rendre la paix inaltérable ; qu’ils laissent seulement la porte ouverte à tous ceux qui voudront y entrer, et ils verront que les plus éloignés, pour avoir la faculté d’y entrer, indiqueront eux-mêmes de nouveaux moyens de rendre les mouvements du corps européen aussi faciles, aussi prompts qu’aient jamais été ceux du corps germanique.

XXI. OBJECTION

§ 174

Je ne crois pas (me disait un homme d’esprit) qu’il soit absolument impossible que le projet d’Union se signe par la France, par l’Espagne, par l’Angleterre, par la Hollande, par le Portugal, mais sûrement il ne se signera pas ; je ne puis point (ajouta-t-il) vous démontrer qu’il ne se signera pas, mais sûrement il ne se signera pas.

Réponse

§ 175

Pour moi je dis qu’il se signera, et j’apporte les raisons de ma prédiction, c’est que les puissances sont trop intéressées à le signer ; il convient de ce grand intérêt, mais il soutient qu’ils ne le verront point ; je soutiens qu’ils le verront, il dit qu’ils n’ont pas les yeux assez sains, je soutiens le contraire ; enfin il m’avoue qu’il n’a pas de quoi me démontrer sa prédiction, mais que cela n’empêche pas qu’il n’en soit sûr ; mais pourquoi en êtes-vous sûr (lui dis-je), n’est-ce pas par des raisons suffisantes pour produire cette assurance ? Or pourquoi ne pourriez-vous pas me les faire voir ces raisons ? Il fallut qu’il en vînt au dernier retranchement, qui est de me dire qu’il en était convaincu par sentiment intérieur, l’asile de l’opiniâtreté et de tous les préjugés les plus extravagants ; enfin il n’y a plus à raisonner avec un homme qui ne peut plus apporter de raisons.

XXII. OBJECTION

§ 176

Pour excuser son opiniâtreté, le même homme me dit que plusieurs gens d’esprit qui ont lu l’ouvrage prédisaient, comme lui, qu’il ne se signera jamais [•] un pareil traité, pas même entre les Anglais et les Hollandais.

Réponse

§ 177

Ces gens d’esprit ont apparemment des raisons pour juger ainsi de l’avenir : vous les ont-ils dites ? Si cela est, dites-les-moi, et nous allons les examiner ? Ont-ils trouvé quelques-unes des propositions mal prouvées ? Vous ont-ils dit laquelle, et en quoi consiste le défaut de la preuve ? Ont-ils trouvé quelqu’une des objections à laquelle je n’aie pas solidement répondu ? Dites-moi laquelle. Vous ont-ils dit les défauts de la réponse ? Dites-les-moi et les examinons28. Vous ont-ils fait quelques nouvelles objections ? Dites-les-moi. Il ne me dit rien de nouveau, et cela impatiente. Si c’était une femme incapable de juger de ces matières qui tînt un pareil discours, je n’y trouverais rien à dire ; elle est dans la nécessité sur les choses qu’elle ne saurait voir par elle-même de s’en rapporter au sentiment des autres ; mais en vérité, pour un homme d’esprit, quand il faut qu’il juge d’un ouvrage de pur raisonnement, s’en rapporter à la simple autorité de gens qui, non plus que moi, ne sont rien moins qu’infaillibles, lorsqu’il peut être lui-même juge des raisons de l’ouvrage et de celles des critiques : ce n’est pas prendre la voie la plus sûre pour ne se point tromper, ce n’est plus raisonner, ce n’est plus philosopher, c’est discourir sans raison, c’est proprement faire comme les superstitieux et comme les autres ignorants qui dans le choix de leurs opinions ne veulent voir que par les oreilles.

XXIII. OBJECTION

§ 178

Sans la guerre les nations deviendraient trop nombreuses : la Terre ne pourrait nourrir tout le peuple.

Réponse

§ 179

Cette objection est venue à l’esprit de plusieurs personnes, ainsi il y faut répondre sérieusement ; car il ne faut rien mépriser de ce qui peut arrêter les esprits les plus faibles.

§ 180

1o Il est certain que si ce trop grand nombre d’habitants est à redouter, si cela doit causer quelque crainte pour l’avenir, on ne doit pas être rassuré sur ce grand inconvénient, quand les guerres dureraient partout telles qu’elles sont, puisque malgré ces guerres il est visible que le genre humain multiplie encore, et a considérablement multiplié depuis deux mille ans. Ainsi ceux qui font cette objection devraient trouver qu’il n’y a pas assez de guerre ; et pour se délivrer de leurs craintes, c’est à eux à songer aux moyens de multiplier les combats, le nombre de combattants et les machines meurtrières.

§ 181

2o Ce prétendu inconvénient ne serait à craindre qu’après un prodigieux nombre de siècles. Car, par exemple, la Normandie, ma patrie, où il y a environ [•] quinze cent mille âmes29, est plus grande et beaucoup plus fertile que n’était le royaume de David ; cependant ce royaume nourrissait dans ce temps-là plus de sept millions d’âmes30, parce que les terres y étaient mieux cultivées à cause du grand nombre d’habitants.

§ 182

Beaucoup de gens périssent à la guerre, qui seraient morts ailleurs en même temps, ou même plus tôt ; beaucoup d’autres n’auraient point eu d’enfants ; ainsi on ne peut pas supposer que la paix perpétuelle donne à la France quatre cent mille âmes de plus en cent ans ; ce sera pour la Normandie, qui est la dixième partie de la France, quarante mille habitants de plus en cent ans, et quatre cent mille en mille ans, et quatre millions en dix mille ans. Il faudra donc attendre plus de dix mille ans avant que la Normandie ait plus d’habitants qu’il n’y en avait dans la Palestine, où il n’y en avait pas trop. On peut dire la même chose de tout le royaume à proportion ; mais il s’en faut plus des trois quarts que ni l’Espagne, ni la Tartarie, ni la Moscovie, ni [•] la Norvège, ni la Suède, ni la Turquie, ni l’Égypte, ni le reste de l’Afrique, ni quantité d’îles d’Asie ne soient si peuplées à proportion que la Normandie. Ainsi cette crainte qu’il n’y ait un jour plus d’habitants que de nourriture sur la Terre, il faut la reculer au moins de trente ou quarante mille ans, vu la grande étendue de ces pays en comparaison de la France. Mais que sera-ce si l’on envoie de temps en temps des colonies d’Europe dans les vastes terres de l’Amérique, dans ces grandes îles de l’océan et dans toutes ces autres terres inconnues des deux pôles ; ainsi reculez, s’il vous plaît, votre crainte au moins d’ici à [•] la fin du monde, quand il devrait encore durer cent cinquante mille ans.

§ 183

3o Si l’on se met à désirer les guerres pour empêcher une multiplication qui s’augmente tous les jours, il faut donc désirer une plus mauvaise médecine que la nôtre, afin de tuer plus de gens, et bannir la bonne qui prolonge la vie. Les secrets de prolonger la vie, que tant d’habiles gens cherchent depuis si longtemps, sont donc des secrets pernicieux au genre humain, puisqu’ils conspirent à cette multiplication excessive que l’on veut nous faire craindre ; et un médecin qui aurait un bon remède pour guérir les maladies populaires, et pour la peste, serait un citoyen très dangereux qu’il faudrait promptement ensevelir, lui et son secret ; il faudrait de même dans un État bien policé récompenser [•] tous ceux qui étoufferaient leurs enfants, car enfin il vaudrait mieux étouffer quatre cent mille enfants en cent ans [•] et sans frais que de faire égorger quatre cent mille hommes avec de grands frais : voilà où conduit une crainte aussi extravagante.

§ 184

4o Un trop grand froid, un trop grand chaud, des pluies excessives, trop de sécheresse, un air corrompu, des saisons déréglées, des maladies populaires, les pestes, les famines, toutes choses qui ne dépendent point des hommes, et pour lesquelles ils n’ont point de préservatifs suffisants, seront toujours des maux trop fréquents et trop redoutables au genre humain, et surtout là où le peuple sera fort nombreux. La peste seule enleva en dix mois vers [•] l’an 1668 plus de la dixième partie de la ville de Rouen où j’étudiais, et deux ans auparavant cette maladie emporta à Londres plus de deux cent mille âmes31. Ces fléaux que nous craignons avec tant de raison ne suffisent que trop pour vous guérir d’une crainte aussi déraisonnable que la crainte d’une multiplication excessive, sans que vous ayez besoin d’appeler à leur secours les épouvantables carnages de la guerre.

XXIV. OBJECTION

§ 185

Comment espérer de rendre inaltérable un établissement humain ?

Réponse

§ 186

1o Les arts qui servent à la nourriture des hommes, aux commodités de la vie, l’agriculture, les moulins, l’art de faire de la toile et des étoffes, l’écriture, l’imprimerie, la gravure, l’arithmétique, la manière de mesurer le temps, les champs et les autres choses nécessaires, les établissements des écoles, des collèges, ne sont-ce pas autant d’établissements humains ? Cependant y a-t-il à craindre que ces choses ne durent pas tant qu’il y aura des hommes, ou du moins jusqu’à ce qu’on ait trouvé quelque chose de plus utile ou de plus commode ? Et ce qu’on trouverait de meilleur ne durerait-il pas de même toujours, quoique ce fût un établissement humain ? Et loin de cesser ou de s’altérer, ces établissements ne feraient avec le temps que s’affermir et se perfectionner ; c’est que les hommes naîtront toujours fortement intéressés pour leur repos, pour leur opulence et pour leurs commodités : voilà la manière de rendre inaltérable un établissement humain. Or y eût-il jamais sur la Terre un établissement plus avantageux aux princes et à leurs sujets que le serait l’établissement de [•] la société européenne pour rendre la paix perpétuelle ? Peut-on rien imaginer de plus nécessaire pour leur repos, pour leur opulence, pour toutes les commodités et pour les agréments de la vie ? Pourquoi un établissement où la gloire et la volupté, où le vicieux et le vertueux, où tous les caractères, où tous les âges et tous les sexes trouvent également leur satisfaction et leur bonheur ne serait-il pas durable ? Si quelques hommes peuvent devenir assez insensés pour vouloir brûler leurs villes et leurs maisons, tuer les autres et se détruire eux-mêmes, ce degré de folie est rare, et le grand nombre de ceux qui n’auront pas perdu le sens pourront facilement les réprimer. Qui peut donc empêcher que l’Union une fois établie ne dure autant que le genre humain ?

§ 187

2o L’Union germanique est un établissement humain ; cependant il subsiste depuis six ou sept siècles, et peut encore subsister longtemps malgré ses défauts essentiels ; et que serait-ce si on trouvait le moyen de lui ôter ses défauts ? Or le vrai moyen, le moyen sûr et unique, c’est d’unir ce corps au corps helvétique, au corps hollandais, ou plutôt au corps européen ; et nous avons montré qu’il était plus facile de faire cette augmentation de ligue, de former dans quelques années cette seconde Union, qu’il ne fut autrefois de former la première ; et ce sera alors que cet établissement sera inaltérable.

XXV. OBJECTION

§ 188

Comment concilier le christianisme avec le mahométisme, les Moscovites avec les calvinistes ?

Réponse

§ 189

L’Union qu’on propose n’est pas la conciliation des religions différentes, mais la paix entre nations de différentes religions. Or qu’y a-t-il d’impossible ? Les luthériens d’Allemagne, par exemple, ne sont-ils pas en paix avec les catholiques allemands ? Les différends de religion ont-ils empêché l’Espagne de s’unir avec la Hollande ? Si on ne faisait la guerre que pour la religion, l’objection aurait de la force ; mais dans le projet on laisse chacun dans sa religion, comme dans ses autres possessions ; ainsi il n’est point question de concilier sur cet article toutes les nations du monde : j’ai dit seulement, et je le dis encore, que s’il y a quelques moyens humains qui puissent contribuer à amener peu à peu les diverses sectes au point de vue de la vérité, l’établissement d’une paix perpétuelle est le plus solide de tous ces moyens, et même le fondement de toute conciliation.

§ 190

Par le fréquent commerce les opinions seront fréquemment comparées, et avec le seul secours des fréquentes comparaisons on peut espérer que les opinions les plus raisonnables prendront à la fin le dessus, et par conséquent que la raison servira beaucoup à amener tous les hommes à la véritable religion.

§ 191

Les opinions raisonnables ont un grand avantage dans la comparaison sur celles qui ne le sont pas : sur ce pied-là il est certain que la vraie religion n’a besoin que d’être souvent comparée aux autres pour leur être enfin préférée. La grande étendue, l’augmentation et la perpétuité du commerce entre toutes les nations rendront nécessairement les comparaisons des religions beaucoup plus nombreuses et plus fréquentes ; ainsi on peut s’assurer que la vraie religion, qui est la seule raisonnable, deviendra peu à peu dans la suite des siècles la religion universelle ; il ne faut pas même craindre que cette considération éloigne les nations, ou hérétiques, ou infidèles, de la société européenne ; au contraire elles souhaiteront cette société même par zèle pour leurs religions ; c’est que chacun est dans la persuasion que sa religion est beaucoup plus raisonnable que celle des autres.

§ 192

On m’a objecté que c’est un article de la religion des mahométans, de ne faire que des trêves, et jamais aucun traité de paix avec les chrétiens ; mais ceux qui parlent ainsi ne sont pas bien informés d’une distinction essentielle : il leur est défendu de faire de paix solide et durable avec des ennemis chrétiens ou égaux en force, ou presque égaux ; mais avec des chrétiens qui seraient beaucoup supérieurs en forces, il ne leur est pas défendu de faire une paix solide et durable, puisque sans cela ce serait mettre leur religion dans un péril évident. Or si le Grand Seigneur seul devenait ennemi de la société européenne, son empire et sa religion ne seraient-ils pas dans un danger évident ? Et d’ailleurs puisqu’il leur est permis de faire des trêves de vingt ans et les renouveler, n’en peuvent-ils pas faire de cent ans et les renouveler, et ces longues trêves toujours renouvelées n’opèrent-elles pas le même effet que la paix perpétuelle ?

XXVI. OBJECTION

§ 193

La gloire que quelques souverains espèrent du succès de la guerre peut les éloigner de ce projet, qui rendrait la guerre impossible.

Réponse

§ 194

1o Je suppose que malgré le peu de solidité de ces espérances, l’imagination séductrice, appuyée de l’habitude de penser faux, donne à ces souverains un plaisir très réel à imaginer leur nom célèbre dans toutes les nations, leur maison vingt fois plus florissante dans mille ans qu’elle n’est présentement ; si cette sorte de plaisir était innocent, s’il n’en coûtait rien à personne, je n’aurais rien à dire : l’homme peut être heureux par des visions. Mais si ce seul plaisir, tout chimérique qu’il est, coûte à cent cinquante millions de personnes qui vivent tous les malheurs qu’entraîne la guerre ; si cette chimère leur fait perdre pour jamais tous les biens qu’apporterait la paix universelle et perpétuelle ; si ce plaisir doit causer tant de maux peut-être pendant cent cinquante mille ans, à tous ceux qui nous suivront, sacrifier ainsi froidement à une telle chimère le bonheur du genre humain : c’est chercher la gloire dans la dureté, dans la méchanceté, dans la cruauté même ; or qu’y a-t-il de plus insensé ?

§ 195

2o Quand l’amour de la gloire, quand le désir de rendre son nom célèbre et sa maison illustre porte un homme à entreprendre et à exécuter des choses très difficiles, mais surtout très avantageuses pour le bonheur des hommes, le plaisir qu’il se fait, non seulement n’a rien que d’innocent, mais même il n’a rien que de très louable, parce qu’il n’a rien que de très utile au genre humain. Il s’imagine à la vérité des plaisirs dans l’avenir, qui peuvent bien se réduire aux agréables espérances dont il jouit dans le présent, mais à Dieu ne plaise que je cherche à éteindre en lui des espérances vaines qui produisent dans la société des biens si grands et si réels ; il n’en saurait trop naître de cette espèce dans nos esprits ; mais quand les princes se laissent conduire par des espérances qui doivent rendre les hommes très malheureux, on ne saurait alors apporter trop de soin à les en désabuser, et à leur faire toucher au doigt32 la fausseté et la vanité dont elles sont accompagnées, la honte, l’exécration et les autres punitions dont elles sont suivies [•].

§ 196

[3o] Ou vous serez très heureux après votre mort ; et alors les plaisirs ineffables dont vous jouirez vous permettront-ils d’être sensibles aux petits intérêts terrestres, à la vaine satisfaction de grand conquérant ? Qui ne sait que les très grands plaisirs ne laissent pas de sensibilité pour les petits ? Et qui doute que les plus grands plaisirs de cette vie ne soient bien petits en comparaison de ceux de la vie future ? Ou bien vous serez très malheureux ; et peut-on s’imaginer qu’au travers des plus grandes douleurs on puisse être sensible à de pareilles satisfactions, telle que sera la réputation de grand capitaine, et l’agrandissement de territoire de votre maison dans cette [•] planète ? Jugeons-en par notre propre expérience. La moindre brûlure laisse-t-elle à l’âme la moindre sensibilité pour des satisfactions encore plus grandes que ne peuvent être les satisfactions de la vanité ?

§ 197

4o Je sais bien que les princes, non plus que les autres hommes, ne se déterminent guère dans les partis qu’ils ont à prendre dans leurs affaires journalières par le système de l’immortalité de l’âme et de l’éternité de peines et de plaisirs ; mais cependant il faut qu’ils optent : si c’est dans le système de l’immortalité, ils ne sauraient ignorer que la vertu consiste à rendre les autres heureux, que le crime consiste à les rendre malheureux, que la vertu est seule digne de récompense, et d’autant plus digne que l’on sacrifie de ses intérêts pour le bonheur des autres, que le vice, que le crime est seul digne de punition, et d’autant plus punissable que l’on sacrifie plus du bonheur des autres à sa propre satisfaction, et que pour éviter un petit mal, on leur en fait souffrir de très grands.

§ 198

5o Quiconque a la première teinture de religion, soit chrétienne, soit mahométane, soit chinoise, soit païenne, ne saurait avoir l’idée du paradis que pour les bons, de l’enfer que pour les méchants, et personne ne dispute sur l’idée du bon et sur l’idée du méchant. Le bon fait du bien à ceux qu’il peut ; le méchant ne se soucie pas de faire, de causer beaucoup de maux aux autres, pourvu qu’il lui en revienne quelque satisfaction : or peut-il venir à l’esprit d’un prince que ce soit être bon à ses peuples, que ce soit être bon à ses voisins et aux autres nations, que de s’opposer pour sa propre satisfaction à une paix perpétuelle et universelle ? Les plus impudents flatteurs peuvent-ils jamais espérer de lui persuader que de contribuer de toutes ses forces pour une vaine satisfaction à entretenir perpétuellement les malheurs effroyables de la guerre parmi les hommes, ce ne soit pas extrêmement méchant ? Or peut-il jamais tomber dans l’esprit d’un homme tant soit peu sensé de chercher une grande gloire dans une extrême méchanceté, et d’obtenir une vie infiniment heureuse, en causant aux hommes des maux infinis ?

XXVII. OBJECTION

§ 199

Vous n’auriez pas contre votre projet la plupart des souverains (m’a-t-on dit) s’ils se gouvernaient autrement que par leurs ministres. Mais qui est-ce qui parle aux princes de leurs affaires que leurs ministres ? Et qui sont les ministres qui préfèrent l’intérêt du prince et de l’État à leur propre intérêt ? Les ministres du roi de Suède, par exemple, qui ont le détail de la guerre, soit de terre, soit de mer ; les ministres de la Guerre dont se sert la maison d’Autriche ne verront-ils pas que s’il se faisait une paix inaltérable, ils n’auraient plus, ni crédit, ni considération, ni emploi ? Il ne peut y avoir que le ministre des Finances et du Commerce qui pourrait y gagner, étant déchargé d’un pesant fardeau pendant la guerre, et ayant beaucoup d’affaires utiles et agréables à proposer pendant la paix [•].

Réponse

§ 200

1o Trop de gens souffrent de la guerre pour ne pas souhaiter de sortir de cet état malheureux ; trop de gens parleront de ce projet en Europe, s’il est publié en latin et dans les langues vulgaires, pour que les princes n’en entendent pas souvent parler33 ; et quoique les ministres entourent le prince, ils n’oseraient pourtant lui donner pour désavantageux un traité où les avantages sont si évidents pour lui et pour ses peuples ; peut-être qu’ils pourraient espérer de lui cacher ces grands avantages, s’il était impossible que d’autres qu’eux ne lui en parlassent ; mais trop de personnes sages et désintéressées lui en parleraient : la plupart des souverains le liront donc, et s’ils le lisent, leurs intérêts y sont trop évidents pour ne pas vouloir que la chose soit approfondie ; ainsi ils n’auront qu’à former un ou plusieurs bureaux ou comités de gens habiles qui donnent par écrit les nouvelles objections et les réponses qu’on y peut faire, et qui mettent tout lecteur en état de juger par lui-même s’il est ou nuisible ou avantageux, s’il est ou possible ou impossible à exécuter. Or sûrement si le prince prend ce parti-là, aucun ministre n’osera plus parler malgré sa conscience contre les intérêts de son maître et de sa patrie ; il craindrait avec raison d’être regardé comme un traître et d’être puni de sa trahison34.

§ 201

2o Un ministre craindra qu’un ou deux princes voisins, ayant agréé le projet, ne sollicitent son maître d’y entrer, et que ce ne soit un puissant préjugé contre son sentiment, de voir que d’autres princes regardent ce traité comme avantageux ; ainsi, ou le ministre n’osera risquer sa réputation, ou s’il la risque, il aura la honte de la perdre.

§ 202

3o Il est vrai que dans la constitution présente des États de l’Europe, et du reste de la Terre, les affaires de la guerre, soit directement, soit indirectement, sont les trois quarts et demi des affaires de chaque État ; mais quiconque voudra réfléchir tant soit peu sur les autres affaires du souverain verra bientôt qu’il y a vingt sortes d’affaires négligées, qui sont à la vérité moins pressantes que celles de la guerre ; mais qui sont toutes dans le fond beaucoup plus avantageuses pour le souverain et pour ses sujets. Nous en avons indiqué quelques-unes dans le troisième Discours ; on a négligé de toutes parts ces importantes affaires pour se tourner uniquement du côté de l’affaire de la guerre ; mais si la paix régnait en Europe, et que son règne fût affermi pour toujours, les ministres changeraient à la vérité d’affaires et d’occupations ; mais ils n’en auraient pas moins, avec cette différence que ces affaires seraient beaucoup plus agréables et infiniment plus profitables que celles de la guerre. Ainsi les ministres auraient encore plus d’emplois et plus de créatures à employer, et auraient bien moins de chagrins pour les maux présents, et moins d’inquiétudes pour les mauvais succès à venir.

§ 203

Un seigneur particulier a eu pendant vingt ans de grands procès en divers parlements ; il y a employé deux solliciteurs habiles et gens d’esprit, il a été forcé de tourner presque toute son attention et celle de ses gens de ce côté-là, d’employer presque tout son revenu et une partie de son fonds pour fournir à la dépense de ces solliciteurs, aux frais des huissiers, des procureurs, des avocats, des greffiers, des juges même ; ainsi il a été forcé de négliger ses terres, l’éducation de ses enfants, l’économie domestique et son commerce. Voilà enfin tous ses procès finis, et pour toujours ; il va songer présentement à défricher de bonnes terres, qui faute de culture se sont remplies de broussailles ; à dessécher des marécages, pour faire de bonnes prairies ; à planter de bonnes vignes, et des arbres d’ornement ; à labourer, engraisser et semer ses champs ; à faire paître plusieurs pâturages qu’il n’avait pas le moyen de charger de bestiaux ; à réparer des fermes et des métairies qui tombaient en ruine ; à rétablir des moulins abandonnés ; à trouver des fermiers ; à établir des commis pour son commerce ; à faire des bâtiments et des clôtures utiles et agréables ; à faire des acquisitions commodes. Qu’on me dise si alors ses deux principaux ministres, gens d’un esprit excellent, affectionnés à son service, lui seront désormais inutiles, et s’il manquera d’emploi à leur donner ? Il n’aura plus ces affaires désagréables et dommageables qu’amènent les procès ; mais n’aura-t-il pas d’autres sortes d’affaires moins fâcheuses et plus profitables, pour lesquelles il aura besoin de tout leur zèle et de toute leur application ?

§ 204

4o Serait-il possible, quand les ministres croiraient beaucoup perdre au traité de paix, que tous fussent assez corrompus et assez malheureux pour ne vouloir pas donner leurs petits intérêts au plus grand intérêt que puissent jamais avoir leur prince, leur patrie et tous les hommes de toutes les nations, de tous les siècles à venir. Or dans une cour il suffit d’un ministre zélé pour soutenir la vérité et pour la persuader, quand cette vérité est aussi évidente, aussi intéressante et appuyée du suffrage de tous les gens de bien.

§ 205

5o Les princes du corps germanique avaient leurs ministres pour la guerre ; cependant le projet d’Union fut agréé et exécuté. On peut donc soutenir que l’obstacle qui peut venir de la part des ministres à l’Union de l’Europe ne sera point absolument insurmontable.

Considération sur la noblesse employée à la guerre

§ 206

1o Chacun sait que l’on ne fait la guerre que par nécessité, et pour avoir la paix ; c’est un grand mal que l’on supporte pour en éviter un autre plus grand.

§ 207

2o L’intérêt des gens de guerre n’empêche pas chaque État de faire des paix, ainsi ce même intérêt n’empêchera pas que chacun des souverains qui sont en guerre ne tâche de conclure promptement la paix future, et ne fasse en sorte que cette paix soit fort longue, et s’il se peut, inaltérable.

§ 208

3o Mais au fond la guerre est une loterie, où la noblesse en général perd incomparablement plus qu’elle ne gagne ; la dépense que tous y font passe de beaucoup les récompenses que tous en tirent ; peu de billets noirs en comparaison des billets blancs. J’appelle une loterie égale, où les billets noirs tous ensemble valent tout ce que coûtent à tous les joueurs tous les billets, soit blancs, soit noirs. J’appelle loterie inégale, celle où tous les billets noirs pris ensemble ne valent pas ce que coûtent aux joueurs tous les billets, soit blancs, soit noirs ; elle est fort inégale, quand il s’en faut un tiers, une moitié que ces billets n’arrivent à la valeur de ce que coûtent tous les billets. Or il est évident que beaucoup plus de familles nobles sont, ou éteintes, ou appauvries, ou ruinées par le métier de la guerre, qu’il n’y en a d’enrichies et d’élevées ; c’est une loterie qui peut être avantageuse pour quelques maisons particulières en très petit nombre, mais ruineuse pour le général des maisons de la noblesse.

§ 209

4o Quant à la distinction, il est évident que tant que l’État pour sa conservation a besoin de gens de guerre, il est à propos d’attacher des honneurs à la valeur et aux talents de bon officier ; mais s’il arrive, par le moyen de l’établissement de la république de la paix, qu’on n’ait plus besoin de guerre, ce même État attachera ces mêmes honneurs, ces mêmes distinctions aux vertus, aux travaux, aux talents à proportion qu’ils seront plus utiles au bonheur de l’État : ainsi la noblesse n’y perdra, ni honneurs, ni richesses.

§ 210

5o Dès que l’on mettra beaucoup de degrés dans les emplois de justice, de police, de finance, de commerce, des arts et des sciences, les seuls emplois qui peuvent rendre un État heureux et florissant, dès qu’on y attachera des honneurs, dès qu’on n’y placera que ceux en qui on reconnaîtra le plus de bonté, de justice, de capacité et d’application, chacun trouvera sa place, le ressort de l’émulation sera mis en œuvre au profit du public, l’État sera bien servi, et les particuliers seront bien récompensés.

§ 211

6o Comme chaque État fera une grande épargne en troupes, il est juste d’employer une partie de cette épargne en pensions pour les officiers de terre et de mer qui seront congédiés, à proportion de leur rang ; il est à propos que ceux qui ont servi soient récompensés à proportion de leurs services, et que chacun de ceux qui sont intéressés à la continuation de la guerre reçoivent quelques désintéressements du profit même que fera l’État par la continuation de la paix.

§ 212

7o La noblesse n’achète-t-elle pas beaucoup d’emplois de guerre ? Ainsi ne pourra-t-elle pas acheter des emplois de paix, lorsqu’il sera établi que ce seront les sources des honneurs ? Lorsque les nobles seront préférés, et lorsque les charges seront fixées à un prix modique, où l’on puisse aisément atteindre ? Lorsque dans chaque corps il y aura beaucoup de degrés de distinction pour ceux qui auront plus de lumières, d’application et de probité ? Et lorsque l’on donnera les honneurs de comte, de marquis, de duc ou autres semblables, à ceux qui par leurs services seront montés aux premières places ? Et n’est-il pas juste après tout que ceux qui rendent les plus grands services à l’État en reçoivent les plus grandes récompenses ?

§ 213

8o L’État devenu plus riche ne pourra-t-il pas rembourser partie du prix des charges, afin que dans la noblesse moins riche le souverain puisse choisir sur un plus grand nombre les excellents sujets ?

§ 214

9o La noblesse aura les mêmes honneurs, de plus grands revenus, et les maisons ne s’éteindront plus par les guerres, et dureront beaucoup plus longtemps. Tels sont les avantages que la noblesse tirera de l’inaltérabilité de la paix.

XXVIII. OBJECTION

§ 215

Les hommes sont si disposés à se contredire les uns les autres, si différents dans leurs vues et dans leurs manières de penser, si opposés dans leurs intérêts, que quand il est nécessaire d’obtenir de quatre personnes leur consentement pour une chose qui leur est utile, il est presque impossible d’y parvenir. Or comment donc espérer de faire jamais convenir [•] vingt-quatre souverains qui ont la plupart des sentiments si différents, qui sont gouvernés en partie par des ministres qui ont leurs intérêts particuliers souvent opposés à ceux de leurs maîtres, et de les faire convenir de soixante articles différents ? Cependant sans convention, point d’union.

Réponse

§ 216

1o Il est vrai que les hommes ont une grande disposition à se contredire les uns les autres ; mais ils n’ont pas coutume de contredire celui qui parle pour eux, et conformément à leurs plus grands intérêts, à moins qu’ils ne soient dans quelque accès de passion violente, qui n’est qu’une folie passagère.

§ 217

2o Quand on a tant de peine à faire convenir quatre personnes d’un seul article, c’est qu’il y a quelqu’un d’eux à qui il n’est pas évident que cet article lui soit avantageux, car sans cela il ne se trouverait aucun obstacle. Or il est évident pour tous les souverains que le système de l’Union sera infiniment plus avantageux pour eux et pour la durée de leur maison que le système de la guerre. Ainsi il n’y a rien qui puisse les éloigner de convenir [•] des articles qui doivent servir de fondement à l’Union.

§ 218

3o Cette objection irait à prouver qu’on ne pourrait jamais espérer de former aucune société, aucune compagnie seulement de quatre ou cinq personnes, et surtout celles où il faut beaucoup de sortes d’articles qui soient comme les moyens d’arriver au but que se proposent ces sociétés. Cependant l’expérience nous apprend que dans les affaires civiles, dans les entreprises de piété, il se forme des compagnies de commerce, des sociétés de religion d’un plus grand nombre de personnes que de quatre, que de [•] vingt-quatre ; et que le nombre s’augmente très considérablement par le nombre de ceux qui croient trouver leurs avantages à y entrer.

§ 219

4o Je n’ai pas prétendu que la convention se fit tout d’un coup entre les [•] vingt-quatre souverains mais qu’elle se pourrait faire d’abord entre deux, entre trois, entre quatre ; qu’ensuite d’autres y entreraient. J’ai dit, et je crois l’avoir bien prouvé, que cette première convention entre [•] deux, entre trois, entre quatre n’est pas impossible, qu’elle suffit pour commencer l’Union, que cette Union commencée, chacun y entrera, s’il suit ses plus grands intérêts ; et que si quelqu’un n’y voulait pas souscrire de bon gré, l’Union plus puissante l’y ferait facilement souscrire les armes à la main. Or sur quel fondement juger qu’il est impossible que ces quatre puissances conviennent de former cette Union ? Il faudrait montrer que quelqu’un d’entre eux ne verra pas les quinze grands avantages dont on a ci-devant parlé : qu’on me nomme quelqu’un de ces quatre souverains, et qu’on me dise qui l’empêchera de trouver son intérêt, et un intérêt prodigieux dans cette Union.

§ 220

Si vous n’avez pas de raison pour croire que les princes ne trouveront pas dans l’Union de très grands avantages, vous avez tort de juger qu’ils ne conviendront jamais ; si au contraire les avantages sont immenses pour eux à convenir de cette Union, si ces avantages sont évidents même pour ceux qui seraient prévenus de passions contraires, il est certain qu’ils la souhaiteront à proportion qu’elle leur paraîtra avantageuse ; c’est l’intérêt qui divise, mais c’est l’intérêt qui unit. Nous n’avons pas plus de pente à la division qu’à l’Union ; ce qui fait notre pente, c’est le plus d’intérêt que nous trouvons, ou que nous croyons trouver du côté de la division, plutôt que du côté de l’Union.

§ 221

5o Quant à la multitude des articles dont les souverains doivent convenir, n’est-il pas vrai qu’ils se réduisent tous à un, qui est de conserver entre eux une paix qui leur doit être infiniment avantageuse ? N’est-il pas vrai que les autres articles sont subalternes, et ne sont que des moyens pour arriver à un but si désirable, et le prix du but ne fait-il pas agréer les moyens, quand les moyens coûteraient beaucoup, pourvu qu’on les regarde comme absolument nécessaires, et que le but paraisse d’un plus haut prix que tous les moyens ensemble ? [•] Et puis tous ces moyens fondamentaux se réduisent à douze articles, et dès que l’on sera convenu que les autres articles se formeront pour la provision35 à la pluralité des voix, et aux trois quarts pour la définitive, il est impossible que la multitude des articles fasse jamais un obstacle.

§ 222

Qui doute que pour l’établissement de cette fameuse compagnie que les Hollandais ont formée pour le commerce des Indes36, il n’ait fallu que quelqu’un en ait fait un premier plan fondé sur le profit immense que l’on y pourrait faire, si l’on pouvait fournir certaines avances pour divers établissements nécessaires, avances qui ne pouvaient être faites que par un grand nombre de riches particuliers ? Mais ce grand profit mis une fois en évidence fonde l’union de dix personnes, et bientôt après de quarante, ensuite de cent ; et enfin de deux mille, de vingt mille personnes qui ont d’ailleurs des intérêts particuliers fort différents, et peut-être opposés : le grand profit qu’ils doivent faire en commun ne les fait-il pas passer par-dessus des intérêts moins considérables ? L’union se forme et ne consiste qu’en un article fondamental : que chacun profitera à proportion de ce qu’il y mettra. Il est bien vrai qu’il faut convenir de cent autres articles pour faire réussir le projet ; mais si ces articles sont les moyens les plus convenables pour arriver au but, chacun par intérêt ne les souhaite-t-il pas, ne les demande-t-il pas ? On compte pour rien la perte ou la dépense quand elle est nécessaire pour faire un profit très grand et proportionné à cette dépense.

§ 223

Mais au fond, quand on se tromperait d’abord en quelque chose sur le choix de ces moyens, de ces articles dont on est convenu par provision37, on ne risque rien, puisque ceux qui font la société, ceux qui la gouvernent, peuvent, ou éclairés par de nouvelles réflexions, ou instruits par leur expérience, changer ces articles et prendre de nouveaux moyens plus convenables et plus commodes ; le même intérêt qui les a fait convenir d’un article, tandis qu’ils ont cru qu’il était avantageux pour arriver au but, ce même intérêt le leur fera aisément changer, dès qu’ils apercevront qu’il est moins avantageux que nuisible ; entre associés le but rectifie bientôt les moyens, et quand on sait une fois la grande valeur du but, chacun se rend facile pour convenir des moyens ; ainsi dans ce projet, loin que le nombre des articles doive épouvanter, on ne sera en peine que de les multiplier pour perfectionner l’ouvrage ; et les princes qui s’uniront peuvent-ils craindre de s’engager à quelques articles, ou pénibles, ou désavantageux, eux qui sont les maîtres, aux trois quarts des voix, de s’en dispenser, comme ils ont été les maîtres de s’y engager ? N’auront-ils pas en ceci le même intérêt, qui est d’un côté de rendre l’Union la plus solide qu’il leur sera possible, et de l’autre de faire en sorte de choisir les moyens qui leur coûteront le moins, et qui leur seront les moins incommodes pour augmenter cette solidité ?

§ 224

6o Qui doute que les deux cents souverains d’Allemagne ne fussent fort disposés à se contredire les uns les autres : cependant ils convinrent, et par quelle raison ce qui s’est fait autrefois entre deux cents devient-il impossible présentement entre [•] vingt-quatre ?

XXIX. OBJECTION [•]

§ 225

Le système de la paix est proprement le système de l’abondance, ainsi une longue paix nous apporterait certainement une grande abondance, et ferait cesser une grande partie de nos misères ; mais souvent l’abondance traîne avec elle la mollesse, le luxe, la débauche ; les hommes ne feront donc que changer de maux [•]. Nunc patimur longæ pacis mala, sævior armis luxuria incubuit38.

Réponse

§ 226

1o Il est vrai que lorsque les lois ne dispensent pas les honneurs, les dignités, les emplois, les pensions aux plus vertueux, aux plus laborieux et aux plus intelligents, les vices de l’abondance sont à craindre ; mais il sera bien plus facile de former et de faire observer de bonnes lois, de bons règlements dans la tranquillité de la paix que dans le trouble et l’agitation de la guerre.

§ 227

Lorsque les vices règnent dans un État, ce n’est pas tant la faute de l’abondance que la faute des lois qui ne sont pas encore arrivées au point de bien diriger les mœurs par la bonne dispensation des récompenses. Tenez par des lois sages la porte ouverte à toute condition, à tout âge pour s’élever aisément à proportion de son travail au-dessus de ses pareils, il arrivera que ceux qui ne travailleront pas tomberont dans le mépris ; ainsi presque tous travailleront. Mais si le ressort de la gloire n’est bien fécondé par de sages lois, si la parenté, l’alliance [•], le sexe, le dévouement servile, la flatterie, la faveur décident plus souvent des emplois et des récompenses de l’État que les talents, que l’application, que la modération, que la probité, on abandonnera toujours ces bonnes qualités et l’État tombera peu à peu en [•] décadence à mesure que les emplois et les récompenses seront mal distribués et se relèvera à mesure que tout commencera à se distribuer avec plus de choix et de justice.

