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OBSERVATIONS POUR RENDRE LA SOCIÉTÉ DU MARIAGE PLUS HEUREUSE

§ 1

Nous visons dans toutes nos sociétés à rendre notre vie plus heureuse qu’elle ne serait sans ces sociétés.

§ 2

C’est donc l’augmentation de leur bonheur que l’homme, d’un côté, et la femme, de l’autre, cherchent dans la société du mariage, et il est vrai qu’ils y trouveraient, même en vieillissant, cette diminution de maux, et cette augmentation de biens qu’ils ne trouveraient pas sans une pareille société ; et cette augmentation de bonheur est d’autant plus grande que les mariés sont plus justes et plus bienfaisants l’un envers l’autre, et sont beaucoup plus heureux que les non-mariés, que ceux qui sont sans une semblable société : justes pour ne point demander plus qu’on ne vous doit de temps, d’attentions, de complaisances, et pour rendre de votre côté par reconnaissance tout ce que vous devez à votre associé de pareilles petites dettes ; bienfaisants pour pardonner de bonne grâce, pour souffrir sans se plaindre, pour ne pas exiger tout ce que vous croyez vous être dû, pour procurer des plaisirs que vous ne devez point, enfin pour faire crédit de votre patience, de votre complaisance.

§ 3

Charleval disait : « J’ai vu quelques bons mariages, mais je n’en ai point vu de délicieux »1. C’est qu’il ne faisait pas attention que les bons mariages de trente ans qu’il voyait avaient été délicieux les premières années, qu’il n’avait point vues. C’est que les bons mariages de trente ans ne sont bons que parce que du côté de la femme et du mari, on se dispute, plutôt par raison que par amour, à qui sera plus juste et plus bienfaisant, au lieu que dans les premières années du mariage, les mariés sont incités, par le plaisir même de la jeunesse et de l’amour, à disputer entre eux de justice et de bienfaisance. Il y a nouveauté, amour et jeunesse, c’est-à-dire beaucoup de plaisir pour ceux qui ont ainsi de pareilles disputes mutuelles, mais malheureusement, ce plaisir va en diminuant chaque année pour les mariés qui vivent ensemble, et il ne leur reste guère, pour entretenir cette précieuse émulation, que l’ambition mutuelle de devenir, quoi qu’il en coûte, le plus raisonnable et le plus estimable de cette société, et il arrive qu’à force de se faire estimer, on se fait encore aimer par une douceur continuellement bienfaisante.

§ 4

Mon dessein dans cet ouvrage est donc, non pas de donner aux mariés cette passion mutuelle qui seule peut rendre le mariage délicieux, c’est l’ouvrage de la jeunesse seule des mariés, mais de faire en sorte en rendant les mariés encore un peu plus raisonnables qu’ils ne sont, c’est-à-dire un peu plus justes et plus bienfaisants, de faire durer cet amour, cette passion mutuelle et délicieuse dans les jeunes gens, un peu plus longtemps qu’elle ne dure ordinairement, et ensuite lorsque cette passion mutuelle ne sera plus un jour devenue qu’amitié réciproque, montrer comment avec de la raison, avec de la douceur, et une estime mutuelle, on peut rendre le commerce doux, la vie douce et cette société agréable jusqu’à la fin de la vie.

§ 5

Il est vrai que je demande pour cela que la raison des mariés augmente à mesure que le plaisir de l’amour s’affaiblit, afin d’augmenter le bonheur de cette société. Mais qu’est-ce que je demande sinon d’imiter le laboureur qui travaille, qui sème et qui fait crédit à une bonne terre sept ou huit mois de l’année tous les ans, et qui augmente ainsi son bonheur par ses récoltes ordinaires ? Voilà à quoi sert l’augmentation de la raison.

§ 6

Ainsi je prétends par ces observations, si on les pratique, rendre non seulement les mariages meilleurs et plus longtemps meilleurs, mais de rendre encore bons quelques mariages qui commencent à devenir mauvais. J’appelle bons ceux que l’on serait bien fâché de voir finir, parce qu’il y aurait pour les deux mariés, selon leur compte, beaucoup plus à perdre, à tout prendre, qu’à gagner.

