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 [•]DIFFÉRENCE ENTRE LES PENSÉES BELLES ET LES PENSÉES JOLIES

§ 1

 [•]Je ne parle ici que des vérités ou des maximes : je parlerai peut-être ailleurs des sentiments qui s’expriment par les paroles mêmes de ceux qui les ont dites.

§ 2

L’idée du beau dans tout ce qui plaît à l’esprit renferme l’idée de quelque chose de grand, d’important à l’augmentation du bonheur.

§ 3

L’idée du joli dans ce qui plaît à l’esprit, enferme l’idée de quelque chose de petit, de peu important [•] mais qui est agréable.

§ 4

Une pensée est jolie à proportion qu’elle paraît nouvelle, joliment exprimée et surtout à la portée de ceux qui la lisent.

§ 5

De là, il suit que ce qui est beau ou joli à certain degré ne l’est presque jamais au même degré pour des lecteurs de différents degrés de lumière [•] et de sagesse, car ce qui est très nouveau pour les uns ne l’est pas pour d’autres, et même est souvent très commun pour quelques autres.

§ 6

Les jolies pensées où il n’y a que de l’esprit et qui ne sont que des vérités peu importantes plaisent, surtout à ceux qui ne cherchent à briller que par la nouveauté, que par l’esprit [•], que par ce qu’on nomme aujourd’hui bel esprit.

§ 7

Celles où il y a du bon esprit, de l’utile, de l’important au bonheur, qui sont propres, par exemple, à faire goûter la supériorité que [•] donnent les vertus, la douceur, la patience, le pardon des injures, l’indulgence pour les défauts, l’attention à faire plaisir à tout le monde, surtout aux plus malheureux et à ceux à qui nous devons le plus. [•] Ce sont les belles, c’est du vrai beau.

§ 8

Le grand esprit, le grand savoir, le grand pouvoir ne sont point des qualités estimables ni louables qu’à proportion qu’elles sont employées à l’augmentation du bonheur des autres, car ces prétendus grands avantages seraient très pernicieux et très odieux s’ils ne servaient qu’à augmenter [•] leurs malheurs ; ce n’est que l’apparence du beau.

 [•]Extrait d’un extrait du docteur Suif, anglais, fait par Mme la D. D1.

PENSÉES BELLES

I.

§ 9

Celui qui avoue qu’il a eu tort ne prouve-t-il pas avec modestie qu’il est devenu plus raisonnable et par conséquent plus estimable ?

II.

§ 10

Un moyen sûr d’avoir un grand avantage et une grande supériorité sur celui qui nous offense, c’est de [•] chercher à l’excuser en partie et de lui pardonner.

III.

§ 11

Lorsque l’on voit un pauvre fort touché de reconnaissance, on peut juger qu’il pratiquerait volontiers la générosité s’il était riche.

IV.

§ 12

Rien peut-il paraître fort grand sur la terre à celui qui mesure son ambition à son immortalité ?

V.

§ 13

Lorsqu’un malheureux est secouru, lorsqu’une personne de mérite et modeste est placée, lorsqu’une action de vertu est publiquement récompensée, l’homme de bien en sent de la joie ; c’est que le bonheur des autres est bonheur pour le bienfaisant. [•]

PENSÉES JOLIES

I.

§ 14

Une femme ne devrait pas plutôt se croire fort estimable pour sa grande beauté qu’un ministre se croire fort louable pour son grand pouvoir.

II.

§ 15

Les pensées différentes doivent être disposées dans un poème comme les diverses fleurs dans une guirlande : il faut choisir les plus belles et puis les arranger de façon qu’elles se prêtent mutuellement du lustre.

III.

§ 16

Les femmes qui ne sont que jolies ne sont souvent que des énigmes qui amusent les curieux, jusqu’à ce qu’ils les aient devinées.

IV.

§ 17

L’agrément de la conversation n’est d’ordinaire qu’un exercice délicat de politesse où il ne faut pas chercher une exacte vérité.

V.

§ 18

Un moyen sûr de plaire à celui qui parle, c’est d’appuyer son avis.

VI.

§ 19

Qui sont ceux qui [•] approchent le plus du caractère de fripon ? Ne sont-ce pas ceux qui vivent volontiers avec lui ?

QUESTION

§ 20

Laquelle choisiriez-vous entre les belles ? Laquelle choisiriez-vous entre les jolies ?


1.Il s’agit de la duchesse d’Aiguillon, qui, selon une lettre de l’abbé de Saint-Pierre à Mme Dupin du 27 décembre 1738, aurait lu ces pensées en anglais (Louise Dupin, Le portefeuille de madame Dupin, Gaston Villeneuve-Guibert [éd.], Paris, Calmann-Lévy, 1884, p. 187). Anne-Charlotte de Crussol de Florensac, duchesse d’Aiguillon (1700-1772), salonnière, amie de Montesquieu, avait traduit de l’anglais, entre autres, des œuvres de Pope et de Macpherson ; l’abbé la fréquente à la fin de sa vie lors de ses séjours chez Mme Dupin à Chenonceaux, non loin du château de Véretz dans le Cher, propriété du duc d’Aiguillon (Jean Buon, Madame Dupin. Une féministe à Chenonceau au siècle des Lumières, Joué-lès-Tours, La Simarre, 2013, p. 136).