§ 228

Ces sages Romains qui avaient une si belle discipline militaire, de si belles lois pour conquérir le monde par la guerre, n’avaient pas assez bien pourvu aux lois qui pouvaient prévenir les divisions entre eux et les malheurs du luxe durant la paix ; ils avaient trouvé ce qui doit produire l’abondance, mais ils n’avaient pas inventé les règlements nécessaires pour inspirer à chaque citoyen le bon usage de cette abondance.

§ 229

Or quand peut-on espérer de trouver ces sages règlements ? Quand peut-on espérer de les établir, que lorsqu’on ne sera plus occupé des inquiétudes et des maux pressants de la guerre, et lorsqu’on ne craindra plus de séditions et de révoltes au milieu de la paix ?

§ 230

Le luxe, la débauche, la basse ambition ne sont donc pas des suites [•] absolument nécessaires de l’abondance, ils n’en sont suites nécessaires que dans un État qui n’est pas encore assez bien policé ; le mauvais usage de meilleures choses est à craindre, s’ensuit-il que les bonnes choses soient à éviter ? Faudra-t-il demander la petitesse d’esprit, l’ignorance, parce qu’on peut abuser de la science et de l’étendue d’esprit ? Que de biens il revient à une province quand l’abondance se trouve chez des personnes généreuses, habiles, compatissantes, laborieuses [•], intelligentes ! Les voisins, les amis, les parents, les pauvres, les riches même, tout le monde s’en ressent ; distribuez avec justice les récompenses utiles et honorables à ceux qui dans leur condition serviront le mieux le public, et ne craignez plus pour eux l’abondance ; dirigez vos lois et vos règlements, faites des établissements pour connaître plus exactement les divers degrés de mérite de chaque sujet, et chacun ne songera plus à se faire d’autres patrons que le mérite même ; laissez les fainéants sans honneur, sans emploi, il s’en trouvera peu, et dès qu’on aura ainsi jeté des marques de mépris sur le luxe, sur la mollesse, sur l’intempérance, sur la paresse, sur la basse ambition, les vices chercheront bientôt une autre contrée.

§ 231

Voulez-vous, m’a-t-on dit, retrancher les jeux, les repas agréables, les spectacles, pour donner tout à la gloire ? Je n’ai garde de demander aux hommes du commun une perfection dont ils ne sont pas capables ; la modération dans les plaisirs innocents est une vertu qui suppose des plaisirs, et la vertu la plus rigide en a besoin comme d’un relâchement nécessaire à la nature. Il est vrai que pour le bon gouvernement d’un État, on a bien plus besoin de mettre en œuvre le ressort des plaisirs de la gloire que le ressort des plaisirs des sens ; mais la gloire elle-même a besoin d’être dirigée ; et ne voit-on pas souvent qu’au lieu de produire l’émulation sur l’acquisition du mérite, elle ne fait naître que la jalousie sur la récompense que reçoivent les autres ? Ne voit-on pas avec étonnement qu’un sentiment estimable dans son principe ne produit quelquefois qu’une conduite honteuse et méprisable ?

§ 232

Dans le calme de la paix, il ne sera pas bien difficile de diriger peu à peu les mœurs par la gloire. Nous en avons vu des exemples dans Lacédémone et dans l’ancienne Rome ; les hommes vont droit à la récompense. Ne récompensez que les actions glorieuses, que les qualités estimables et utiles et à proportion qu’elles sont utiles ; l’abondance, loin de nuire à la vertu, ne servira qu’à mieux établir son règne.

§ 233

2o Il faut opter entre le système de l’abondance et le système de la pauvreté. Or qui ne voit que la pauvreté traîne après elle beaucoup plus de crimes, et de plus grands crimes, que l’abondance ? Le même homme, qui est injuste à trois degrés tant qu’il est dans l’abondance, le serait à six s’il tombait dans la pauvreté ; c’est que dans l’abondance il n’en coûte le plus souvent que du superflu pour être juste, au lieu que dans la pauvreté il en coûte du nécessaire.

§ 234

Les larcins, les fraudes, les faussetés, les parjures, l’hypocrisie, les perfidies, les vols, les empoisonnements, les assassinats marchent à la suite de la pauvreté et font de bien plus grands crimes que ceux de l’intempérance, de la fainéantise et du luxe : c’est que les crimes de la pauvreté rendent criminel, odieux, exécrable, et tendent à détruire la société, au lieu que la plupart des vices de l’abondance ne font le plus souvent que rendre la société incommode, et le vicieux méprisable.

§ 235

3o Qu’on se représente le prodigieux nombre de meurtres qui se font tous les jours à la guerre, les incendies, les pillages, et toutes les autres violences des soldats ivres et emportés ; ce sont des suites nécessaires du système de la guerre. Or l’on verra que les vices du système de l’abondance et de la paix sont infiniment moins à craindre pour le genre humain que les crimes qu’autorise la guerre.

§ 236

4o Voyons-nous qu’en Hollande où les habitants sont plus opulents qu’ailleurs, que dans cet État où il y a plus de richesses à proportion chez les particuliers qu’en aucun pays du monde, il y ait plus de vices et plus de crimes que parmi les autres nations ? Au contraire les habitants, soit qu’ils doivent cela à l’abondance même ou à leurs bonnes lois, exercent bien plus exactement la justice, la bonne foi et la charité qu’on ne fait dans les pays où règne l’indigence39.

§ 237

Qu’on ne nous présente donc plus l’abondance comme un malheur pour les hommes, à moins qu’on ne veuille regarder comme des maux tous les biens dont ils peuvent abuser, ce qui serait une grande extravagance.

XXX. OBJECTION [•]

§ 238

La guerre avec les États voisins est très utile à un État, pourvu qu’elle ne se fasse pas avec une trop grande dépense, pourvu qu’elle ne dure pas trop longtemps, et qu’elle ne se fasse pas avec un grand désavantage, en ce qu’elle éloigne les guerres civiles en consumant les esprits turbulents, remuants, inquiets, les gens ruinés par leurs profusions, qui, pour changer de situation, exciteraient des séditions dans les provinces et formeraient des partis dans l’État. Or de deux maux il faut choisir le moindre ; et qui ne sait que les guerres civiles sont beaucoup plus funestes et beaucoup plus ruineuses pour l’État que les guerres étrangères ?

Réponse

§ 239

1o Ces esprits inquiets et turbulents qui se consument à la guerre ne sont pas les seuls qu’elle fait périr ; elle en fait aussi périr au moins une autre moitié de citoyens sages et vertueux, qui auraient rendu de grands services à leur patrie dans les emplois de paix [•] ; elle fait périr beaucoup d’habitants sur les frontières et dans les villes assiégées.

§ 240

2o Dans le système présent de la guerre, il est visible que les guerres étrangères font naître et facilitent souvent les révoltes et les guerres civiles : on en voit des exemples en Hongrie, en Pologne, en Italie, en France, en Espagne, partout, et dans tous les temps où les citoyens sont armés contre les citoyens pendant les guerres étrangères [•].

§ 241

3o Qui peut se promettre de poser des bornes à une guerre étrangère, soit du côté de la durée, soit du côté de la dépense, soit du côté des succès malheureux ?

§ 242

4o La réponse décisive, c’est qu’il ne peut y avoir d’utilité dans la guerre étrangère qu’en ce qu’elle peut éloigner la guerre civile. Or nous avons démontré que dans le système de l’Union il n’y aurait à craindre ni guerre étrangère, ni guerre civile ; ainsi l’Union serait un préservatif infaillible contre les guerres civiles, au lieu que la guerre étrangère, loin d’être un préservatif sûr contre les guerres civiles, en devient souvent l’unique cause.

XXXI. OBJECTION

§ 243

Je conviens (m’a-t-on dit) que si quatre ou cinq souverains avaient commencé à signer ce traité, tous les autres le signeraient l’un après l’autre ; mais c’est ce commencement qui est presque impossible.

Réponse

§ 244

Je sais bien qu’un ouvrage ne saurait jamais s’achever s’il ne peut jamais se commencer ; mais pourquoi juge-t-on que si le traité était commencé par quatre [•] souverains, les vingt autres viendraient l’un après l’autre le signer et l’achever ? Y a-t-il quelque autre fondement à ce jugement que le grand intérêt que ces vingt auraient à signer les derniers ce que [•] les quatre autres auraient signé les premiers ? Or quelle preuve, quelle impossibilité y a-t-il que le même motif, qui serait sûrement assez puissant pour [•] faire signer les vingt derniers avec joie et avec empressement, ne sera pas sûrement assez puissant pour en exciter quatre à signer les premiers ? Qu’on me montre cette impossibilité ; il y a même un motif de plus pour les premiers, c’est l’honneur d’avoir commencé l’établissement le plus important aux peuples et aux souverains que l’on puisse jamais imaginer.

§ 245

Au reste j’avoue que ces sortes d’objections, dont je ne saurais découvrir la force, et qui ne prennent leur source que dans des préjugés sans fondement, loin de m’ébranler, ne font que m’affermir, loin de m’ôter l’espérance du succès, ne font que me l’augmenter ; c’est que l’on a sujet de croire que ceux-là n’ont rien de solide à objecter, qui après s’être tournés de tous les côtés ne présentent que des fantômes de difficultés qui s’évanouissent dès qu’on [•] veut les toucher [•].

§ 246

Voici encore quelques nouvelles objections qui m’ont été faites sur la troisième ébauche de cet ouvrage [•].

XXXII. OBJECTION [•]

§ 247

On m’a dit que j’eusse mieux fait de cacher ma patrie au public, et que j’en aurais paru moins suspect de partialité à toutes les nations.

Réponse

§ 248

Cette pensée m’était venue, mais je ne m’y suis pas arrêté : 1o parce qu’étant dans la nécessité de profiter des avis de plusieurs personnes habiles, de différents emplois et de différents caractères, je n’eusse jamais pu parvenir à tenir mon nom caché pour le public.

§ 249

2o Ce n’est pas en disant que l’on n’est point partial que l’on peut persuader que l’on n’a pas plus de penchant pour une nation que pour une autre, c’est en proposant effectivement des choses équitables en elles-mêmes, et qui accommodent également toutes les nations. Ainsi je propose la restitution de quelques conquêtes, tant pour la maison de France que pour tous les autres princes dépossédés : ce n’est point par esprit de partialité, c’est que la dépossession m’a paru injuste, et que ce qui était à restituer ne valait pas pour les Anglais et pour les Hollandais la dixième partie, la centième partie que leur vaudra l’inaltérabilité de la paix ; ainsi j’ai eu raison de croire que cette proposition accommodait également et la maison de France, et les alliés de la maison d’Autriche. Or que peut-il y avoir de moins partial qu’une proposition juste et également accommodante pour les parties intéressées ?

XXXIII. OBJECTION [•]

§ 250

Ce n’est pas tant la mauvaise volonté des ministres (m’a-t-on dit) qui est à craindre pour le succès du projet d’Union, que la difficulté qu’ils sentiront à changer tout d’un coup tout le système de leur ministère.

Réponse

§ 251

Dans chaque État, le ministre du Commerce, le ministre des Finances, le ministre des Affaires étrangères ne changeront point de système, ils auront les mêmes affaires, avec cette différence qu’elles seront beaucoup plus faciles et beaucoup plus agréables, et comme les vues pour le perfectionnement de la police, des lois civiles, des règlements et des établissements pour l’éducation, pour les chemins, pour les canaux, pour les arts, pour les sciences, se multiplieront, le ministre de la Guerre pourra avoir de ce côté-là beaucoup d’emploi, et une occupation plus agréable et plus facile que celle qu’il quitte. Or il ne lui sera pas difficile de diriger bientôt de ce côté-là ses vues et ses bureaux.

XXXIV. OBJECTION [•]

§ 252

Un autre m’a dit : dans un État, ce sont les ministres qui décident, et les ministres n’ont pas le loisir de lire un gros mémoire, bien moins ont-ils l’esprit assez calme pour le lire avec attention et pour en relire les endroits les plus importants ; cependant le mémoire est de dix heures de lecture ; ainsi il restera sans exécution40.

Réponse

§ 253

Il est vrai que dans un État, les ministres seuls ont l’autorité de décider, et qu’entraînés rapidement par le torrent des affaires journalières, importantes et pressantes, ils n’ont pas souvent le loisir de lire et d’examiner avec des gens habiles un mémoire fort long ; mais cependant, 1o ce mémoire traite de la plus importante affaire qu’il y ait présentement à traiter, et en traite à fond, et par les premiers principes. 2o Si tous ceux qui ont du loisir, et en qui ils ont confiance, sont prévenus en faveur du mémoire, il se fera naturellement une sorte de conspiration de suffrages, qui obligera les ministres à l’examiner eux-mêmes. Ainsi la voix publique et l’intérêt commun suffiront pour obliger les ministres et les princes à établir un bureau exprès pour l’examen de l’ouvrage ; et s’il est attaqué publiquement, s’il est examiné, il réussira. Ce qui est de vrai, c’est qu’avant qu’il ait été traduit en toutes les langues vulgaires de l’Europe, avant qu’il ait été imprimé dans les capitales, et qu’il soit, pour ainsi dire, parvenu entre les mains de tout le monde, il faut quelques années, il faut que le froment, avant de produire une moisson abondante, soit semé, et s’il se peut, en bonne terre, il faut du temps pour le faire venir en herbe, il en faut pour le faire venir en grains, mais tout est assujetti au temps ; et c’est avoir beaucoup fait pour le succès d’un pareil projet qu’il n’ait plus besoin que des mains des gens de bien pour le semer partout, chacun selon leur pouvoir.

XXXV. OBJECTION [•]

§ 254

Un souverain puissant, comme le Turc, ne peut-il pas faire des armements sans que l’Union en soit avertie, et ne peut-il pas gagner un résident ?

Réponse

§ 255

Il pourra gagner un résident, mais dès qu’il faudrait gagner dix résidents, quinze résidents, qui seront répandus dans un grand État, un prince ne songera pas seulement à le tenter, tant la chose lui paraîtra impossible ; d’autant plus qu’un seul tenté et non gagné suffit pour tout découvrir.

XXXVI. OBJECTION [•]

§ 256

On m’a dit : les principes de division qui sont dans les hommes suffisent pour détruire un jour l’Union.

Réponse

§ 257

1o Quand au bout de cinq cents ans l’Union viendrait à se détruire, l’Europe aurait toujours joui d’une très longue paix et par conséquent d’une très grande et très longue félicité.

§ 258

2o Nos États durent malgré les jalousies, les haines d’un citoyen contre un autre citoyen, c’est qu’il n’y a aucun citoyen qui ne veuille quelque union avec plusieurs, tandis qu’il veut être en division avec quelqu’un ; nul ne veut vivre ennemi mortel de tous les autres, ses besoins le rappellent à la société de quelques-uns.

§ 259

3o Les souverains sages seront retenus par la crainte de perdre les biens qu’ils tirent de l’Union ; à mesure que leur sagesse est grande, ils aperçoivent que ces biens sont plus grands qu’ils ne paraissent.

§ 260

4o La société une fois faite, les peines une fois établies contre les perturbateurs, la seule crainte des punitions retiendra ceux qui ne sont pas assez sages pour apercevoir les biens qu’ils tirent de la société.

§ 261

5o Il restera des histoires, et ces histoires, en représentant nos malheurs et ceux de nos pères, instruiront nos neveux ; la seule comparaison de l’état où les souverains seront avec l’état où leurs ancêtres ont été suffira pour leur faire sentir la différence de l’état de division à l’état de société.

§ 262

6o Cela me fait penser qu’un des premiers chefs de l’éducation des souverains futurs, c’est la lecture des histoires des malheurs causés aux maisons souveraines par les conspirations, par les guerres civiles et par les guerres étrangères, et chaque État doit payer les meilleurs écrivains pour bien écrire toutes ces choses, pour les mettre en spectacle sur nos théâtres, et pour les rendre à la portée de tous les esprits, et surtout des enfants de maison souveraine.

§ 263

7o S’il reste encore en Asie et en Afrique des peuples en guerre, leur misère, leur grossièreté seront des tableaux perpétuels de ce que cause la guerre.

§ 264

8o Il n’y a pour persuader les souverains futurs de l’utilité de la société européenne qu’à convenir que ceux qui vivent envoient à la ville de paix l’état présent de leur revenu, de leurs dettes, du nombre des villes et de leurs habitants, l’état de leur maison, de leurs différents palais, etc. et l’état à peu près du revenu des sujets ; et l’on verra clairement au bout de chaque siècle les avantages que l’on a tirés de l’établissement de cette société, et par conséquent ceux que l’on doit se promettre de sa durée.

XXXVII. OBJECTION [•]

§ 265

L’auteur n’aurait-il point mieux fait de donner son système comme une idée platonique ?

Réponse

§ 266

1o J’ai déjà dit que si je n’avais eu qu’une simple opinion spéculative à persuader, j’aurais pris le parti de proposer le système simplement, comme une idée belle en elle-même, et dont on se serait contenté de dire : Entre les belles visions, voilà une des plus souhaitables. Mais je n’aurais jamais pris tant de peine simplement pour amuser, pour divertir le lecteur ; et comme j’étais persuadé de la possibilité de l’exécution de ce projet, si j’eusse fait paraître dans le corps de mon ouvrage que je doutais le premier de cette possibilité, aucun lecteur ne l’eût cru possible : car qui est-ce qui va sur l’opinion de l’utilité d’un ouvrage au-delà de l’auteur même ? Ainsi je n’aurais jamais pu espérer que l’approbation stérile d’un lecteur superficiel, qui s’en serait amusé pendant deux ou trois jours.

§ 267

Au reste j’avais d’abord pris ce ton-là dans la première ébauche : j’expérimentai qu’il ne vint pas seulement à l’esprit d’aucun lecteur que l’ouvrage pût être regardé autrement que comme un ouvrage d’amusement du genre de la République de Platon.

§ 268

J’ai bien vu qu’en traitant l’affaire sérieusement, je m’attirerais quelque ridicule de la part des esprits superficiels, mais que je les obligerais à force de raisons solides de répondre sérieusement à un corps de raisonnements assez suivi pour n’être si légèrement méprisé, qu’il se trouverait quelques esprits forts et robustes, pesamment armés, qui, entrant dans mes vues, seraient fermes, et mépriseraient les discours généraux pour attendre des objections dignes d’attention ; que ceux-ci rallieraient peu à peu derrière eux un petit corps qui grossirait à la longue, et qui serait redoutable à quiconque voudrait entre en lice, et en venir au combat.

§ 269

Voilà ce qui m’a déterminé en faveur de l’utilité publique à me livrer franchement à la plaisanterie de tous les plaisants de profession, et de faire ferme le premier en défiant les plus hardis de mettre seulement par écrit trois pages sensées, et de faire une seule objection solide contre un ouvrage qui après tout ne leur saurait paraître de tout point si méprisable.

XXXVIII. OBJECTION [•]

§ 270

Un de mes amis qui voudrait que l’on chassât le Turc de l’Europe, avant que de faire avec lui aucun traité de commerce, et avant que de le recevoir dans l’Union comme associé, propose que l’Union entreprît la guerre, pour donner aux Polonais ce que les Tartares et les Cosaques, leurs tributaires, ont sur la mer Noire, pour donner à l’empereur les autres rivages de la mer Noire jusqu’à Constantinople et aux Dardanelles, pour donner aux Vénitiens toute la Grèce, toutes les îles de l’archipel et Candie, pour rendre Rhodes aux chevaliers de Malte.

Réponse

§ 271

1o Ce seul article est peut-être plus difficile à exécuter que l’établissement de la société, et il ne me semble pas absolument nécessaire pour la sûreté de cette société.

§ 272

2o Je doute que la plupart des princes de l’Europe aimassent mieux faire une aussi grande dépense en faveur des Polonais, de la maison d’Autriche, de Malte et de la république de Venise, que de recevoir le Turc en l’état qu’il est dans l’Union européenne.

§ 273

3o Si la société entreprenait une pareille conquête : pourquoi ceux dont on augmenterait le territoire ne paieraient-ils pas une rente, jusqu’à remboursement aux autres États de l’Europe, à proportion de ce qu’ils auraient contribué pour une pareille conquête ?

XXXIX. OBJECTION [•]

§ 274

Les plus puissants princes auraient sujet de se plaindre de n’avoir pas plus de voix dans les délibérations que les moins puissants.

Réponse

§ 275

Ou ces princes ne doivent en avoir qu’une, non plus que les moins puissants, ou ils doivent en avoir à proportion de leur contingent : car autrement si vous ne gardez point cette proportion, il arriverait ou que les princes médiocres auraient autant de voix que les plus puissants, ce qui serait un autre inconvénient aussi grand, ou que les moins puissants en auraient autant que les médiocres ; autre inconvénient. Or il est visible que si les plus puissants avaient des voix à proportion de leurs contingents, dès que quatre ou cinq d’entre eux se ligueraient, ils seraient maîtres de toutes les délibérations ; et qui ne voit qu’il n’y aurait plus de sûreté suffisante pour les faibles, c’est-à-dire pour le reste de l’Union. Or si l’on détruit la sûreté suffisante de l’Union par un seul article, il est inutile de vouloir l’établir par plusieurs autres.

§ 276

Je crains d’un côté de déplaire, de l’autre je crains encore plus de donner atteinte à la sûreté de l’Union, je crains de détruire ce que tout le monde a tant d’intérêt d’établir avec toute la solidité possible ; je le donne au plus habile, c’est un grand embarras d’avoir à concilier pour le même souverain très puissant des intérêts entièrement opposés : mais quand cela est impossible, que peut-on faire de plus sage que d’abandonner l’intérêt qui ne vaut que dix, pour obtenir celui qui vaut mille fois plus.

XL. OBJECTION [•]

§ 277

L’habitude de penser qu’ont les souverains et les ministres d’une manière fort différente de ce qui est contenu dans ce mémoire sera toujours un très grand obstacle.

Réponse

§ 278

J’avoue que c’est là le plus grand obstacle ; mais il peut être surmonté 1o par l’habitude d’en parler et d’en entendre parler. Or à chaque guerre il en sera question, ainsi peu à peu le public s’accoutumera à ces idées.

§ 279

2o Je suis peu à peu avec le temps, et le secours de mes amis, arrivé à mettre les choses à un certain point de clarté et d’évidence que le sentiment qui en naîtra dans l’esprit de ceux qui étaient prévenus contrebalancera le penchant que leur donne l’habitude.

XLI. OBJECTION [•]

§ 280

La jalousie de métier révoltera tous les ministres ; on répugne à reconnaître en autrui une sorte de supériorité d’esprit dans les choses de sa profession.

Réponse

§ 281

1o J’aurais bien voulu prendre le masque d’un Anglais ou d’un Hollandais41, mais comme l’ouvrage avait besoin de contradicteurs et qu’il fallait en faire plusieurs ébauches pour être porté à une perfection raisonnable, il n’y avait pas moyen d’éviter l’inconvénient de la jalousie ; mais ne peut-on pas espérer qu’à la longue l’esprit de contradiction joint aux raisons que je fournis élèvera assez d’approbateurs pour tenir ferme contre les censeurs ?

§ 282

2o Ce n’est pas moi qui suis l’inventeur du projet, c’est Henri le Grand.

XLII. OBJECTION [•]

§ 283

La paix ne sera pas inaltérable, si plusieurs souverains peuvent après l’Union faire des ligues pour la détruire.

Réponse

§ 284

1o On ne saurait se souvenir tant soit peu de ce que j’ai expliqué dans le troisième Discours, et faire une pareille objection ; car enfin les mêmes motifs qui ont porté à s’unir subsistent pour empêcher de se désunir : 1o les grands biens qu’apporte la perpétuité de la paix ; 2o les grands maux que cause la guerre aux souverains ; 3o le risque de perdre sa fortune et celle de sa famille ; 4o le défaut de sûreté réciproque entre les princes ligués pour parvenir au succès de leur ligue, qui est l’article capital ; 5o le défaut de sûreté réciproque de jouir pour longtemps du succès de leur ligue. Enfin il faudrait, pour faire paraître la chose possible, supposer que cinq ou six princes envieux, jaloux les uns des autres, de mœurs, d’âge, de religion, de sentiments tout différents, s’accordassent sur un partage de conquêtes futures, il faudrait supposer qu’ils deviendraient en même temps fous, et arrivassent tous à un degré de folie et d’extravagance tel que l’on ne peut pas même supposer qu’un seul y puisse arriver sans se faire renfermer.

XLIII. OBJECTION [•]

§ 285

Il est impossible d’empêcher les guerres civiles de naître.

Réponse

§ 286

Il sera du moins impossible qu’elles durent, puisque aucun homme un peu habile et un peu sensé n’osera se joindre aux rebelles, voyant de toutes parts sa ruine prochaine et assurée ; qu’on examine toutes les révoltes qui ont duré, et l’on verra que c’est parce qu’il s’y était joint de bonnes têtes ; et peut-on croire que ces bonnes têtes s’y fussent jetées sans aucune espérance du succès. Or dans la supposition de l’Union pourraient-ils, sans cesser d’être sages, et sans cesser d’être bonnes têtes, espérer du succès dans leur révolte ?

XLIV. OBJECTION [•]

§ 287

L’auteur suppose que la maison de France peut s’unir présentement avec la maison d’Autriche pour faire des conquêtes ensemble. Or qui les empêchera de faire de pareilles ligues après l’Union formée ? Ils peuvent convenir de s’attendre mutuellement, et de n’avancer qu’également dans les conquêtes qu’ils feront chacun de leur côté.

Réponse

§ 288

Toute la force de la réponse tombe sur le défaut de sûreté, jamais la maison d’Autriche plus faible ne pourra se fier à la maison de France plus forte, et n’aura de sûreté suffisante contre elle. La fable de la société du lion : je ne ferais que répéter ce que j’ai déjà dit.

XLV. OBJECTION [•]

§ 289

L’argent que dépensent l’officier et le soldat passe aux vivandiers, aux marchands, aux munitionnaires ; donc il n’est pas perdu, les frais de la guerre ne sont pas si grands.

Réponse

§ 290

Un prince qui occuperait dix ans de suite trois cent mille hommes à creuser des lacs, et à les remplir dès qu’ils auraient été creusés, à faire des montagnes et à les défaire, ne ferait donc aucun frais, puisque l’argent qu’il donnerait aux ouvriers retournerait aux vivandiers et aux autres marchands. Il est vrai que l’argent reste dans l’État, mais la dépense n’en est pas moins grande, les frais n’en sont pas moins réels ; c’est une dépense de cent millions, qui ne rapporte aucun profit à l’État, et une dépense ruineuse pour l’État : vous tenez trois cent mille hommes occupés à faire des choses inutiles, qui, occupés dans les dernières branches du commerce, feraient un profit suffisant pour payer leur dépense.

XLVI. OBJECTION [•]

§ 291

Ne peut-on pas supposer qu’une folle ambition monte à la tête de quelque souverain ?

Réponse

§ 292

Je ne dis pas qu’il soit impossible qu’un souverain ne devienne extravagant ; mais cela est rare, et il ne suffit pas pour rompre l’Union qu’il y en ait un qui devienne fou, il faut que plusieurs et le plus grand nombre, ou les plus puissants le deviennent en même temps et de la même folie, et qu’ils n’aient tous nuls égards pour les conseils de leurs ministres, et pour les vœux de leurs sujets, ou que ces ministres deviennent fous comme eux. Voilà les suppositions qu’il faut faire pour pouvoir penser que l’Union formée et bien établie se dissoudra un jour. Avec de pareilles suppositions, il n’y a aucun malheur moralement impossible qu’on ne puisse craindre ; mais ce sont de ces sujets de crainte auxquels aucune personne de bon sens ne saurait se résoudre à faire la moindre attention.

XLVII. OBJECTION [•]

§ 293

Une paix fort longue, une paix qui aura duré deux ou trois siècles en Europe aura tellement effacé toutes les idées des malheurs de la guerre que ce que l’on en contera alors ne fera presque plus d’impression sur les esprits ; on sera si accoutumé aux biens dont l’Europe abondera que l’on ne fera presque plus d’attention à la multitude et à la grandeur de ces biens, et bien moins à la véritable source d’où ils procèdent, qui est l’union et la paix. Ainsi il ne sera pas étonnant que les folles idées d’ambition s’emparent alors de la plupart des esprits.

Réponse

§ 294

Il est à propos de faire attention à cette objection, car elle est fondée sur l’indolence que produit l’habitude, et c’est la nature même ; mais il n’est pas impossible de trouver les moyens les plus propres de remettre devant les yeux de la postérité la peinture au vrai de tous nos malheurs passés : 1o par des histoires exactes, et bien circonstanciées ; 2o par un état des souverainetés particulières de l’Europe, de leurs revenus, de leurs dettes avant l’établissement de la société ; 3o ordonner qu’on fera un registre exact de ce qui s’est fait d’utile durant chaque règne, règlements, établissements, canaux, ports, édifices, paiements de dettes ; et que tous les dix ans chaque souverain en fera remettre un état à la ville de paix.

XLVIII. OBJECTION [•]

§ 295

Ce projet d’Union a beau devenir public, on a beau l’imprimer en toutes les langues vivantes, et répandre dans toutes les villes de l’Europe, les républiques : les princes moins puissants, et entre les plus puissants, les princes pacifiques l’approuveront, mais la plupart des autres princes ne le liront jamais ; il y a même apparence qu’ils n’en seront jamais instruits à fond. Les princes à l’égard de la fortune ont bien des avantages au-dessus des particuliers, mais l’expérience nous apprend qu’à l’égard de la vérité, les particuliers ont bien des avantages au-dessus des princes, les particuliers ont des égaux, ils ont même des supérieurs ; ainsi ils ont l’avantage d’être contredits en une infinité de choses dans leurs opinions et en toute liberté. Or c’est des entrailles de la contradiction que la vérité se plaît à sortir, surtout quand elle veut être accompagnée de l’évidence et de la certitude ; nous sommes tous payés par la nature pour contredire nos égaux et nos inférieurs, et nul n’est payé pour contredire son souverain ; la vérité a beau faire des efforts pour paraître devant les souverains, on la barre de tout côté, et il en coûte ordinairement si cher à ceux qui portent la lumière que cela rebute tous ceux qui auraient envie d’en faire part aux princes.

Réponse

§ 296

Il peut se rencontrer en Europe des princes puissants, qui soient justes, sages et pacifiques ; de l’aveu même de celui qui fait l’objection, il y a en Europe plusieurs princes moins puissants, plusieurs républiques, plusieurs États à demi républicains : or tous ces souverains sont ou égaux, ou même supérieurs aux autres souverains, et ils sont payés, ou plutôt ils sont fort intéressés à faire examiner le projet par les princes à qui leurs ministres l’auraient ou caché, ou déguisé ; ainsi voilà pour ces princes assez de contradicteurs pour les obliger sur cet article à recevoir la vérité, et une vérité qui doit leur être si avantageuse.

XLIX. OBJECTION [•]

§ 297

L’auteur a, ce me semble, démontré que tous les princes même les plus puissants ont un très grand intérêt à signer le traité d’Union ; mais il ne l’a démontré que pour des esprits du premier ordre, attentifs et raisonnables : or quelle apparence que la vérité, la beauté et l’utilité du projet soit jamais aperçue par des princes qui ne sont pas assez intelligents, et au milieu du tumulte et de l’obscurité que causent les passions ?

Réponse

§ 298

1o J’ai déjà dit qu’il se peut trouver en Europe de notre temps des princes assez intelligents et assez raisonnables, même parmi les plus puissants, pour être sensibles à cette démonstration.

§ 299

2o Il n’est pas vrai qu’il soit nécessaire d’être ni d’un esprit du premier ordre, ni exempt de passions, pour apercevoir la force de la démonstration : quantité de lecteurs, qui ne sont pas des esprits du premier ordre, et qui ne sont pas si intéressés à l’apercevoir que les souverains, l’ont sentie, l’ont aperçue.

§ 300

3o Il y a un grand nombre d’occasions où un homme médiocrement prudent prendra sans balancer le même parti que prendrait le plus habile homme du monde ; lorsque tous les avantages et les désavantages de chaque parti sont mis en un certain degré d’évidence, et lorsque par la simple comparaison et par le simple balancement il est impossible de ne pas remarquer que l’un des partis l’emporte de beaucoup sur l’autre, c’est qu’il n’est pas nécessaire au médiocrement habile, pour se déterminer, de savoir précisément, comme le sait le plus habile, de combien le bon parti l’emporte : il lui suffit de savoir en gros qu’il l’emporte, et qu’il l’emporte considérablement. Ainsi il n’est pas nécessaire d’être si habile et si prudent que Henri IV pour prendre le même parti que lui ; ainsi rien n’empêche tous les princes d’Europe, et même les plus puissants, d’approuver ce projet. Un prince habile fait avec quelques voisins une ligue offensive et défensive pour se mettre en sûreté contre un autre voisin très puissant et très ambitieux : ce parti est si évidemment le seul bon à prendre qu’un autre vingt fois moins habile n’aurait pas hésité à le prendre également comme lui.

§ 301

4o Ceux qui supposent dans les souverains moins de lumières que dans le commun des autres hommes, sous prétexte qu’ils sont entourés de flatteurs, qui ont grand soin d’éloigner toutes les vérités qui pourraient déplaire, ne font pas d’attention que ces princes sont aussi entourés de gens très capables et de bon conseil, esprits fins et déliés, qui sont payés pour faire entrer toutes les vérités qui peuvent plaire : or quelles vérités peuvent plus plaire que la démonstration sensible des avantages immenses et solides qu’ils tireraient d’une paix inaltérable ? Les princes sont aussi intéressés et aussi éclairés sur leurs intérêts que les autres hommes ; et dans une occasion où il ne faut que peu de lumières pour bien choisir, pourquoi soutenir qu’il est sûr qu’ils choisiront mal ?

§ 302

Enfin il ne s’agit pas de déterminer le temps où se commencera l’Union, ni le temps où elle se consommera ; il s’agit de savoir si de vingt-quatre souverains il ne s’en rencontrera jamais deux en même temps qui soient assez sages pour signer ce projet, et s’ils ne pourront point trouver en un an de moment favorable où quelqu’un des vingt-deux autres souverains ne soit point dans un accès de folie, et dans lequel il puisse apercevoir au moins la dixième partie des avantages qu’on lui propose.

L. OBJECTION [•]

§ 303

Puisque la maison de France gagnerait infiniment de son côté au traité d’Union, pourquoi l’auteur veut-il obliger les Anglais et les Hollandais à lui restituer, et faire restituer les provinces et les places qu’elle a perdues ?

Réponse

§ 304

1o On a dépossédé la maison de France contre la justice, car elle était en possession, et avait droit à la possession.

§ 305

2o N’est-il pas raisonnable, pour faire entrer quelqu’un dans un traité, que ceux qui y gagnent plus que lui fassent sa condition encore meilleure, surtout quand c’est particulièrement aux dépens d’un tiers, qui a usurpé par force et par leur secours. Or les Anglais et les Hollandais conviennent d’un côté que les souverains les plus puissants, quoiqu’ils gagnent beaucoup au traité d’Union, y gagnent cependant beaucoup moins que les moins puissants ; et de l’autre, ils savent que dans la paix ceux qui font le plus grand commerce font aussi les plus grands profits. Ainsi quand je dis que pour ces considérations ils doivent restituer et faire restituer à la maison de France ce qu’on lui a enlevé, je ne propose rien que de raisonnable et de très équitable : or la raison et l’équité ne sont-elles pas les fondements les plus solides des traités ?

LI. OBJECTION [•]

§ 306

Un prince ne voudra jamais entrer dans un traité d’Union au hasard d’être puni par le ban de la république européenne.

Réponse

§ 307

J’ai déjà répondu ailleurs à cette objection ; mais il ne sera pas inutile de fortifier encore la réponse.

§ 308

1o Si en entrant dans l’Union, ce prince voit tous les avantages, il est impossible qu’il lui vienne jamais de désir de s’en séparer et de la détruire : or il n’y entrera qu’après avoir vu tous ces avantages.

§ 309

2o C’est à peu près comme si un marchand s’engageait à perdre tout son bien, en cas qu’il fût assez fou pour faire abîmer un de ses vaisseaux où serait la moitié de ses richesses, cet homme risquerait-il la moindre chose à un pareil engagement ?

§ 310

Mais, dira-t-on, les souverains ne sont pas infaillibles dans leurs jugements, et les trois quarts des voix peuvent déclarer sans raison un souverain ennemi de l’Union.

§ 311

On peut bien dire en général que les hommes ne sont pas infaillibles dans leurs jugements, mais c’est dans des choses où il y a quelque obscurité ; car on peut dire que lorsqu’il s’agira de choses évidentes, ils sont parfaitement infaillibles : on a beau imaginer des raisons de douter, on ne se persuadera jamais que s’il s’agit de déterminer si une muraille est fort blanche ou fort noire au même endroit, de vingt-trois juges il y en ait les trois quarts qui décideront pour le faux.

§ 312

Or il ne sera pas plus possible d’imaginer que de ces vingt-quatre souverains les trois quarts décident évidemment contre leurs plus grands intérêts, que d’imaginer qu’ils se trompent à décider entre très blanc et très noir d’un endroit d’une muraille : or sera-t-il moins évident que d’enfreindre évidemment les lois fondamentales de l’Union, c’est la détruire ; et que la détruire, c’est aller contre leurs plus grands intérêts ?

§ 313

Tel est l’avantage d’un système vrai et solide ; qu’on le regarde de tous les côtés, à toutes sortes de jours, la vérité se montre bientôt : toutes les parties se tiennent mutuellement, et c’est ce qui en fait la solidité. Mais les objections ont cela d’utile, elles font l’effet des grands vents, des grands orages ; elles mettent les opinions à l’épreuve, elles les combattent de tous les côtés ; mais quand on voit que plus elles sont combattues, plus elles deviennent lumineuses, leur nouveauté ne paraît plus suspecte, et on les embrasse avec assurance.

LII. OBJECTION [•]

§ 314

On voit bien plus de passions, et plus vives, pour le système de la guerre que pour le système de la paix.

Réponse

§ 315

1o Il faut compter que les princes moins puissants ont bien plus de crainte que d’espérance, et que la crainte est une passion fort vive.

§ 316

2o Que les républiques même puissantes sont bien plus touchées de la crainte de voir leur commerce perdu et interrompu que de l’espérance de conquérir.