§ 7

Quand on examinera de près les causes qui rendent bons les mariages de huit ou dix ans que l’on connaît, on trouvera que les meilleurs sont ceux où la femme où le mari savent estimer plus et donner plus de poids aux complaisances qu’ils reçoivent, et où chacun craint de demeurer redevable en complaisance à son associé et craint, par conséquent, de demeurer injuste envers lui. Car celui qui rend moins à son associé qu’il n’en a reçu est injuste, c’est-à-dire un peu ingrat.

§ 8

Comme il est difficile de peser avec justesse et précision la valeur des complaisances même par aucune estimation en argent, il est comme nécessaire que chacun des mariés, de peur d’être regardé comme injuste, se résolve d’avoir l’avantage de donner plus qu’il n’a reçu et de devenir ainsi plus que juste, c’est-à-dire bienfaisant, de peur de demeurer redevable et injuste.

§ 9

Examinez d’un autre côté les causes des mauvais mariages, et vous verrez que les deux mariés sont très souvent fort injustes l’un à l’égard de l’autre.

§ 10

De là, il suit que pour rendre un mariage doux, agréable, il suffirait que chacun des mariés craignît beaucoup d’être injuste envers son associé.

§ 11

De là, il suit qu’il ne s’agit que de leur montrer, le long des jours, des motifs suffisants pour les rendre justes et même bienfaisants chaque jour.

§ 12

Les hommes n’ont que deux espèces de motifs pour entreprendre ou pour ne point entreprendre : la crainte des peines ou des douleurs qui doivent suivre l’entreprise, et le désir des plaisirs ou des joies qui doivent suivre le succès de l’entreprise.

§ 13

Or comme nous avons à craindre des maux futurs et à espérer des biens futurs dans cette vie et dans la vie future, soit d’un bon, soit d’un mauvais mariage, c’est-à-dire des malheurs, fruits de nos injustices, ou des bonheurs, fruits de nos bienfaisances, dans cette société, nous avons ces deux sortes de motifs à nous représenter fréquemment pour le bonheur de nos deux vies, et, heureusement pour nous, les œuvres qui sont nécessaires pour nous rendre heureux après cette vie sont les mêmes qui peuvent nous rendre la vie présente très agréable.

§ 14

Un motif sage pour éviter quelques injustices, c’est la crainte et la considération des grandes peines qui les doivent suivre dans les deux vies ; c’est un des motifs que nous représente la raison en nous représentant l’expérience des autres. Ce motif est très sage, et rien n’est plus raisonnable qu’entre deux partis on choisisse celui où il y a moins d’incommodités et de désagréments à souffrir et où il y a plus d’agréments.

§ 15

Or il y a des agréments à espérer de la pratique journalière de la vertu dans un mariage qui est bon pour les deux mariés. Ainsi le désir de prolonger, chacun de son côté, les agréments de la société du mariage, par les œuvres de justice et de bienfaisance mutuelle entre les mariés, se lie et s’unit à merveille avec le désir et l’espérance d’obtenir les plaisirs immenses en durée de la vie future, destinés aux esprits immortels. Ainsi je ferais ici plus d’usage du motif agréable de l’espérance du Paradis destiné aux bons mariages que du motif désagréable de la crainte de l’Enfer destiné aux mariés injustes et malheureux.

§ 16

L’espérance du Paradis, qui n’est destiné qu’aux bienfaisants, n’a pas été jusqu’ici pour le commun du monde un ressort fort puissant entre les mariés pour vivre avec amitié, avec prévenance, avec politesse et avec les autres attentions mutuelles et bienfaisantes ; mais le bon sens nous conduit à nous servir prudemment de toutes les considérations raisonnables pour rendre notre vie présente plus heureuse. Or en quelle occasion peut-on mieux placer la piété solide, c’est-à-dire la pratique de la charité bienfaisante, si ce n’est de la part d’un mari envers sa femme et de la part d’une femme envers son mari, quand on songe que le mari ne peut rien faire pour plaire à sa femme, et que la femme ne peut rien faire pour plaire à son mari, sans en recevoir un jour une récompense au centuple du plaisir ?