§ 317

3o Qu’il y a des princes fort puissants, pacifiques ou par âge, ou par sagesse, ou par tempérament, et qui craignent plus les inquiétudes, les soins, les peines de la guerre, qu’ils ne sont touchés des agrandissements qu’ils pourraient en espérer.

§ 318

4o Ceux qui sont touchés vivement de la beauté de certains desseins, qu’ils ne peuvent cependant jamais exécuter que dans une longue et profonde paix, souhaiteront bien plus la paix que la guerre ; de sorte que l’on peut dire qu’il y a plus de passions, et plus vives, qui conseillent la paix inaltérable, qu’il n’y en a qui conseillent la guerre perpétuelle.

LIII. OBJECTION [•]

§ 319

Je suppose, m’a-t-on dit, que l’Union de l’Europe soit formée, que le czar comme chrétien soit un des membres, que l’empereur des Turcs soit associé, que l’Union européenne ait ainsi subsisté en paix cent cinquante ans, tandis que les princes tartares auront eu des guerres entre eux, ou les Chinois contre les Tartares, ou les princes arabes contre les Persans, ou les Persans contre les Mogols : alors ne peut-il pas arriver qu’un prince tartare, qu’un prince arabe, qu’un roi perse, ayant par sa valeur et par sa conduite subjugué tous ses voisins, tourne tout d’un coup toutes ses troupes aguerries contre la Moscovie, contre la Turquie, et que ne trouvant plus nulle pratique de la discipline militaire, nulles troupes européennes aguerries, il ne se répande comme un torrent impétueux dans toute l’Europe, et n’en fasse la conquête avec la même facilité et la même impétuosité que les princes des Goths et des Vandales subjuguèrent les plus belles et les plus vastes provinces de l’Empire romain ; l’Union européenne garantirait à la vérité ses membres de toute guerre entre eux, mais elle ne les garantirait pas de l’invasion d’un conquérant tartare, d’un conquérant chinois, d’un conquérant arabe, d’un conquérant persan : il y aurait donc sûreté suffisante contre l’ambition des souverains de l’Union, mais l’Union elle-même n’aurait pas sûreté suffisante contre les souverains voisins du Moscovite et du Turc, à moins qu’ils n’entrassent encore un jour les uns après les autres dans la société européenne, ce qui est impossible, à cause de leur excessif éloignement. Ainsi ou l’Union proposée n’est pas suffisamment solide, puisqu’elle peut être détruite, ou si on la veut faire suffisamment solide en embrassant les Tartares, les Chinois, les Persans et les Mogols, elle devient impraticable par sa trop vaste étendue.

Réponse

§ 320

1o Cette objection ne manque pas de vraisemblance, et c’était pour la prévenir que dans la première et dans la seconde ébauche j’avais laissé place dans le traité d’Union pour les souverains d’Asie et d’Afrique qui y voudraient entrer ; mais de la manière dont je proposais la chose, si elle n’était pas absolument impossible dans la pratique, au moins était-elle très difficile, à cause du prodigieux éloignement ; mais j’ai depuis imaginé des moyens de rendre cette Union praticable : j’en dirai ici seulement un mot en abrégé.

§ 321

Je suppose que l’Union de l’Europe étant formée, cette Union propose aux princes d’Asie d’en former une semblable dans une ville libre entre la mer Caspienne et les montagnes de la Chine, comme Samarkand ; que le Moscovite y aura une voix, le Persan, le Mogol, le Chinois, chacun une voix, les princes arabes une voix, les princes tartares trois voix, Siam, Cochinchine, chacun une voix, les autres souverains des terres et des îles d’Asie trois voix ; le Turc comme prince asiatique une voix, le Moscovite une voix, les Hollandais, les Français, les Espagnols, les Anglais, les Portugais, à cause de leur commerce et de leurs établissements souverains en Asie, chacun une voix. L’Union asiatique serait formée : 1o pour entretenir la paix entre tous les membres ; 2o pour entretenir aussi la paix entre elle et l’Union européenne. Je montrerai facilement qu’il n’y aurait pas plus de difficultés à former l’Union asiatique que l’Union européenne, et qu’il y en aurait moins, et des moins grandes.

§ 322

2o Mais quand il serait impossible de former l’Union asiatique sur le modèle de l’Union européenne, il me semble qu’il serait facile de trouver des sûretés pour le Moscovite contre les Chinois et contre les Tartares, pour le Turc contre les Persans et contre les Arabes ; car l’Union peut entretenir deux corps de troupes et des colonies de diverses nations d’Europe sur les frontières de Moscovie et de Turquie, avec cette attention qu’il faudrait en entretenir un tiers plus que les souverains asiatiques voisins, et diminuer le nombre de celles de l’Union à proportion que ces princes diminueraient le nombre des leurs ; et afin que les troupes des souverains asiatiques ne puissent s’aguerrir plus que les nôtres, l’Union par son général et par ses commissaires offrirait sa médiation aux souverains qui seraient prêts d’entrer en guerre, et agirait contre celui qui refuserait sa médiation, et qui ne voudrait pas exécuter son jugement arbitral. Or il est évident qu’ayant de cette sorte la supériorité du nombre et l’égalité du côté de l’aguerrissement, l’Union européenne aurait sûreté suffisante contre toute invasion des princes asiatiques ; car enfin, ou leurs troupes ne s’aguerriraient point, ou les nôtres s’aguerriraient en même temps ; ainsi toute la force de l’objection tombe avec la fausse supposition que les nôtres ne pourraient s’aguerrir.

§ 323

Mais, m’a-t-on dit, est-il impossible que le généralissime de l’Europe ne se révolte contre l’Union même ? Ne se peut-il pas même joindre dans cette vue à quelque prince asiatique ? 1o Le généralissime n’aura point de crédit sur les troupes des alliés, puisqu’il n’aura pas le crédit de faire aucun officier ; il n’aura pas même le crédit de destituer le trésorier ni l’intendant ; il ne pourra de même rien faire d’important sans l’avis des deux commissaires de l’Union, qui seront ses vice-généraux. 2o Il sera ordinairement du territoire de l’Union ou sujet de quelque république. Ainsi il ne pourra se fier à aucune des nations qui le regarderont comme étranger ; et qui, ayant des récompenses à espérer de leurs services dans leur pays, comme dignités et pensions, ne pourraient pas être tentés par de vaines espérances. 3o Il faudrait gagner plus de la moitié des généraux des nations, ce qui est impraticable. 4o Le général de chaque nation ne dispose pas entièrement des troupes de sa nation, puisqu’il ne nomme aucun officier, et que pour remplacer un officier tout se fait à la pluralité des voix des officiers. 5o L’argent nécessaire pour l’armée arrive tous les mois : or si le cours de cet argent était interrompu, l’armée serait bientôt dissipée. 6o L’Union choisira son général entre les plus sensés : or un projet impossible aussi odieux, aussi extravagant, peut-il jamais tomber dans une tête fort sensée ?

LIV. OBJECTION [•]

§ 324

L’opulence du peuple le dispose à la révolte.

Réponse

§ 325

Je sais que dans plusieurs États on prend cette opinion, quoique fausse, ou pour raison, ou pour prétextes des grandes impositions que l’on fait sur les peuples ; mais :

§ 326

1o Ce ne sont presque jamais ceux qui ont quelque chose à perdre qui excitent les révoltes, ou qui s’y joignent, ce sont au contraire des aventuriers nés sans bien, ou gens qui ont gâté leurs affaires dans le repos, qui espèrent les rétablir dans le trouble, et qui, trouvant l’état où ils se trouvent insupportable, ne respirent qu’après quelque révolution et quelque changement dans les affaires du gouvernement.

§ 327

2o Il faudrait que tous les aventuriers des États voisins se donnassent le mot pour se révolter en même temps ; car sans cela les troupes des membres de l’Union, en se joignant, auront bientôt éteint l’embrasement et dissipé les boutefeux.

§ 328

3o À toute révolte il faut des chefs intelligents pour la rendre durable : or qui des seigneurs opulents voudra hasarder sa fortune et sa vie dans une affaire qui ne saurait avoir un succès durable ?

§ 329

4o L’opulence est bien plus capable d’amollir les courages que de les pousser dans les dangers.

§ 330

5o Si les révoltes sont à craindre dans un État, c’est bien plutôt lorsque les peuples sont dans l’indigence et pressés de la misère que lorsqu’ils sont amollis par la volupté et par l’abondance : donc il y aura de ce côté-là encore moins de révolte à craindre dans le système de la paix ou de l’abondance que dans le système de la guerre ou de l’indigence.

§ 331

Or comme après l’établissement de la société aucun souverain n’aura rien à craindre du côté de ses sujets, aucun ne pourra tirer de leur opulence aucune raison, ni aucun prétexte pour les tenir dans la pauvreté, ce qui est une situation désirable pour un bon prince, et un grand bonheur pour ses sujets ; ainsi ils profiteront de la douceur de son règne pour doubler leurs revenus et il profitera lui-même à proportion de cette augmentation ; puisque s’il prend pour subsides ordinaires une certaine portion de leur revenu, lorsqu’ils seront parvenus à doubler le leur, il sera parvenu à doubler le sien ; et rien n’est mieux imaginé pour la félicité d’un État que d’intéresser ainsi le souverain à augmenter le revenu de ses sujets.

LV. OBJECTION [•]

§ 332

Je trouve (m’a-t-on dit) votre projet fort raisonnable ; un pareil traité serait infiniment avantageux pour tous les souverains : beaucoup d’autres particuliers en jugeront de la même manière ; mais que serviront tous ces jugements des particuliers ; il n’est pas moins vrai que ces souverains n’en jugeront pas ainsi, et qu’ils ne signeront jamais.

Réponse

§ 333

1o Il me semble que pour rendre cette objection concluante, il faudrait prouver qu’il n’y aura aucun souverain assez éclairé et assez vif pour ses propres intérêts pour apercevoir ces avantages. Or sans cela la prédiction, et conséquemment l’objection, n’a aucun fondement.

LVI. OBJECTION [•]

§ 334

On m’a dit que pour faire réussir cet ouvrage, il eût fallu moins approfondir la matière, et ne point répondre aux objections, afin d’exciter les écrivains contradicteurs ; que le public aurait alors pris part à la querelle comme juge curieux ; d’ailleurs ne faut-il pas laisser aux lecteurs de la besogne à faire, afin qu’en trouvant d’eux-mêmes de quoi soutenir l’ouvrage, ils s’intéressent davantage à le faire valoir ?

Réponse

§ 335

1o Si c’est un mal d’avoir approfondi la matière, il est fait ; ainsi il n’y a plus de remède.

§ 336

2o J’avais à profiter des conjonctures des affaires de l’Europe ; et le temps ne me permettait pas d’attendre des contradicteurs publics.

§ 337

3o La matière est d’elle-même assez intéressante pour le public, sans avoir besoin de l’intéresser comme spectateur curieux, et comme juge d’un combat d’écrivains.

§ 338

4o S’il y a des lecteurs qui demandent qu’on leur laisse à inventer, et qu’on ne fasse que leur tailler de la besogne pour penser, il y en a beaucoup plus qui aiment besogne faite, et à voir les choses toutes développées.

§ 339

5o Si plusieurs ont traité cet ouvrage de chimérique et d’impossible dans la pratique, lors même que je mettais devant les yeux beaucoup de moyens proportionnés au dessein, et lorsque je leur levais toutes les difficultés, à combien plus forte raison se seraient-ils récriés, si je ne m’étais point appliqué à éclaircir toutes les difficultés ? Ainsi jusque-là je ne saurais encore me repentir d’avoir tâché d’ôter d’une route nouvellement défrichée tout ce qui peut embarrasser ceux qui seraient bien aises de la suivre.

§ 340

6o Il n’est pas question de plaire et d’amuser les esprits oisifs, il est question de dire simplement ce que l’on croit propre à faire cesser le mal présent, et à prévenir les maux futurs.

LVII. OBJECTION [•]

§ 341

L’ouvrage est trop long ; le lecteur a oublié à la fin ce qu’il a compris au commencement.

Réponse

§ 342

1o Je crains effectivement d’être trop long pour les esprits excellents ; mais je crains encore d’être trop court pour les esprits médiocres, peu instruits de ces matières, qui même avec toute l’attention dont ils sont capables, et avec tous les éclaircissements qu’on leur fournit, rencontrent encore beaucoup de difficultés, qui ne sont pas tant dans la chose que dans leur esprit ; cependant ceux-ci sont les plus nombreux, les plus forts, et souvent ce sont eux seuls qui dans certains États ont les places où tout se décide.

§ 343

2o J’ai éprouvé que d’excellents esprits, trop occupés d’affaires journalières, ne pouvaient apporter à ces sortes de lectures qu’une attention très partagée, et que de ce côté-là par le défaut de leur situation, ils se trouvent presque au même point de vue que ces esprits médiocres, qui par leur situation tranquille peuvent disposer de toute l’attention et de toute la force de leur esprit.

§ 344

3o Quand on est venu à marquer les retranchements qu’il serait à propos de faire en faveur des plus habiles, on a trouvé que cela ne leur épargnerait pas une heure de lecture, et encore cette heure ne leur est-elle pas tout à fait inutile : car enfin qui doute que le génie le plus sublime n’entre d’autant plus profondément dans le système, à mesure qu’il met plus de temps à penser aux choses qui y ont du rapport ?

§ 345

4o L’ouvrage vous a-t-il persuadé ? Oui. Il n’est donc pas trop long pour vous, puisque je ne visais qu’à vous persuader, et que j’y ai réussi. L’ouvrage ne vous a-t-il point persuadé ? Non. Il y manque donc encore quelque chose de ce qui aurait été nécessaire pour vous persuader ; ainsi loin d’être trop long, il est encore trop court pour vous, et pour tous ceux qui sont à votre point de vue.

§ 346

5o Si c’était ici un ouvrage de pur agrément, je demanderais : A-t-il paru trop long ? A-t-il ennuyé ? Mais pour un sujet de la dernière importance va-t-on disputer sur une heure de lecture de plus ou de moins ? Le ministre le plus occupé lit tous les jours des mémoires : aucun de ces écrits n’est-il trop long d’une dixième partie ? Mais le ministre daigne-t-il, quand la matière est importante, faire attention à ce petit défaut ? Qu’on ramasse ce qu’il en a lu en un mois, et l’on verra que tous ensemble ne sont pas le quart si importants que l’est celui-ci, et qu’il a employé quatre fois plus de temps à les lire qu’il n’en emploiera à lire celui-ci.

LVIII. OBJECTION [•]

§ 347

Sans donner aucun pouvoir aux sénateurs d’envoyer des ambassadeurs, des visiteurs, et de nommer les députés des chambres frontières, je devais me contenter (m’a-t-on dit) de ne leur donner que le même pouvoir qu’ont les députés à la Diète de Francfort ; dès que les souverains d’Europe auraient fait ce pas, ils verraient peu à peu qu’il serait nécessaire d’ajouter à la forme de l’Union plusieurs choses que l’on indique dans l’ouvrage pour la sûreté commune.

Réponse [•]

§ 348

Je conviens de toutes ces choses ; mais j’ai plus craint que si je laissais beaucoup d’obstacles sans indiquer les moyens de les surmonter, les souverains et les ministres ne se rebutassent du projet par les difficultés, que je n’ai espéré qu’ils s’y intéresseraient par la gloire de devenir eux-mêmes inventeurs de quelque chose.

§ 349

Au reste [•] la Chambre impériale de Spire, transférée en 1692 à Wetzlar42, qui représente tous les souverains du corps germanique, et qui forme comme une espèce de Diète perpétuelle pour juger les procès qui naissent, ou entre les sujets de divers souverains, ou entre les souverains eux-mêmes, est une excellente idée ; mais outre les défauts essentiels que nous avons déjà marqués, elle en a encore d’autres qu’il est important d’éviter.

§ 350

1o Cette chambre est composée de cinquante-cinq juges, et ce grand nombre fait un grand embarras.

§ 351

2o Il y a un président perpétuel, au lieu de faire circuler la présidence comme en Hollande ; et ce président est nommé par l’empereur.

§ 352

3o Il devrait y avoir plusieurs chambres frontières, surtout dans les cercles où il y a un plus grand nombre de souverains, comme en Souabe et en Franconie, pour juger des sujets de différentes souverainetés, et réserver la Chambre impériale pour les différends de souveraineté à souveraineté.

§ 353

4o La Chambre aulique est pernicieuse à l’autorité de la Chambre impériale, parce qu’elle a même droit et même autorité qu’elle, et que les membres sont tous nommés uniquement par l’empereur ; ainsi c’est proprement l’empereur qui est juge entre les souverains, ce qui est fort opposé à la liberté. Ils pourraient de leurs députés n’attendre que des jugements très équitables, parce qu’ils sont intéressés à ne suivre que l’équité dans leurs jugements ; et leurs jugements, étant dirigés par une règle invariable, seraient eux-mêmes uniformes, au lieu que les jugements de la Chambre aulique des empereurs sont pour l’ordinaire partiaux, et très opposés les uns aux autres.

§ 354

5o C’est un autre grand abus que d’avoir introduit dans les cas importants l’appel à l’empereur ; c’est ruiner entièrement l’autorité de la Chambre impériale.

§ 355

6o Cette diminution d’autorité a fait que plusieurs cercles ont négligé de payer les appointements de leurs députés, comme dépenses inutiles ; aussi à peine se trouve-t-il à cette chambre le tiers de ces cinquante-cinq juges. Il était de l’intérêt du corps germanique d’en soutenir et d’en augmenter le pouvoir ; mais il était de l’intérêt de l’empereur de la ruiner et d’en attirer à lui toute l’autorité : la jalousie et la désunion des membres ont favorisé de temps en temps l’empereur, et ce salutaire établissement, qui eût subsisté s’il n’eût point eu un adversaire perpétuel, et toujours attentif à en ruiner les fondements, est présentement sur le penchant de sa ruine. Cependant tout délabré, tout défectueux qu’il est, il faut l’avouer, c’est encore un des plus beaux modèles que l’esprit le plus sublime puisse se proposer pour le bonheur du genre humain ; et plus on y pensera, plus on sera persuadé qu’il n’est pas moins aisé pour le projet d’Union de l’Europe de suivre ce qu’il y a d’excellent dans cet établissement que d’en éviter les défauts.

LIX. OBJECTION [•]

§ 356

Il est certain que dans le système de la société européenne, les souverains augmenteraient très considérablement leur autorité sur leurs sujets ; mais aussi ils auront un frein de moins pour les empêcher de devenir tyrans, c’est qu’ils ne craindront plus les séditions, les révoltes, les guerres civiles ; de sorte que s’ils gagnent à cet établissement, leurs sujets y perdront.

Réponse

§ 357

1o Il est vrai que la tyrannie est une maladie où les monarchies sont sujettes ; il est vrai aussi que les souverains craignent les séditions ; mais dans le système de la guerre cette crainte n’est presque pas un frein contre l’abus de leur propre pouvoir ; ainsi on peut dire que les grandes tyrannies ne sont pas moins à craindre dans le système de la guerre que dans le système de la paix, puisque si dans l’un le souverain tire une sûreté suffisante de la protection de l’Union, il tire dans l’autre sa sûreté du nombre de ses troupes ; ainsi pour contenir le souverain dans les bornes de la raison, le frein de la crainte des séditions n’est pas plus fort dans le système de la guerre que dans le système de la paix.

§ 358

2o Quand les sujets n’ont, pour prévenir la tyrannie, ou pour en arrêter le cours, que la sédition, la révolte, la guerre civile, c’est un préservatif, c’est un remède pire sans comparaison que le mal même ; ainsi ce n’est rien ôter aux sujets que de leur ôter un pareil remède, et c’est même leur donner beaucoup que de leur ôter pour jamais jusqu’à la tentation de s’en servir : donc de ce côté-là le système de la paix est plus avantageux pour les peuples que le système de la guerre.

§ 359

3o Comme par la paix perpétuelle ses sujets auront un commerce la moitié plus grand avec leurs voisins, et que presque tous ceux qui étaient employés dans les armes s’emploieront dans le commerce, les ports et les villes frontières seront bien plus peuplés de marchands, le nombre des négociants s’y doublera, la plus grande partie des richesses de l’État sera entre leurs mains ; et il leur sera d’autant plus facile de se transplanter qu’ils ont presque tout leur bien en effets transportables. Or s’ils se trouvaient surchargés d’impôts, de taxes, accablés de demandes, de vexations de la part des financiers du souverain, qui doute que la plupart passeraient insensiblement avec leurs familles, leurs richesses, leurs marchandises et leur industrie dans les villes voisines, dans les ports voisins des autres États. Or quelle prodigieuse perte une conduite tyrannique n’apporterait-elle point au tyran ? Il est sensible que cette perte, et par conséquent la crainte de cette perte, serait beaucoup plus grande pour un souverain dans le système de la paix que dans le système de la guerre ; ainsi ce serait de ce côté-là un frein de plus pour l’empêcher de devenir tyran : donc de ce côté-là la tyrannie est moins à craindre dans le système de la guerre que dans le système de la paix.

§ 360

4o Comme la différence de traitement de la part des souverains opérerait infailliblement ces transmigrations, comme nous voyons les familles sujettes à la taille arbitraire, persécutées par les collecteurs, se réfugier et se transplanter dans les villes abonnées, il est évident qu’il naîtrait bientôt entre les souverains une louable émulation, à qui traiterait mieux ses sujets, à qui ferait des lois plus commodes, des établissements plus avantageux pour attirer dans leurs États plus de familles étrangères ; et cette émulation si utile à chaque souverain serait encore infiniment plus utile à leurs sujets.

§ 361

5o Il y a deux sortes de mauvais traitements considérables de la part d’un tyran : les impositions excessives à l’égard du peuple, et les cruautés à l’égard de quelques sujets qu’il sacrifie, ou à sa haine, ou à ses soupçons. À l’égard du premier chef, il regarde la nation entière ; mais il y a quatre considérations qui en doivent beaucoup diminuer la crainte pour le système de la paix ; la première, c’est que dans le système de la guerre, il n’y a pas moins à craindre. La seconde, c’est que dans le système de la guerre le tyran a de plus le prétexte de la guerre pour en augmenter les impôts, ou pour en établir de nouveaux ; et les nouveaux une fois établis, ils restent en partie sur le prétexte d’acquitter des dettes. La troisième, c’est que les impôts d’un tyran ne monteront jamais si haut dans le système de la paix que les impôts d’un roi juste et humain dans le système de la guerre. La quatrième, c’est que dans la tyrannie le commerce du dedans ni le commerce du dehors ne sont point interrompus. Or c’est dans la plupart des nations au moins la moitié du revenu de l’État ; ainsi dans la tyrannie du système de la paix on aura des impôts beaucoup moins pesants, et on aura le double de facilité de payer les impôts que dans un bon gouvernement du système de la guerre.

§ 362

6o À l’égard des cruautés, des exils, des morts ordonnés par un tyran, il y a de même plusieurs considérations en faveur du système de la paix. 1o Il n’y a pas moins de tyrans dans le système de la guerre. 2o Ces cruautés, ces exils, ces morts ne regardent pas le gros du peuple, mais seulement quelques familles, et cela également dans les deux systèmes. Or il y a de plus des sujets d’affliction dans le système de la guerre : les cruautés, les violences qui s’exercent à la guerre, soit sur mer, soit sur terre, soit par les partisans, soit pas les corsaires et dans les pillages des villes. 3o Il y a de plus le nombre des morts de la noblesse et du peuple que l’on tue sans miséricorde dans les combats ; ainsi il y a bien plus de familles à plaindre et désolées dans le meilleur gouvernement dans le système de la guerre qu’il n’y en peut jamais avoir dans le gouvernement le plus tyrannique du système de la paix. 4o Outre les cruautés et les morts qui sont en plus grand nombre dans le gouvernement le plus doux du système de la guerre, il y a encore plusieurs maux du système de la guerre qui ne se trouvent point même dans un gouvernement tyrannique du système de la paix : ce sont les fourragements des frontières, les bois coupés, les maisons pillées, les embrasements des villages, des bourgs, des villes.

§ 363

7o Les tyrannies sont des maladies passagères, les tyrans meurent, et ne le sont pas même souvent pendant tout leur règne : Auguste cessa de l’être, Néron ne le fut pas dans les premières années, il s’en faut bien même que parmi les souverains il s’en trouve le quart de tyrans dans une même monarchie, et il n’y en a pas moins dans le système de la guerre qu’il y en aura dans le système de la paix ; ainsi que l’on compare un siècle du système de la guerre à un siècle du système de la paix pour une même monarchie, et l’on verra clairement qu’à tout prendre, quand il devrait y avoir un plus grand nombre de tyrans dans le système de la paix que dans le système de la guerre, la tyrannie du système de la paix serait encore infiniment préférable aux tyrannies du système de la guerre.

§ 364

8o Non seulement les monarchies y gagnent beaucoup à tout prendre du côté de la tyrannie, mais il est visible que les républiques et les sujets des États qui tiennent du gouvernement républicain y gagnent sans y perdre, puisqu’ils n’ont aucun temps de tyrannie à craindre ; ainsi en général tous les sujets d’Europe trouvent des avantages évidents malgré tout ce qu’ils peuvent raisonnablement craindre de l’idée vaine et frivole du plus de tyrannie.

§ 365

9o Il est certain que dans le système de la paix les mœurs seraient moins féroces, plus douces, que la religion serait plus écoutée, le vice plus haï, plus méprisé, et la vertu plus honorée, plus suivie : or ces mœurs, qui seraient communes parmi les sujets, opéreraient nécessairement dans les esprits même des souverains une plus grande disposition à la justice, à l’humanité, par conséquent un plus grand éloignement pour la tyrannie.

§ 366

10o Si l’on y prend garde, ce qui a le plus excité la cruauté des tyrans, ç’a été la crainte qu’ils avaient de ceux qu’ils persécutaient, ou à qui ils avaient commencé de faire des injustices. Or dans le système de la paix le souverain assuré d’une protection puissante peut-il craindre aucun de ses sujets ? Les hommes s’en tiennent aisément au mépris pour ceux qu’ils ne sauraient jamais craindre, et dans lesquels ils ne sauraient imaginer aucune résistance à leurs volontés ; ainsi la cruauté cessera dès que les causes de la cruauté cesseront. La tyrannie est donc moins à craindre de ce côté-là dans le système de la paix que dans le système de la guerre.

§ 367

11o Si l’on dit que la tyrannie s’établira dans le système par degrés insensibles, 1o cela peut arriver de même dans le système de la guerre. 2o On ne souffre pas de ce qui est insensible, on ne souffre presque point de ce qui est presque insensible : l’habitude est alors d’un grand secours, puisqu’un homme accoutumé à porter tout le long du jour un habit de vingt livres n’a pas plus de peine à le porter que celui qui en porte un beaucoup plus léger, et qui le porte tous les jours.

§ 368

12o Il est donc évident que quand la tyrannie devrait être plus fréquente dans le système de la paix que dans le système de la guerre, cette maladie d’État causerait beaucoup moins de maux et moins grands pour les sujets que le gouvernement le plus sage et le plus modéré dans le système de la guerre ; il n’est pas moins visible qu’à l’égard des biens, ils seraient en bien plus grand nombre pour les mêmes sujets, puisqu’il n’y aurait nulle interruption d’aucune sorte de commerce ; enfin les générations de la même nation les moins heureuses dans les règnes les plus tyranniques du système de la paix seraient, à tout prendre, beaucoup plus heureuses que toutes celles qui ont précédé dans le système de la guerre ; et de plus il y aurait plusieurs générations entières et successives qui seraient parfaitement heureuses, ce que l’on ne verra jamais dans tout autre système.

LX. OBJECTION [•]

§ 369

Il est indubitable (m’a-t-on dit)43 que les alliés de l’empereur recevront toujours avec beaucoup de joie le plan d’une Union générale, dans laquelle ils trouveraient une sûreté entière pour l’inaltérabilité de la paix ; il est encore certain que si ce projet leur eût été proposé par la maison de France au commencement de la guerre, avant que d’entrer en action, lors même qu’ils se croyaient supérieurs, ils l’auraient accepté avec une grande joie, et qu’ils l’auraient fait accepter par tous les autres ; mais malheureusement les choses ne sont pas en cet état, ils ont fait de grandes dépenses dans la guerre présente, ils ont fait des conquêtes en Italie, en Espagne, en Flandre, et ils espèrent en faire encore d’autres, soit en continuant simplement leurs efforts, soit en les augmentant ; et quand ils seront parvenus avec ces nouveaux efforts à établir l’archiduc sur le trône d’Espagne, quand ils auront conquis encore sept ou huit places en trois ou quatre campagnes du côté de Flandre, ce sera alors que pour mettre des bornes fixes et immuables aux États de l’Europe, ils solliciteront l’exécution du projet, mais pas plus tôt. Ce projet eût donc été bon à leur proposer dans les premières années de la guerre, lorsque nous n’avions rien perdu, et lorsqu’ils se croyaient ou inférieurs, ou égaux, ou peu supérieurs ; mais la conjoncture est passée, ils se croient fort supérieurs, et nous avons beaucoup perdu. Ainsi d’un côté ils ne voudront jamais former l’Union européenne à condition de promettre de restituer, ou de faire restituer toutes leurs conquêtes, parce qu’ils espéreront sans rien restituer pouvoir former cette même Union, et ils aimeront mieux encore continuer la guerre pendant quatre ou cinq ans que de rien restituer ; et d’un autre côté il ne faut pas espérer que la maison de France veuille jamais entrer dans cette Union, faire une paix inaltérable, et poser des bornes fixes immuables, éternelles à sa puissance et à son territoire, sans cette condition, de promettre de restituer toutes ces conquêtes, elle aimera mieux continuer la guerre.

Réponse

§ 370

Il me semble que je n’ai rien déguisé de la force de l’objection, et comme elle a quelque espérance de solidité, je n’omettrai rien, si je puis, pour montrer qu’en effet elle n’a rien de solide.

§ 371

1o Vous convenez que si le roi avant le commencement de la guerre eût proposé ce projet d’Union aux Anglais, aux Hollandais, aux Portugais, aux princes d’Allemagne et aux autres alliés de la maison d’Autriche, ils l’auraient tous accepté à bras ouverts, quand même ils se seraient crus alors supérieurs en force à la maison de France ; ils n’auraient alors demandé ni le Milanais, ni Naples, ni la Catalogne, ni les places de Flandre ; ils auraient signé le traité en laissant tous les souverains en l’état qu’ils étaient. Pourquoi en jugez-vous de la sorte ? C’est que l’unique but de ces alliés était d’obtenir une sûreté suffisante et durable pour la conservation de leur État et de leur commerce contre la puissance de la maison de France, et qu’ils auraient trouvé cette sûreté suffisante et éternelle dans l’Union générale, au lieu qu’ils n’eussent jamais trouvé qu’une sûreté très insuffisante et très peu durable dans le système de l’équilibre, comme je l’ai démontré de votre aveu même dans le premier Discours.

§ 372

Pourquoi croyez-vous que se voyant bien armés, et se croyant supérieurs en troupes et en forces, ils n’eussent pas commencé les actes d’hostilité pour faire des conquêtes contre un ennemi qui n’est pas extrêmement inférieur en forces ? C’est que ces conquêtes d’un côté coûtent trois fois, dix fois plus qu’elles ne valent ; et de l’autre, c’est que sans pareilles conquêtes ils avaient par le traité d’Union leur unique but, qui est une sûreté suffisante et durable. Il est donc sans doute que si on leur offre présentement ce projet, en y voyant cette sûreté suffisante et durable, ils abandonneront présentement tout dessein de nouvelles conquêtes, par les mêmes raisons qu’ils n’eussent pas même entrepris d’en faire aucune, quoique armés et supérieurs, si on leur eût alors proposé ce même projet.

§ 373

Vous convenez que ces nouvelles conquêtes n’ajouteraient rien à la sûreté qu’ils demandent, puisqu’ils ne la demandent, et qu’ils ne la sauraient demander que suffisante et durable : or par leur aveu même et par le vôtre, la sûreté du projet d’Union est parfaitement suffisante et parfaitement durable.

§ 374

2o Il est donc sûr que l’apparence de faire de nouvelles conquêtes ne leur fera point différer d’accepter le projet ; mais je soutiens que le désir de conserver celles qu’ils ont faites, pour se dédommager de leurs dépenses passées et des prêts faits à l’archiduc, ne leur fera point non plus différer d’accepter la paix inaltérable. J’en ai mis les preuves dans la réponse à la huitième objection ; je ne saurais me résoudre à répéter ce que j’ai expliqué si amplement ailleurs ; mais il en résulte que si les Anglais et les Hollandais s’opiniâtraient à différer la conclusion d’une paix inaltérable, et à vouloir plutôt continuer la guerre quatre ou cinq ans qu’à faire cette restitution, ce serait une opiniâtreté très déraisonnable, très dommageable pour eux, et dont ils seraient blâmés de tous les souverains neutres, et de leurs peuples mêmes ; puisque la continuation de quatre ou cinq années de guerre leur causerait huit ou dix fois plus de dépense et de perte que la conservation de ces conquêtes ne leur apporterait de profit.

§ 375

Il est vrai qu’ils peuvent dire par une raison semblable que si la maison de France s’opiniâtrait à vouloir plutôt continuer la guerre quatre ou cinq ans qu’à se passer de cette restitution, ce serait une opiniâtreté très déraisonnable et très dommageable pour elle ; mais outre qu’elle a fait autant de dépense qu’eux dans cette guerre, il y a une différence essentielle, c’est qu’ils n’avaient nul droit pour faire sur elle des conquêtes, et qu’elle a par conséquent tout droit de leur en demander la restitution ; ils n’ont aucun droit de lui demander leurs frais, au lieu qu’elle a tout droit de leur demander les siens ; et cependant pour le bien de la paix elle leur abandonne ce droit des frais de la guerre : ce ne serait donc pas une opiniâtreté déraisonnable dans la maison de France.

§ 376

Il est vrai que les Anglais, les Hollandais, et les autres alliés de la maison d’Autriche n’ont combattu jusqu’à présent que pour avoir la sûreté suffisante, et que nous ne leur offrons cette sûreté que présentement ; mais ils savent bien que cette sûreté suffisante ne fait que de se montrer présentement et à eux, et à nous. Il est vrai que le projet d’Union européenne de Henri IV n’était pas ignoré ; mais comme les motifs et les moyens étaient perdus, il ne paraissait presque à tout le monde qu’un projet impraticable : il fallait les retrouver ; et pourquoi y aurait-il plus de notre faute que de la leur de n’avoir pas plus tôt retrouvé ces motifs et ces moyens ? Et puisqu’il ne pouvait jamais y avoir d’autre sûreté suffisante et durable que celle-là, et que c’était à eux à nous la demander, n’était-ce pas aussi à eux, plutôt qu’à nous, à faire cette nouvelle découverte, et à nous l’indiquer avant que de commencer la guerre ? Alors s’ils nous eussent proposé cette espèce de sûreté, et si nous eussions refusé de la leur donner, ils auraient raison de vouloir retenir leurs conquêtes pour les frais de la guerre : mais ils ne l’ont ni trouvée, ni indiquée, ni demandée ; rien ne serait donc plus injuste que de vouloir retenir ce qu’ils n’ont eu ni raison ni prétexte d’usurper.

§ 377

3o Quand on pourrait en cette rencontre reprocher de l’opiniâtreté à la maison de France sur la demande de la restitution, n’est-il pas vraisemblable que l’Angleterre, cette nation si éclairée sur ses intérêts, abandonnera sans peine les places qu’elle tient par ses mains, pour s’épargner les nouveaux frais de quatre ou cinq nouvelles campagnes, et la perte de l’interruption du commerce avec la France et avec l’Espagne, surtout quand elle considérera que ces places ne lui produisent rien en comparaison de la prodigieuse dépense future ; et qu’en les laissant entre les mains du légitime possesseur, elle trouvera dans la paix perpétuelle une plus grande sûreté pour ses vaisseaux, et les mêmes commodités dans les ports espagnols, que si elle les avait retenus ?

§ 378

4o Les Hollandais ont-ils moins de lumières sur leurs intérêts que les Anglais ? Il est vrai qu’ils tiennent un plus grand nombre de places, et d’un plus grand revenu ; mais qu’ils comparent ce revenu à la perte qu’ils font par l’interruption de leur commerce avec la France et avec l’Espagne, et à la grande dépense future d’une guerre qui peut encore durer quatre ou cinq ans, et ils cesseront d’être opiniâtres. D’ailleurs les Anglais peuvent fort bien les abandonner sur cet article, et leur dire que ne réservant rien de leurs conquêtes, et se contentant de l’acquisition de la paix inaltérable, ils doivent non plus qu’eux ne rien retenir des leurs, se contentant de la même acquisition : or si les Anglais les abandonnaient sur cet article, croyez-vous que les Hollandais fussent assez insensés pour s’y opiniâtrer ? Il y a plus, c’est qu’en Hollande le peuple, les marchands, les négociants ont beaucoup de part au gouvernement : or si tous ces marchands, si tous ces négociants ont connaissance d’une pareille opiniâtreté de la part de quelques membres des États généraux, croyez-vous qu’ils ne donnent pas des instructions positives à leurs députés, pour promettre de restituer des places qui pourraient leur coûter infiniment plus qu’elles ne valent ?

§ 379

5o Il n’est nullement sûr que les ennemis pussent attirer d’autres puissances dans leur ligue présente ; au contraire lorsque ces puissances verront clairement qu’il ne tient qu’à eux, qu’à une restitution juste, que la maison de France elle-même n’entre dans l’Union générale, il n’est nullement sûr que ces puissances veuillent se mettre en frais pour les dispenser de cette restitution ; ainsi lorsque la maison de France fera aux ennemis des propositions aussi raisonnables qu’est l’établissement de l’Union européenne, à condition de la restitution, peuvent-ils espérer de fortifier leur ligue d’aucun nouvel allié ?

§ 380

En effet si les puissances neutres, bien averties et bien informées des propositions de la France, disent aux Hollandais : La restitution que demande la maison de France est juste, l’Union qu’elle propose à cette condition est infiniment avantageuse à tout le monde, cette restitution qu’elle demande ne se devant faire qu’après que tous les souverains auront signé, elle ne diminue en rien la sûreté suffisante que nous demandons comme vous, et à laquelle nous sommes tous vivement intéressés ; nous ne prétendons faire aucune dépense pour vous conserver ces conquêtes, nous en ferions plutôt pour vous obliger à les restituer, croyez-vous, dis-je, que les Hollandais fussent longtemps opiniâtres, et croyez-vous que ces puissances aimassent mieux faire un grand armement pour fortifier la ligue contre la maison de France que de leur tenir ce discours ? Ceux qui verront bien que la maison de France sera la plus ferme, ou si l’on veut, la plus opiniâtre, et que tant qu’elle refusera de concourir à l’Union européenne, il sera fort incertain qu’elle se forme, voudront-ils pour plaire aux Hollandais hasarder de perdre la plus belle occasion du monde de se procurer à eux-mêmes le plus grand avantage qu’ils puissent jamais se procurer.

§ 381

6o On peut donc juger que selon toutes apparences, ni les Anglais ni les Hollandais ne s’opiniâtreront pas longtemps à refuser l’Union sous la condition de la restitution future : or ne voulant plus continuer la guerre et abandonner en cet article la maison d’Autriche, cette maison s’opiniâtrera-t-elle à garder la Catalogne, Naples et le Milanais ; et ne serait-ce pas inutilement, si l’Angleterre et la Hollande refusaient de faire agir leurs troupes une seule campagne en sa faveur ?

§ 382

7o Rien n’est moins certain que les ennemis soient dorénavant supérieurs à la maison de France : s’ils ont été supérieurs en Flandre, elle a eu la même supériorité en Espagne ; et s’ils peuvent faire de nouveaux efforts, elle peut en faire de semblables, surtout à présent que le dixième denier est établi, et que toutes les provinces de France, outre la capitation, ont commencé de le payer sans murmure, car s’il est absolument nécessaire pour la conservation de l’État, nous paierons le neuvième l’année prochaine, comme le dixième de celle-ci, et peut-être même le huitième. Je dis, pour la conservation de l’État, parce qu’il est naturel de croire que nous ne ferions pas avec la même joie les mêmes efforts pour son agrandissement que pour sa conservation. Ainsi le fonds pour la guerre est annuel, réglé, certain, durable, suffisant, et la campagne prochaine nous nous sentirons bien plus de l’établissement du dixième, qui sera dans sa perfection, que nous avons fait celle-ci, parce qu’il ne faisait que commencer. Si je ne mets point ici en ligne de compte ni l’extrême fidélité des Castillans, dont ils ont fait preuve, ni la diversion que peuvent causer les Suédois et les Turcs en Allemagne, c’est qu’il me semble que c’est plutôt aux ennemis à les craindre qu’à nous à leur faire craindre, c’est plutôt à eux à connaître l’état de leurs forces qu’à nous à leur vanter les nôtres. Nous montrerons donc notre égalité pour lasser ceux qui nous attaquent, et nous ne montrerons pas, quand nous le pourrions, notre supériorité, de peur d’engager contre nous de nouveaux ennemis.

§ 383

8o Ceux qui connaissent les intérêts et le caractère du duc de Savoie ne doutent pas non plus que si on lui propose le traité d’Union, à condition de lui laisser ce qu’il a obtenu de l’archiduc, il ne le signe d’autant plus volontiers qu’il verra la possession de son acquisition aussi durable que l’Union même.

§ 384

9o Les Anglais et les Hollandais savent supputer : or les Anglais dépensent tous les ans plus de quarante millions en troupes et en vaisseaux ; l’interruption du commerce avec la France et avec l’Espagne, les escortes pour les autres commerces, la diminution de ces commerces faute de sûreté, les prises de leurs vaisseaux marchands par les corsaires, tout cela leur cause une perte de plus de quarante millions par an. Ceux d’entre eux qui ont la moindre connaissance des affaires publiques savent que je n’exagère pas. Les Hollandais de leur côté dépensent plus de trente-cinq millions d’extraordinaire pour la guerre ; et l’interruption du commerce avec la France et l’Espagne leur cause une perte annuelle de plus de quarante-cinq millions. Cela fait pour ces deux nations cent soixante millions, qui au denier vingt font huit millions de rente : or pour garder des conquêtes qui ne leur vaudront jamais trois ou quatre millions par an, voudront-ils risquer encore quatre ou cinq années de guerre, c’est-à-dire six ou sept cents millions ; une seule année de paix de plus, une seule année de guerre de moins leur vaudra deux fois plus qu’ils ne perdront à restituer ces conquêtes, et ils auront les sûretés suffisantes, pour lesquelles seules ils ont entrepris la guerre.

§ 385

10o Leurs peuples contribueront moins volontiers et moins longtemps pour conserver ces conquêtes onéreuses que nous pour les reconquérir : ils ne contribuent que par persuasion ; et le moyen de leur persuader qu’il est de leur intérêt d’acheter une chose certainement deux fois plus cher qu’elle ne vaut, puisque c’est certainement une année de guerre de plus, et de risquer de l’acheter huit fois plus cher, puisqu’ils risquent d’avoir encore à soutenir quatre années de guerre, au lieu que nous et les Espagnols nous avons pour durer encore plus de persuasion qu’eux, puisque nous redemandons le nôtre ? Ils se passeront plus aisément que nous des choses dont ils se sont toujours passés jusqu’ici, au lieu que nous ne nous passerions pas si aisément des choses où nous sommes tout accoutumés ; et d’ailleurs outre la persuasion, nous avons un ressort de plus, qui est une plus grande obéissance à nos maîtres, une obéissance aveugle qu’ils n’ont pas ; ainsi il est évident que nous durerons plus qu’eux, et que nous pourrons nous maintenir dans une défense plus juste, plus longtemps qu’ils ne pourront se soutenir dans une usurpation très injuste.

§ 386

Ils verront ces choses, comme nous les voyons, puisqu’elles sont évidentes : or peut-on craindre que les voyant, ils ne veuillent pas tout d’un coup finir une guerre ruineuse, en promettant une restitution de conquêtes qui leur coûteraient à garder au moins quatre fois plus qu’elles ne valent, lorsqu’il s’agit d’obtenir le trésor immense de la paix inaltérable ? Or une objection uniquement fondée sur une crainte aussi vaine peut-elle jamais avoir aucune solidité ?

LXI. OBJECTION [•]

§ 387

Si le roi donne connaissance de ce projet à ses ennemis, ils s’en prévaudront pour se rendre plus difficiles sur les articles de paix : on croit toujours que celui qui fait des propositions d’accommodement a plus de crainte des événements futurs ; et comme on le croit plus pressé, on lui fait aussi acheter la paix plus chèrement, ou s’il ne veut pas accepter certaines conditions, sa démarche contribue à augmenter le courage de ses ennemis pour continuer la guerre. Ils prendront une idée fausse de notre faiblesse ; mais cette idée, toute fausse qu’elle sera, leur donnera de nouvelles forces pour s’éloigner de la conclusion de la paix : car, diront-ils, quelle nouvelle raison la maison de France peut-elle avoir, si elle croit ses affaires en bon état, de vouloir si tôt finir la guerre ?

Réponse

§ 388

1o La nouvelle raison de la maison de France, c’est ce nouveau projet, dont elle ne fait que d’avoir depuis peu elle-même connaissance : elle y trouve de grands avantages pour elle, en ce qu’il doit rendre la paix plus prompte, en ce qu’il lui facilite la restitution sans frais de tout ce qu’elle a perdu, et en ce qu’elle envisage les quinze avantages immenses que lui apportera l’inaltérabilité de la paix, à elle et à ses sujets. Voilà la nouvelle raison de sa nouvelle démarche ; c’est un intérêt évident, et un intérêt nouveau qui la fait agir d’une manière nouvelle : si elle fait cette proposition aux alliés de la maison d’Autriche, c’est qu’elle compte qu’ils trouveront pour eux pareils avantages qu’elle y trouve pour elle-même. Ainsi loin que la publication du mémoire puisse fortifier l’opinion qu’ils auraient pu prendre d’ailleurs de notre faiblesse, elle ne fera au contraire qu’affaiblir cette opinion, puisque quand nous serions de beaucoup supérieurs en forces, la maison de France ne laisserait pas par les mêmes considérations de leur faire les mêmes propositions d’une manière ouverte et publique, puisque la conquête de l’Europe entière ne lui serait pas à beaucoup près si avantageuse que l’établissement de l’Union.

§ 389

2o Je passe aux ennemis ; leur opinion de notre faiblesse, où peut-elle les porter, sinon à continuer la guerre pour tâcher de ne rendre que partie de leurs conquêtes ? Mais quel est le but de la conservation de ces conquêtes qui leur coûteront quatre fois plus à garder en continuant la guerre qu’elles ne vaudront ? Qu’ils le disent eux-mêmes, n’est-ce pas uniquement pour voir sûreté suffisante par le système de l’équilibre contre la trop grande puissance de la France ? Ne verront-ils pas clairement par le premier Discours que toutes les sûretés que peut jamais produire le système de l’équilibre ne peuvent jamais être suffisantes, et qu’il n’y a uniquement que le projet de l’Union de l’Europe, que le roi lui-même leur peut proposer, qui puisse leur procurer ces sûretés suffisantes ?

§ 390

3o Ne savent-ils pas que les armes sont journalières, que la maison de France peut par divers combats heureux reprendre sur eux une plus grande supériorité que celle qu’ils ont eue sur elle ? Or alors qui l’empêchera de reconquérir ce qu’elle a perdu, et de leur faire payer non seulement les frais faits depuis cette continuation, mais encore les frais de toute la guerre ?

§ 391

4o Il demeure constant que les conquêtes des Anglais et des Hollandais ne valent pas quatre-vingt millions, et il demeure encore constant qu’une année de guerre de moins leur vaudra cent soixante millions : il y a donc pour eux quatre-vingts millions à gagner à promettre cette année la restitution de ces conquêtes et à faire le traité une année plus tôt, et quatre-vingts millions en pur profit.

§ 392

Il est donc certain que loin que la publication du mémoire porte les ennemis à prolonger la guerre, elle les portera à solliciter vivement la conclusion de la paix, en promettant de faire la restitution lorsque par la signature de tous les souverains d’Europe ils auront sûreté suffisante de cette inaltérabilité, puisqu’ils verront qu’un an de guerre de moins leur vaudra plus de quatre-vingts millions de profit, et que chaque année de guerre de plus leur cause cent soixante millions en pure perte.

LXII. OBJECTION [•]

§ 393

Les ennemis sont dans une telle défiance sur tout ce qui leur peut venir de la part de la maison de France, qu’ils regarderont comme un piège la publication de ce mémoire.

Réponse

§ 394

Cette opinion du piège ne peut s’appuyer que sur trois soupçons, dont ils peuvent aisément s’éclaircir. Le premier, ils peuvent douter si ce projet d’Union ou de paix inaltérable leur serait réellement plus avantageux que le système présent de la guerre presque perpétuelle : or ils n’ont qu’à lire ce mémoire ; ils ont entre les mains de quoi en juger par eux-mêmes, ils verront clairement que jamais on ne leur peut proposer un parti si avantageux ; et quand il leur resterait encore quelque doute, l’exemple des puissances neutres qui en solliciteront l’exécution de toutes leurs forces dissiperait leurs doutes.

§ 395

Le second soupçon qu’ils peuvent former, c’est de savoir si ce traité d’Union se signera réellement de tous ; mais il est évident qu’il se signera de tous, si tous le veulent bien signer ; puisqu’il ne peut y avoir d’opposition que le défaut de volonté. Or il est certain que chaque souverain voudra avec empressement signer un traité qui lui est si évidemment avantageux, dès qu’il lui sera présenté, surtout quand il verra que plusieurs souverains des plus puissants et des plus sages l’auront déjà signé, et qu’ils l’inviteront à le signer pour entrer dans une garantie mutuelle, qui sera d’autant plus désirable qu’elle sera plus nombreuse : or les princes neutres qui solliciteront la signature de ce traité aideront encore aux ennemis à se persuader qu’il est de l’intérêt de tout le monde de le signer, et effectivement en pareille occasion, il n’y a qu’à donner l’exemple pour être sûr qu’il sera suivi.

§ 396

Le troisième doute peut être fondé sur ce qu’ils peuvent penser que quoique le roi offre de faire un pareil traité d’Union, c’est un leurre pour les amuser et pour ralentir leurs efforts, et qu’en effet il se gardera bien de mettre de pareilles bornes à son ambition, et de signer ce traité ; mais ils n’ont qu’à faire tant soit peu d’attention au troisième Discours, c’est-à-dire aux avantages immenses que lui et sa maison tireraient du traité d’Union, pour être persuadés qu’il n’a jamais rien désiré si sincèrement et si fortement que la conclusion et l’exécution d’un pareil traité, surtout depuis la mort des deux derniers dauphins arrivée cette année.

§ 397

D’ailleurs il leur est bien aisé de sortir de ce doute. Qu’ils signent eux-mêmes entre eux les articles de ce traité aux conditions de la restitution ; qu’ils le présentent ensuite à signer dans le congrès aux plénipotentiaires du roi et du roi d’Espagne, et ils verront bientôt que c’est sincèrement que la maison de France offre et propose elle-même ce traité, et que les additions et les retranchements qu’elle proposera seront, ou très justes, ou très convenables à l’intérêt de l’Union, et tels qu’eux-mêmes les désireront ; ils verront qu’en très peu de conférences, tous conspirant au même but, qui est de rendre la paix inaltérable en conservant chacun dans la possession où il était au commencement de la guerre présente, on conviendra facilement de tous les articles fondamentaux, de la plupart des articles importants ; et à l’égard des articles utiles, on en conviendra de même : car ne sera-ce pas en convenir que de consentir qu’ils seront réglés par la pluralité pour la provision44 et pour les trois quarts des voix pour la définitive ? Car enfin dès que l’on convient de s’en rapporter à une sorte d’arbitrage, tout est censé convenu et réglé, c’est n’avoir plus jamais rien à décider par la voie de la guerre, et par conséquent c’est être toujours en paix.

§ 398

Si en leur proposant de négocier sur ce mémoire, la maison de France leur demandait une trêve, ils auraient peut-être raison de regarder d’abord cette proposition comme un piège, mais elle ne leur demande rien de semblable, que chaque parti fasse de son côté tous ses efforts pour la campagne présente, que dans la campagne même chacun agisse comme s’il n’y avait nulle proposition de paix ; où est donc le piège, et sur quoi fonder le soupçon de piège ? Ainsi ou ce soupçon ne naîtra point, ou s’il naît, il s’anéantira bientôt par la réflexion ; ou s’il dure jusqu’au succès du congrès, il ne nuira en rien à l’avancement de la paix : il est donc bien visible que le pis-aller, c’est que les alliés soient quelques mois sans rendre justice au roi sur la beauté de son projet, et sur la droiture de ses intentions ; mais quelque parti qu’il prît, changeront-ils d’opinion à son égard pendant cet intervalle ? Ainsi il peut, sans y rien perdre, leur faire encore pareil crédit pour quatre ou cinq mois ; enfin cela peut-il l’empêcher d’aller droit à son but, au bien de sa maison, à son repos, au bonheur de ses sujets, à la félicité de toute l’Europe ; et n’est-il pas depuis longtemps tout accoutumé à faire sans regret des ingrats ?

LXIII. OBJECTION

§ 399

Il y a dans cet ouvrage un grand nombre de répétitions qui déplaisent.

Réponse

§ 400

J’ai été obligé de remettre souvent devant les yeux les mêmes pensées, mais en différentes expressions ; je n’ai garde de retrancher ces sortes de répétitions, il faudrait retrancher tout d’un coup presque toutes les réponses aux objections. Si je n’avais affaire qu’à des lecteurs qui eussent lu les premières ébauches, et qui eussent une grande attention à leur lecture et une mémoire excellente, je réduirais l’ouvrage à la moitié ; mais par malheur cette dernière ébauche arrivera encore toute nouvelle entre les mains de la plupart des lecteurs, et puis ceux qui ont lu l’ébauche du premier janvier mille sept cent onze n’ont pas tous une mémoire si heureuse qu’ils se souviennent de tout ce qu’ils ont lu, il y a neuf ou dix mois.

§ 401

Or il faut remarquer que quand on propose quelque système nouveau, il ne saurait faire d’impression sur l’esprit du lecteur, si on ne lui présente sous différentes formes ; c’est l’habitude de penser d’une même manière qui fait notre certitude ; et cette habitude ne se forme que par les répétitions ; nous sommes en garde contre l’évidence même, quand elle se présente pour la première fois ; et elle ne passe en certitude que par le secours de l’habitude ; et le pouvoir que l’habitude a sur notre esprit est tel qu’il y a une infinité de propositions qui nous paraissent évidentes, et qui sont cependant très obscures, et cela uniquement à cause de la longue habitude que nous avons dès notre enfance, dès notre jeunesse, de penser de la même manière.

§ 402

Il y a une autre sorte de répétition vicieuse, qui est de répéter les mêmes pensées dans les mêmes expressions, surtout quand ce sont ou pensées, ou expressions singulières ; c’est que la singularité donne de l’attention, et excite la mémoire ; mais quelque bonne que soit la pensée, quelque propre que soit l’expression, la répétition blesse le lecteur, et lui est très inutile. Pour ces sortes de répétitions, je les condamne tout le premier ; je crois bien qu’il y en a quelques-unes de cette espèce dans le corps de cet ouvrage, c’est-à-dire qu’il y a une ou deux pages de trop ; je tâcherai de les retrancher ; mais quand je présente au lecteur un projet de la dernière importance, je ne daigne pas seulement lui demander grâce pour ces sortes de négligences, il a bien autre chose à faire qu’à songer à des minuties de style, à des méprises de peu de conséquence, à des ignorances de certains faits qui ne font rien à l’affaire principale, et auxquelles il est aussi facile de remédier qu’il a été facile de les apercevoir ; le bon esprit pour son propre intérêt saisira le bon, l’essentiel de l’ouvrage, et laissera à l’esprit superficiel à discuter sérieusement des bagatelles qui n’attaquent que la réputation de l’écrivain, et qui même ne lui nuisent en rien, si malgré ses négligences il arrive à son but, qui est de montrer à tous les lecteurs l’importance et la possibilité du projet.

LXIV. OBJECTION

§ 403

Quand l’Union sera entièrement formée, ne peut-il pas arriver que les vingt-trois souverains veuillent dans trente ans, dans cent ans ôter au czar, par exemple, ou à quelque autre membre de l’Union, son État, ou partie de son État ? Il est vrai que l’on ne peut pas supposer qu’ils en eussent le droit, puisque par les articles fondamentaux aucun souverain ne peut être dépossédé d’aucune portion du territoire dont il sera en possession, à moins qu’il ne soit déclaré ennemi ; et qu’il ne peut être déclaré ennemi tant qu’il voudra bien, en demeurant uni avec les autres, exécuter les lois fondamentales et les jugements de l’Union ; mais enfin ce qu’ils ne sont pas en droit de faire, ils sont en pouvoir de l’exécuter ; puisque les vingt-trois, ou même vingt seront beaucoup plus forts que ce souverain. Or quelle sûreté a-t-il qu’ils ne s’uniront pas tous, sinon contre lui, du moins contre quelqu’un de ses successeurs, dans quelque siècle à venir ?

Réponse

§ 404

1o Tant que ces vingt-trois souverains ne seront pas devenus tous entièrement insensés, il y aura une sûreté qu’ils ne voudront pas renverser les fondements de l’Union.

§ 405

2o Un homme n’est ni évidemment injuste, ni évidemment méchant, à moins qu’il ne trouve dans sa méchanceté, dans son injustice, quelque intérêt, ou réel, ou apparent. Or ce qui est rare pour un seul homme est encore plus rare pour vingt-trois, qu’on ne peut pas sans raison supposer tous extravagants, conseillés chacun par un grand nombre de ministres également extravagants : or dans cette supposition l’injustice serait évidente, la méchanceté à l’égard du souverain serait encore plus évidente ; puisque hors de lui ôter la vie, on ne peut lui faire une plus grande méchanceté que de lui ôter son bien, ou en tout ou en partie, un bien qui par la longue possession est aussi évidemment le sien que le bien des autres est le leur.

§ 406

3o Mais on a beau supposer ces vingt-trois souverains injustes et méchants envers ce vingt-quatrième, si l’injustice, si la méchanceté en question est telle qu’ils ne puissent la commettre sans se faire un très grand tort, et un tort très évident, on ne peut supposer qu’ils la commettront, à moins que d’être tous parvenus en même temps au dernier degré d’extravagance : or s’ils dépossèdent le vingt-quatrième de tout ou partie de son État, qui d’entre eux aura sûreté que dix ans après il ne sera pas, lui ou son successeur, dépossédé de la même manière et sur pareils prétextes par les vingt-deux autres ? Or pourquoi donc est-il entré dans cette société, sinon pour avoir sûreté que ni lui ni ses successeurs ne pourront jamais être dépossédés sous quelque prétexte que ce puisse être.

§ 407

4o Quand les membres d’une société se résolvent à passer par-dessus un article fondamental, quelle sûreté peuvent-ils avoir de l’exécution de tous les autres ; et pourquoi demeurent-ils assujettis aux règlements d’une société, s’ils ne sont pas sûrs qu’elle subsiste demain ? Si les avantages de cette société sont très grands et très évidents, seront-ils tous assez fous pour la saper eux-mêmes par les fondements ? Or n’avons-nous pas démontré ailleurs la grandeur et l’évidence de ces avantages ?

§ 408

5o Qu’on me donne un motif tant soit peu apparent pour engager les vingt-trois souverains à ôter au czar tout ou partie de son État : sera-ce pour le donner à un particulier ? Pourrait-on imaginer un motif aussi ridicule ? Sera-ce pour le donner à quelqu’un des vingt-trois ? Et par quel privilège les vingt-deux autres le préféreraient-ils à eux-mêmes ? Sera-ce pour le partager entre eux, et en faire vingt-trois parts ? Mais serait-ce pour le partager par égales portions ? Les plus forts ne s’opposeraient-ils pas à cette égalité ? Et pourraient-ils s’accorder dans l’estimation ? Sera-ce pour le partager à proportion des contingents ? Est-ce que les plus faibles ne s’opposeraient pas à ce partage proportionnel, et pourraient-ils jamais convenir d’une estimation proportionnelle ? Impossibilités de tous côtés !

§ 409

6o Les princes allemands qui formèrent l’Union germanique avaient la même chose à craindre ; cependant, ou ils ne la craignirent point, ou bien ils passèrent par-dessus cette crainte comme mal fondée ; et effectivement voyons-nous qu’il soit arrivé, depuis sept cents ans, que l’Union germanique ait ôté ou quelque ville, ou quelque province, ou l’État à quelqu’un des membres, quand il n’a point été déclaré rebelle et mis au ban de l’Empire pour rébellion ? Voyons-nous que les autres membres aient mis en partage quelque territoire semblable ? Voyons-nous qu’ils aient seulement été tentés de déposséder un souverain pacifique d’un seul village ? Leur propre intérêt les eût retenus, puisque ç’eût été ouvrir la porte à de semblables dépossessions ; cependant les prétextes n’ont pas manqué, il y en a eu de toutes les sortes, les haines, et surtout les haines causées depuis deux cents ans par la différence des religions, haines où le peuple prend une grande part, étaient de spécieux prétextes : qu’on me montre un seul exemple où un souverain pacifique ait eu à souffrir une dépossession. Or nous sommes ici en bien plus forts termes, car les sectes se fortifièrent dans les guerres de religion, c’était le temps le plus à craindre : or il n’y aura plus de sectes à craindre, du moins les guerres de religion ne seront plus du tout à craindre après la formation de l’Union.

§ 410

7o Il y a en Europe plusieurs républiques et États républicains ; le peuple y a beaucoup de pouvoir dans les délibérations : or s’imaginera-t-on que ces nations dans le dessein d’agrandir leur territoire puissent jamais donner les mains à ruiner le fondement d’une société dont ils tirent la principale sûreté de la durée de leur État et de leur commerce : qu’est-ce que le peuple gagnerait à un pareil accroissement ? Chaque particulier en serait-il d’un sou plus riche ? Or cependant les républiques et les États républicains font le tiers de l’Europe.

§ 411

Ainsi de quelque côté qu’on tourne la chose, on verra que cette objection disparaît d’elle-même à la première attention, au lieu que les bonnes objections ou les véritables obstacles s’agrandissent à mesurer que l’on vient à les approfondir.

LXV. OBJECTION

§ 412

L’auteur, pour augmenter la sûreté des membres de l’Union, propose dans les guerres qu’elle pourra avoir d’employer de chaque nation pareil nombre de soldats, de sorte que si pour former le contingent de troupes des frontières de l’Europe, il suffit de tenir sous les armes cent quatre-vingt mille hommes, ce sera environ six mille sept cents hommes, le tiers en cavalerie, pour chacun des vingt-sept contingents ; ainsi il n’y aura que six mille sept cent Français, et il y aura six mille sept cents Lorrains, avec cette différence qu’il n’y aura pas la huitième partie de ces Lorrains entretenus aux frais de la Lorraine, le reste sera entretenu aux frais de l’Union, et payé par son trésorier : jusque-là rien d’impossible ; mais en temps de guerre, comment la Lorraine qu’on suppose ne contenir qu’environ douze cent mille habitants, c’est-à-dire deux fois autant comme il y en a dans Paris, comment, dis-je, pourra-t-elle fournir tous les soldats qui seront nécessaires à l’Union en temps de guerre.

Réponse

§ 413

Il n’y a qu’à faire réflexion que lorsqu’en temps de paix les vingt-quatre membres chrétiens, et les trois associés mahométans, fournissant seulement six mille sept cents hommes de leur nation, tous ces contingents forment plus de cent quatre-vingt mille combattants ; qu’ainsi si chaque nation en fournit treize mille quatre cents, l’Union aura sur pied plus de trois cent soixante mille hommes ; et si chaque nation en fournit vingt-six mille huit cents en temps de guerre, l’Union aura en un ou plusieurs corps plus de sept cent mille hommes. Or d’un côté n’est-ce pas assez pour procurer sûrement à l’Union un heureux succès dans ses guerres, surtout si l’on suppose qu’elle ne sera pas en même temps en guerre avec tous ses voisins ; d’un autre côté, est-ce qu’il est impossible que douze cent mille habitants fournissent vingt-six mille huit cents combattants.

§ 414

Il n’y a personne qui ne sache que la Lorraine en fournirait plus de quarante mille, que la Suisse, par exemple, en fournirait plus de cent mille, non seulement sans s’incommoder, mais même en s’enrichissant ; qu’ainsi on ne manquera point de Suisses, tant qu’on ne manquera point d’argent, et qu’il n’y a aucune puissance qui puisse avoir aucun ombrage de la multitude des Suisses qui seraient répandus dans l’armée de l’Union, sous des chefs et des officiers de différentes nations.

§ 415

On ne peut pas dire non plus que douze cent mille habitants ne pourraient pas fournir pendant la guerre des recrues suffisantes pour les vingt-six mille huit cents hommes : car quand il en faudrait douze mille par an, il est certain par les extraits des registres des baptêmes de Paris que six cent mille âmes produisent dix-huit mille enfants par an ; qu’ainsi douze cent mille en produiront trente-six mille, et puis une guerre qu’entreprendrait l’Union se ferait avec une si grande supériorité de sa part qu’il serait impossible qu’elle durât plus de deux ou trois ans.

§ 416

Ainsi quand je suppose que les nations les moins nombreuses de l’Union fourniront autant de soldats que les nations les plus nombreuses pour former des armées suffisamment supérieures à ses ennemis, je ne suppose rien que de très possible et de très facile ; et je trouve par ce moyen une très grande sûreté pour les souverains moins puissants, contre toute mauvaise volonté des souverains les plus puissants ; ce qui était très important à trouver.

LXVI. OBJECTION

§ 417

L’Union entre les princes allemands n’a pas tant été pour terminer entre eux leurs différends sans guerre que pour se maintenir réciproquement contre les entreprises de l’empereur, elle s’est formée peu à peu ; et il ne paraît pas dans l’histoire qu’il y ait jamais eu de plan de cette Union.

Réponse

§ 418

1o Je conviens que l’Union germanique ne s’est formée que peu à peu, c’est-à-dire que deux ou trois souverains, soit puissants, soit moins puissants, ont commencé par l’agréer, que d’autres ensuite y sont entrés l’un après l’autre de proche en proche, selon les conjonctures plus ou moins pressantes : or que prétends-je autre chose, à l’égard du projet de l’Union européenne, que quelqu’un des souverains, le trouvant très avantageux pour lui et pour chacun d’eux en particulier, le fasse agréer par un autre ; que ceux-ci peu à peu et de proche en proche y fassent entrer tantôt l’un, tantôt l’autre. Peut-être même que l’Union européenne se formera plus promptement que ne s’est formée l’Union germanique : 1o parce que tous les avantages sont plus en évidence ; 2o parce que l’impression d’un ouvrage donne plus de facilité à tout le monde de l’examiner ; 3o parce que les esprits sont plus éclairés ; 4o parce que nous avons des modèles subsistants. Mais enfin quand elle ne se formerait que dans un espace de temps semblable, qu’importe, pourvu qu’enfin elle se forme.

§ 419

2o Quand l’Union des princes allemands se serait formée, particulièrement pour résister aux entreprises de l’empereur, du moins est-il certain qu’ils ont eu aussi en vue de terminer leurs propres différends sans guerre ; puisque la forme de les terminer en subsiste encore aujourd’hui, qu’inutilement se seraient-ils unis pour toujours contre une puissance perpétuelle qu’ils eussent redoutée, s’ils ne fussent convenus de moyens nécessaires pour entretenir toujours cette Union, et par conséquent pour terminer sans guerre les différends qui pouvaient naître entre eux dans la suite ; mais une preuve invincible que leur Union a été formée particulièrement pour entretenir le commerce entre eux, et pour terminer sans guerre leurs différends, c’est que l’Union ne s’est faite que dans le temps de la plus grande faiblesse des empereurs, c’est-à-dire lorsque l’Empire devint électif en cessant d’être héréditaire, et lorsque les Allemands n’avaient pour voisins que des princes incomparablement moins redoutables que ceux d’aujourd’hui ; il y a encore une considération, c’est que si le principal but de leur Union eût été de se garantir des entreprises de l’empereur, ils n’eussent jamais élu des princes puissants : or il est cependant certain que dans ces premiers temps ils élisaient souvent pour empereurs les plus puissants d’entre eux.

§ 420

3o Prétendre qu’il y ait eu une Union sans traité, un traité sans articles proposés dont on pût convenir, c’est prétendre une chose impossible ; le mémoire qui contenait les dix ou douze articles fondamentaux, et les motifs principaux que chacun pouvait avoir d’en convenir, c’est ce que j’appelle le plan, le projet du traité de l’Union ; et il n’est point nécessaire que l’histoire parle de ce plan pour croire qu’il y en a eu un ou plusieurs, puisqu’il y a eu un ou plusieurs traités ; et nous concluons sans peine, et sans le secours de l’histoire, qu’il y a un ou plusieurs traités, en voyant un établissement encore subsistant entre souverains, qui n’a jamais pu commencer sans qu’ils soient convenus de plusieurs articles, c’est-à-dire sans quelque traité. Or que ce plan ait été proposé par un prince puissant, de la manière dont Henri le Grand proposa le sien, ou par un prince moins puissant, ou même par un particulier ; qu’il ait été fort court, qu’il ait été fort étendu, qu’importe, cela ne fait rien à la chose ; il sera toujours certain que quelqu’un, ou prince, ou sujet, a commencé à imaginer un semblable plan de l’Union germanique, il n’a pas été porté tout d’un coup à sa perfection, j’en suis persuadé. Et qui doute que celui-ci ne se puisse de même beaucoup perfectionner quand il sera une fois commencé, surtout étant exempt des deux défauts essentiels de l’Union germanique dont nous avons parlé ?

§ 421

On peut voir par cette objection qu’il faut que l’argument pris de l’Union germanique presse étrangement les contradicteurs, puisqu’ils se sentent obligés de recourir à de si faibles retranchements.

LXVII. OBJECTION

§ 422

S’il arrive, par exemple, que les compagnies des marchands d’Édimbourg aient des démêlés sur le commerce avec les compagnies des marchands de Londres, Écossais contre Anglais, que le différend soit décidé par le roi d’Angleterre, ceux qui seront mécontents de la décision ne pourront-ils pas en appeler, et se pourvoir au tribunal de l’Union, comme à un tribunal supérieur ? Or alors que deviendrait la souveraineté du souverain ?

Réponse

§ 423

1o Les différends qui naîtront entre un Anglais et un Hollandais, entre une compagnie anglaise et une compagnie hollandaise, seront à la vérité décidés par les juges députés de l’Union dans les chambres de commerce, c’est que les parties ne sont pas des sujets d’un même souverain ; voilà pourquoi il est nécessaire que ces différends soient décidés par l’autorité de l’Union, qui, étant composée de tous les souverains d’Europe, devient l’unique souveraine des deux nations ; mais il n’en est pas de même des compagnies de Londres et d’Édimbourg, ce sont tous sujets de même souverain ; ainsi ils n’ont point d’autre juge que lui, et comme il n’avait point de supérieur dans les jugements qu’il rendait entre ses sujets avant la formation de l’Union, il n’en a point non plus après l’Union formée. C’est que l’Union n’est faite que pour terminer sans guerre les différends de souverain à souverain, des sujets d’un souverain avec les sujets d’un autre souverain ; elle n’est pas formée pour diminuer l’autorité d’aucun souverain sur ses sujets, elle a été formée au contraire pour augmenter cette même autorité ; puisqu’elle assure à chaque souverain un secours certain et invincible contre tous sujets, toute ville, toute province qui refuserait de lui obéir.

§ 424

2o On ne peut pas craindre que l’Union consente jamais à prendre connaissance des jugements rendus par un souverain entre ses sujets : car qui est-ce qui compose l’Union ? Ne sont-ce pas tous souverains ? Ne veulent-ils pas être seuls maîtres chez eux ? Leurs députés peuvent-ils opiner sans leurs instructions, et sans que ces instructions soient communiquées ? Ainsi comment craindre que ces députés sans un ordre exprès opinent à prendre connaissance d’une pareille affaire ? Et peut-on jamais craindre qu’aucun souverain donne jamais un ordre qui irait à lui ôter la souveraineté qu’il a sur ses sujets ?

LXVIII. OBJECTION

§ 425

Vous ne sauriez me marquer aucun temps (m’a-t-on dit) où l’Union germanique se soit faite avec cette convention que les différends entre souverains et entre sujets de différents souverains seront terminés sans guerre par jugement des députés des souverains, soit dans la Chambre impériale, soit dans les diètes, soit dans le Conseil de la régence entre les intervalles des diètes, et que nul ne pourra impunément refuser d’exécuter ces jugements sans encourir la peine du ban. Et une preuve (m’a-t-on dit) qu’il n’y a en Allemagne d’autre voie que la force pour terminer ces sortes de différends, c’est que l’on a vu dans tous les temps des guerres entre les Allemands ; ainsi c’est une chimère que le Solon germanique, ou le sage allemand.

Réponse

§ 426

1o Il est certain que ces sortes de différends ne se terminent pas tous par la voie des armes, il y a une Chambre impériale, il y a des diètes où il se décide quantité de ces sortes de différends. Or si je demande : celui qui est condamné est-il obligé d’exécuter la décision ? A-t-il une punition à craindre s’il refuse de l’exécuter ? Il n’y a pas sur cela de doute, le fait est certain ; donc il y a convention, il y a société qui donne à ces députés autorité suffisante pour décider et pour terminer sans guerre ces différends. Or pour le but que je me propose, il n’importe de marquer précisément l’année où a commencé la convention, ni entre combien, ni entre quels souverains elle a commencé, ni qui d’entre eux ou qui de leurs sujets a eu le premier cette idée de prendre une autre voie que celle des armes pour terminer leurs différends futurs ; c’est un fait historique qui peut être enseveli dans l’oubli, il nous suffit que la chose soit pour prouver qu’elle a commencé d’être, et qu’une convention, ou qu’une société semblable est possible.

§ 427

2o Qu’importe que cette société se soit formée en peu ou beaucoup d’années, cela ne fait rien à la chose, puisque je ne prétends rien, sinon que de montrer que pareille union se peut faire en pareil espace de temps entre pareils membres.

§ 428

3o Qu’importe qu’il y ait eu des guerres de temps en temps entre les souverains allemands, cela ne prouve pas qu’ils n’eussent une autre voie que celle des armes pour terminer leurs différends ; cela ne prouve pas qu’il n’y ait eu un grand nombre de semblables différends terminés sans guerre par la voie de l’Arbitrage ; cela prouve seulement que la convention ancienne n’a pas toujours été observée entre eux ; et cela parce que quelqu’un des membres, assisté de quelque puissance étrangère, a cru pouvoir impunément se dispenser d’exécuter les décisions, et éviter la peine du ban ; cela prouve bien quelques défauts dans cette société, mais cela ne prouve pas qu’il n’y eût pas de société, et qu’il n’y en ait encore ; et même cela ne prouve nullement que ces défauts soient de telle nature qu’il soit impossible ou d’y remédier, ou de les éviter dans la formation d’une pareille société.

§ 429

4o Il est certain que la société germanique, toute défectueuse qu’elle ait été, n’a pas laissé d’épargner par ses décisions un nombre infini de guerres entre les souverains d’Allemagne, et d’y conserver par conséquent un grand nombre de petites et de grandes souverainetés, qui sans son autorité auraient été plusieurs fois depuis six cents ans englouties les unes par les autres.

§ 430

5o Voilà donc une convention formée, une société permanente établie ; elle a donc commencé : or elle n’a pu commencer sans que quelque souverain, ou quelque sujet, en ait eu la première idée, sans que quelqu’un en ait fait quelque espèce de projet, petit ou grand. Or quiconque a proposé cette idée, quiconque a dressé le premier ce projet, ne peut-on pas l’appeler le sage allemand, le Solon germanique ? Solon fit-il jamais recevoir de loi si utile pour Athènes que celle-ci l’a été pour toute l’Allemagne ? Et n’est-ce pas avec justice que ses lois lui ont acquis le surnom de sage ? Or qu’importe que nous ayons perdu le nom du sage allemand, il n’en est pas moins certain qu’il y en a eu un ; c’est qu’il est certain que lorsqu’on voit une société établie, ou quelque autre établissement humain, ce n’est point supposer une chimère que de supposer que quelqu’un en a eu la première idée, que quelqu’un en a dressé le premier projet ; et que si cet établissement montre beaucoup de sagesse, on ne puisse avec raison donner le nom de sage à celui qui en est l’inventeur. J’espère donc que les personnes équitables ne refuseront pas d’appeler Henri le Grand le Solon européen, puisque c’est lui qui le premier a dressé le projet de la société européenne.