§ 17

Pour être d’un commerce désirable dans la vie présente, il faut deux choses : d’un côté ne point déplaire, ne point offenser, et de l’autre, être agréable aux autres en leur procurant souvent de petits plaisirs.

§ 18

Or en combien de manières déplaît-on, et souvent sans y penser ? On déplaît par l’air chagrin, par l’air triste ou trop sérieux. On déplaît même quelquefois par des joies déplacées. On déplaît par l’air indifférent, par l’inattention à ce qui se fait, à ce qui se dit. On déplaît surtout par les contradictions et par les disputes où il n’y a point de douceur ; ainsi combien de dettes on contracte sans y penser en déplaisant, qu’il est juste d’acquitter par de nouvelles complaisances et d’autres bienfaits !

§ 19

Nous ne pouvons bien remarquer les choses où nous pouvons déplaire aux autres qu’en faisant réflexion sur celles qui nous déplaisent en eux, ou qui nous ont déplu en eux sans qu’ils s’en aperçoivent. C’est que nos défauts et nos fautes ne nous blessent point : ils ne blessent que les autres. Voilà pourquoi il est à propos, non seulement de nous souvenir de leurs fautes en les leur pardonnant, mais encore de nous en souvenir pour tâcher de nous garantir d’en faire de pareilles et pour nous en corriger, afin que ceux à qui nous pardonnons aient moins de leur côté à nous pardonner.

§ 20

Parler trop, parler trop peu est un défaut, cela selon l’humeur où sont les autres. Il faut parler assez pour marquer, ou qu’on les approuve en telle ou telle chose, ou que l’on désirerait de trouver occasion de leur faire plaisir.

§ 21

Plus la femme plaît et est estimée, plus le mari a d’attention à ne rien dire, à ne rien faire qui puisse lui déplaire, mais elle ne plaît pas toujours également.

§ 22

Comme la société agréable dépend de la conduite mutuelle entre mari et femme, ce qui est ici proposé à l’un est censé être également proposé à l’autre.

§ 23

Entre personnes impatientes, les offenses réciproques vont promptement en augmentant, surtout entre ceux qui demeurent dans la même maison. Ils courent risque de se brouiller souvent et de chercher bientôt à se séparer à cause des nouvelles offenses qui ont été causées par les premières que l’on a reçues et que l’on n’a pas eu la force de pardonner entièrement.

§ 24

Ainsi l’on en vient à se résoudre à perdre tout d’un coup, par la séparation, tous les biens qu’apportait la société, biens que l’on compte quelquefois pour rien dans la colère et pour faire dépit à l’offenseur ; et l’on en vient à souffrir beaucoup de peine de la privation des commodités que l’on a perdues, et à se trouver enfin beaucoup plus malheureux depuis que les associés, au lieu de songer à se rendre la vie présente plus agréable, ne songent plus qu’à se la rendre, de jour en jour, plus désagréable, et cela faute d’avoir eu, dans les commencements, un peu plus de patience, et faute d’avoir fait un crédit un peu plus long.

§ 25

Ce qui est de certain, c’est que les suites de la séparation et de la fin de cette société causent de beaucoup plus grands maux que n’a été le mal de la première offense reçue, dont on a voulu se venger, au lieu de l’avoir supportée sans s’en plaindre.

§ 26

Il est vrai que l’on sent moins la perte de ces commodités tant que dure la haine et la colère. Mais comme ce sont des sentiments très désagréables, il n’y a rien à gagner à les faire durer, et encore moins à refuser toute réunion.

§ 27

Cette cessation de société entraîne la perte de beaucoup de considération et la cessation de grandes commodités et de plaisirs qu’apportait la société. De là, il suit que l’impatient non seulement est injuste en faisant contre un autre ce qu’il ne voudrait pas qu’on fît contre lui, mais qu’il est encore très malhabile de n’avoir pas pardonné et de n’avoir pas eu assez d’indulgence pour les fautes de son associée.

§ 28

De là, il suit que la source de la plupart de nos grands malheurs dans la société en général, et dans la société du mariage en particulier, c’est de n’avoir pas acquis dans notre éducation un plus haut degré de patience et de raison, par la considération des grands malheurs qui suivent les impatiences, et qui affligent ceux qui n’ont pas appris, par la pratique, à faire crédit à ses voisins, à ses amis.