LXIX. OBJECTION

§ 431

L’intérêt des souverains paraît dans tout l’ouvrage un peu opposé à l’intérêt des sujets. D’ailleurs, m’a-t-on dit, vous retranchez trop scrupuleusement le pouvoir qu’ont présentement les souverains de se nuire les uns aux autres.

Réponse

§ 432

Il est vrai que leurs intérêts sont différents : le souverain cherche à être heureux par ses sujets, les sujets cherchent à être heureux par leur souverain ; mais quoique ces intérêts soient différents, ils ne sont rien moins qu’opposés. Au contraire ils se réunissent au point principal de la société qui est entre le supérieur et les inférieurs ; c’est que leur commune sûreté, leurs communes richesses augmentent à proportion que le prince est content de ses sujets, et que les sujets sont contents de leur prince ; et personne n’ignore que le moyen de dissoudre une société, c’est de faire qu’il n’y ait qu’une des parties qui y gagne, et que l’autre partie, loin de croire y gagner, croie y perdre ; au contraire jamais la société ne produit davantage à tous les intéressés que lorsque chacun croit travailler pour soi en travaillant pour les autres.

§ 433

On ne demande autre chose pour faire un citoyen vertueux, sinon que pour régler toujours sa conduite à l’égard des autres, il connaisse toujours parfaitement ses plus grands intérêts, il verra alors avec évidence combien la vertu, c’est-à-dire la justice et la bonté lui peuvent apporter d’avantages pour augmenter son bonheur, en comparaison de l’injustice ; il est de même évident que pour faire le meilleur prince du monde, on n’a à souhaiter autre chose, sinon qu’il soit le plus intéressé, mais le plus habile de tous les princes, c’est-à-dire qu’il voie clairement ce qui est conforme à ses plus grands intérêts ; car alors il verra clairement que son plus grand intérêt, c’est de faire sentir sans cesse à ses sujets les effets de sa justice, de sa bonté et de sa prudence.

§ 434

Je conviens au reste que pour la sûreté de la société, je retranche, autant que je puis, le pouvoir que chacun des associés avait de se nuire et de se rendre malheureux les uns les autres avant la formation de la société ; mais c’est pour faire arriver les souverains au plus haut degré de bonheur où ils puissent arriver dans leur condition de souverains, c’est pour leur procurer sûreté entière de la conservation de leur personne, de leur maison sur le trône, sûreté entière des moins puissants contre les plus puissants, des mineurs contre les majeurs, des imbéciles contre les génies supérieurs, pour leur procurer la même sûreté contre leurs voisins, dont jouissent leurs sujets contre leurs voisins, et leurs propres domestiques ; sûreté entière de terminer leurs différends sans armes, sans grands frais et selon l’équité ; enfin sûreté entière de commerce perpétuel, et par conséquent d’une augmentation perpétuelle de richesses.

§ 435

Or que l’on compare la valeur de ce que je leur propose d’abandonner du pouvoir de nuire, à la valeur de ce que je leur propose d’acquérir par une paix inaltérable, et l’on verra que si d’un côté ils perdent trois, ils gagnent de l’autre trois mille, et qu’ils gagneront d’autant plus dans le système de la paix qu’ils abandonnent plus de droits et de moyens de se nuire : droits funestes, moyens exécrables qu’ils avaient dans le malheureux système de la guerre.

LXX. OBJECTION

§ 436

Henri IV ne voulait pas réellement établir la société européenne, il voulait sous ce beau prétexte une ligue pour abaisser la puissance de la maison d’Autriche et s’élever lui-même par cet abaissement ; s’il fût venu à bout de son dessein, il aurait trouvé un prétexte spécieux pour se dispenser de former la société européenne, et ce qu’il appelait la république chrétienne.

Réponse

§ 437

1o Du moins pensait-il que les avantages que chacun des souverains pouvait tirer de cette société étaient si grands, si évidents, si sûrs, si durables que cela seul suffirait pour les engager dans la ligue ? Ainsi il ne croyait pas que ce fût leur proposer quelque chose qui ne s’accordât pas évidemment avec leurs intérêts ; ainsi il ne croyait pas leur proposer une société dont ils dussent avoir de l’éloignement : or que fais-je en remettant devant les yeux de ces mêmes souverains le même projet, que de suivre l’opinion qu’il avait que cette proposition convenait merveilleusement à leurs intérêts ?

§ 438

2o Non seulement il croyait que cela convenait à ces souverains, mais ces souverains eux-mêmes, et ceux-là entre autres qui ne devaient point profiter des conquêtes que la ligue devait faire sur la maison d’Autriche, comme l’Angleterre, les princes d’Allemagne, Gênes, Florence, étaient enfin entrés dans le même projet, dans les mêmes sentiments que leur proposait Henri IV. Ce n’est donc pas un projet qui ne puisse convenir aux intérêts des souverains d’aujourd’hui puisqu’ils ont les mêmes motifs qu’avaient leurs prédécesseurs qui l’avaient agréé.

§ 439

3o Comment Henri IV après avoir formé l’Union dans la vue de rendre la société européenne inaltérable, comment après avoir affaibli la maison d’Autriche eût-il pu espérer de se dispenser d’entretenir cette union, lui qui n’eût pas douté que les autres souverains de l’Union ne se fussent joints à la maison d’Autriche pour le contraindre à tenir sa promesse, lui qui n’eût pas pu espérer de pouvoir résister seul à tous les autres ? On voit donc que c’était un projet très sensé, très sage dans la supposition qu’il était sincère de sa part, et que ç’eût été un projet insensé dans la supposition que ce n’était qu’une fourberie et une feinte de sa part : car y a-t-il rien de plus insensé que de se donner beaucoup de peine, de courir beaucoup de dangers, de faire beaucoup de dépenses pour une chose aussi odieuse et aussi évidemment impossible ? Tel est cependant le dernier retranchement des contradicteurs opiniâtres de ce projet.

SEPTIÈME DISCOURS
Articles utiles

MOTIFS PARTICULIERS
Récapitulation

§ 440

Plusieurs personnes en lisant cet ouvrage sont entrées en défiance que ce qui paraissait possible et praticable, tant que le projet demeurerait dans la spéculation, serait cependant réellement impossible, dès qu’on voudra le réduire en pratique. Je conviens qu’il n’est pas aisé de les rassurer autrement que par la pratique même ; mais avec une pareille crainte, on ne commencerait jamais à travailler à aucun établissement, et cependant la sagesse la plus scrupuleuse conseille et ordonne d’en entreprendre, surtout ceux qui paraissent très importants, et dans lesquels on n’aperçoit aucun obstacle insurmontable ; il a donc fallu montrer que ce projet ne trouvera dans les délais de l’exécution nulle difficulté que l’on ne puisse facilement surmonter, puisque les règlements que je vais proposer suffisent pour l’entier établissement de la société, qu’il est facile d’en convenir, ou de quelques équivalents ; et qu’aucun de ces règlements n’est impraticable. Or c’est le sujet des articles utiles que l’on va lire.

§ 441

Je sais bien que de plus habiles gens que je ne suis pourront facilement en indiquer de plus commodes et de plus convenables ; mais en attendant, le lecteur qui a une sorte d’impatience de voir du moins en gros la forme que l’on pourrait donner à un si bel établissement ne sera pas fâché de voir cet essai ; j’avais assemblé un beaucoup plus grand nombre de vues et d’articles différents, mais quant à présent il m’a paru plus à propos de ne proposer que ceux-ci. Je n’ai pas même voulu donner ici les raisons qui m’ont conduit à proposer chacun de ces règlements en particulier, parce que je demande qu’on ne les regarde que comme un essai que je prétends bien mettre en meilleur état, lorsque j’aurai un peu plus de loisir, et alors chaque article sera accompagné de ses motifs.

ARTICLES PROPOSÉS
Comme utiles pour la formation et pour la conservation de l’Union

I. ARTICLE
Sûreté et privilèges de la ville de paix

§ 442

La ville de paix sera fortifiée d’une nouvelle enceinte, et on placera des citadelles autour de cette nouvelle enceinte ; il y aura des magasins de vivres et de munitions, et tout ce qui peut être nécessaire pour soutenir un long siège et un long blocus.

§ 443

Les ambassadeurs de l’Union, les résidents, les cinq députés de chaque chambre frontière, et surtout les officiers des garnisons de la ville, seront autant qu’il sera possible natifs ou habitants et mariés dans la ville et territoire de l’Union, les soldats de la garnison seront pris du même territoire, s’il est possible ; et le reste ne pourra être pris que parmi les sujets des républiques de l’Europe.

§ 444

L’Union, par la diminution du contingent, dédommagera les États généraux des Provinces-Unies de ce qu’ils tirent ordinairement de subsides de la seigneurie d’Utrecht ; ainsi au lieu d’une plus grande somme, ils ne paieront que neuf cent mille livres de contingent ; et pour dédommager les particuliers de la même seigneurie du préjudice qu’ils pourraient souffrir de ce que leur souveraineté sera incorporée à l’Union, les habitants seront non seulement conservés dans leurs lois, dans leurs biens, dans leur religion et dans leurs emplois, mais l’Union leur fournira encore des postes plus profitables et plus honorables, comme ambassadeurs, résidents, juges des chambres, consuls, trésoriers et autres, et à l’égard des subsides ordinaires des sujets, ils seront diminués de moitié.

II. ARTICLE
Généralissime de l’Union

§ 445

Si l’Union entre en guerre contre quelque souverain, elle nommera un généralissime à la pluralité des voix, il ne sera point de maison souveraine, il pourra être révoqué toutes fois et quantes, il commandera aux généraux des troupes des souverains unis, il ne disposera d’aucuns emplois parmi ces troupes ; mais si quelqu’un de ces généraux ou autres officiers généraux désobéissait ou manquait à son devoir, il pourra le mettre au conseil de guerre.

§ 446

L’Union, en cas qu’il n’y eût point de prince de la maison souveraine vaincue, pourra se déterminer à donner en principauté au généralissime tout ou partie de ce qu’il pourra conquérir sur le souverain ennemi.

Éclaircissement

§ 447

On m’a objecté que je donnais bien peu d’autorité au généralissime ; je sais bien que moins un général a d’autorité, moins son armée est redoutable, je sais bien que plus il y a de nations différentes, moins il y a d’union, et par conséquent moins de forces ; mais les princes unis peuvent remédier facilement à cet inconvénient, en fournissant tous chacun un tiers plus de troupes, et rendant leur armée trois fois plus forte que celle de l’ennemi de l’Union ; ils le peuvent en faisant chacun moins d’efforts que cet ennemi, et ils ont pour cela trois motifs considérables. Le premier, c’est que plus ils feront d’efforts pour avoir d’abord une très nombreuse armée, moins la guerre durera, ainsi la dépense sera réellement moindre. Le second qui est le plus important, c’est que plus l’armée de l’Union sera forte, moins le succès de la guerre sera douteux. Le troisième, c’est que le succès étant certain, chacun sera sûr d’être remboursé de ses avances aux dépens du vaincu : il y a donc un moyen avec plus d’argent de remédier à l’inconvénient qui naît du peu d’autorité du généralissime ; au lieu que les plus sages ne voient aucun moyen de remédier aux grands et pernicieux inconvénients qui peuvent naître au préjudice des membres unis de la trop grande autorité qu’on lui donnerait, en lui laissant la nomination des officiers.

III. ARTICLE
Qualités des députés, des vice-députés et des agents

§ 448

Chaque prince, chaque État tiendra dans la ville de paix pendant toute l’année un député, au moins de 40 ans, et deux vice-députés de même âge pour le remplacer en cas d’absence ou de maladie ; et deux agents pour remplacer les vice-députés.

§ 449

Les vice-députés seront nommés dans les lettres de leur souverain par premier et second, afin que le premier en cas de maladie et d’absence succède de plein droit au rang et à la fonction du député absent ; les agents seront de même nommés par premier et second, afin que le premier agent puisse faire la fonction du vice-député absent.

§ 450

Les princes qui les nommeront auront égard dans leur choix à la supériorité d’esprit, à la capacité dans les affaires, à la connaissance du droit public et des diverses sortes de commerce, au caractère modéré, patient, zélé pour la conservation de la paix, à la connaissance de la langue du Sénat, et surtout à l’application au travail ; chaque prince pourra les révoquer, et en substituer d’autres, quand il le jugera à propos, et il ne pourra employer le même député plus de quatre ans de suite dans cette fonction.

§ 451

Si un sénateur par son caractère d’esprit se trouvait opposé à la paix et à la tranquillité, le Sénat pourra aux deux tiers des voix le déclarer incapable d’en faire les fonctions, et ordonner que le prince sera prié par l’Union d’en nommer un autre, et dès ce jour-là il sera exclu des assemblées.

§ 452

Nul ne pourra dans la suite être nommé député, qu’il n’ait été deux ans vice-député, nul ne pourra être vice-député, qu’il n’ait été deux ans agent dans la ville de paix.

§ 453

Nul ne pourra dans la suite être nommé juge d’une chambre frontière, qu’il n’ait demeuré deux ans de suite à cette ville de paix.

IV. ARTICLE
Fonctions des députés

§ 454

Chacun des sénateurs ou députés sera tour à tour et par semaine prince du Sénat, gouverneur ou directeur de la ville de paix, il présidera aux assemblées générales et au Conseil des cinq.

§ 455

Il y aura un conseil de cinq sénateurs destiné à gouverner les affaires journalières, pressantes et importantes, qui regarderont la sûreté des sénateurs et de la ville de paix, le mot du guet, les ordres pour arrêter quelqu’un, etc. Le prince ne pourra donner le mot qu’en leur présence, ni rien ordonner que de leur consentement par écrit, à la pluralité des voix.

§ 456

Le député du souverain qui aura signé le premier le traité d’Union commencera par être prince du Sénat, et chacun des autres sénateurs se rangeront dans la Chambre du Sénat, par rapport au rang qu’ils auront tenu en signant, en sorte que celui qui se trouvera sur le banc à la droite du fauteuil du prince lui succédera à cette dignité, le jour qui finira l’exercice du premier ; et celui qui sortira de cette fonction se mettra à la gauche de son successeur, et ne redeviendra président qu’après que tous les membres de l’assemblée auront présidé tour à tour.

§ 457

Lorsque quelque souverain entrera dans l’Union déjà formée, son député ne pourra être prince du Sénat que deux mois après la séance prise, afin que dans l’assemblée il ait le loisir d’apprendre l’usage de cette compagnie et les fonctions de cet emploi.

§ 458

La séance des sénateurs dans les bureaux particuliers, dans les assemblées publiques, se réglera chaque semaine sur la séance qu’ils prennent dans le Sénat, en sorte que les plus proches de la principauté auront le pas et la préséance dans les semaines où ils en seront plus proches ; mais dans les visites particulières chacun y sera incognito et sans rang marqué.

V. ARTICLE
Forme des délibérations, etc.

§ 459

L’assemblée ne délibérera sur aucun mémoire, qu’il n’ait été signé de trois sénateurs qui certifieront qu’il est à propos de l’examiner ; toutes les délibérations se feront sur mémoires imprimés, ils seront distribués par le secrétaire à tous les députés ; huit jours après la distribution on délibérera dans l’assemblée à la pluralité, s’il est à propos de faire examiner ce mémoire ; si la résolution passe à l’examen, le secrétaire le donnera au président du bureau qui a la connaissance de la matière du mémoire.

§ 460

Le mémoire renvoyé à un bureau y sera examiné suivant les formes dont on conviendra ; le président du bureau donnera au secrétaire du Sénat l’avis du bureau avec les motifs, le secrétaire en fera faire des copies imprimées qu’il distribuera à tous les sénateurs ; le jour sera marqué par le prince du Sénat à la pluralité des voix, afin que chacun y puisse apporter son suffrage, selon l’importance de l’affaire ; le jour marqué arrivé, chaque sénateur écrira et signera son avis au pied du mémoire, et le renverra au secrétaire.

§ 461

Au jour de l’assemblée le secrétaire lira de suite tous les avis semblables l’un après l’autre, et les comptera ; et le prince dira tout haut à quel avis la chose passe, et le jugement sera mis au pied du mémoire apporté à la secrétairerie par le président du bureau, où l’affaire avait été examinée, le jugement, ou décision de l’assemblée, sera signé par le prince, par les membres du Conseil des cinq et par le secrétaire, toutes ces décisions se mettront en divers registres, dont on donnera tous les ans une copie imprimée à chaque sénateur, on fera en sorte autant qu’il sera possible d’éviter de condamner nommément un souverain par aucun jugement ; mais le Sénat fera une loi générale sur le fait particulier qui est à décider, sans nommer aucune partie, afin que le souverain, après cette loi, fasse de lui-même ce qu’elle ordonne.

§ 462

Dans le premier bureau on examinera les lettres des ambassadeurs et des résidents de l’Union, et on y fera les réponses, après qu’elles auront été approuvées de l’assemblée générale, on y choisira les sujets pour remplacer les ambassadeurs, les résidents, les officiers des chambres frontières, les conseils du Sénat, etc.

§ 463

Dans le second, on choisira les officiers de la garnison, on y examinera les affaires de la guerre, s’il y en a, le choix d’un général de l’Union, et ce qui regardera les troupes des frontières de l’Europe.

§ 464

Dans le troisième, on examinera les affaires de finances, les comptes, les choix des officiers de finances.

§ 465

Dans le quatrième, on examinera les mémoires sur les règlements qui peuvent regarder, ou l’Union générale, ou la ville de paix et son territoire, ou les lois des chambres frontières.

§ 466

Outre ces quatre bureaux perpétuels, il y aura des bureaux passagers formés exprès pour concilier les différends entre souverain et souverain : ces bureaux de conciliation seront composés de membres nommés par lettres du Sénat à la pluralité des voix, les commissaires de ce bureau seront remerciés, et auront une gratification, en cas qu’ils parviennent à la conciliation des parties, et à leur faire signer un accord ; et en cas qu’ils n’y réussissent pas, le président donnera l’avis du bureau au secrétaire général, qui en distribuera des copies imprimées à tous les sénateurs, afin qu’étant informés, ils puissent donner leur avis par écrit en pleine assemblée au secrétaire ; et si après la loi faite par le Sénat pour tous les cas pareils, il arrivait que le souverain qui a tort ne voulût pas déférer à la loi, alors le prince du Sénat prononcera un jugement nommément contre le souverain dont la demande ou la défense n’aura pas paru juste aux autres souverains.

§ 467

Ce jugement arbitral sera prononcé à la pluralité des voix pour la provision45, et six mois après par un second jugement aux trois quarts des voix, pour la définitive ; ainsi il y aura toujours sur chaque différend deux jugements.

§ 468

Il sera marqué un temps pour donner les suffrages, et un temps tel que les plénipotentiaires des États les plus éloignés puissent avoir les instructions de leurs souverains. Si quelqu’un, ou quelques-uns n’avaient pas reçu réponse dans le délai prescrit, le Sénat pourra à la pluralité des voix donner un nouveau délai, après lequel il sera procédé au jugement, soit que le plénipotentiaire, qui refuse de donner son suffrage, soit absent ou présent.

§ 469

Tous ces bureaux s’assembleront dans l’enceinte du palais du prince, à moins que la santé d’un président d’un bureau ne demandât que l’on s’assemblât chez lui.

§ 470

Le Sénat aux trois quarts des voix nommera les présidents et les membres des bureaux, qui seront composés de cinq députés et de dix vice-députés ; le secrétaire du bureau sera sujet de l’Union, soit par naissance, soit par lettres.

§ 471

Les députés des républiques de Hollande, de Venise, de Suisse et de Gênes seront toujours du Conseil des cinq ; quand un député d’une de ces républiques sera prince du Sénat, la place qui vaquera dans ce conseil sera remplie tour à tour, à commencer par le député du prince qui aura présidé le dernier à l’assemblée générale.

§ 472

La langue du Sénat dans laquelle les délibérations seront faites, les mémoires donnés, sera la langue qui se trouve le plus en usage, et la plus commune en Europe entre les langues vivantes.

§ 473

Chaque député aura libre exercice de sa religion, un temple dans son palais, avec les ministres convenables, ceux qui seront de sa religion, soit de sa nation, soit d’autre nation, y auront la même liberté ; le Sénat fera très expresses défenses sous peine de prison, et de plus grandes peines, selon les cas, d’y apporter aucun trouble, d’en tourner quelque chose en raillerie publiquement, et de rien écrire ou imprimer contre elle dans le territoire de la république, et ce sera une raillerie censée publique, quand elle sera faite en présence de quelqu’un de la religion attaquée.

§ 474

L’Union tâchera de convenir du titre et du poids des monnaies, d’une même livre, d’un même pied, du même calcul astronomique par toute l’Europe ; et surtout du commencement de chaque année.

Éclaircissement

§ 475

Cette convention serait d’une grande utilité pour rendre le commerce plus facile ; et tout ce qui le rend plus facile l’augmente, et tout ce qui l’augmente enrichit le peuple et le souverain.

§ 476

On pourrait même espérer de trouver par toute la Terre une mesure fixe et immuable, par le moyen du pendule à secondes, qui contient un peu plus de trois pieds de France ; et si l’on avait trouvé une fois la mesure du pied immuable, il serait aisé par la même voie de déterminer une livre immuable, en déterminant que la livre est la tantième partie d’un pied cube d’eau distillée.

VI. ARTICLE
Sûreté des frontières de l’Europe

§ 477

Pour la sûreté de l’Union, le czar fera bien fortifier toutes les frontières du côté des princes qui ne seront point de l’Union, elle y entretiendra des garnisons considérables, composées de troupes de souverains unis.

§ 478

Si un de ses voisins armait plus qu’à l’ordinaire, l’Union armera de ce côté-là, à proportion, et aura un tiers plus de troupes que ce voisin ; et de peur que les troupes des souverains voisins ne puissent s’aguerrir plus que les troupes de l’Union, si ces princes se font la guerre, l’Union leur offrira sa médiation, son arbitrage et sa garantie, tant pour les démêlés présents que pour les démêlés à venir, et se déclarera pour celui qui acceptera.

§ 479

On conviendra que pour être averti de tout armement nouveau, il y aura des ambassadeurs et des résidents des uns chez les autres.

§ 480

L’empereur des Turcs tiendra la même conduite à l’égard des frontières qu’il a communes avec les princes qui ne seront point entrés dans l’Union.

VII. ARTICLE
Contingents ou revenus ordinaires de l’Union

§ 481

Le revenu de l’Union sera composé du contingent ordinaire que paiera chaque souverain, le contingent sera réglé par provision46, à raison de trois cent mille livres par an, monnaie présente de France ou valeur en autre monnaie, que paiera le souverain le moins puissant, qui aura seul une voix, les autres paieront à proportion de leurs revenus ; ce contingent sera diminué dans la suite, eu égard à la diminution des besoins de l’Union, qui aura alors fait ses bâtiments, ses fortifications, ses magasins, etc. Le contingent pour les frontières d’Europe et le contingent en cas de guerre seront réglés à proportion par le Sénat.

§ 482

Le contingent se paiera par le trésorier général de cet État, par parties égales, le premier de chaque mois, sur la procuration du trésorier général de l’Union, et sur la quittance de son commis, qui résidera dans la ville capitale de cet État ; ce commis paiera par mois les appointements de l’ambassadeur, des résidents et des juges des chambres frontières.

§ 483

L’Union réglera par mois les intérêts des sommes qui ne seront pas payées régulièrement au commis du trésorier pour rembourser ceux qui en auront fait les avances.

Éclaircissement

§ 484

Je mets ici pour la commodité du lecteur une supputation de fantaisie, dans le dessein de lui donner une idée grossière de cette répartition.

§ 485

SAVOIR
Membres de l’Union

§ 486

1o France, trois millions.

§ 487

2o Espagne, trois millions.

§ 488

3o Angleterre, quinze cent mille livres.

§ 489

4o Hollande, non compris la seigneurie d’Utrecht, neuf cent mille livres.

§ 490

5o Bavière avec ses associés, trois cent mille livres.

§ 491

6o Portugal, cinq cent mille livres.

§ 492

7o Suisses et associés, trois cent mille livres.

§ 493

8o Florence et associés, trois cent mille livres.

§ 494

9o Gênes et associés, trois cent mille livres.

§ 495

10o L’État ecclésiastique, trois cent mille livres.

§ 496

11o Venise, cinq cent mille livres.

§ 497

12o Savoie, cinq cent mille livres.

§ 498

13o Lorraine, trois cent mille livres.

§ 499

14o Danemark, cinq cent mille livres.

§ 500

15o Les électeurs ecclésiastiques et associés, trois cent mille livres.

§ 501

16o L’Électeur palatin et associés, trois cent mille livres.

§ 502

17o Hanovre et associés, trois cent mille livres.

§ 503

18o Saxe et associés, trois cent mille livres.

§ 504

19o Brandebourg, cinq cent cinquante mille livres.

§ 505

20o Courlande, trois cent mille livres.

§ 506

21o Autriche, treize cent cinquante mille livres.

§ 507

22o Pologne, un million.

§ 508

23o Moscovie, trois millions cinq cent mille livres.

§ 509

24o Suède, sept cent mille livres.

§ 510

Associés de l’Union

§ 511

Turquie, quatre millions cinq cent mille livres.

§ 512

Maroc, six cent mille livres.

§ 513

Alger et associés, trois cent mille livres.

§ 514

Le total des vingt-sept contingents monte à vingt-cinq millions : or pour voir à peu près à quoi se montera la dépense de l’Union naissante, il est à propos de la supputer comme si tous les souverains d’Europe y étaient entrés ; il serait aisé ensuite d’en rabattre les dépenses qu’elle ne fera plus lorsqu’elle sera entièrement achevée.

§ 515

Je suppose vingt chambres frontières, dix petites et dix grandes ; les petites de dix juges, les grandes de vingt, avec des officiers subalternes qui coûteront le tiers. Or chaque juge a dix mille livres d’appointements ; chaque petite chambre coûtera avec les officiers subalternes cent cinquante mille livres, et les dix petites chambres, un million cinq cent mille livres, chacune des grandes coûtera trois cent mille livres, et les dix, trois millions ; de sorte que le total coûtera quatre millions cinq cent mille livres.

§ 516

Vingt-sept députés à soixante-douze mille livres chacun par an, un million neuf cent quarante mille livres.

§ 517

Cinquante-quatre vice-députés à trente-six mille livres chacun, un million neuf cent quarante-quatre mille livres.

§ 518

Cinquante-quatre agents à dix-huit mille livres chacun, neuf cent soixante-douze mille livres.

§ 519

Quarante résidents à dix-huit mille livres chacun, sept cent vingt mille livres.

§ 520

Appointements des magistrats de la ville et territoire de l’Union, trois cent mille livres.

§ 521

Vingt-sept receveurs chez les souverains, à dix mille livres chacun, deux cent soixante-dix mille livres.

§ 522

Officiers de finances dans le territoire de l’Union, trois cent mille livres.

§ 523

Frais de change, cinq cent mille livres.

§ 524

Garnisons de citadelle, y compris les munitions, sur le pied de dix mille hommes, le cinquième en dragons, trois millions.

§ 525

La perte annuelle sur les magasins de dix-huit mois pour la ville et citadelle, environ un million.

§ 526

Réparations des fortifications et bâtiments, etc., année commune, cinq cent mille livres.

§ 527

Pensions aux habiles gens dans chaque art, dans chaque science, collèges, hôpitaux ; bas officiers, gratifications, faux frais, huit cent soixante et dix-huit mille livres.

§ 528

Le total de ces dépenses monte à dix-huit millions cinq cent mille livres ; ainsi il resterait six millions cinq cent mille livres pour faire les citadelles, les fortifications de la nouvelle enceinte, les vingt-sept palais des vingt-sept députés, le palais du prince du Sénat, les magasins, les divers hôpitaux des pauvres, d’enfants, d’invalides, de malades, soit de maladies ordinaires, soit de maladies contagieuses, et l’amas de cinquante millions de réserve ; mais ces choses et beaucoup d’autres semblables peuvent être aisément réglées entre les souverains, quand ils seront convenus des principaux articles. Il y a seulement une augmentation de dépense à considérer : ce seront les troupes que l’on entretiendra sur les frontières du czar du côté des Tartares et de la Chine, et sur les frontières du Grand Seigneur du côté de Perse, d’Arabie, et d’Abyssinie ; mais ce sont de ces articles qu’il sera facile de former quand on en sera venu à ce point-là.

VIII. ARTICLE
Union asiatique

§ 529

L’Union européenne tâchera de procurer en Asie une société permanente semblable à celle d’Europe, pour y entretenir la paix ; et surtout pour n’avoir rien à craindre d’aucun souverain asiatique, soit pour sa propre tranquillité, soit pour son commerce en Asie.

Éclaircissement

§ 530

Outre les contingents précédents, il y aura encore le contingent pour payer les corps de troupes qui seront, l’un sur les frontières des Moscovites et des Tartares, l’autre sur les frontières de Turquie et de Perse ; le troisième en Égypte : on peut placer deux corps sur la mer Caspienne. 1o Afin que l’on puisse aisément communiquer par mer d’un camp à l’autre, et que les deux camps puissent se prêter mutuellement et plus promptement du secours. 2o Afin que les recrues puissent être portées à l’orient de la mer Noire, et qu’elles n’aient que peu de trajet de terre : on y gagnera les frais de la voiture, et on remédiera aux désertions. 3o Afin qu’un même généralissime puisse tout gouverner, et pour cet effet l’Union aurait aussi des vaisseaux sur la mer Caspienne, sous les ordres du généralissime. 4o Afin que l’argent, les armes, les munitions, les habits et les vivres puissent facilement aborder aux deux camps, sans grands frais.

§ 531

Or si chacun de ces deux corps était de soixante-quinze mille hommes, et trente mille hommes en Égypte, cela suffirait en temps de paix pour assurer les frontières d’Europe ; et supposant que la France soit, pour la puissance, la sixième partie d’Europe, elle fournirait au trésorier de l’Union de quoi payer trente mille hommes, c’est-à-dire la sixième partie des troupes, dont il y aurait environ six mille sept cents Français, et le reste de nations voisines. Ce contingent pour la France ne monterait pas à quinze millions par an, le royaume fournirait sans peine au roi un pareil contingent pour éloigner la guerre de huit cents lieues de ses frontières, pour purger le royaume des esprits turbulents et inquiets, et pour être sûr de la continuation du commerce sur ce pied-là. Il n’en coûterait à l’Europe que quatre-vingt-dix millions par an pour se tenir sur ses gardes contre les princes d’Asie et d’Afrique ; au lieu qu’il en coûte présentement aux souverains d’Europe plus de deux cents millions pour se tenir sur leurs gardes, les uns à l’égard des autres en temps de paix ; et plus de quatre cents millions, année commune, pour se soutenir les uns contre les autres en temps de guerre ; et cette dépense de quatre-vingt-dix millions ne durerait même que jusqu’à ce que l’on fût parvenu à former la société asiatique : or j’espère montrer dans la seconde partie qu’elle sera beaucoup plus facile à former que la société européenne.

Additions

§ 532

J’ai exposé les intérêts qu’ont tous les souverains et tous les États d’Europe en général à former la société européenne ; j’ai cru qu’avant que de finir, il ne serait pas inutile de faire encore quelques réflexions sur les intérêts que peuvent avoir quelques-uns de ces États et de ces souverains en particulier à cet établissement.

Intérêt de la Pologne

§ 533

Nous voyons avec horreur les terribles malheurs où est tombé ce grand État par la division née entre les grands du royaume à l’occasion de l’élection de leur roi47 ; et cependant ce que nous en savons est infiniment au-dessous de la désolation réelle de toutes les provinces, de toutes les villes, et de presque toutes les familles de cette puissante république ; il n’y a personne qui ne sache que la durée de ces malheurs est venue de la presque égalité des parties ; de ce que chaque parti est devenu, tantôt le plus fort, tantôt le plus faible ; de ce qu’aucun des partis n’a pu être promptement et entièrement abattu ; et enfin de ce qu’ils n’ont eu aucun arbitre, ni assez puissant pour les empêcher de prendre les armes et de se ruiner les uns les autres, ni assez bien intentionné pour vouloir terminer sans guerre leurs différends.

§ 534

Mais je suppose qu’enfin un de ces deux rois soit devenu entièrement le maître, qu’il soit en possession paisible, et que la république après de si affreuses agitations soit enfin devenue tranquille : qui peut lui donner sûreté suffisante qu’à la mort du roi elle ne retombera pas dans de pareils malheurs ? Est-ce que les maisons des grands peuvent être sans jalousie ? Est-ce que les Polonais à venir naîtront tous sans ambition ? Est-ce que dans un si grand nombre il ne pourra plus se rencontrer ni de présomptueux, ni de brouillons ? Est-ce que l’on peut attendre des hommes que l’intérêt public prévale toujours dans leur esprit sur l’intérêt particulier ? Il ne faut pas se flatter à la mort de chaque roi dans un royaume électif, le feu de la division est prêt à se rallumer ; et tout y sera d’autant plus disposé lors de l’élection prochaine que le royaume a eu plus de loisir de nourrir des haines de parti, et de s’accoutumer à vivre dans les désordres des guerres civiles.

§ 535

Or que les plus prudents cherchent un préservatif contre une si dangereuse et si fâcheuse maladie, il n’y en a point d’autres, sinon qu’il y eût en Europe une puissance supérieure qui fût intéressée, en cas qu’il se formât dans l’État deux partis à peu près égaux, de leur imposer l’heureuse nécessité de s’abstenir de la voie des armes, et de s’en rapporter à son arbitrage, si par ses commissaires médiateurs, elle ne pouvait parvenir à les concilier.

§ 536

Mais où trouver cette puissance tellement supérieure qu’aucun des partis ne puisse espérer de lui résister ? Où trouver cette puissance suffisamment intéressée à entretenir la paix parmi ses voisins, si ce n’est la société européenne ; de sorte que s’il y a un État fortement intéressé à procurer un établissement semblable, on peut dire que c’est la Pologne, soit pour sortir de sa misère, si elle dure encore lors de l’établissement de l’Union européenne, soit pour s’en délivrer pour jamais, si la contestation présente se trouve terminée avant cet établissement.

§ 537

Quoiqu’il puisse y avoir des raisons pour cette république de désirer plutôt un des prétendants d’aujourd’hui que l’autre, cet avantage, quel qu’il soit, peut-il jamais être comparé à la millième partie des maux qu’elle en a soufferts, et qu’elle en souffre encore présentement ? Et est-il nécessaire d’avoir un esprit éclairé pour voir qu’aucun de ces prétendants ne peut jamais réparer la centième partie des dommages que la guerre a causés dans l’État ; et que le plus médiocre prince sans guerre leur sera toujours infiniment plus désirable pour roi que le plus excellent avec la guerre : or c’est précisément l’avantage immense que les Polonais trouveront en contribuant à établir une société qui doit rendre chez eux toute guerre impossible, et qui entretiendra infailliblement entre eux une paix inaltérable.

Avantage qu’un roi sage peut tirer de l’établissement de la société européenne, pour son successeur mineur

§ 538

Un roi prudent peut craindre de manquer à sa maison et à son État, avant que son successeur soit en âge de gouverner par lui-même ; je suppose qu’il fasse un testament, dans lequel il tâchera de prévenir les différentes maladies, où les États sont sujets dans les minorités ; qu’en prévoyant sa maladie, il tâche de prescrire les préservatifs les plus convenables, et les remèdes les plus efficaces ; qu’il établisse un régent, qu’il lui donne un Conseil, sans lequel il ne puisse décider de certaines choses importantes qui y seront spécifiées ; je veux qu’il prévoie même à substituer des ministres habiles à ceux qui pourraient mourir avant la majorité. Je veux que tout soit réglé pour tout le temps de la minorité, pour les charges de la cour, pour les emplois de l’armée, pour le gouvernement des finances, pour le choix des gouverneurs des places et des provinces, pour la distribution des pensions, des gratifications, des évêchés, des abbayes et des autres grâces ; afin que tout ne soit pas donné à la brigue, à la faveur, que tout ne soit pas au plus offrant, et que le mérite et les talents soient comptés pour quelque chose. À quoi servira le plus sage testament du monde, et au roi mineur, et à son royaume, s’il n’y a aucune sûreté que cet acte soit exécuté seulement pendant trois mois.

§ 539

Or il ne faut qu’un médiocre usage des choses du monde, il ne faut qu’une médiocre connaissance de ce qui s’est passé dans les régences précédentes, pour voir 1o qu’il est absolument impossible que les membres du Conseil ne se divisent et ne cherchent bien plus à se nuire et à se perdre les uns les autres qu’à servir le roi mineur et l’État. 2o Il est impossible que le régent ne prenne bientôt toute l’autorité, soit par les grâces qu’il fera aux uns, soit par les menaces et par les punitions dont il usera envers les autres ; il se rendra bientôt maître absolu dans le Conseil, et se servira des ministres complaisants pour chasser avec de spécieux prétextes ceux qui par des vues de probité, ou par ambition sur le prétexte du bien public, s’accoutumeraient à lui résister. Or de deux choses l’une, ou il se formera une assez forte brigue d’ambitieux, ou de gens de bien dans le Conseil, et alors gare la division, gare la guerre civile ; car elle naît bientôt là où les partis sont à peu près égaux, où l’autorité semble se partager et se ranger, partie sous les étendards d’un chef d’une grande naissance qu’on dira mal conseillé, partie sous les étendards des ministres qui paraîtront zélés pour le service du roi et pour les intérêts de l’État ; et c’est de tous les malheurs le plus grand qui puisse arriver à un royaume, qu’il s’y forme deux partis dont l’égalité puisse subsister.

§ 540

S’il y a alors du danger pour la personne du roi mineur et pour les lois, à qui les bons citoyens pourront-ils avoir recours ? Et qui d’entre eux, en se plaignant du gouvernement, pourra espérer être en sûreté pour sa vie et pour sa fortune ? Or si nul ne se peut plaindre avec justice sans être accablé, si nul ne peut chercher à défendre les intérêts et la vie du roi mineur, sans être puni comme criminel, qui osera parler ? Et cependant si personne ne parle, quel remède peut-on espérer aux extrêmes malheurs dont on peut être menacé ? Mais quand on pourrait se plaindre impunément, que servent des plaintes qui ne sont adressées à personne qui ait, et le pouvoir, et la volonté de remédier au mal, de remettre les choses dans leur premier ordre, et de faire exécuter par le régent même, sous des peines très grandes et très inévitables, les articles essentiels du sage testament ?

§ 541

Or on a beau chercher, on a beau tourner son esprit de tous côtés, on ne saurait trouver autre puissance que la société européenne qui puisse donner sûreté suffisante de l’exécution exacte des articles d’un pareil testament, et suppléer à ceux qui auraient pu être omis, soit pour la sûreté du roi mineur, soit pour la tranquillité et le bonheur de l’État : elle aura certainement un pouvoir suffisant, puisqu’elle sera composée des forces de l’Europe entière, et elle aura certainement la volonté de faire tout exécuter, puisqu’il n’y a aucun des souverains qui ne soit vivement intéressé à se procurer par un exemple éclatant une protection dont sa maison peut avoir besoin au premier jour dans un cas tout semblable.

§ 542

Il me semble qu’un roi prudent pour le salut de son successeur, pour le propre bonheur du régent et du Conseil de la régence, et pour la prospérité de son royaume, ne saurait jamais rien faire de plus sage pour être sûr que son testament sera exécuté, et que l’État sera bien gouverné après sa mort, qu’en obtenant de l’Union européenne qu’elle accepte d’être exécutrice de son testament, tutrice du roi, et qu’elle nomme exprès deux commissaires pour assister au Conseil, afin de rendre compte au Sénat européen de tout ce qui se passera d’important dans le Conseil contre les dispositions du testament ; ainsi il est évident que ce roi ne saurait jamais rien faire de plus sage et de plus glorieux que de travailler le reste de sa vie à procurer l’établissement de cette Union, si elle n’est pas déjà établie.

Intérêt des souverains d’Italie

§ 543

Je ne sais pas si la maison d’Autriche demeurera en paisible possession de Naples et de Milan48, mais si cela arrivait, quelle sûreté auraient les princes d’Italie de pouvoir se conserver contre les prétentions, l’ambition et la grande puissance de l’empereur, surtout s’il se tenait tout prêt à y entrer en armes à la première minorité, ou aux premières brouilleries qui peuvent arriver en France à l’occasion d’une régence ?

§ 544

Si pareil malheur arrivait à l’Europe, ces souverains ne seraient-ils pas trop heureux que la société européenne fût déjà formée ? Et peuvent-ils jamais avoir un intérêt plus pressant de travailler à la former avant que ce malheur puisse arriver ? Ont-ils une négociation plus pressée et plus importante à entamer que celle-là ? Que pensera-t-on de la haute sagesse du Sénat de Venise, si prévoyant l’orage, il ne prend nulles précautions, lorsqu’il est encore temps d’en prendre ? Les Suisses, ces peuples libres, se laisseront-ils endormir pour ne se réveiller qu’esclaves ? Le duc de Savoie croit-il avoir sûreté suffisante de posséder tranquillement tout ce qu’il a eu tant de peine d’arracher de la maison d’Autriche, si la France affaiblie par une minorité ne saurait lui donner de secours suffisants49 ? Qu’est-ce que vient d’éprouver le grand-duc50 ? Et que pourra-t-il attendre d’une puissance pareille ? Et si malgré les grandes diversions présentes elle se fait sentir déjà si pesante et si formidable, que sera-ce lorsqu’elle ne sera plus affaiblie par des diversions, et qu’elle aura eu le loisir et la facilité de réunir toutes ses forces ? Et si cette maison parle déjà avec tant de hauteur à Rome et à Gênes, que sera-ce dans les années que la voix secourable de la France ne pourra plus s’y faire entendre pour rassurer les esprits aisés à alarmer ? Les plus timides fléchiront dans le moment, et on se servira bientôt du grand nombre de ceux qui se seront soumis pour achever de soumettre le reste de ceux qui auront encore quelque espérance de conserver leur liberté.

Avantages que la reine Anne, le roi son frère et les Anglais peuvent tirer de l’établissement de la société européenne

§ 545

1o Je suis persuadé que la reine n’aurait aucun éloignement d’appeler son frère au trône, si elle et ses ministres pouvaient avoir sûreté suffisante qu’étant reconnu pour présomptif successeur, il les laisserait gouverner tranquillement le royaume à leur fantaisie51. Or pour avoir pareille sûreté, elle n’a qu’à faire un traité avec le roi son frère, y mettre telles conditions et tels articles qu’elle jugera à propos, et stipuler pour l’exécution de tous ces articles la garantie de l’Union européenne. Or n’est-il pas évident que cette garantie sera parfaitement sûre ? Ainsi la reine y trouverait le grand et l’inestimable avantage de conserver le trône dans sa maison sans rien perdre de son autorité et de son pouvoir ; elle n’a qu’à faire elle-même le projet de son traité et solliciter l’établissement de l’Union.

§ 546

À l’égard des Anglais, il est de même très certain qu’ils n’iraient pas chercher un prince allemand qui n’est point de la religion anglicane, s’ils pouvaient avoir sûreté suffisante que les articles de la capitulation ou des pacta conventa52 qu’ils feraient avec le roi, frère de la reine, sur la religion, sur les lois, sur l’autorité des parlements, et sur tous les autres points principaux de leur gouvernement, seraient religieusement observés par le roi. La plupart ont de l’affection pour la maison royale, la plupart lui ont de grandes obligations ; et si leur religion et leurs lois pouvaient être en sûreté, ils marqueraient tous avec plaisir au roi leur zèle et leur reconnaissance. Or cette sûreté suffisante, ils l’auraient visiblement par la garantie de la société européenne, sous les yeux de laquelle se ferait la capitulation anglaise. Ils peuvent eux-mêmes faire le projet et solliciter de leur côté l’établissement de l’Union.

§ 547

Non seulement ils auraient garantie et sûreté suffisante par l’établissement de la société européenne, mais ils peuvent compter que sans cet établissement ils n’auront jamais de pareille sûreté contre les entreprises que feront toujours leurs rois quels qu’ils soient, pour acquérir sur eux l’autorité despotique et le pouvoir arbitraire. Les Anglais pourraient stipuler avec leur roi que pour la conservation de leurs privilèges et du gouvernement présent, le Parlement dans les deux chambres nommerait un Conseil perpétuel de la conservation, composé de huit ou dix personnes avec un président, et que ce Conseil aux trois quarts des voix aurait droit de députer au Sénat, quand il croirait la nation lésée par les officiers du roi ; mais cet établissement si solide pour la durée de leur liberté ne peut jamais être solide sans la garantie de la société européenne. Ils ont donc, pour en solliciter l’établissement, le plus grand intérêt qu’ils puissent jamais avoir.

§ 548

Il est donc visible que si la société européenne était formée, le roi ne trouverait nul obstacle, et trouverait au contraire de très grandes facilités à se faire reconnaître de toute la nation pour présomptif successeur à la couronne, en conservant sa religion. Sans cela il est comme impossible qu’il n’y trouve toujours des obstacles insurmontables et que les Anglais, quelque roi qu’ils se choisissent, n’aient toujours avec celui qu’ils choisiront ou avec son successeur, sur les bornes de son autorité, et pour se garantir du pouvoir despotique dont ils ont si grande frayeur, des démêlés très fâcheux et des guerres très funestes à la nation.

§ 549

Les Anglais ont encore deux intérêts très considérables à l’établissement de l’Union. Le premier, c’est pour se délivrer du danger des guerres civiles, qui peuvent avant dix ans, et même dans tous les temps, arriver chez eux, à l’occasion de la différence de la religion épiscopale et de la religion presbytérienne.

§ 550

Le second, ce sera de pouvoir rappeler un grand nombre d’Anglais et d’Irlandais catholiques, en leur laissant la même liberté qu’en Hollande, sans que la nation puisse jamais avoir à craindre qu’ils causent dans l’État aucune brouillerie, aucun parti, aucune sédition ; ce rappel ne produirait pas une médiocre consolation pour ces pauvres réfugiés53 et pour leurs parents protestants.

Intérêts des mahométans

§ 551

Tout le monde sait que la grande raison qu’ont les souverains mahométans de ne point établir de collèges, et d’éloigner leurs sujets de l’étude des sciences et des belles-lettres, c’est la crainte qu’ils ont des schismes et des guerres que causent souvent les disputes des théologiens54. Jusqu’ici ils ont cru qu’il n’y avait qu’une profonde ignorance qui pût les mettre à couvert de ce malheur ; mais dès qu’ils verraient qu’étant en association avec la société européenne, ils auraient sûreté de la conservation de la paix au-dedans et au-dehors de leurs États, il est vraisemblable qu’ils prendraient bientôt les méthodes des États chrétiens pour l’éducation de la jeunesse, et pour l’avancement des arts et des sciences ; ainsi ce serait pour eux un nouveau motif de contribuer de tout leur pouvoir à former et à affermir ce grand établissement ; l’Église y gagnerait, en ce que plus les mahométans auraient de lumière, moins ils seraient attachés à leurs dogmes, et plus ils seraient disposés à sentir la beauté et la perfection de la religion chrétienne.

Intérêt du czar

§ 552

Le czar a montré la passion qu’il avait de faire fleurir le commerce dans ses provinces55 ; il a pour cela de grands avantages du côté de la nature, le pays est traversé de très grandes rivières, il a des ports sur l’océan, sur la mer Baltique, sur la mer Noire, sur la mer Caspienne ; le terroir est très fertile en une infinité d’endroits, le peuple nombreux ; il ne leur manque pour se perfectionner dans les manufactures et dans les arts qu’un commerce fréquent et perpétuel avec les nations les mieux policées : or il vient de voir par expérience combien la guerre éloigne l’accomplissement des beaux projets qu’il avait faits de ce côté-là ; ainsi il y a grande apparence que dès qu’il aura connaissance d’un projet qui doit rendre la paix perpétuelle parmi les chrétiens, il cherchera avec empressement tous les moyens de le faire réussir.

Intérêt des souverains du côté de la vie future

§ 553

Jusqu’ici pour déterminer les souverains d’Europe à signer le traité d’Union, et à procurer un établissement qui doit produire une paix perpétuelle, il m’a paru qu’il suffisait de leur montrer les divers intérêts qu’ils y pouvaient trouver, par rapport à la vie présente ; mais j’ai compris que pour leur propre bien et pour le bien de la chose, il ne serait pas inutile de le leur faire considérer, au moins un moment, par rapport à la vie future ; comme il ne me sied pas de faire le directeur ou le prédicateur, surtout dans un ouvrage de la nature de celui-ci, je dirai en peu de mots les réflexions qu’un autre pourrait expliquer avec plus de force, et avec plus d’étendue.

§ 554

Je ne crois pas que des vingt-quatre souverains devant qui cet ouvrage pourra paraître, il y en ait aucun qui borne toutes les espérances de sa félicité à cette vie qui est si courte et si mêlée de maux que la plupart des hommes sont tentés de croire qu’à tout prendre il y a plus de maux à souffrir que de biens à goûter ; cette espérance d’une vie heureuse après la mort entre si naturellement dans notre âme que c’est pour ainsi dire le principal fondement des religions même les plus fausses ; le bonheur des méchants dans cette vie, les misères des gens de bien, qui n’arrivent que par les lois de la Providence, prouvent également que Dieu ne saurait être juste, s’il ne punit les uns, et s’il ne récompense les autres dans une vie qui doit suivre celle-ci. Il semble que c’est une opinion que tous les hommes tiennent de la nature même, ou plutôt de Dieu, comme auteur de la nature ; ainsi on peut dire que les souverains mahométans comme leurs sujets se gouvernent eux-mêmes dans plusieurs affaires par rapport à cette espérance ; et à dire le vrai, s’il y a des hommes, s’il y a des souverains qui soient privés de cette consolation dans leurs disgrâces, et de cette agréable idée dans leur vieillesse, ils me paraissent de tous les hommes les plus malheureux.

§ 555

Or je demande si un souverain qui peut épargner à tous les fidèles, à tous les chrétiens dans l’espace de cinquante ans des malheurs très grands, et qui peut, en signant un traité, empêcher une infinité de violences, d’emportements, de transports, de rage et de colère, une infinité d’homicides, de sacrilèges, de vols, d’exactions injustes et d’autres crimes qui sont très punissables devant Dieu ; je demande, dis-je, si ce souverain n’est pas obligé de le signer, surtout si dans ce traité il n’y peut rien perdre de ses intérêts temporels ? Je demande s’il peut raisonnablement espérer une vie heureuse après sa mort, et s’il peut raisonnablement s’empêcher de craindre une vie très malheureuse, en refusant de procurer à tant de familles de si grands biens, et en négligeant d’empêcher un si grand nombre de si grands maux ?

§ 556

Or le bien va croître infiniment, le mal de même, et la multitude des crimes sera réellement presque infinie ; si au lieu de cinquante ans, on songe que par ce traité ce souverain n’ôte rien à son État, ni à ses sujets, ni à sa maison, qu’il épargne pour toujours aux fidèles tous les maux de la guerre, et qu’il empêche jusqu’à la consommation des siècles tous les crimes qui en sont des suites presque nécessaires : je mets en fait qu’il ne se trouvera en Europe aucun casuiste qui dise qu’en pareille conjoncture un souverain, en refusant de travailler à procurer la paix perpétuelle, puisse être en sûreté de conscience, qu’il puisse avec quelque fondement espérer la vie future ; je mets en fait qu’il ne s’en trouvera pas un qui ne croie que ce soit un très grand crime que de pouvoir empêcher une infinité de crimes, et ne les pas empêcher, et qu’un pareil crime est du nombre de ceux qui damnent éternellement.

§ 557

J’irai plus loin, je mets en fait qu’il ne se trouvera pas même parmi les mahométans un homme de loi qui ne soit sur cela de même avis, c’est qu’il suffit de n’avoir pas perdu entièrement les lumières naturelles, d’avoir encore quelque idée du bien et du mal, du juste et de l’injuste, pour savoir que Dieu qui est la justice même ne récompense point les souverains méchants, et qu’il les punit à proportion de leur méchanceté, et que c’est être extrêmement méchant de pouvoir empêcher un grand nombre de malheurs et de grands crimes, en signant un traité plein d’équité, et de résister opiniâtrement à le signer.

§ 558

En voilà assez, et le peu que je viens de dire suffit aux souverains pour y faire une attention sérieuse. En voilà assez pour mettre les ministres de leur conscience dans l’obligation de leur représenter la vérité. Au reste cette nouvelle considération peut-elle être regardée comme inutile à l’établissement de l’Union entre les princes chrétiens ; et si elle peut y être utile, peut-on me reprocher d’avoir essayé de la mettre en œuvre, et d’avoir montré que l’espérance d’une félicité présente et la crainte des malheurs temporels sont des motifs d’autant plus puissants qu’ils sont ici étroitement liés avec l’espérance de la félicité future, et avec la crainte salutaire des malheurs éternels.

Intérêt d’un royaume prêt à tomber en minorité

§ 559

Autant qu’un royaume est éloigné des guerres civiles sous le règne d’un monarque d’un caractère ferme, constant, et d’une autorité absolue, autant est-il proche de tomber dans le précipice sous une régence où l’autorité est partagée entre le régent et le Conseil de la régence.

§ 560

Il est impossible, quand les hommes ont quelque chose à partager, qu’ils bornent tous si juste leurs prétentions à l’équité, à la justice, que l’un ne demande pas plus que l’autre croit lui devoir accorder ; de sorte que c’est une nécessité qu’ils soient divisés, et quand ils ne reconnaissent point d’autorité supérieure pour régler leurs différends, ils sont prêts les uns et les autres à chercher à les décider par la voie de la force, et ils s’y portent de chaque côté avec d’autant plus de précipitation que chaque parti craint d’être prévenu par le parti opposé, et que le premier qui a les armes à la main a un avantage presque décisif.

§ 561

Il me semble donc que les bons citoyens, c’est-à-dire ceux qui craignent la guerre civile, doivent souhaiter, ou que dans la régence toute l’autorité réside en une seule tête, même médiocre et médiocrement bien conseillée, de peur que le partage de l’autorité n’allume la guerre entre les citoyens ; ou que si par un testament cette autorité se trouve partagée, il y ait en Europe quelque puissance supérieure qui veuille faire exécuter le testament. Supposé donc que l’autorité de la régence soit partagée, les bons citoyens n’ont rien tant à souhaiter que l’établissement de la société européenne, afin qu’en cas de contestation sur le partage de l’autorité, les prétendants puissent être ou conciliés ou jugés par le Sénat ; mais ce qui est de plus important au royaume, c’est qu’aucun des partis ne songera à prendre la voie de la force ; ainsi ce ne sera qu’un procès à l’ordinaire dont les sujets seront spectateurs, ce procès ne troublera point le commerce, et n’armera point les parents contre les parents, les familles contre les familles d’une même ville, les villes contre les villes d’une même province, la capitale contre la cour, et les provinces les unes contre les autres.

§ 562

Plus il y a dans l’Église d’un État d’évêchés, d’abbayes à distribuer, plus il y a dans le gouvernement politique de charges à remplir, de dignités à conférer, d’emplois, de pensions à donner, soit à la cour, soit dans la magistrature, soit dans les finances, soit dans la guerre, soit dans le commerce, soit dans les arts et dans les sciences ; plus chacun de ceux qui ont part à l’autorité est jaloux d’en avoir une plus grande portion. Or ce prodigieux nombre de nominations, qui appartiennent au monarque, feront l’objet de l’envie de tous ceux qui auront part à l’autorité royale ; d’un autre côté, si on n’est point obligé de suivre leur avis dans ces nominations, leur autorité n’est plus rien, et leur voix ne décidera de rien d’important ; puisque ce qu’il y a d’important dans l’État, et d’intéressant pour les sujets, c’est la distribution des grâces, des pensions, des grands et des petits emplois publics. Voilà donc une source de partis, de cabales et de séditions.

§ 563

Nous avons encore malheureusement, dans la plupart des États d’Europe, une autre disposition à la guerre civile : c’est le mauvais état des affaires d’une partie des citoyens, qui se sont bien plus ruinés par leur luxe qu’ils n’ont été appauvris par la grandeur des subsides. Ceux qui devaient donner l’exemple aux petits ont mis l’honneur et la distinction à avoir de grands équipages, plutôt qu’à avoir de pauvres pensionnaires ; à bâtir des palais, plutôt qu’à soutenir de pauvres communautés ; à acheter des meubles, des habits magnifiques, plutôt qu’à aider de pauvres ouvriers ; à faire de grosses pertes au jeu, plutôt qu’à donner une partie de ces grosses pertes pour soulager les hôpitaux ; à tenir des tables délicates, plutôt qu’à donner aux pasteurs de quoi soulager les mendiants, et aux magistrats de quoi faire cesser la mendicité. Ils nous ont montré à placer mal notre goût pour la distinction : nous avons à leur exemple non seulement tourné notre dépense de ce côté-là, mais nous y avons encore tourné notre esprit, chacun a voulu se faire honneur d’inventer quelque chose de nouveau du côté du luxe, au lieu de vouloir tirer de la gloire des nouvelles inventions, propres ou à faire cesser la misère des pauvres, ou du moins à la diminuer.

§ 564

Après une si grande corruption, après une si grande indigence causée par le luxe, il ne nous manque plus pour comble de malheurs que l’embrasement d’une guerre civile, et jamais les esprits n’y sont plus disposés que lorsque chacun, mécontent de sa situation présente, croit follement que toute autre ne saurait être pire : tout homme sage doit trembler, et surtout les riches, en voyant que nous tombons à chaque instant, nous autres Européens, et que nous allons rouler dans le précipice, à moins que chacun de son côté ne travaille sérieusement, selon son pouvoir et son crédit, à faire goûter aux puissances le seul établissement qui peut nous garantir de toute guerre au-dehors et au-dedans, et qui nous assure la continuation du commerce intérieur et extérieur, en nous assurant une paix perpétuelle.

Intérêt des États qui peuvent craindre des partis à l’occasion des différends de religion

§ 565

Il est certain qu’il y a en Europe plusieurs États qui ont à craindre des guerres civiles à l’occasion des démêlés des théologiens. Or il est évident que si l’Union européenne était formée, elle ne terminerait pas à la vérité les disputes des théologiens, ni n’empêcherait pas qu’il n’en vînt de nouvelles, ils en ont pour jusqu’à la fin des siècles ; mais il est sûr que ces disputes, que ces partis ne feraient jamais prendre les armes à personne, et que l’évidence pourrait quelquefois naître de la dispute et la terminer, et cela sans que le repos des citoyens courût jamais aucun risque ; mais si l’Union européenne ne se forme pas bientôt, beaucoup d’États ont beaucoup à craindre de la maladie du schisme.

§ 566

Quand on voudra parcourir les intérêts particuliers de chaque État d’Europe, pour entrer dans l’Union, on en trouvera, je crois, de très puissants : c’est que la paix est le fondement de tous les intérêts ; mais jusqu’ici je ne suis pas assez instruit de ces détails pour les représenter à chaque souverain et à chaque nation.

Intérêt des Suisses

§ 567

Tout le monde sait que depuis deux ou trois mois la guerre s’est allumée entre les cantons suisses56 ; je ne sais point les droits des prétendants ; mais ce qui est certain, c’est qu’ils n’ont point de préservatif suffisant contre la voie des armes, puisqu’ils ont armé les uns contre les autres, et qu’ils ont déjà combattu. Voilà deux partis qui ont des opinions et des prétentions opposées. Ne devraient-ils pas avoir tellement établi entre eux la voie de l’Arbitrage qu’il fût impossible de recourir à la voie des armes pour terminer de pareils différends ? Il manque donc quelque article essentiel à leurs lois conventionnelles. Et qui ne sait que la loi est très défectueuse quand elle ne prévient pas le mal, soit qu’elle n’établisse pas assez bien des juges perpétuels, soit qu’elle ne les établisse pas assez puissants, soit qu’elle ne les intéresse pas assez à punir ceux qui prennent une autre voie que leur décision ; soit enfin que la peine des contrevenants ne soit ni assez grande, ni assez certaine ?

§ 568

Voilà de grands frais pour eux. Voilà des morts, des blessés, des incendies, des familles ruinées et désolées. Voilà leur commerce interrompu. Voilà les plus faibles réduits dans la nécessité d’appeler les étrangers à leur secours. Voilà leur société, et par conséquent leur liberté, leur tranquillité, leur sûreté réciproque très ébranlées. Voilà des pertes considérables pour les particuliers et pour l’État, non seulement pour le présent, mais des misères semblables à craindre pour l’avenir ; ils ont même une grande disposition à la division, c’est la diversité de religion.

§ 569

Cet événement n’est-il pas encore une preuve manifeste que le plus grand intérêt des Suisses, comme des autres républicains, c’est d’éviter la voie des armes pour terminer leurs différends, et qu’ils ne sauraient jamais obtenir un si grand avantage que par la formation de la société européenne ?

Récapitulation

§ 570

S’il y a jamais eu un ouvrage qui ait eu besoin de récapitulation, c’est celui-ci. 1o C’est un projet de la dernière importance pour le repos et pour la félicité de l’Europe ; ainsi il n’y a rien à négliger pour le faire réussir. 2o Il a le désavantage d’être composé d’idées nouvelles, ou du moins qui paraissent nouvelles, et auxquelles le lecteur ne peut pas être accoutumé ; ainsi il faut lui aider à se rappeler les jugements qu’il peut avoir portés sur chaque Discours. 3o Pour être en état de bien juger d’un ouvrage plein de raisonnements, il faut non seulement avoir examiné chacun d’eux en particulier, mais il faut, s’il est possible, les voir plus serrés et plus près les uns des autres, pour mieux sentir l’effet du tout ensemble. 4o Si la chose est nécessaire seulement pour bien juger d’un système de pure spéculation ou du travail de l’auteur, elle est encore plus nécessaire lorsqu’il s’agit de déterminer le lecteur à agir en conséquence de sa lecture. Or cet ouvrage aura de deux sortes de lecteurs ; les uns en petit nombre et très important, ce seront, ou les souverains, ou les ministres des États d’Europe, ou ceux qui environnent les ministres, et qui ont le plus de crédit dans leur esprit. Il s’agit de déterminer les souverains à former un comité, une junte, un bureau, une congrégation, un conseil exprès pour examiner si l’on ne peut pas tirer de ce mémoire quelque chose d’utile pour le souverain et pour ses sujets, et en former quelque chose qui soit propre à mettre en négociation avec quelques souverains voisins. Les autres sont la foule des lecteurs qui ne peuvent autre chose, sinon de procurer des traductions fidèles et des éditions nouvelles ; et par le concours et le concert de toutes leurs voix, presser ceux qui sont dans le ministère d’examiner l’ouvrage, ou plus promptement, ou avec plus d’attention ; et c’est toujours les déterminer à agir. Or dans tous ces cas, il me semble que c’est à l’auteur à soulager la mémoire des lecteurs, et qu’il est de son devoir de mettre devant leurs yeux en abrégé, en huit ou neuf feuillets, ce qui a pu leur faire plus d’impression, et qu’ils n’ont pu voir en détail qu’en plus de huit ou neuf cents pages.

§ 571

Les souverains les plus puissants ont senti dans tous les siècles, comme les moins puissants, les avantages de la discontinuation de la guerre, presque tous et particulièrement les moins puissants ; et ceux qui, sur la fin de leur règne, sont près de laisser leurs États à des régents seraient fort aises d’assurer à leurs successeurs une paix inaltérable au-dedans et au-dehors, et une protection vive et toute-puissante contre les conspirations des sujets ; il n’y a aucun d’eux qui n’ait senti le dommage que lui apportait l’interruption du commerce et le poids d’une dépense prodigieuse ; tous ont désiré non une trêve, mais une véritable paix, une paix qui pût toujours durer, et de ceux-là ont toujours été les plus sages d’entre les plus puissants, les princes les moins puissants, toutes les républiques et tous les États républicains.

§ 572

Mais quels préservatifs ont-ils trouvés jusqu’à présent pour éviter la guerre ? Les seuls traités, c’est-à-dire des traités dans lesquels ils se font mutuellement des promesses : préservatifs vains et entièrement inefficaces. L’expérience ne nous prouve que trop leur inefficacité.

§ 573

1o Entre ceux qui font des traités, plusieurs les signent malgré eux, et forcés par une grande crainte ; c’est le plus faible qui cède de son gré au plus fort, et qui n’attend que l’occasion favorable pour rompre le traité et pour se dispenser de tenir sa promesse.

§ 574

2o Quand les promesses auraient été faites sans aucune contrainte, souvent une des parties se trouve lésée et se repent ; et comme elle peut impunément ne point exécuter le traité sur le moindre prétexte, le traité ne s’exécute plus.

§ 575

3o Les souverains ont beau s’imposer des lois par leurs traités pour les cas arrivés, il en arrive tous les jours d’autres qu’ils n’ont point prévus, et qu’ils n’ont pas même pu prévoir ; et c’est un beau prétexte à celui qui se croit le plus fort de demander au-delà de l’équité, et de rentrer en guerre, parce qu’il la peut recommencer impunément.

§ 576

Nous avons remarqué que les particuliers qui vivent dans une société permanente, dont ils sont membres, ne sont pas dans un pareil inconvénient ; leurs différends se règlent, ou par les promesses mutuelles écrites dans les traités, ou par des juges députés par la société, pour régler les cas qui n’ont pas été prévus dans leurs traités, et cela sans qu’aucun d’eux ose prendre les armes. Pourquoi exécutent-ils ponctuellement leurs promesses mutuelles ? C’est que la société permanente en est garante, et qu’elle est prête de prêter sa force pour contraindre celui qui voudrait se dispenser de tenir sa promesse. Pourquoi exécutent-ils ponctuellement les jugements des députés de la société, je veux dire des juges ? C’est qu’ils ne peuvent impunément faire sur cela la moindre résistance. Pourquoi le plus fort, le plus violent, le plus emporté n’ose-t-il prendre les armes ? C’est qu’il sait, à n’en pouvoir douter un seul moment, qu’il ne peut exercer aucune violence impunément ; et qu’il y va non seulement de sa fortune, mais encore de sa vie, à causer la mort de quelqu’un, soit par lui-même, soit par ses gens ; ainsi point de guerre entre les membres d’une société permanente ; il y a des différends mais tous se terminent sans guerre, et le commerce va toujours son train.

§ 577

Les souverains d’Europe, faute de société permanente entre eux, ont bien senti qu’ils étaient exposés nécessairement aux malheurs d’une guerre presque perpétuelle : dans cette situation ils n’ont eu en vue que de se garantir des derniers malheurs, c’est-à-dire d’être chassés du trône par les vainqueurs.

§ 578

1o Dans les temps de trêve ils se sont tenus sur leurs gardes les uns à l’égard des autres, de peur des surprises : places fortifiées, munitions, magasins, gens de guerre sur pied, toutes choses qui coûtent une très grande dépense ; mais dépense absolument nécessaire, jusqu’à l’établissement d’une société permanente.

§ 579

2o Les plus faibles ont cherché à faire des confédérations contre les plus forts : traités de ligues offensives et défensives ; mais traités peu durables, presque inutiles, parce que chacun des confédérés peut se détacher impunément de la confédération ; ainsi de ce côté-là nulle sûreté suffisante.

§ 580

3o Quand en Allemagne on a vu deux souverains dont la puissance était formidable57, les plus faibles, de peur d’être accablés par l’un ou par l’autre, ont cherché à les tenir divisés, et dans une sorte d’équilibre de puissance ; quand les souverains d’Europe ont vu la maison de France et la maison d’Autriche devenues beaucoup plus puissantes que les autres, ils ont mis tout en œuvre pour les tenir divisées, et dans une espèce d’équilibre de puissance. Voilà tout ce que les plus habiles politiques, dans la nécessité d’être dans une guerre perpétuelle, ont pu jusqu’à présent imaginer pour empêcher le plus fort de détruire le plus faible, et pour se conserver tous mutuellement dans leur territoire, dans leur religion, et dans leurs lois.

§ 581

On a vu combien cette idée d’équilibre est peu solide, et combien une société permanente qui s’établirait entre les princes d’Europe aurait d’avantages sur l’équilibre, que cette société ferait exécuter ponctuellement les promesses, c’est-à-dire les lois que s’imposeraient eux-mêmes les souverains par leurs traités ; qu’aucun ne pourrait s’en dispenser impunément ; qu’à l’égard des différends qui pourraient naître, ou par des cas mal exprimés dans les traités, ou qui n’y auraient point été prévus, ils seraient réglés par les souverains eux-mêmes par l’organe de leurs députés, et que personne ne pourrait se dispenser impunément d’exécuter ces jugements ; qu’aucun ne pourrait impunément prendre les armes pour résister à la société ; qu’ainsi il n’y aurait plus de guerre à craindre, soit au-dedans, soit au-dehors, qu’il n’y aurait plus d’interruption de commerce, que chacun d’eux serait délivré des grandes dépenses nécessaires, soit pour se tenir sur ses gardes en temps de trêve, soit pour se défendre en temps de guerre ; que le système de l’équilibre ne pouvait jamais procurer de pareils avantages, et que les Allemands, ayant par de tristes expériences reconnu pour un préservatif très insuffisant ce système d’équilibre, avaient porté leurs vues jusqu’à former entre eux une société permanente.

§ 582

J’ai fait faire réflexion sur la vie malheureuse des sauvages. Ils ne dépendent à la vérité d’aucun souverain, d’aucunes lois, d’aucune société ; mais à cause des nécessités de la vie, ils dépendent extrêmement des saisons, ils dépendent même des bêtes féroces ; et ce qui est de plus terrible dans leur dépendance, ils dépendent de leurs voisins qui sont autant de bêtes féroces qui peuvent tous les jours leur ôter impunément leurs biens et la vie même. Ils n’ont point le secours des arts et du commerce, parce qu’ils n’ont point de lois, ni de société permanente qui puissent punir les infracteurs de lois. Ils ont beau faire des traités de famille à famille, de village à village ; ils ont beau se faire des promesses réciproques pour jouir en paix de leurs possessions : ils n’ont nulle sûreté de leur exécution. Les plus faibles ont beau faire des confédérations pour se garantir de la violence des plus forts, ils ont beau tenter de les tenir divisés et de maintenir une sorte d’équilibre entre eux, toutes ces précautions sont inutiles, tant qu’il n’y a point entre eux de société permanente suffisamment puissante et suffisamment intéressée à punir les infractions. On a pu facilement remarquer la différence de notre vie à la leur. Nous dépendons à la vérité des lois et d’une société protectrice de ces lois ; mais nous ne dépendons plus les uns des autres ; nous ne sommes plus ennemis mortels ; nous ne sommes plus, comme eux, bêtes féroces les uns à l’égard des autres ; nos conventions sont observées, parce qu’on ne peut plus les enfreindre impunément ; ainsi nous avons les arts et le commerce ; et avec le secours des arts et du commerce, nous avons toute la sûreté et toute la sécurité, toutes les commodités et tous les agréments de la vie. Qui serait assez extravagant pour préférer la vie des sauvages avec leur indépendance de toutes lois, jointe à la durée et perpétuelle dépendance les uns des autres, à la vie que nous menons dans une parfaite indépendance les uns des autres, jointe à notre dépendance des lois ? Qui serait assez insensé pour préférer leur misère à notre bonheur, les plus riches d’entre eux aux plus riches d’entre nous ? Or j’ai montré, et ce me semble avec assez d’évidence, que les souverains d’Europe, faute de lois, de convention, faute de société permanente entre eux, demeureraient toujours ennemis, et dans une terrible dépendance les uns des autres ; ainsi le lecteur a pu voir que s’ils venaient un jour à former une société permanente, leur bonheur augmenterait en même proportion en vingt ans que le bonheur d’une famille sauvage augmenterait en pareil espace de temps, si on la transportait du fond d’une forêt du Canada dans quelque ville riche et bien policée d’Europe.

§ 583

Inutilité des traités pour se préserver de la guerre en Europe, inutilité du système de l’équilibre pour la conservation des États et du commerce : voilà ce que l’on a vu dans le premier Discours. Mais y a-t-il quelque autre préservatif possible, et cette société européenne qu’on propose n’est-elle pas une idée impraticable ? N’est-ce point une de ces belles visions qui à cause des défauts de la nature humaine, et du caractère ineffaçable des souverains, ne peut jamais avoir d’exécution ? C’est une idée nouvelle, et par conséquent suspecte d’impossibilité ; si c’eût été quelque chose de praticable, pourquoi ne fût-elle pas venue à tant d’habiles princes, à tant de ministres qui désiraient une paix perpétuelle ? Si elle leur est venue, c’est encore pis, puisqu’il faut qu’ils l’aient abandonnée comme impraticable. Voilà de grands préjugés contre le projet.

§ 584

Qu’ai-je dû faire, pour n’être pas jugé, comme on dit, sur l’étiquette du sac58 ? Opposer préjugés à préjugés et quel préjugé plus fort ? Société permanente à société permanente semblable à celle que je propose, société déjà tout établie, société qui dure depuis plusieurs siècles entre souverains, société entre deux cents souverains ; les uns fort faibles, les autres très forts en comparaison des plus faibles : tous fort jaloux de leurs droits, tous dans des haines anciennes, tous dans des intérêts directement opposés, tous n’ayant eu jusque-là que la voie de la force pour décider leurs différends, tous ayant essayé des traités de trêves, des traités de paix, des traités de commerce, des traités de ligue offensive et défensive, tous ayant essayé des idées de l’équilibre, tous voulant s’agrandir, tous avec des passions, les uns jeunes, les autres vieux, les uns modérés, les autres emportés, les uns sages, les autres impétueux et mal conseillés.

§ 585

Le premier qui leur proposa entre eux une sorte de traité de société permanente, pour terminer sans guerre leurs différends et leurs prétentions, pût-il se garantir d’être traité de visionnaire ? Le préjugé était bien plus fort contre lui qu’il n’est contre moi ; ne lui dit-on pas que si ç’avait été chose possible, gens plus habiles et plus intéressés que lui à l’imaginer l’auraient déjà imaginé ? Et que s’il était venu à l’esprit de quelques-uns, ils l’avaient rejeté comme une chimère incompatible avec la nature des hommes, et surtout avec la nature des souverains ? Je dis que le préjugé était plus fort contre lui que contre moi ; c’est qu’il n’avait nulle société permanente qui subsistât entre les souverains à opposer à ces préjugés ; et j’ai la société germanique ; cependant heureusement pour le projet, il ne fut point jugé de tous sur l’étiquette du sac : quelque souverain plus sage que les autres voulut l’approfondir ; il y trouva de la solidité, il trouva le moyen de faire agréer à quelqu’un de ses voisins, et de proche en proche on se mit à l’examiner, d’autres s’y joignirent, ceux-ci en attirèrent encore quelques-uns ; enfin avec le temps les obstacles disparurent, et malgré tous ces puissants préjugés, la société germanique fut formée.

§ 586

Tel est le premier préjugé que j’ai opposé aux préjugés contraires ; que pouvais-je faire de mieux pour prouver qu’on peut faire un traité de société, sinon de montrer qu’en pareil cas, pareilles parties en ont fait un tout semblable, dont ils se sont si bien trouvés qu’il subsiste encore depuis sept ou huit siècles malgré de très grands défauts, dont il est très aisé de se garantir dans celui-ci59 ?

§ 587

J’ai parcouru les motifs que les souverains allemands purent avoir dans ces premiers temps pour convenir de ce traité de société permanente, et il ne s’en est trouvé aucun que n’aient tous nos souverains pour en signer un tout pareil : chacun voulait conserver ses États entiers, tels qu’il les possédait actuellement ; chacun voulait se procurer par la société une protection sûre et suffisante, pour se garantir soi et ses descendants mineurs de toute conspiration, de toute révolte, de toute guerre civile, de toute guerre étrangère ; chacun d’eux voulait tirer de cette société une garantie suffisante de l’exécution des traités futurs ; chacun voulait se délivrer des dépenses et des malheurs de la guerre, chacun voulait maintenir le commerce entre les sujets les uns des autres. Or les souverains n’ont-ils pas les mêmes motifs ? Et n’avons-nous pas vu que, comme la société européenne sera plus puissante que la société germanique, il n’y aura jamais à craindre qu’aucun membre en veuille jamais troubler la paix, comme il est arrivé souvent en Allemagne, qu’il n’y aura en Europe ni dans le voisinage de l’Europe aucun souverain en état de soutenir ce membre rebelle, et de le préserver de la peine de sa rébellion ? Or comme la perpétuité de la paix sera incomparablement plus assurée dans la société européenne, les motifs pour la désirer seront incomparablement plus forts que ne furent les motifs qui suffirent cependant à former la société germanique.