§ 29

Mais parce que nous n’avons pas, de ce côté-là, été assez heureux pour avoir une assez bonne éducation, faut-il pour cela abandonner l’espérance d’acquérir, peu à peu, dans le mariage, une douceur et une patience suffisante pour pardonner facilement chaque jour à son associé ou à son associée quelques petites fautes, afin de vivre tranquillement et agréablement en société ? Ce qui serait à souhaiter, c’est que les mariés se disputassent l’un à l’autre la supériorité de raison et de complaisance.

§ 30

Ce que j’appelle ici raison, c’est l’esprit en tant qu’appliqué à désirer et à rechercher les moyens les plus propres pour augmenter son propre bonheur et le bonheur des autres, et particulièrement le bonheur de nos plus proches. Voilà ce qui est en effet de plus estimable et de plus désirable parmi les hommes.

§ 31

Or il est possible que le mari, mécontent de sa femme, qui est, de son côté, mécontente de son mari, comprenne d’abord qu’il y a eu de sa faute, puisqu’il a déplu. Et quand il n’y aurait que la cessation de procurer de petits plaisirs, n’est-ce pas de quoi déplaire et de quoi offenser ?

§ 32

Il s’en faut au moins la moitié que l’homme le plus attentif à ne point déplaire aux indifférents remarque tous les endroits où il leur a déplu ; or s’il y a tant de sources de déplaisirs que vous causez aux indifférents sans le vouloir, que sera-ce de la grandeur et du nombre de ces déplaisirs, si vous les causez à celle qui devait attendre de vous des plaisirs ?

§ 33

C’est la première considération d’un mari juste, qui veut en revenir à compte de ce qu’il doit à sa femme, et qui veut lui être de beaucoup supérieur en raison.

§ 34

Il peut bien avoir le premier tort et ne savoir pas de quel degré sont les déplaisirs qu’il a causés, et qu’il cause encore tous les jours à sa femme, parce qu’il ne doit pas toujours mesurer la sensibilité des autres à la même mesure que la sienne. Or, entre associés de bonheur, ne serait-il pas honteux que le mari eût moins de raison et de justice que sa femme ? N’est-ce pas à lui à faire convenir leurs amis de cette grande supériorité de raison ?

§ 35

Voilà, ce me semble, le premier pas vers la société agréable renaissante : c’est de commencer à douter si l’on n’a pas été le moins juste et le moins bienfaisant dans la société.

§ 36

Le second pas pour le mari, c’est d’aller jusqu’au point de désirer que sa femme convienne, un jour, qu’il est supérieur en raison, qu’il cherche avec plus d’attention à la surpasser en prévenance et en bienfaisances dans leur société, et qu’il est plus attentif qu’elle à réparer, et même avantageusement, tous ses petits torts, et à multiplier tous les petits plaisirs qu’il tâche de lui procurer.

§ 37

Quand un homme est raisonnable, il a l’avantage de pouvoir procurer des plaisirs non seulement à ceux qui lui sont indifférents, mais même d’en procurer à ceux qui lui déplaisent et de leur montrer en cela sa grande supériorité de vertu. Ainsi loin de mériter leur haine, il mérite leur estime et leur grande estime. Or il n’y a pas si loin que l’on dirait bien de la grande estime au commencement du pardon des injures, et ensuite au commencement de l’amitié.

§ 38

Mais que faire pour réparer avantageusement les déplaisirs qu’il a causés ? N’est-ce pas de redoubler d’attention pour procurer des bienfaits nouveaux sans en attendre aucune récompense ? Et n’est-ce pas le devoir de celui qui ne veut pas avoir à se reprocher la plus petite injustice envers la personne du monde dont il est le plus obligé par la société promise, d’augmenter le bonheur ?

§ 39

Il est vrai que de chercher à procurer des bienfaits à quelqu’un qui cherche à nous déplaire, c’est quelquefois semer son grain en terre ingrate. Mais il est vrai aussi qu’à la fin cette terre ingrate devient fertile par une culture constante et qu’elle rapporte ensuite au centuple de la dépense que l’on y a faite pour le grain que l’on y a perdu ; et voilà ce que le bon esprit conseille de faire toujours et continuellement, pour avoir la satisfaction de travailler beaucoup plus pour le bonheur de sa femme qu’elle ne travaille pour lui. Car enfin après le plus rigide examen, c’est la plus précieuse supériorité que l’on puisse avoir sur son associée.

§ 40

Dès que dans les premières années de société, le mari a vu son attention récompensée, c’est une preuve démonstrative qu’il n’a d’ingratitude à craindre de sa femme que lorsqu’il diminuera lui-même d’attention à lui procurer de petits plaisirs et à lui montrer de la complaisance. C’est que les hommes ne sauraient être véritablement indifférents pour quiconque cherche sans cesse à leur faire plaisir.

§ 41

Celui qui sème son blé n’a pas de plaisir à le semer ; il fait, pour ainsi dire, crédit à la terre durant huit ou dix mois, mais il recueille au centuple. Pourquoi n’essayez-vous pas de faire pareil crédit de vos bienfaits pour un temps égal à votre femme ?

§ 42

J’avoue que c’est ici le sublime d’un mari désirable de faire ainsi plusieurs longs crédits à sa femme, comme c’est le sublime du mérite d’une femme de faire ainsi le long de l’année plusieurs crédits à son mari.

§ 43

Vous faites pour elle beaucoup plus qu’elle ne fait pour vous et elle ne le croit pas. Vous continuez à lui faire crédit, enfin elle s’en aperçoit, et la voilà affligée de ne l’avoir pas aperçu plutôt et d’être demeurée de beaucoup votre redevable. Alors vous repentirez-vous de lui avoir fait plusieurs longs crédits ?

§ 44

J’ai encore à vous représenter que si elle vous a causé du déplaisir sans le savoir, elle n’en est pas si coupable, puisqu’elle n’a pas voulu vous déplaire et que, si elle l’a voulu, elle n’a pas cru que ce déplaisir vous fût si sensible. Il peut être même que vous vous soyez attiré ce déplaisir par quelques légères négligences. Car combien de petites offenses ne faisons-nous point ainsi tous les jours sans nous en apercevoir ? Ce sont autant de considérations qui vont à diminuer son tort, qui sollicitent son pardon et qui, par conséquent, vous laissent en liberté de vous souvenir de ses anciens bienfaits, et par conséquent, de lui faire crédit des nouveaux qu’elle peut recevoir de vous.

§ 45

J’avoue que par un procédé si bienfaisant et si désintéressé de la part du mari, il faut qu’il ait beaucoup de raison ; mais si un jour votre femme, par ses attentions obligeantes, vous rend la valeur et dix fois plus que la valeur de vos bienfaits, y perdez-vous, n’y gagnez-vous pas ? Et si elle ne vous la rend pas, n’êtes-vous pas du moins un peu consolé par sentir la supériorité de votre raison, qui réparera avantageusement tous les anciens torts que vous avez envers elle et qui la rendra redevable envers vous de grand nombre de bienfaits ?

§ 46

Ce que je viens de dire au mari mécontent de sa femme, je le dis de même à la femme mécontente de son mari.

§ 47

Il y a donc dans cette société beaucoup à pardonner. Il y a souvent des bienfaits à faire sans goût actuel, mais par l’espérance que les bienfaits semés produiront en leur temps de la reconnaissance et des agréments, et ensuite des bienfaits réciproques d’une valeur cent fois plus grande que ceux dont on a fait crédit.

§ 48

Un amour mutuel, une passion mutuelle et raisonnable donne aux jeunes mariés une attention vive, journalière et presque continuelle à ne point se déplaire et à se plaire en discours, en complaisances, en petits présents qui en attirent d’autres ; mais ils voient avec peine que cette passion mutuelle, si raisonnable et si heureuse, va d’année en année fort en diminuant, de sorte qu’elle cesse enfin quelquefois également et presque en même temps. Quel moyen de diminuer cette perte ?