§ 588

J’ai montré que la crainte d’une grande puissance étrangère n’était pas pour eux un plus puissant motif que la crainte que les alliés ont de la maison de France, puisque celle des alliés ne se contente pas de faire des ligues pour leur sûreté ; elle va jusqu’à faire les dépenses nécessaires pour des conquêtes que les alliés n’entreprennent que pour établir cette sûreté : dépenses immenses où ne s’engagèrent jamais les princes allemands. J’ai montré, par la situation des affaires de l’Europe de ce temps-là, que les Allemands n’avaient aucune puissance voisine qui leur pût être formidable, et que les rois de France n’étaient pas le quart si puissants que le roi l’est à présent. Les princes allemands avaient usé l’expédient de l’équilibre, ils en étaient désabusés ; nos alliés l’ont mis depuis en œuvre, il ne tient qu’à eux de s’en désabuser.

§ 589

J’ai parcouru les obstacles que les souverains allemands eurent à faire le traité de société et à le mettre en exécution ; et nous n’en avons trouvé aucun qui nous soit particulier et qui n’ait été insurmontable.

§ 590

1o Les obstacles qui s’opposent à la conclusion d’un traité de société et à la formation de cette société sont d’autant plus faciles à surmonter qu’il ne s’agit d’autre chose que du consentement des parties ; et ce consentement est d’autant plus aisé à obtenir que les motifs pour signer le traité sont plus puissants. Or la société européenne aura sûreté suffisante de la perpétuité de la paix, sûreté que n’avait pas la société germanique ; et cette sûreté est un motif infiniment plus puissant : donc les obstacles seront plus faciles à surmonter. 2o Nous avons moins de parties à faire convenir : les Allemands étaient plus de deux cents, et nos souverains ne seront que vingt-quatre. 3o Les princes allemands n’avaient ni un moindre nombre d’intérêts, ni des intérêts moins grands, moins vifs, moins opposés à concilier. 4o Il n’y avait pas entre eux une plus grande inégalité de puissance, puisqu’il y avait des souverains vingt fois, trente fois plus puissants que quelques-uns de leurs voisins. 5o Ces plus puissants de ce temps-là n’avaient pas moins de prétentions et d’espérances d’agrandir leur territoire que les plus puissants d’aujourd’hui ; ainsi il est réel qu’ils avaient des obstacles que nous n’avons pas, et que nous n’en avons aucun présentement qu’ils n’eussent alors ; et cependant malgré tous ces obstacles le traité se signa, la société se forma. 6o L’Allemagne était en ce temps-là beaucoup plus étendue, et j’ai montré qu’attendu l’amélioration des chemins par les défrichements des forêts, par l’établissement de plusieurs bourgs, par la construction des ponts, des chaussées ; attendu la sûreté des voyageurs, l’établissement des postes et l’invention des chaises de postes : il n’était pas plus facile alors aux souverains éloignés d’avoir des nouvelles de leurs députés à la ville de la Diète d’Allemagne, et d’en avoir en peu de jours, qu’il le sera aux souverains éloignés d’Europe d’avoir des nouvelles fréquentes, et en peu de jours, de leurs députés à la ville de la Diète d’Europe.

§ 591

Après avoir parcouru les motifs et les obstacles, j’ai parcouru les moyens qu’eurent les souverains allemands pour faire leur traité et pour établir cette société, et il se trouve qu’ils n’en eurent aucun que nous n’ayons, et nous en avons même qu’ils n’avaient pas60. 1o Ils convinrent de se contenter de la possession actuelle. 2o Ils convinrent de la voie de l’Arbitrage pour terminer leurs différends futurs. 3o Ils convinrent que celui qui refuserait d’exécuter ses promesses, ou les jugements des arbitres, serait mis au ban de l’Empire. 4o Ils convinrent de leurs contingents, de former des cercles, de la manière de donner et de faire compter leurs suffrages : or nos vingt-quatre souverains votants ne seraient-ils pas comme les vingt-quatre cercles de l’Europe ? Et qui peut dire que nous ne puissions pas, avec la même facilité qu’eux, convenir des choses à peu près semblables et équivalentes ? 5o Ils n’avaient point de modèle devant eux, et nous en avons devant nous. 6o Ils firent la faute de se choisir un chef perpétuel ; et comme ils ont ressenti par leur expérience à quel point cet article est préjudiciable à leur liberté, nous avons encore un moyen qu’ils n’avaient point, c’est cette malheureuse expérience qu’ils ont faite de l’article du chef : car c’est un moyen de faire quelque chose de meilleur et de plus solide que de pouvoir profiter, non seulement de ce qu’il y a de bon dans un modèle, mais encore de ce qui s’y trouve de défectueux.

§ 592

On a beau examiner la chose, on n’y trouvera jamais que ces trois points, motifs, obstacles, moyens. On a beau se tourner et se retourner de tous côtés, on ne trouvera rien pour la société germanique, qui ne soit, et en plus forts termes, pour la société européenne ; on ne trouvera rien contre la dernière qui n’ait été en plus forts termes contre la première ; cependant la première s’est formée : pourquoi donc jugerait-on sans examen que la seconde est impraticable ?

§ 593

Mais pourquoi ce projet, qui paraît si simple, si avantageux à tout le monde, n’est-il venu à l’esprit d’aucun souverain, d’aucun ministre ? Ce préjugé était puissant contre moi ; mais j’ai montré qu’il était venu à l’esprit d’Henri le Grand ; le duc de Sully, habile et sage ministre, dix ans après la mort du roi, en vante la beauté, l’utilité et la possibilité. Dira-t-on que Henri le Grand n’a fait qu’envisager ce projet en passant ? N’a-t-on pas vu qu’il y a travaillé douze ans de suite avec une grande application ? Dira-t-on que lui seul y trouvait son intérêt ? N’a-t-on pas vu que la reine Élisabeth dès 1601 y trouvait aussi son intérêt et celui de son État61 ? N’avait-elle pas beaucoup de lumières, et n’avait-elle pas un conseil composé des plus grands esprits d’Angleterre ? Ainsi son jugement, son approbation, son consentement n’est-il pas d’un grand poids ? Dira-t-on qu’elle y cherchait aussi bien que Henri quelque intérêt particulier ? Et n’a-t-on pas vu que toutes les conquêtes que Henri proposait de faire, ni lui ni elle n’en prétendaient retenir aucune chose pour les frais de leur armement ? Dira-t-on que les quinze ou seize autres potentats à qui on le proposa ne trouvaient pas leur intérêt, eux qui avaient consenti ? Nous avons même fait observer, qu’il fallait que ce projet parût bien avantageux à Henri et à Élisabeth ; puisqu’ils comptaient de faire une si prodigieuse dépense pendant plusieurs années pour y parvenir, pour égaler les puissances, et pour faire des conquêtes pour d’autres ; au lieu que le plan que je propose ne demande aucune dépense, aucun armement, aucune conquête.

§ 594

Henri ne croyait pas qu’on pût trouver de sûreté suffisante dans la société permanente, à moins que par cet armement il ne fût venu à bout de rendre réellement les membres de la société presque égaux en puissance, et c’était une très grande entreprise, et peut-être injuste : au lieu qu’en égalant les puissances par les suffrages et par le nombre des soldats de chaque nation, je remédie à l’inégalité de puissance ; la sûreté devient suffisante, et l’on n’est pas obligé d’ôter injustement au plus puissant aucune portion de son territoire, de ses richesses, de ses sujets, de ses revenus ; en un mot, on ne lui ôte aucune portion de sa puissance. On se contente de prendre ainsi les sûretés que cette puissance ne pourra jamais être nuisible à ses voisins, et tout le monde demeure paisible et dans une sécurité parfaite.

§ 595

Quand je n’aurais point pour ce projet d’aussi puissants préjugés que ceux que j’ai opposés dans le second Discours, je serais toujours en droit (si j’ai raison) d’attendre du public qu’il trouverait à la longue quelques bons esprits, qui, parvenus dans le ministère, feraient valoir mes raisonnements, chacun auprès de leurs souverains, et les obligeraient enfin à examiner et à faire examiner ce projet ; mais avec le secours de pareils préjugés, j’ai lieu d’espérer que l’on ne sera pas si longtemps dans les cours de l’Europe à ordonner cet examen ; et pour mieux fonder cette espérance, j’ai tâché d’exposer avec clarté dans le troisième Discours les principaux avantages que trouveraient tous les souverains dans la perpétuité de la paix, si tant était qu’on pût trouver les moyens de la rendre perpétuelle.

§ 596

Sur les avantages du système de la paix, il a fallu rabattre les avantages du système de la guerre, et voir, pour ainsi dire, ce qui en restait de bon : le premier avantage vient de la sûreté que chaque souverain acquiert contre les diverses causes du bouleversement de sa maison et de son État. Il y en a de deux sortes : l’une du dehors par les guerres étrangères, soit que ce soit un conquérant voisin, ou un conquérant éloigné, soit qu’il vienne seul enflé des succès précédents, soit qu’il soit à la tête des princes ligués, en prenant le temps d’une minorité, d’une régence ou de quelque autre affaiblissement de l’État ; l’autre du dedans par les conspirations et par les révoltes. J’ai fait remarquer que le plus puissant prince de l’Europe, tel qu’est le roi de France, n’a pas plus de la sixième partie de la puissance de l’Europe, qu’ainsi il y a cinq contre un à parier qu’il n’envahira pas les cinq autres parties, et que quelqu’un des autres potentats bouleversera la maison de France ; ainsi il n’y a rien à gagner pour lui à demeurer dans le système du bouleversement, c’est-à-dire dans le système de la guerre ; puisque si lui ou ses successeurs peuvent gagner du territoire, ils en peuvent perdre ; s’ils en peuvent gagner le double, ils peuvent perdre le total ; et il est cinq fois plus vraisemblable que quelque autre maison bouleversera la sienne, qu’il n’est pas vraisemblable que la sienne bouleversa toutes les autres ; qu’ainsi le système de l’immutabilité était de beaucoup préférable au système des révolutions et des bouleversements.

§ 597

J’ai fait remarquer que plus les États se trouveraient puissants, plus il s’y ferait de conspirations, parce que la grande puissance met à couvert l’usurpateur de la crainte de la punition, dont il pouvait être menacé par les souverains voisins ; puisque l’on suppose que cette grande puissance n’a pu s’augmenter par l’affaiblissement, ou par la destruction entière de ces voisins ; que les maisons impériales n’ont pas duré, l’une portant l’autre, plus de vingt-quatre ans ; qu’ainsi plus un souverain augmentait ses États aux dépens de ses voisins, plus il ruinait les fondements de sa maison, en ouvrant plus de portes aux conspirateurs : car enfin n’est-ce pas leur ouvrir la porte, que de les assurer de l’impunité de leur crime ? À l’occasion de cette considération, le lecteur se souviendra du raisonnement que j’en ai fait en parlant d’un souverain puissant qui, pour ne point abandonner l’espérance d’agrandir son territoire, a de la peine à se résoudre à préférer le système de l’immutabilité au système des révolutions.

§ 598

Ou bien il porte ses espérances fort loin et jusqu’à la conquête de l’Europe entière, ou bien il borne ses espérances à quelques provinces de plus.

§ 599

S’il vise à la monarchie de l’Europe, il vise, sans y penser, à une situation où sa maison sera sûrement bouleversée cinquante ans après, à cause de la multitude des conspirateurs qui se succéderont perpétuellement les uns aux autres.

§ 600

S’il borne ses espérances à quelques provinces de plus, outre qu’il y a autant d’apparence que lui ou ses successeurs auront quelques provinces de moins, c’est que dans le système de la paix, la seule épargne des dépenses de la guerre et la continuation du commerce lui vaudront actuellement deux fois plus de revenu que ces provinces où il borne ses espérances.

§ 601

J’ai montré pour la maison de France un prodigieux avantage, qui est l’article de la substitution perpétuelle des deux monarchies aux mâles de cette maison. J’ai montré pour la sûreté de l’Europe que les deux monarchies ne seraient jamais gouvernées par un même chef.

§ 602

J’ai montré combien la voie de l’Arbitrage pour terminer les différends était préférable à la voie de la force. 1o En chaque guerre le souverain risque tout, au lieu que dans l’Arbitrage il ne risque que ce qui est en contestation. 2o Il est indispensablement obligé d’entrer en guerre dès que ses voisins y entrent, au lieu que dans la voie de l’Arbitrage il ne prend de part aux contestations des autres que pour être arbitre. 3o Dans le système de la guerre et des révolutions, chaque souverain a à craindre ses voisins : et qui ne sait que l’on dépend réellement de tous ceux dont on a quelque chose à craindre ? Or dans le système de l’Arbitrage les souverains n’auront point cette sorte de dépendance. 4o On ne dépend de ses juges qu’à proportion de l’importance de ce qui est déféré à leur jugement. Or j’ai montré que dans le système de l’Arbitrage, ce qui fera la contestation ne sera jamais rien de fort important. 5o S’il est obligé à suivre les autres jugements des souverains, ils sont obligés à suivre les siens ; s’il leur cède le droit d’être jugé par eux, il acquiert en même temps le droit de les juger. 6o Les juges sont vivement intéressés à être très équitables, ils se feraient grand tort s’ils étaient injustes, parce que leurs jugements serviraient de règle en pareil cas contre eux-mêmes. 7o Dans le système de la force, les différends ne se terminent jamais que par la destruction entière d’une des parties. 8o Dans ce système les frais de la décision sont ruineux pour tous les intéressés.

§ 603

J’ai montré combien les lois et les bons établissements, combien les arts et les sciences se perfectionneraient dans le système de la paix perpétuelle, en comparaison du progrès qu’elles font dans le système de la guerre. J’ai montré quelle différence il y avait pour la durée des beaux monuments entre le système des bouleversements et le système de l’immutabilité. J’ai montré combien les souverains qui commenceront l’établissement de la paix perpétuelle travailleront plus utilement pour leur réputation que dans le système de la guerre ; et par conséquent combien seront odieux dans la postérité ceux qui s’opposent à la perpétuité de la paix ?

§ 604

J’ai montré quelle diminution de soins, de chagrins, d’inquiétudes, quelle tranquillité pour les souverains dans le système de la paix, en comparaison de ce qu’il y a à souffrir dans le système de la guerre.

§ 605

On a vu de même quel profit ils tireraient par la continuation du commerce, et par l’épargne de la dépense des troupes.

§ 606

On a vu que le roi de France, le jour qu’il signerait son traité, augmenterait son revenu annuel de plus de 48 millions, et celui de ses sujets de plus de cent millions, c’est-à-dire qu’il ferait un aussi grand profit que s’il héritait ce jour-là de quatre provinces aussi grandes, aussi riches, aussi peuplées que la Normandie, et que s’il héritait de toute l’Italie.

§ 607

On a vu que ce jour-là il acquerrait une sûreté que le revenu de ses sujets augmenterait chaque année de plus de cinq millions ; qu’ainsi prenant le dixième de cette augmentation, son revenu augmenterait tous les ans de cinq cent mille livres, et par conséquent il se trouverait augmenté à la fin de chaque siècle de cinquante millions, et le revenu de ses sujets de cinq cents millions ; de sorte que le revenu du royaume au bout de deux siècles se trouverait double, et cela en ne supposant que les mêmes règlements et les mêmes établissements d’aujourd’hui.

§ 608

On a pu voir d’ailleurs que l’on pouvait facilement améliorer durant une longue paix les règlements et les établissements : or combien toutes ces améliorations augmenteraient-elles le revenu des sujets, et par conséquent celui du roi ? Or le jour qu’il signera le traité, il acquerra la liberté, la commodité et la facilité de faire toutes ces améliorations ; ainsi outre la valeur des quatre grandes provinces dont nous venons de parler, il acquiert encore une sûreté entière que sa maison, sans faire tort à aucun souverain voisin, aura encore en moins de deux siècles la valeur d’un autre royaume par l’augmentation du double de son revenu, et cela outre le plaisir de voir doubler en même temps celui de ses sujets ; il est encore visible que chacun des autres souverains augmentera de même son revenu et celui de ses sujets, et acquerra sûreté entière que le revenu de sa maison doublera encore avant deux cents ans, aussi bien que celui de ses sujets.

§ 609

On a pu voir aussi combien les maisons souveraines seraient plus durables dans le système de la paix que dans le système de la guerre. Or de toutes ces comparaisons, il en résulte, ce me semble, que les avantages pour l’établissement d’une paix vraiment perpétuelle sont si évidents, si grands, si sensibles qu’il faudrait qu’un souverain fût hébété pour ne les pas apercevoir, si on les lui expose ; et qu’il fût insensé, si les apercevant il ne donnait pas son consentement au traité d’établissement ; ainsi je crois avoir démontré dans le troisième Discours que si la société européenne peut procurer à tous les souverains sûreté suffisante de la perpétuité de la paix, au-dedans et au-dehors de leurs États, il n’y a aucun d’eux pour qui il n’y ait beaucoup plus d’avantages à signer le traité pour l’établissement de cette société qu’à ne le pas signer. Or comme j’ai tâché de ramasser dans ce Discours les plus puissants motifs pour cet établissement, il ne me restait à prouver autre chose, sinon que l’on pouvait former cet établissement d’une manière si solide qu’il donnerait sûreté suffisante de la perpétuité de la paix, c’est ce que j’ai tâché de faire dans le quatrième Discours, et c’est proprement le recueil des moyens.

§ 610

J’ai réduit ces moyens en différents articles, les uns m’ont paru devoir être comme la base de tout l’édifice, je les ai appelés fondamentaux ; je crois avoir démontré qu’ils étaient et absolument nécessaires, et entièrement suffisants pour le rendre très facile, parfaitement solide, et tel qu’il procurerait cette sûreté suffisante, si désirée pour la perpétuité de la paix.

§ 611

À l’égard des autres articles du traité qui peuvent être importants, ils m’ont paru tels qu’il était aisé d’en convenir, dès que l’on serait convenu du nombre de suffrages, et de tout décider à la pluralité des suffrages pour la provision62, et aux trois quarts pour la définitive.

§ 612

J’ai montré dans le cinquième Discours qu’en quelque temps qu’on pût proposer ce projet aux souverains, ils le recevront avec joie, s’ils ont la moindre connaissance de leurs intérêts, et qu’ils le recevront avec d’autant plus de joie qu’ils seront plus sages et plus habiles.

§ 613

À l’égard des objections, je n’en ai omis aucune de celles qui sont venues à ma connaissance, et il me semble qu’elles n’avaient besoin, pour ne plus faire de peine, que des éclaircissements que j’y ai donnés ; si je me trompe, c’est au lecteur à me faire remarquer en quoi je me suis trompé, et à me montrer que malgré mes réponses, la difficulté subsiste en son entier ; et qu’elle suffit pour prouver que le projet ne peut jamais être agréé, ni en tout, ni en partie, par aucun des quatre ou cinq plus puissants de l’Europe, dans aucune circonstance, soit de minorité et de régence, soit de divisions domestiques, soit de mauvais succès dans des guerres étrangères ; que cette difficulté sera toujours un obstacle suffisant pour empêcher qu’aucun prince moins puissant, et qu’aucun État républicain ne travaille à l’établissement de la société européenne : jusque-là je crois être en droit d’espérer que cet ouvrage ne sera pas inutile à la maison royale, à ma patrie, à l’Europe, et au reste des nations de la Terre.

§ 614

En répondant aux principales objections, je me suis surtout attaché à montrer une chose, c’est que les plus fortes objections que l’on puisse jamais faire contre le projet de la société européenne, on les pouvait faire également contre le projet de la société germanique, et contre le projet de Henri le Grand ; il n’y a qu’à les rappeler, et en faire l’épreuve : cependant la société germanique n’a pas laissé que de se former, le projet de Henri IV n’a pas laissé que d’être approuvé ; et n’est-ce pas une démonstration sensible que ces objections n’ont en effet rien de solide, et les prétendus obstacles ne sont rien moins qu’insurmontables.

§ 615

Il y a des établissements désirables qui paraissent possibles, et qui, lorsqu’on se dispose à les mettre en pratique, se trouvent réellement impraticables. Tels sont quelquefois les établissements qui n’ont aucun modèle en petit qui subsistent ; il y en a même qui sont possibles et qui subsistent en petit, et qui sont impossibles en plus grand, c’est-à-dire qu’ils sont tels qu’ils ont toute la grandeur qu’ils peuvent avoir, et que l’on ne saurait jamais faire plus grands qu’ils sont ; mais ici je crois que ce n’est pas le cas, puisque d’un côté il est évident par l’expérience que sept, que treize souverainetés peuvent subsister unies sans chef perpétuel électif, soit pour présider aux assemblées, soit pour commander les armées, soit pour choisir et nommer les officiers subalternes ; qu’ainsi il est évident que l’Union germanique pourrait être sans un tel chef ; il n’est pas moins évident de l’autre que si elle était sans un tel chef, les Hollandais et les Suisses pourraient s’y joindre, sans rien perdre de leur territoire, de leurs droits de souveraineté sur leurs peuples, et cela dans la vue de se conserver en paix entre eux, de maintenir leur commerce, de résister aux attaques des puissances étrangères, et de se rendre médiateurs et arbitres dans les guerres qui naîtraient entre leurs voisins.

§ 616

Il paraît donc démontré que l’Union germanique n’a point atteint toute l’étendue dont elle était capable puisqu’elle peut encore embrasser la Hollande et la Suisse ; et effectivement elle les a embrassées autrefois, car les Hollandais comme le reste de la Flandre étaient du cercle de Bourgogne63 ; la Lorraine, la Pologne en partie, le Danemark en partie ont déjà fait partie de cette Union : donc elle n’est pas encore au plus haut point de grandeur où elle puisse être ; la plupart des États d’Italie en ont fait aussi partie ; pourquoi n’y pourraient-ils pas rentrer ? L’expérience nous montre que la diversité de religion n’est point une opposition insurmontable. Or si tous ces États y étaient remis et sans chef perpétuel, qu’on me montre quelle impossibilité il y aurait que l’Angleterre y entrât ? Si l’Angleterre y était une fois entrée, est-ce que la France, pour prévenir les divisions et les guerres civiles d’une minorité, aurait rien de plus avantageux à faire que d’acquérir une pareille protection ? Qu’on me montre que cette Union aurait trop d’étendue si la France y entrait, elle qui est frontière de l’Union germanique, la France même en fait déjà partie par quelques-unes de ses places ; et elle contribue déjà en quelque chose au contingent de cette Union, le roi d’Espagne y contribue de même pour la Flandre, la Suède elle-même en fait déjà partie, par une partie de ses États.

§ 617

Or que l’on me montre que si l’Union européenne comprenait une fois tous ces États que je nomme, elle ne pût pas encore y comprendre la Moscovie ; qu’on m’en montre l’impossibilité. J’ai été plus loin, je me suis approché le plus près de la pratique que j’ai pu, en proposant dans le septième Discours divers articles de pratique : or que l’on me montre que l’on ne peut jamais en convenir, ou de quelques équivalents ; que l’on me montre qu’ils soient insuffisants pour former l’établissement ; et que ceux qui seraient nécessaires pour la mettre en exécution ne peuvent jamais être ou inventés ou accordés, soit à la pluralité, soit aux trois quarts des suffrages.

§ 618

Jusqu’à ce que l’on me montre des impossibilités en détail, et des impossibilités sans remède, n’est-il pas évident que l’Union européenne paraît tellement possible, tellement praticable, tellement désirable pour tout le monde, que ce serait une très grande faute pour ceux qui y ont le plus d’intérêt de ne pas en tenter l’exécution, en mettant la chose en examen chez eux, et puis en négociation avec quelques-uns de leurs voisins, et s’il y a déjà un congrès général de l’Europe, en le faisant proposer et examiner dans le lieu même du congrès, par les plénipotentiaires : donc il demeure démontré que l’Union germanique est réellement un modèle d’une plus grande union, et qu’elle peut être portée peu à peu sans peine et avec plus de perfection jusqu’à l’Union européenne.

§ 619

J’ai ajouté plusieurs motifs de différents souverains et de différents États de l’Europe pour désirer et solliciter cette Union, la Pologne, l’Angleterre, l’Italie, la Moscovie et d’autres encore : ne doivent-ils pas y être sensibles ? Sont-ce des motifs chimériques ? Sont-ils de la nature de ceux auxquels on ne doit faire qu’une légère attention ?

§ 620

Il ne me reste plus qu’à demander au lecteur qu’il se souvienne du but que je me suis proposé, c’est de démontrer qu’il n’y a aucun souverain en Europe pour qui il n’y ait beaucoup plus d’avantages à signer le traité d’Union qu’à ne le pas signer.

§ 621

Ma conclusion n’est pas qu’il n’y aura aucun d’eux qui ne le signe ; mais qu’il n’y a aucun d’eux qui n’ait beaucoup plus d’intérêt à le signer qu’à ne le pas signer. J’ai prétendu dans mon ouvrage faire une démonstration, et une démonstration ne regarde point le futur : car quoique ce que les personnes prudentes prédisent arrive souvent, il n’arrive jamais avec une nécessité tellement indispensable qu’il n’eût pu ne pas arriver, du moins dans les effets produits par des causes libres ; au lieu qu’en fait de démonstration, il faut, pour qu’elle soit véritable, que la conclusion soit tellement nécessaire qu’en supposant ce qui doit être supposé, elle ne puisse jamais être autrement.

§ 622

Je sais bien que le lecteur voudrait encore savoir ce qu’il peut raisonnablement attendre d’un tel projet pour l’avenir ; mais je ne saurais sur cela que lui dire ce qui me paraît de plus vraisemblable en lui montrant en quoi consistent les vraisemblances.

§ 623

Cet ouvrage traite d’une matière très importante à tous les hommes, et en traite d’une manière si nouvelle qu’il est plus vraisemblable que beaucoup de personnes le liront, qu’il n’est vraisemblable qu’il ne sera point lu : ainsi les uns contribueront, sans y penser, à le faire lire aux autres.

§ 624

S’il est lu par un grand nombre de ceux qui savent le français et en différents pays, il est plus vraisemblable qu’il sera traduit en latin et en diverses langues vulgaires, qu’il n’est vraisemblable qu’il n’y sera pas traduit : c’est que non seulement il y a partout des lecteurs assez gens de bien pour en procurer des traductions ; mais il y a encore des gens de bien qui se feront honneur et plaisir de faire eux-mêmes ces traductions ; et à l’égard des imprimeurs, leur intérêt leur suffit pour en multiplier les exemplaires. Voilà, ce me semble, tout ce qu’il y a de plus vraisemblable.

§ 625

Si l’ouvrage devient une fois commun en langue vulgaire dans toutes les villes capitales de l’Europe, il est vraisemblable que beaucoup de personnes en parleront, et souvent dans toutes les occasions où l’on souhaitera la paix et où l’on craindra la guerre : ainsi il est plus vraisemblable que les ministres et les souverains le liront et l’examineront, qu’il n’est vraisemblable qu’ils ne le liront point, qu’ils ne l’examineront point64.

§ 626

S’il est une fois lu et examiné par tous les ministres, et par tous les souverains, il est plus vraisemblable qu’il s’en trouvera quelques-uns qui prendront la résolution de tenter de mettre ce projet en exécution et de le proposer à d’autres, qu’il n’est vraisemblable qu’aucun d’eux ne prendra cette résolution ; c’est que les avantages sont si grands et si évidents qu’il n’est pas vraisemblable qu’aucun d’eux ne les aperçoive.

§ 627

Si un souverain se détermine à le proposer à ses alliés, à ses voisins, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, il est plus vraisemblable que quelqu’un d’eux se joindra à lui, qu’il n’est vraisemblable que malgré ces représentations il demeurera tout seul de son avis, surtout s’il prend les conjonctures favorables : c’est que les avantages du projet ne sont pas pour un seul, ils sont communs à tous, quoique plus grands, plus pressants pour les uns que pour les autres ; ils ne sont pas seulement propres à déterminer dans une seule espèce de conjonctures, ils sont de tous les temps et de toutes les conjonctures, quoiqu’il y en ait de plus favorables les unes que les autres.

§ 628

Si deux souverains sont une fois convenus de concert de solliciter les autres souverains d’entrer dans l’Union, et qu’ils regardent comme la plus grande et la plus importante affaire de leur règne d’acquérir le plus qu’ils pourront de membres à l’Union, il est plus vraisemblable qu’ils en acquerront, qu’il n’est vraisemblable qu’ils n’en acquerront point : c’est que les représentations, les sollicitations de deux font toujours plus d’effet que celles d’un seul.

§ 629

S’il y a une fois trois ou quatre souverains bien unis et tous occupés de faire réussir leur projet, ils prendront leurs mesures si justes, ils reviendront si souvent à la charge pour faire valoir à d’autres ces grands avantages qu’ils en tireraient, qu’il est plus vraisemblable que peu à peu ils gagneront la plupart des princes, les uns dans un temps plus proche, les autres dans un temps plus éloigné, qu’il n’est vraisemblable que la plupart refuseront toujours opiniâtrement de signer le traité. Le lecteur, pour se convaincre de cette opinion, n’a qu’à repasser dans son esprit les vingt-quatre souverains votants et les quinze avantages ; et je suis sûr que vu l’évidence des avantages, il n’hésitera pas à croire qu’il est plus vraisemblable que la plupart auront signé dix ans après que le projet aura été signé de quatre ou cinq, qu’il n’est vraisemblable que la plupart ne l’auront point encore signé alors.

§ 630

Si la plupart ont une fois signé, ils auront encore plus de force et plus de moyens pour se faire écouter et pour persuader ; et cela d’autant plus que l’ouvrage sera connu depuis longtemps dans les États dont ils solliciteront les souverains, et qu’il est difficile que dans le cours de dix ans il n’arrive pas des conjonctures favorables à ceux qui solliciteront ; ainsi il est plus vraisemblable que l’Union, parvenue à plus de la moitié de son accroissement, croîtra enfin chaque année jusqu’à son entière perfection, qu’il n’est vraisemblable qu’elle demeurera alors sans aucun accroissement.

§ 631

De sorte qu’en remontant six ou sept degrés, on peut dire que si l’ouvrage est une fois semé, il est plus vraisemblable qu’il prendra racine et qu’il portera tous les fruits que nous pouvons nous en promettre, c’est-à-dire que la société européenne s’établira quelque jour, qu’il n’est vraisemblable qu’elle ne s’établira jamais.

§ 632

Alors se vérifiera la prophétie : Salutem ex inimicis nostris, et de manu omnium qui oderunt nos65. Les nations d’Europe sont ennemies, elles se haïssent, et cependant en faisant ensemble un traité de société permanente, elles contribueront toutes à la conservation et à la félicité l’une de l’autre.

§ 633

Le progrès de cet ouvrage peut bien être fort lent, mais il peut arriver telle chose que l’établissement de la société serait fait en dix-huit mois, surtout si l’on prenait les mesures que j’indiquerai, s’il est nécessaire, en une heure de lecture.

§ 634

J’ai démontré ce qui se pouvait démontrer et ce qui était de la dernière importance de démontrer ; j’ai montré même ce qui s’y pouvait montrer de plus vraisemblable ; et c’est, ce me semble en pareil cas, tout ce que le lecteur peut attendre d’un simple particulier qui, sur ceux qui peuvent tout, ne peut rien qu’autant qu’ils auront de désir de connaître et de suivre leurs plus grands intérêts.

§ 635

FIN

§ 636

Ad dirigendos pedes nostros in viam Pacis66.

Dessein de la seconde partie

§ 637

Comme les habitants de la ville de paix et de son territoire seraient destinés à remplir les principaux emplois de la république de l’Europe, il faut, s’il est possible, trouver des règlements si bons qu’ils fassent d’excellents citoyens ; il faut trouver le moyen de faire que lorsqu’il s’agira de remplir un emploi, ceux qui les éliront connaissent entre les prétendants celui qui peut le plus dignement le remplir, c’est-à-dire le plus habile, le mieux intentionné, le plus laborieux ; et qu’ils soient toujours très intéressés à placer le plus digne. Il faut que chacun, pour s’y bien gouverner, soit excité chaque jour à faire mieux que ses pareils, soit par émulation, soit par l’espoir des récompenses honorables et utiles, il faut que chacun d’eux puisse croire que pour avancer, il n’a besoin d’autre recommandation que de celle de son travail et de ses talents, afin qu’il s’y livre tout entier. D’ailleurs comme ces emplois sont les plus importants du monde, puisqu’ils consistent à entretenir l’Union et la concorde entre toutes les nations de la Terre, il est à propos que ces citoyens soient élevés, instruits, formés pour les mœurs et pour les connaissances humaines par les plus excellents maîtres ; il faut qu’ils soient choisis entre les esprits du premier ordre ; il faut que cette ville excelle, s’il est possible, en politesse, en agrément, en justice, en honnêteté, en savoir ; il faut que l’on y trouve des hommes supérieurs aux autres : hommes en lumières, en intelligence, en fermeté, en patience. Il faut en bannir pour jamais l’oisiveté, la vanité, l’intempérance, le luxe et la mollesse : vices qui, au lieu de rendre réellement les hommes plus heureux, ne font que multiplier leurs besoins. Il faut que le principal ressort de ces habitants soit le désir d’exceller en vertu, en travail, en talents utiles à la république. Il faut que les Catons, les Scipions, les Aristides, les Épaminondas de cette nouvelle république soient uniquement occupés de belle gloire, et que par-dessus ils aient, s’il est possible, l’esprit plus éclairé que ces vieux modèles de la vertu humaine, afin de travailler plus utilement à leur propre bonheur, et au bonheur des autres. C’est à ce sujet que j’ai déjà fait plusieurs réflexions, et formé les projets de divers règlements et de différents établissements que j’espère donner un jour dans la seconde partie de cet ouvrage.

LETTRE DE L’AUTEUR
À M.
Pour examiner l’ouvrage

§ 638

Vous voyez, Monsieur, que les méditations politiques que j’ai faites dans ma solitude de Saint-Pierre-Église ont bien changé de forme depuis que j’ai pu profiter à diverses reprises des avis de nos plus habiles négociateurs et des meilleurs esprits de ce pays-ci. Je me propose de tenir la même conduite le reste de ma vie, approfondir, creuser, ébaucher les matières à la campagne, et venir ensuite ici les mieux arranger, les mieux polir, avec le secours de la contradiction et des bons critiques. Il est trop difficile à cause des distractions perpétuelles de rien creuser ici ; mais les diamants bruts que l’on a eu bien de la peine de tirer de la mine champêtre, on les taille mieux, on les met mieux en œuvre à la ville qu’à la campagne.

§ 639

Je vous demande de relire le projet, et surtout le troisième et le quatrième Discours ; c’est que quelque esprit et quelque attention que l’on y ait, il n’est pas possible à l’égard d’un ouvrage médité comme celui-ci que l’on puisse s’assurer d’avoir vu, en huit ou neuf heures d’une lecture interrompue, tout ce que l’auteur n’a pu bien voir qu’en quatre ou cinq années d’une méditation suivie et opiniâtre ; cependant on ne peut pas être en état de bien juger de la bonté ou de la solidité d’un pareil projet, que l’on ne soit sûr d’être parvenu au point de vue de celui qui l’a composé.

§ 640

S’il n’est pas certain que les souverains feront tous un choix sensé, n’est-il pas vraisemblable du moins que le plus grand nombre et les plus habiles ne feront pas un choix insensé ? Et ne trouvez-vous pas que si nous avons quelque chose à craindre de l’inapplication, de l’incapacité et de la folie des uns, nous avons beaucoup à espérer de l’attention, de l’habileté et de la sagesse des autres ?

§ 641

Si ce projet, même en l’état qu’il est, eût paru dans toute l’Europe en langue vulgaire du règne de Henri le Grand, ne croyez-vous pas que les souverains les uns après les autres l’eussent enfin agréé, et qu’ils seraient depuis ce temps-là, eux et nous, dans une opulence, dans une félicité que l’on ne saurait bien représenter ? Or si cet ouvrage se traduit, s’imprime et devient de nos jours aussi public, pourquoi nos neveux et nos souverains futurs ne jouiraient-ils pas dans cent ans des mêmes biens dont nous jouirions nous-mêmes présentement si le projet fût parvenu dès lors à la connaissance de tous les princes et de leurs ministres ? Il est vrai que c’est un projet dont peut-être ni vous ni moi ne verrons jamais aucun fruit ; mais par reconnaissance de ce que nous avons reçu des biens de nos ancêtres, ne devons-nous pas tâcher d’en procurer d’encore plus grands à notre postérité ?

§ 642

À Paris, le 15 juillet 1712.

SECONDE LETTRE

§ 643

Le projet de la paix perpétuelle peut produire un grand effet en Europe ; mais pour cela il a besoin d’être protégé par les suffrages des gens de bien et des sujets zélés pour leurs souverains ; autrement il court risque 67 d’être étouffé par le grand nombre de ceux qui en jugeront sans l’avoir lu. La nouveauté de l’idée, la jalousie de quelques lectures, la présomption et l’inattention des autres : voilà des actions formidables pour le succès du projet ; c’est ce qui me fait penser qu’il serait à propos de pouvoir opposer homme à homme le témoignage de ceux qui l’approuvent au témoignage de ceux qui ne l’approuvent pas, afin d’obtenir au moins un examen sérieux et sans prévention de ceux qui ne l’ont point encore examiné, et s’il se peut, une nouvelle révision de ceux qui ne l’ont vu qu’en courant et avec trop de précipitation, ou qui n’en ont vu que les premières ébauches qui étaient très différentes de celle-ci ; mais afin de mettre en cette occasion des bornes précises au terme d’approbation, je regarderai comme approbateurs ceux qui conviendront :

§ 644

1o Qu’il leur paraît que j’ai démontré dans le premier Discours que tant qu’il n’y aura point de société permanente entre tous les souverains d’Europe, il n’y aura entre eux nulle sûreté suffisante pour l’exécution des traités, et surtout pour la durée de la paix.

§ 645

2o Que la société germanique et le projet de Henri le Grand sont de puissants préjugés pour faire croire qu’il n’y a rien d’impossible dans la formation de la société européenne.

§ 646

3o Qu’il leur paraît que j’ai démontré dans le troisième Discours que les souverains les plus puissants ne peuvent jamais signer aucun traité si avantageux que le traité de la société européenne, pour rendre la paix perpétuelle ; que les États républicains et les souverains les moins puissants ont encore un intérêt plus pressant de signer ce traité, qu’il n’y a aucune impossibilité que ces États commencent à former un pareil établissement ; que cet établissement une fois commencé, il ne leur sera pas difficile, en profitant des conjonctures favorables, d’attirer en peu d’années les autres souverains l’un après l’autre dans la même société.

§ 647

4o Qu’il leur paraît que j’ai démontré dans le quatrième Discours et dans le reste de l’ouvrage que les souverains peuvent trouver des moyens suffisants de rendre leur société aussi durable qu’aucune société humaine, et faire ainsi que la paix dure aussi longtemps que les hommes sentiront qu’ils ont besoin de société pour être plus heureux.

§ 648

Je me borne à cette approbation ; j’apprendrai avec plaisir les noms des approbateurs ; à l’égard des autres je n’en veux point savoir les noms ; mais tâchez, je vous supplie, de savoir d’eux-mêmes en quoi consistent les raisons qu’ils ont de ne point approuver. Les approbations des uns aideront à soutenir la réputation du projet ; et les objections des autres m’aideront infiniment à le perfectionner.

§ 649

Un de mes amis m’a appris depuis deux jours que cette vue d’établir une société entre tous les États chrétiens n’a pas échappé au fameux Grotius ; malheureusement elle n’a fait que passer légèrement dans son esprit ; mais toujours c’est un grand préjugé pour cet établissement, que ce grand politique l’ait regardé comme possible, et même en quelque façon, comme nécessaire pour rendre la paix durable en Europe. Voici comme il s’en explique dans son traité De jure belli et pacis Lib. II, Cap. XXIII, VIII : Et tum ob hanc, tum ob alias causas utile effet, imo quodammodo factu necessarium, conventus quosdam haberi christianarum potestatum, ubi per eos quorum res non interest, aliorum controversiæ definiantur ; imo et rationes ineantur cogendi partes, ut æquis legibus pacem accipiant68.

TROISIÈME LETTRE
Divers jugements sur le projet

§ 650

Il y a eu beaucoup de jugements différents sur la troisième de ce projet ; mais il me semble qu’on peut tous les rapporter à trois classes. Les lecteurs sur le seul titre de l’ouvrage ont tous commencé par être prévenus contre la possibilité d’un pareil traité. Ceux de la première classe sont demeurés dans la même prévention malgré les preuves ; les seconds ne sont plus si prévenus, ils croyaient que le projet de société permanente était impraticable, et ils en doutent présentement ; pour ceux de la troisième classe, ils ont entièrement changé d’opinion, et croient présentement possible ce qu’ils avaient jusque-là regardé comme impossible.

§ 651

Rien n’est plus naturel que cette diversité de jugements sur le même ouvrage. Elle vient de la diversité des dispositions d’esprit et de cœur de ceux qui en jugent ; à l’égard de ceux qui sont demeurés dans leur prévention, les uns n’ont pu croire que quelqu’un, dont ils avaient une opinion si peu avantageuse, ait été assez heureux pour imaginer un projet qui serait une si belle chose, si c’était une chose praticable. Si non seulement l’auteur est méprisé, mais par malheur il est encore ou haï ou envié de ces mêmes personnes, comment pourrait-il espérer de les faire jamais changer d’opinion dans une affaire qui lui apporterait une si grande réputation ? Et qui ne sait que dans ces occasions rien n’est plus ordinaire que l’esprit soit la dupe du cœur.

§ 652

Quelques-uns ont lu les premières ébauches, où les preuves étaient bien moins fortes, où je n’avais pas répondu à plusieurs objections nouvelles, où je n’avais pas assez bien répondu aux anciennes, où il y avait beaucoup de choses qu’il fallait retrancher, où les matières étaient mal digérées, mal arrangées, où les raisonnements n’étaient pas assez bien liés ; ainsi il n’est pas étonnant qu’ils se soient déclarés hautement pour l’impossibilité du projet ; et cette prévention à laquelle j’avais moi-même donné lieu a fait que plusieurs n’ont pas même voulu lire la troisième ébauche, quoiqu’à la comparer avec les premières, ce soit, pour ainsi dire, un ouvrage tout nouveau.

§ 653

Il y en a, mais en plus petit nombre, qui sont demeurés de bonne foi dans leur première prévention contre la possibilité de la société européenne ; ils changeraient peut-être de sentiment, s’ils voulaient se donner la peine de commencer à écrire contre cette possibilité, en mettant mes objections comme leurs preuves, et mes preuves comme leurs objections, et en comparant ensuite l’intérêt de signer le traité de société à l’intérêt de ne le point signer ; qu’ils écrivent, et ils verront qu’ils n’auront pas écrit beaucoup de pages que la seule comparaison de ces deux intérêts leur fera tomber la plume de la main : je ne le dis qu’après l’expérience d’un homme d’esprit à qui chose pareille est arrivée.

§ 654

À l’égard de ceux de la seconde classe, leur doute peut venir de quatre sources. 1o C’est souvent faute d’habitude suffisante pour discuter et pour pénétrer les choses de raisonnement. 2o C’est peut-être faute d’une connaissance suffisante des affaires générales et des intérêts des princes. 3o C’est quelquefois faute de mémoire, comme il arrive aux gens qui ont plus de soixante ans, ils ont porté des jugements à mesure qu’ils ont lu, mais comme ils n’ont point la méthode de faire des extraits, il ne leur est pas possible de se représenter à eux-mêmes leurs propres jugements, et par conséquent ils ne sont pas en état d’en faire un résultat propre à les faire sortir de leur doute. 4o Plusieurs ont assez d’habitude à examiner des choses de raisonnement, ils ont assez de connaissance des matières politiques, assez de mémoire pour se ressouvenir de ce qu’ils ont lu ; mais ils n’ont pas eu à la première lecture de la troisième ébauche une attention suffisante à la preuve de chaque article, à la preuve de chaque proposition, aux réponses de chaque objection ; ainsi comme ils n’ont pas eu la force et l’attention nécessaires pour sortir de leurs incertitudes et de leurs doutes, à mesure qu’ils lisaient les diverses parties de l’ouvrage, il n’est pas surprenant qu’à la fin de leur lecture ils ne sachent que penser de cette possibilité dont la démonstration est cependant l’unique but de tout l’ouvrage.

§ 655

Je ne sais pas de remède pour ceux dont le doute vient des deux premières sources ; car enfin une vérité a beau être clairement exposée, elle a beau être solidement démontrée, elle a encore besoin, pour être sentie actuellement du lecteur, que son esprit par quelques préparations précédentes ait une proportion actuelle avec cette vérité ; c’est pour cela que je conviens que cet ouvrage n’a presque aucune proportion quant à son but principal, ni avec l’esprit des jeunes gens, quoique nés avec un esprit d’une grande étendue, ni avec la plupart des gens du monde, et encore moins avec la plupart des femmes d’esprit. Pour ceux dont le doute vient des deux dernières causes, ils ont un moyen d’en sortir, c’est de relire l’ouvrage avec plus d’attention, et d’en faire à mesure de petits extraits pour soulager leur mémoire : je me suis souvent aperçu que par cette méthode je profitais beaucoup plus à la troisième lecture qu’à la seconde et qu’à la première, quand le sujet était important et approfondi ; et c’est même la seule manière de se rendre propres toutes les lumières de l’auteur sur la matière, et de recueillir en peu de mots ce qu’il n’a pu lui-même ramasser et arranger qu’avec beaucoup de peine et d’attention, durant un grand nombre d’années. Or d’un côté on ne peut pas dire que le sujet ne soit ici fort important, et de l’autre je n’entends que gens qui se plaignent de ce qu’il est trop approfondi.

§ 656

Enfin ceux qui croient qu’il est possible que le traité de société permanente se signe un jour sont de deux sortes : les uns le croient très difficile, et doutent s’il se signera dans ce siècle ; les autres ne le croient point si difficile, ils croient au contraire, si cet ouvrage s’imprime et se publie en langue vulgaire dans toutes les cours et dans toutes les capitales de l’Europe, qu’il est très difficile que deux États républicains, comme la Hollande et Venise, ne commencent pas deux ans après à signer une convention pour travailler de concert aux articles d’un traité propre à établir peu à peu entre les États chrétiens une société permanente assez solide pour rendre la paix perpétuelle en Europe, et qu’il est encore plus difficile que cette convention étant signée, les cantons suisses, Gênes, plusieurs princes de l’Allemagne et d’Italie ne souscrivent, et qu’étant une fois ainsi souscrite par quelques-uns, et par eux proposée tantôt à un souverain, tantôt à un autre, elle ne soit dix ans après souscrite l’un après l’autre du reste des souverains d’Europe.

§ 657

Voilà toutes les sortes de jugements qui se sont faits sur l’ébauche précédente, et qui se feront apparemment sur celle-ci, jusqu’à ce que quelque puissance commence à s’ébranler pour jeter les fondements de la société européenne.

Sentiments de M. le baron d’El***69 sur le Projet de la paix perpétuelle

§ 658

Si les Anglais ou les Hollandais, ou les Vénitiens, ou quelques autres États députaient au roi de France pour le supplier de vouloir bien négocier la paix sur le plan de la société européenne, je suis persuadé que Sa Majesté écouterait volontiers cette proposition ; et voici les raisons qui m’en persuadent :

§ 659

1o Une pareille députation l’obligerait lui et son conseil d’examiner sérieusement les quinze avantages ou les quinze motifs qui doivent lui faire préférer la société permanente à la non-société, la paix perpétuelle à la guerre perpétuelle. Or il me paraît impossible qu’il examine chacun de ces avantages sans entrer dans les vues et dans le plan du roi son aïeul, et sans accepter volontiers la proposition de négocier sur ce plan.

§ 660

2o Outre les quinze motifs généraux qui peuvent convenir aux princes très puissants, il y a encore des considérations personnelles qui peuvent contribuer à déterminer le roi de France : il n’est pas vrai qu’il ait une ambition injuste et démesurée ; il n’est point vrai qu’il ait en vue d’assujettir l’Europe. Un prince uniquement occupé d’une pareille passion aurait-il fait scrupule au commencement de la guerre de retenir toutes les garnisons hollandaises en Flandre, et d’attaquer à l’improviste les places principales de Hollande ? Or ce plan doit plaire à tout prince sensé qui n’a point de désirs injustes d’envahir le bien des autres.

§ 661

3o Quand jeune et sans expérience, il aurait été capable de cette espèce d’ambition, il est vieux, il a expérimenté la vicissitude des choses humaines, et l’on sait que dans la vieillesse tout travail devient pénible, les affaires pèsent, l’agitation déplaît ; ainsi on quitte facilement des idées d’agrandissement par la voie des conquêtes, pour ne plus songer qu’aux agrandissements qui se peuvent faire en paix et en tranquillité, et qui sont dans le fond beaucoup plus considérables, beaucoup plus réels, de moins de dépense, et qui ne nuisent à personne.

§ 662

4o Quoiqu’il n’ait jamais été attaqué de cette folie d’aspirer à la monarchie de l’Europe70, il ne laisse pas de savoir que presque toutes les nations l’ont soupçonné de cette injustice, et qu’une infinité d’écrivains fameux l’en ont accusé publiquement71 : il est donc de l’intérêt de sa réputation et de sa gloire de se justifier pleinement de ces odieuses accusations. Or peut-il jamais employer un moyen plus efficace pour prouver sa justice et sa modération que de consentir à une société qui lui impose l’heureuse nécessité à lui et aux siens d’être toujours juste, modéré, ou du moins de ne prendre jamais que la voie des arbitres pour terminer tous ses différends ?

§ 663

5o Il se porte bien, mais il craint avec fondement de laisser le dauphin mineur, et une régence longue exposée à des guerres civiles et étrangères ; il a même à craindre, si le dauphin venait à mourir, qu’il n’y eût des guerres entre ses petits-enfants, à l’occasion de la renonciation : or quel moyen peut jamais être plus efficace que l’établissement de la société européenne pour tenir tout dans l’ordre, dans le calme, pour protéger le mineur contre les rebelles, et pour prévenir les guerres dans sa maison à l’occasion de la renonciation ?

§ 664

6o Il sait combien il est endetté, combien ses sujets sont épuisés, combien le bas peuple est misérable ; il sait qu’il n’y a qu’une longue paix qui puisse rétablir le crédit public, et remettre l’abondance dans le royaume : or quel moyen plus sûr peut-il employer pour assurer à son royaume une longue paix au-dedans et au-dehors, que l’établissement d’une société qui sera formée, pour ainsi dire, le lendemain qu’il aura signé les douze articles fondamentaux ? Et quel plus grand bienfait peut-il jamais procurer à ses sujets présents et à venir que la sûreté d’une pareille paix ? Quel moyen plus efficace peut-il jamais employer pour rendre son nom immortel et en bénédiction dans tous les siècles ?

§ 665

7o En homme sage, en bon chrétien, il veut éviter l’enfer et obtenir le paradis, il cherche par de bonnes œuvres à obtenir le pardon de ses fautes : or quelle bonne œuvre comparable à l’établissement d’une société qui préserverait pour jamais tous les peuples d’Europe d’une infinité de sacrilèges, de profanations, de vols, de pillages, d’incendies, de violences, de meurtres, d’assassinats et d’autres crimes énormes, qui sont la suite nécessaire des guerres civiles et étrangères ? Que dis-je, peut-on même refuser de concourir à un si saint établissement ? Peut-on refuser volontairement de faire cesser pour jamais ce nombre prodigieux de crimes et de péchés horribles, sans commettre volontairement le plus grand et le plus horrible de tous les crimes ? Peut-on soutenir continuellement ce refus sans demeurer dans une habitude continuelle de péché mortel, et d’un péché exécrable ? Peut-on s’opiniâtrer publiquement à un pareil refus, sans se rendre infiniment odieux devant les hommes dans toute la postérité, et abominable devant Dieu pendant toute l’éternité ?

§ 666

Mais jusqu’à ce qu’il ait une connaissance pleine et entière du projet de société permanente, il n’aura jamais la joie de concourir à un si saint établissement ; et ceux qui connaissent le terrain de la cour de France disent que le roi n’aura jamais cette connaissance pleine et entière, à moins que quelques-uns de ses voisins ne le supplient de jeter les yeux sur les quinze sortes d’intérêts expliqués dans l’ouvrage d’un de ses sujets, et qui sont apparemment les mêmes qui déterminèrent le roi son aïeul à former un semblable projet.

EXTRAIT D’UNE LETTRE
de M. B. ministre à La Haye
à M. D. ministre à Berne,
du 15 novembre 1712

§ 667

Il paraît ici depuis cinq ou six mois un livre en un volume in-douze imprimé à Cologne, qui a pour titre Mémoire pour rendre la paix perpétuelle en Europe72. Je n’avais pas grande curiosité de le lire, parce que la plupart de ceux à qui j’en avais ouï parler traitaient de chose entièrement impraticable le projet de l’auteur.

§ 668

Mais enfin un de mes amis qui l’avait lu avec cette prévention, m’ayant dit que l’ouvrage lui paraissait solide, et qu’il ne voyait pas toutes ces impossibilités dont on parlait tant, je l’ai lu depuis peu, et je vous prie de le lire : vous en devez avoir à Berne, car il y en a beaucoup à Genève.

§ 669

Pour moi je vous avoue qu’il me paraît de la nature de ces ouvrages qui peuvent être rebutés d’abord par le plus grand nombre, comme il en arriva à la philosophie ou plutôt à la méthode de M. Descartes il y a 70 ans, mais qui doivent cependant s’établir un jour malgré ces premières contradictions.

§ 670

Et effectivement ce livre a déjà formé deux partis : ceux qui croient le projet de l’auteur praticable s’appellent irénistes, les autres anti-irénistes ; et je vois que les irénistes, qui dans les commencements n’osaient quasi se déclarer, commencent à lever la tête et à soutenir leurs opinions dans les conversations. J’apprends qu’il y a beaucoup plus d’irénistes à Amsterdam qu’ici : vous en devinez facilement la raison ; il est naturel que l’irénisme plaise davantage aux gens de commerce qu’aux gens de guerre.

§ 671

On vient de me dire que l’auteur a fait une édition de son ouvrage plus ample du double que celle de Cologne ; j’ai grande envie de la voir, il me semble que l’on peut regarder son plan en politique comme un plan très nouveau et très étendu, et aussi nouveau et aussi étendu que celui de M. Descartes en physique. C’est un plan d’intérêts des princes aussi opposé à tous ceux qui ont paru jusqu’à aujourd’hui que la division est opposée à la société, la paix à la guerre, l’incertitude à la sûreté, la crainte à la tranquillité. Vous me ferez bien plaisir de me mander ce que vous en pensez, et s’il y a déjà des irénistes à Berne.


1.Les conférences d’Utrecht s’ouvrirent le 29 janvier 1712. Parallèlement aux pourparlers officiels, se déroulaient entre la France et l’Angleterre des négociations occultes : voir Jean-Claude Castex, Histoire des relations diplomatiques franco-anglaises pendant la guerre de Succession d’Espagne, White Rock, éditions du Phare Ouest, 2010, p. 111 et suiv.
2.Boristhène : nom ancien du fleuve de Moscovie, le Dniepr, qui, prenant sa source au nord de Minsk, se jette dans la Mer noire. En 1709, Charles XII de Suède, qui a attaqué la Russie, se dirige vers Minsk, à l’est, puis vers le sud, en Ukraine. Il y assiège la ville de Poltava (juin 1709), à l’est du fleuve. Son armée y sera mise en déroute par celle du czar Pierre Ier. L’abbé de Saint-Pierre publiera des Réflexions morales et politiques sur la vie de Charles XII, roi de Suède, monarque qui illustre à ses yeux la fausse grandeur des conquérants (OPM, 1734, t. IX, p. 297-377).
3.Maximilien II Emmanuel (1662-1726), Électeur de Bavière, devenu, pendant la guerre de Succession d’Espagne, allié de la France qui lui promet les Pays-Bas espagnols, avait été mis au ban de l’Empire en 1704 et avait perdu à la fois la Bavière et les Pays-Bas. Lors des pourparlers de paix à Utrecht, on prévoit de lui céder Luxembourg, Namur et Charleroi, en attendant de lui restituer ses territoires. Les Hollandais demandèrent de pouvoir placer dans ces villes des garnisons (Journal du marquis de Dangeau, t. XIV, 1711-1713, Paris, Firmin-Didot, 1858, p. 353).
4.Par les traités de barrière signés à Ryswick (1697), à La Haye (1709), à Utrecht (1713), les Provinces-Unies avaient obtenu une série de forteresses où installer des garnisons (la « barrière ») pour se mettre à l’abri des incursions (Lucien Bély, Les Relations internationales en Europe : XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, PUF, 1992, p. 372, 411, 427 et 429).
5.Les cercles d’Empire, chargés d’exécuter les décisions de la Chambre de justice Impériale, au nombre de dix (cercles de Bavière, de Souabe, du Haut-Rhin, du Bas-Rhin-Westphalie, de Franconie et de Basse-Saxe, de Bourgogne, d’Autriche et de Haute-Saxe, Cercle électoral du Rhin), s’organisent selon le modèle des diètes (assemblée des territoires et villes relevant de ces cercles) et ont dans leurs compétences l’exécution des décisions des tribunaux impériaux (Chambre de justice Impériale, Conseil impérial aulique), la garantie de la Paix publique perpétuelle et l’organisation de la défense de l’Empire (voir Paix 1, note 15).
6.La Chambre de justice Impériale ou Tribunal de la Chambre impériale, créée en 1495, est composée d’un juge de la Chambre nommé par l’empereur parmi les princes d’Empire et de présidents et assesseurs désignés par les États de l’Empire en respectant une parité confessionnelle. Ce tribunal compétent pour les conflits entre immédiats (princes-électeurs, princes et villes libres, qui ne relèvent que de l’empereur lui-même) leur donna une traduction juridique qui assurait la Paix publique perpétuelle globalement respectée. La Chambre avait été transférée de Spire à Wezlar en 1690 (voir Paix 1, § 125). Concernant l’influence de ce modèle institutionnel sur le Projet de paix de Saint-Pierre, voir Olaf Asbach, « Zwischen Souveränität und Föderation. Moderne Staatlichkeit und die Ordnung Europas beim Abbé de Saint-Pierre und bei Jean-Jacques Rousseau », Zeitschrift für Politikwissenschaft, vol. XI, no 3, 2001, p. 1073-1099. Voir Paix 1, note 131.
7.Pacta conventa : conventions conclues entre un peuple et son roi, qui définissaient les droits et devoirs respectifs des contractants, en usage depuis le Moyen Âge, signées en Pologne (monarchie élective) et en Croatie. En Pologne le pacte contenait la promesse du roi élu de respecter les lois et spécifiait ses engagements personnels dans le domaine des affaires étrangères, des impôts, de la dette publique, des affaires militaires, etc. La signature du pacte était une condition de son accession au trône.
8.Allusion aux dispositifs constitutionnels et confessionnels de la Paix de Westphalie concernant l’Empire, élaborés à partir de 1648, régissant les relations entre les États immédiats d’Empire, les villes d’Empire et le pouvoir impérial ; voir l’article « Westfälischer Frieden » dans : « Les mots du Saint-Empire » – un glossaire, F. Bretschneider et C. Duhamelle (dir.), http://saintempire.hypotheses.org/publications/glossaire/westfalischer-frieden.
9.Textes contractuels qui définissent les privilèges des princes-électeurs avant l’élection de l’empereur et qu’il est tenu ensuite de ratifier et de respecter ; voir l’article « Capitulation » du Dictionnaire de Trévoux (Paris, Delaulne, Foucault et al., 1721, t. I) ; l’article « Wahlkapitulation » dans : « Les mots du Saint-Empire » – un glossaire, F. Bretschneider et C. Duhamelle (dir.), http://saintempire.hypotheses.org/publications/glossaire/Wahlkapitulation.
10.Le médecin anglais Harvey publia en 1628 un ouvrage expliquant les lois de la circulation sanguine (Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus) ; il fut combattu par les médecins partisans des thèses de Galien, en particulier les Français Jean Riolan et Guy Patin.
11.« Un vœu, non une résolution » (nous traduisons).
12.« Nous ne sommes pas dans la République de Platon mais dans la fange de Romulus » (nous traduisons). Citation approximative de Cicéron (Lettres à Atticus, II, 1) ; voir la même citation dans The Advancement of learning de Francis Bacon (I, III, 5). Saint-Pierre reprend dans cette objection la façon dont les courtisans désignaient son projet de paix (Carole Dornier, Paix, L’histoire du texte, note 7).
13.Sur ce thème appartenant au discours d’opposition à la politique belliciste de Louis XIV, voir Pierre Bonnet, « La "Monarchie Universelle" de Louis XIV : une notion clé de la pensée politique, de Campanella à Montesquieu », Littératures classiques, no 76, 2011/3, p. 133-146.
14.Le numéro 1 de l’énumération est absent des textes A et B.
15.En 1704, pendant la guerre de Succession d’Espagne, un corps anglo-hollandais sous le commandement du prince de Hesse-Darmstadt prit possession de Gibraltar ; en 1708, une force navale anglo-hollandaise débarqua à Minorque et assiégea la capitale, Port-Mahon ; les deux territoires furent attribués à l’Angleterre en 1713 par le traité d’Utrecht, objets des négociations en cours au moment de la rédaction de cette quatrième version du Projet de paix.
16.Cf. plus haut, § 91.
17.Sur ce thème appartenant au discours d’opposition à la politique belliciste de Louis XIV, voir Pierre Bonnet, « La "Monarchie Universelle" de Louis XIV : une notion clé de la pensée politique, de Campanella à Montesquieu », Littératures classiques, no 76, 2011/3, p. 133-146.
18.La mise au ban de l’Empire (Reichsacht) est une décision juridique et un instrument exécutif du Saint-Empire par lequel l’un des tribunaux d’Empire fait d’un membre de cet Empire (individu, territoire, communauté) un ennemi public, et l’exclut ainsi des règles habituelles du système juridique du Saint-Empire. Celui qui est mis au ban ne dispose alors plus des droits qui sont habituellement reconnus à chacun : la Paix publique perpétuelle (Ewiger Landfrieden) peut alors être rompue contre lui, il peut être pourchassé par tout un chacun, ses biens doivent être confisqués, et le soutenir devient également un crime ; voir l’article « Reichsacht » dans : « Les mots du Saint-Empire » – un glossaire, F. Bretschneider et C. Duhamelle (dir.), http://saintempire.hypotheses.org/publications/glossaire/reichsacht).
19.Vedette : « Sentinelle à cheval. On met des vedettes avancées pour découvrir les ennemis » (Furetière, 1690, art. « Vedette »).
20.Sur ce décompte modifié entre 1711 et 1712, voir Paix 1, § 464 et suiv.
21.Organe : « se dit figurément en parlant de ceux qui servent à quelqu’un pour faire connaître ses pensées » (Furetière, 1690, art. « Organe »).
23.Les guerres de religion avaient nourri les ambitions de l’Espagne dans le nord de la France. Le traité de Vervins, conclu le 2 mai 1598, y mettait fin : Philippe II d’Espagne rendait à la France les places prises en Picardie ; Cambrai et le Charolais, dont la France s’était emparée, lui étaient restitués.
24.Dans ce paragraphe, Saint-Pierre défend l’idée de la « passion compensatrice » : seules d’autres passions peuvent corriger les passions nuisibles, idée développée en particulier par Bacon et Spinoza : voir Albert O. Hirschman, Les Passions et les intérêts, Paris, PUF (Quadrige), 1997 [1re éd. en anglais 1977], p. 25-27).
25.Hardouin de Péréfixe de Beaumont (1606-1671), évêque de Rodez, précepteur du roi Louis XIV, élu membre de l’Académie française en 1654, écrivit une Histoire du roy Henry le Grand (1661), dédiée à Mazarin, rééditée de nombreuses fois, destinée à l’éducation du jeune monarque et porteuse d’une conception nouvelle de l’action du prince : voir Pascale Mormiche, Devenir prince : l’école du pouvoir en France. XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, CNRS Éditions, 2009, p. 247.
26.Saint-Pierre procède jusqu’en juillet 1712 à la révision du texte en vue d’une nouvelle édition (cette quatrième version), tandis que se poursuivent les négociations qui ont commencé à Utrecht en janvier 1712 : voir Carole Dornier, Paix, L’histoire du texte.
27.Allusion à la Pax Romana, période correspondant aux deux premiers siècles de l’Empire romain, marquée par la pacification des territoires sous l’autorité de Rome, tandis que la guerre est reléguée aux frontières.
28.Jusqu’au XVIIIe siècle, quand deux impératifs sans négation sont coordonnés par une conjonction (et), le pronom personnel dépendant du second impératif (examinons) se place généralement avant lui (les examinons).
29.Le Dénombrement du royaume de Saugrain (Paris, Saugrain, 1709, t. II) évalue le nombre de feux par généralité (pour la Normandie : Rouen, Caen, Alençon), ce qui permet des supputations à partir du nombre de personnes par feu ; voir Carole Dornier, Dénombrements, Introduction.
30.Augustin Calmet, dans un ouvrage paru en 1711, à propos du dénombrement du peuple ordonné par David (II Rois, XXIV, 9), évalue la population totale, d’après ce passage, à sept millions, que la richesse du territoire concernée permettait de nourrir (Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, Les trois premiers livres des Rois, Paris, P. Emery, 1711, p. 588-589).
31.Sur cette dernière attaque de peste dans la ville normande qui dura six mois, voir Gustave Panel, Trois opuscules sur la peste de Rouen de 1668, Rouen, Léon Gy, 1911 ; la peste de Londres de 1665 aurait tué 15 à 30 % de la population de la ville.
32.Faire toucher au doigt et à l’œil : « faire voir et toucher sensiblement la chose » (Furetière, 1690, art. « Doigt »).
33.Saint-Pierre a envisagé la traduction de son projet pour atteindre un public européen dans son opuscule Sur la publication écrit en 1711 : voir Carole Dornier, Paix, L’histoire du texte, § 7.
34.La confrontation des opinions contre le jeu des intérêts particuliers est l’un des avantages du gouvernement par conseils défendu dans le Discours sur la Polysynodie (§ 24-27).
36.La VOC (Vereenigde Oostindische Compagnie [Compagnie unie des Indes Orientales]), fut créée en 1602 pour fédérer les compagnies néerlandaises qui se faisaient jusqu’alors une concurrence préjudiciable à leur négoce en Asie.
38.Juvénal, Satires, VI, v. 292-293 : « Aujourd’hui nous souffrons des maux d’une longue paix, plus cruelle que les armes ; la luxure nous a assaillis pour la revanche de l’univers vaincu », (trad. H. Clouard, Paris, Classiques Garnier, 1934).
39.Les voyageurs admiraient dans les Provinces-Unies les effets d’une politique d’assistance qui ne devait rien à l’Église catholique. Hospices, orphelinats, asiles, maisons de correction étaient dotées des anciens biens d’Église, du produit de collectes et de certaines taxes, de loteries et de nombreux legs privés (Christophe de Voogd, Histoire des Pays-Bas, des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2003, p. 113) ; sur le témoignage des voyageurs français concernant la prise en charge des pauvres dans les Provinces-Unies à l’âge classique, voir Madeleine von Strien-Chardonneau, « Accueil des orphelins et des vieillards dans les Provinces-Unies du XVIIIe siècle d’après les témoignages de voyageurs français », Lieux d’hospitalité : hospices, hôpital, hostellerie, A. Montandon (dir.), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal (Littératures), 2001, p. 269-280.
41.Sur cette suggestion que Saint-Pierre prête à l’un de ses lecteurs, voir Carole Dornier, Paix, L’histoire du texte, § 5 et 7.
43.Cette objection et sa réponse, et les deux suivantes (LXI et LXII), publiées dans la brochure intitulée Sur la publication (Paris, s.n., 1711, non relié, cousu, 13 p. ; Paris, BNF, E*-96 ; Harvard, MH, f FC7 Sa 282 711s.), ont été probablement rédigées à la fin de 1711 ou au début de 1712 et insérées dans cette quatrième version du Projet ; voir Carole Dornier, Paix, L’histoire du texte, § 7, note 19.
47.Auguste II, après la paix de Karlowitz (1699), conclut une alliance avec le czar Pierre Ier et Frédéric IV de Danemark contre Charles XII de Suède (grande guerre du Nord). Ce dernier, qui avait forcé Auguste II à se réfugier en Saxe, avait fait monter provisoirement sur le trône de Pologne Stanislas Ier Leszczyński (1704-1709). Rétabli par le czar à la suite de la défaite suédoise de Poltava, Auguste II régnera jusqu’en 1733 sur un pays économiquement ruiné et en proie aux divisions politiques.
48.Milan et Naples avaient été conquises par l’Autriche en 1707. L’Autriche les conserva grâce au traité de Baden (1714).
49.Après la conquête du Milanais en 1707, l’Autriche accorda au duc de Savoie quatre districts du Milanais : Alexandrie, Valence, Lomelline, Val de Sessia. Dans les négociations en cours en 1712, le duc de Savoie doit recevoir une partie du Milanais et le royaume de Sicile.
50.En 1711, Cosme III tenta de négocier un allègement des contributions levées par l’Autriche dans le grand-duché de Toscane, considéré comme fief impérial, l’acquisition des ports de Sienne et sa propre succession en faveur de sa fille, Électrice palatine. Des troupes allemandes s’installèrent dans l’État de Sienne et l’Autriche chercha à s’assurer la succession de la maison de Médicis ; voir Riguccio Galluzzi, Histoire du grand-duché de Toscane, Paris, rue et hôtel Serpente, 1784, t. IX, p. 1 et suiv.
51.Jacques François Édouard Stuart, dit le « chevalier de Saint-George », fils de Jacques II, revendiquait le trône d’Angleterre et d’Écosse. Louis XIV l’accueillera en France et soutiendra ses prétentions jusqu’au traité d’Utrecht en 1713, à la suite duquel il abandonnera le Prétendant au profit de Georges Ier, prince-électeur de Hanovre, qui devint roi de Grande-Bretagne en 1714, succédant à Anne Stuart.
52.Pacta conventa : conventions conclues entre un peuple et son roi, qui définissaient les droits et devoirs respectifs des contractants, en usage depuis le Moyen Âge. L’Acte d’établissement (angl. Act of Settlement) est une loi anglaise promulguée par le parlement de Westminster en 1701, qui garantissait la succession de la couronne d’Angleterre aux membres de la famille protestante de Hanovre qui était liée aux Stuart par une fille de Jacques Ier. Cette loi visait à exclure l’intronisation d’un roi favorable au catholicisme.
53.Une diaspora jacobite s’était installée en France à la suite de la défaite de Jacques II contre Guillaume III d’Orange-Nassau en 1690 (bataille de la Boyne) ; voir Nathalie Genet-Rouffiac, Le Grand Exil : les jacobites en France, 1688-1715, Vincennes, Service historique de la Défense, 2007.
54.L’ignorance des mahométans et celle de leur prophète sont des lieux communs du discours des chrétiens sur l’islam à l’âge classique : voir Voyages de monsieur le chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, Amsterdam, [J.-L. de Lorme], 1711, t. VII, p. 75 ; t. VIII, p. 33-34.
55.Lors de la « Grande Ambassade » (1697-1698), Pierre le Grand se rendit en Hollande et en Angleterre, deux puissances maritimes et commerciales. En 1704, il entreprit une réforme monétaire en créant un rouble basé sur l’argent métal, équivalent au thaler, monnaie d’échange internationale. Ses conquêtes sur les Suédois durant la grande guerre du Nord lui donnèrent un accès à l’Ingrie et aux ports de Livonie. Sa diplomatie avec la Chine facilita les échanges par la Sibérie (voir Paix 3, § 345) ; sur son rôle dans le négoce de Russie, voir Savary des Bruslons, « Préface Historique », Dictionnaire universel du commerce, Amsterdam, Chez les Janssons à Waesberge, 1726, t. I, p. xij-xiij.
56.Au moment où Saint-Pierre achevait sa rédaction, éclata la deuxième guerre religieuse de Villmergen, en Argovie. Un différend opposant les protestants du Toggenburg au prince-abbé de Saint-Gall devint en quelques années un conflit confessionnel pour l’hégémonie en Suisse. La guerre opposant les cantons protestants aux catholiques commença en avril 1712 et s’acheva par la bataille décisive de Villmergen le 25 juillet. La paix d’Aarau signée le 11 août 1712 mit un terme à l’hégémonie catholique sur le territoire suisse et établit la liberté de croyance dans les bailliages communs ; voir Thomas Lau, Dictionnaire historique de la Suisse, version du 28/02/2013, art. « Villmergen, seconde guerre de », en ligne.
57.Il s’agit de l’empereur et de l’Électeur de Brandebourg. Les succès militaires de Frédéric-Guillaume de Brandebourg, dit « le Grand Électeur » (1620-1688) dans la guerre de Hollande et contre la Suède lui valurent à la fin du XVIIe siècle une gloire importante en Allemagne. Son fils, le margrave Frédéric III de Brandebourg, en échange de son soutien à l’empereur Léopold Ier contre la France, se fit reconnaître « roi en Prusse » en 1701.
58.Juger sur l’étiquette du sac : « Porter son jugement […] sans avoir beaucoup examiné les pièces, les raisons » (Académie, 1694, art. « Étiquette »).
59.La Paix publique perpétuelle fut établie dans l’Empire en 1495, loi de l’empereur Maximilien reprise la même année dans le recès de la Diète de Worms.
60.Sur les cercles, le tribunal et le ban de l’Empire, voir plus haut § 24, § 116.
61.Voir Sully, Mémoires des sages et royales oeconomies d’estat…, dans : Nouvelle Collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, 2e série, Paris, éditeur du Commentaire analytique du Code civil, t. III, 1837, p. 327 ; Paix 1, § 197.
63.Cercle d’Empire composé depuis 1548 des Pays-Bas bourguignons (actuels Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, nord de la France) et du comté de Bourgogne (Franche-Comté).
64.Sur la diffusion européenne du projet et sa traduction en plusieurs langues, voir Carole Dornier, Paix, L’histoire du texte, § 7.
65.« [Béni soit le seigneur] de nous délivrer de nos ennemis, et des mains de tous ceux qui nous haïssent » (Luc, 1, 71, trad. Lemaître de Sacy [1700]), dans La Bible, P. Sellier (éd.), Paris, Robert Laffont, 1990).
66.« [Vous marcherez devant la face du Seigneur] pour conduire nos pieds dans le chemin de la paix » (Luc, 1, 79, trad. Lemaître de Sacy [1700]), dans La Bible, P. Sellier (éd.), Paris, Robert Laffont, 1990) ; voir Paix 1, § 30, 3e variante.
67.Sur cet emploi sans article, voir l’expression courir risque de la vie, art. « Risque » (Académie, 1718).
68.« Pour la raison dont je viens de parler et pour plusieurs autres, il serait utile, et en quelque façon nécessaire, que les puissances chrétiennes fissent entre elles quelque espèce de corps, dans les assemblées duquel les démêlés de chacune se terminassent par le jugement des autres non intéressés ; et que l’on cherchât même les moyens de contraindre les parties à s’accommoder sous des conditions raisonnables », trad. de Jean Barbeyrac (Le Droit de la guerre et de la paix, [Amsterdam], P. de Coup, 1724 [1re éd. en latin 1625], t. II, II, XXIII, § 8).
69.Probablement le baron d’Eltz, agent de l’Électeur de Trêves en France, qui participait au congrès d’Utrecht et à qui l’abbé transmit son Projet de paix ; voir Lettre du baron d’Eltz du 1er octobre 1712, BnF, N. A. fr., ms. 11232, f. 291-299.
70.L’expression monarchie universelle employée en 1711 est remplacée presque systématiquement dans la version suivante rédigée en 1712 par monarchie de l’Europe (voir l’exception dans un discours d’objection prêté à un détracteur, § 71 et dans la référence à la Pax Romana, § 166). C’est peut-être le souci de se démarquer d’un thème récurrent de la littérature pamphlétaire dénonçant, après les ambitions de Charles Quint en Europe, la politique belliqueuse de Louis XIV à la fin du XVIIe siècle, qui conduit l’auteur à cette substitution ; voir Pierre Bonnet, « La "Monarchie Universelle" de Louis XIV : une notion clé de la pensée politique, de Campanella à Montesquieu », Littératures classiques, no 76, 2011/3, p. 133-146.
71.François-Paul de Lisola, Gregorio Leti, Leibniz ; voir Pierre Bonnet, « La "Monarchie Universelle" de Louis XIV : une notion clé de la pensée politique, de Campanella à Montesquieu », Littératures classiques, no 76, 2011/3, p. 133-146.
72.Mémoires pour rendre la paix perpétuelle en Europe, Cologne, chez Jacques le Pacifique, 1712, in-12, 348 p. ; il s’agit de la troisième version du Projet de paix : voir Carole Dornier, Paix, L’histoire du texte.