§ 49

Les agréments mutuels de la société du mariage cesseraient, si la raison ne venait pas alors représenter aux associés qu’ils peuvent remplacer en partie les agréments de l’amour mutuel par les agréments d’une amitié mutuelle. Et il est certain que la durée de cinquante ans d’amitié vive et agréable peuvent être balancés contre sept ou huit ans de plaisirs d’un amour mutuel peu durable.

§ 50

Mais comment rendre cette amitié vive et sensible ? C’est à la raison à savoir qu’il y a à gagner à semer des attentions obligeantes, des prévenances, des complaisances, de petits présents, des marques d’estime, des marques de reconnaissance des bienfaits passés, et que c’est une supériorité très estimable de surpasser ainsi en raison son associé ou son associée dans une société destinée uniquement à l’augmentation de leur bonheur mutuel dans cette vie.

§ 51

Celui des deux associés qui fait plus de crédit, celui qui surpasse l’autre en prévenance, en complaisance, en présents, est certainement celui qui a le plus de supériorité de raison, et se trouve, je crois, à tout prendre, le plus heureux.

§ 52

Jusqu’à présent, je n’ai proposé des considérations et des encouragements à la bienfaisance entre mari et femme que pour augmenter leur bonheur mutuel de la vie présente qui dure si peu d’années ; et cependant ces considérations sont suffisantes pour déterminer tout associé un peu sensé à vaincre ses petites répugnances aux actions de bienfaisance ; mais combien d’avantages peut-on attendre des considérations qui regardent le bonheur de la vie future qui durera un nombre infini de siècles ?

§ 53

Un mari tant soit peu sensé peut-il alors sentir la moindre répugnance aux petites actions de prévenance, de complaisance et aux autres actions de bienfaisance envers sa femme ? Une femme tant soit peu sensée qui espère au Paradis peut-elle continuer à l’espérer, si elle n’a pas la force de vaincre toutes ses répugnances aux actions de bienfaisance envers son mari ?

§ 54

Nous avons bien vu des haines qui ont duré presque toute la vie entre mariés ; mais l’on n’a jamais vu qu’un mari soit passé à l’indifférence et qu’il ait continué à lui procurer des bienfaits sans relâche, sans en recevoir aucune marque de reconnaissance, et sans qu’à la fin elle se soit rendue à la justice. Je dis à la justice, parce qu’elle pouvait demander durant quelques temps, sans le savoir, comme juste une chose injuste, et ne pas reconnaître, durant quelque temps, les biens que lui procurait son mari ; mais on n’a jamais vu de la part de la femme une ingratitude et une haine continuelle durer contre un bienfaiteur perpétuel et constant et qui ne demande point de reconnaissance.

§ 55

De là, on peut conclure qu’un bienfaiteur constant a un fondement solide pour espérer la réconciliation et l’amitié de sa femme et d’autant plutôt qu’elle aura eu durant sa vie des dispositions à suivre la justice.

§ 56

Mais à propos d’espérance, nous qui ne saurions douter que nous n’ayons un grand fondement d’espérer une immortalité heureuse destinée aux bienfaisants par l’Être infiniment puissant et infiniment bienfaisant, est-ce que nous serons toujours assez malhabiles pour ne pas songer à faire crédit et à semer des bienfaits qui, à cause de l’immortalité de notre âme, doivent rapporter un jour, à la fin de cette vie, plus de cent millions pour un ? Et que vous importe tant, après tout, que votre femme vous en marque de la reconnaissance, pourvu que vous ne cessiez point de lui procurer des bienfaits continuels qui sont, pour ainsi dire, tous exactement enregistrés et qui servent à vous acquérir tous les jours une immortalité bienheureuse ?

§ 57

Ainsi n’attendez point, si vous voulez, la fin de la haine de votre femme. N’ayez plus pour elle ni amour, ni amitié, ni estime. Toujours est-il vrai que vous pouvez lui procurer souvent des bienfaits, et qu’il est plus juste que vous lui en procuriez qu’aux autres, avec qui vous n’avez jamais contracté aucune société de bonheur. N’attendez plus d’elle aucun agrément ; toujours est-il vrai que quand elle ne vous en marquera aucune reconnaissance, vos bienfaits continuels vous procureront sûrement une récompense éternelle, puisque vous avez été bienfaisant pour plaire à l’Être parfait, pour l’imiter et pour lui marquer votre reconnaissance de ses grands bienfaits.

§ 58

Ainsi vous pouvez être heureux dès cette vie par vos bienfaits, s’ils ne tombent en terre ingrate, mais sûrement vous y serez heureux d’avance par la seule espérance bien fondée d’être éternellement heureux.

§ 59

Les plaisirs de la vie sont d’autant plus sensibles qu’ils se goûtent en société. Les observations que l’on a faites se communiquent avec plaisir. Les associés contribuent mutuellement à augmenter leurs connaissances, à diminuer leurs maux, à diminuer les incommodités et les ennuis.

§ 60

La confiance réciproque sert à augmenter le plaisir que causent les espérances et les succès des enfants. On raisonne même avec plus de plaisir sur les événements du monde et de la fortune qui regardent les autres.

§ 61

Il est vrai que la raison humaine ira toujours en croissant, et que l’on peut prévoir que ces considérations pour rendre les mariages plus heureux seront de plus en plus fortifiées et rendues communes par les plus habiles et par les plus vertueux de chaque siècle, et que par conséquent, un plus grand nombre de mariages seront beaucoup plus heureux dans les siècles futurs qu’ils ne sont dans notre siècle, par l’accroissement continuel de la raison humaine ; et alors ceux qui auront mené une vie bienfaisante seront incomparablement plus heureux qu’ils ne sont dans notre siècle.

§ 62

Il est des personnes si mal élevées, si aisées à fâcher, si impatientes, si colères, qu’elles ne sont capables quant à présent d’aucune sorte de société durable. Ce sont des malades, sinon de corps au moins d’esprit, et quoique très faciles à blesser, elles ne songent jamais qu’elles peuvent blesser les autres, et même les blesser beaucoup. Elles ne sont attentives qu’à leurs propres blessures. Ces caractères doivent choisir la solitude et ses incommodités préférablement aux agréments de toute société. C’est que, dans la solitude, ils ne feront qu’un malheureux, au lieu que dans la société ils en feraient deux, et ne feraient ainsi qu’augmenter leurs propres malheurs. Ils n’auront à craindre que les ennuis de la solitude, au lieu qu’ils auraient à souffrir les chagrins de la société.

§ 63

Au reste il ne faut pas entièrement désespérer de tous les genres de malades. Car il peut s’en trouver qui, selon la force de leur imagination, sont sujets à des changements heureux, subits et surprenants.

§ 64

Il y a des hommes qui, à cause de leur grande sensibilité et des bornes étroites de leur esprit, se mettent en grande colère pour des bagatelles comme des enfants. Il faut alors que la femme ait recours à la maxime des Proverbes de Salomon : la douceur désarme la colère : responsio mollis frangit iram2.

§ 65

La colère est un accès de fièvre qui se porte subitement aux excès par la moindre résistance ; mais qu’une femme sage cède avec douceur, la colère du mari s’apaise promptement d’elle-même, et il se trouve bientôt en état d’écouter et de goûter les excuses et la raison qu’il n’aurait pas goûtées si la femme n’eût pas commencé par céder au premier moment avec douceur. Et de là, il suit que c’est la douceur et la patience qui donnent, dans le mariage, la supériorité la plus estimable et la plus aimable.

§ 66

La femme vertueuse, loin de songer à faire honte et à reprocher à son mari son accès de colère, le laisse s’en repentir lui-même : elle n’a garde de vouloir augmenter la peine que lui fait une faute qu’il ne doit qu’à un tempérament impétueux qui se corrige avec l’âge et avec les réflexions.

§ 67

Les reproches, surtout lorsque la plaie est récente, ne font le plus souvent que l’aigrir au lieu de la guérir. C’est alors à la femme douce et supérieure en raison à faire crédit à son mari.

§ 68

La colère du mari est une espèce d’ivresse. Doit-on attendre des discours, des actions raisonnables d’un homme ivre ? L’accès de cette ivresse se passe par la douceur de la femme et l’habitude à cette ivresse se passe aussi elle-même, mais avec le temps. Voilà pourquoi il a besoin que la femme lui fasse crédit, et qu’elle attende du temps et des réflexions sages la parfaite santé de son âme.

§ 69

Ceux qui connaissent la nature de l’homme savent que les tempéraments sujets à certains défauts sont plus disposés à avoir certaines bonnes qualités. Or ne convient-il pas au mari, pour se diminuer à lui-même la peine que lui causent quelques petits défauts, que sa femme doit, par exemple, à sa grande sensibilité, de se représenter les agréments et les grâces que lui donne ce même tempérament, soit fort sensible en un cas qui plaît, et ne soit pas sensible dans un autre cas qui déplaît3 ? Mais ce tempérament change et s’affaiblit de lui-même avec l’âge, avec les réflexions sages, avec le secours des compagnies sages et solides ; mais il faut du temps et, par conséquent, il faut toujours que l’offensé fasse du crédit jusqu’à ce temps-là. C’est au plus riche, au plus sage, à faire plus de crédit à l’autre.

§ 70

Si la douceur, l’indulgence, la patience sont les habitudes les plus importantes pour former un bon mariage, on peut dire que l’éducation des hommes n’a pas un grand avantage sur l’éducation des femmes : car ni dans l’éducation des uns, ni dans l’éducation des autres, on n’a encore guère inventé jusqu’ici de pratiques propres à faire honorer, parmi les jeunes gens, le pardon des offenses, ni pour rendre la brusquerie, l’impolitesse, l’impatience comme des défauts très méprisables, très honteux et très déshonorants pour les enfants. Leur a-t-on proposé des prix pour honorer dans les jeunes gens la douceur distinguée ?

§ 71

De ce que j’ai dit ci-dessus, il suit que l’état où l’on peut le plus souvent, le long des jours, le long des années, exercer la bienfaisance en plus de manières, c’est-à-dire en douceur, en politesses, en complaisances, en petits bienfaits, c’est l’état du mariage, puisque l’on a, pour ainsi dire, toujours sous sa main des personnes à qui on peut et à qui on doit procurer quelque plaisir, quelque bienfait, soit pour remplir les devoirs d’une si sage et si importante société, soit pour augmenter le bonheur d’une vie fort courte, soit pour s’assurer du bonheur destiné à l’âme bienfaisante et immortelle.

§ 72

De là, il suit que le meilleur mariage est celui où il y a de part et d’autre le plus de bienfaisances journalières, de bienfaits réciproques, actions agréables, discours raisonnables, manières grâcieuses et mutuelles, soit qu’elles soient produites par le seul plaisir de l’espérance d’un bonheur perpétuel, fruit naturel de notre immortalité, soit qu’elles soient produites par une passion réciproque ou par des œuvres journalières de bienfaisance inspirées par la reconnaissance et par la raison.

§ 73

De là, il suit qu’en voyant un long mariage qui a été quelques années délicieux par l’amour, et toujours heureux par une amitié réciproque et vertueuse qui a succédé à un amour innocent, on peut dire à coup sûr : « Voilà deux bienfaisants prédestinés au bonheur éternel ».

§ 74

Paradis aux bienfaisants.


1.L’abbé de Saint-Pierre prête à Charles-François de Charleval (1612-1688), dont les œuvres ont été publiées pour la première fois par Bernard de Fontenelle, une maxime de François de La Rochefoucauld (Maximes, Jacques Truchet [éd.], Paris, Garnier Frères, 1967, CXIII, p. 31). Sur Charleval, voir Alain Niderst, « Noblesse de robe et libertinage : Charles-François de Charleval », Études normandes, vol. XXVIII, no 1, 1979, p. 27-43, en ligne.
2.Pr, XV, 1 : « La parole douce rompt la colère » (La Bible [1672], Louis-Isaac Lemaistre de Sacy [trad.], Paris, R. Laffont [Bouquins], 1990) ; cf. Grande douceur, § 15.
3.Texte lacunaire. Nous proposons de comprendre : « … ne convient-il pas au mari […] de se représenter les agréments et les grâces que lui donne ce même tempérament [sans demander qu’il] soit fort sensible en un cas qui plaît, et ne soit pas sensible dans un autre cas qui déplaît ? »