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CONTRE L’OPINION DE MANDEVILLE
QUE TOUTES LES PASSIONS [•] SONT DES VICES INJUSTES ET QUE LES PASSIONS MÊME INJUSTES SONT PLUS UTILES QUE NUISIBLES À L’AUGMENTATION DU BONHEUR DE LA SOCIÉTÉ

 [•]Considérations préliminaires

§ 1

 [•]Les écrivains, faute de distinguer trois espèces de plaisirs et trois espèces de passions, font quelquefois dans leurs livres de morale de mauvais raisonnements et tirent des conclusions très fausses, de principes moitié vrais, moitié faux, et c’est ce qui est arrivé à Mandeville dans son ouvrage sur les abeilles.

§ 2

Il y a des plaisirs permis et innocents que l’on prend sans offenser personne, sans faire aucun tort à personne, et avec reconnaissance pour l’Auteur de la nature, qui seul peut nous faire sentir du plaisir [•] : plaisirs de la musique, plaisirs de la table, plaisirs de la lecture, plaisirs des amants mariés, plaisirs du jeu, plaisirs de l’admiration, plaisirs des différents amusements.

§ 3

En second lieu il y a des plaisirs vertueux [•], des passions vertueuses et dignes de louanges. Tel est le plaisir, telle est la passion de procurer de grands bienfaits à sa patrie, et à délivrer ses citoyens de grands malheurs. Ce plaisir est non seulement innocent et permis, mais il est encore vertueux et digne de louange.

§ 4

En troisième lieu il y a des plaisirs injustes que l’on prend en offensant les autres, en leur faisant tort, en leur causant des déplaisirs, des peines. Tels sont les plaisirs des méchants, des tyrans, des voleurs, des calomniateurs, des médisants, des fripons et autres scélérats. Enfin tels sont les plaisirs des personnes injustes qui font contre les autres ce qu’ils ne voudraient pas que l’on fît contre eux.

§ 5

 [•]Il est certain en général que les grands travaux, les grandes entreprises des hommes sont des effets de quelque grand désir, de quelque passion.

§ 6

De là il suit qu’il n’y a que les plaisirs vertueux [•], que les passions vertueuses qui soient estimables et dignes de louanges et des autres récompenses.

§ 7

De là il suit qu’il n’y a que les plaisirs injustes [•], que les passions injustes qui soient odieuses, dignes de blâme et de punition.

§ 8

On peut féliciter [•] celui qui goûte un plaisir innocent, qui a une passion innocente et heureuse ; mais on ne lui doit point de louanges ; on ne l’en loue point, mais on loue un écolier qui par reconnaissance se prive d’un bon fruit pour le donner à son camarade et à son ami : c’est qu’il est évident que cette libéralité est une action de bienfaisance et de vertu. On loue celui qui hasarde sa vie pour remporter une victoire importante et difficile pour faire cesser les grands malheurs de ses compatriotes. On loue volontiers l’auteur d’un bon [•] projet, l’auteur d’un bon règlement, d’un bon établissement, comme l’auteur d’un grand bienfait.

§ 9

Il est vrai que ces bienfaiteurs en reçoivent le plaisir des louanges, mais celui qui loue son bienfaiteur du bienfait qu’il reçoit n’achèterait-il pas volontiers très souvent de pareils bienfaits à pareil prix, et n’est-il pas fort heureux que ses bienfaiteurs se contentent du plaisir des louanges qui leur sont si légitimement dues1 ?

§ 10

Il est vrai que le bienfaiteur goûte fort le plaisir qui rejaillit sur lui de la grande joie de ses compatriotes à qui il vient de procurer un grand bienfait et qu’il est fort sensible aux louanges que ce bienfait lui attire ; mais le plaisir qu’il a à bien faire doit-il diminuer [•] dans les autres leur reconnaissance et l’estime de son mérite ?

§ 11

Et cela me fait croire que certains auteurs sont ou très imprudents, ou très ingrats, ou citoyens très injustes, pour chercher à diminuer les louanges dues au bienfaiteur, parce que, dans son entreprise, il a cherché [•] du plaisir à procurer des bienfaits. Cependant c’est ce que font avec beaucoup d’esprit et peu de bon esprit certains auteurs de morale un peu misanthropes qui n’aiment pas à estimer les hommes et qui se plaisent plus à [•] mépriser ce qui est en eux de méprisable qu’à louer ce qu’ils ont de louable ; mauvais usage de l’esprit.

Passions innocentes, amour-propre innocent

§ 12

De là il suit qu’il y a parmi les hommes des passions [•] très innocentes et très permises, un amour-propre très innocent avec lequel on peut chercher avec ardeur des plaisirs permis et innocents.

§ 13

Telle est la passion [•] de deux amants pour le mariage ou après le mariage. Tel est l’amour-propre et la passion d’un marchand qui désire avec ardeur d’amasser de grandes richesses sans faire tort à personne, et qui hasarde sa vie sur la mer pour faire une grande fortune aux Indes [•] pour sa famille. Telle est la passion d’un avocat, d’un poète, d’un peintre, d’un capitaine qui veut acquérir une grande réputation par de grands travaux pour lui et pour ses enfants.

§ 14

Car l’on suppose ici que c’est sans faire tort à personne. Telle est la passion d’un savant qui, sans blesser, sans offenser personne, emploie les jours et les nuits à cultiver la science qu’il a choisie afin de se procurer le plaisir de surpasser de beaucoup ses pareils et d’être beaucoup plus estimé [•] que ses concurrents.

Passions vertueuses, amour-propre vertueux

§ 15

De là il suit qu’il y a des passions vertueuses et qui sont d’autant plus vertueuses que l’homme passionné surmonte avec beaucoup de peine de grandes difficultés, de grands obstacles pour goûter les plaisirs d’être loué et estimé des honnêtes gens du monde, à cause du grand nombre de grands bienfaits qu’il procure au plus grand nombre de familles et surtout à celles qui sont pauvres, malheureuses et cependant estimables et vertueuses.

§ 16

C’est qu’heureusement, pour augmenter le bonheur des [•] autres, le Créateur nous a donné à tous du plaisir à voir la joie que nous avons procurée aux autres, et à recevoir de leur part des louanges et autres marques d’estime et de distinction pour les grands plaisirs que nous leur procurons et pour les grands maux dont nous les délivrons. Tel est le plaisir du marchand devenu riche qui cherche le plaisir d’être estimé et loué pour avoir bâti et fondé un hôpital pour les pauvres malades de son pays. Tel est le plaisir d’un général qui [•] a remporté une victoire très importante au bonheur de ses concitoyens.

§ 17

De là il suit qu’il y a non seulement des [•] passions, des ambitions très innocentes, mais qu’il y en a encore quelquefois de très vertueuses. Telle est l’ambition du ministre qui, dans ses travaux, vise à la vérité toujours à son plaisir, à sa propre satisfaction, mais qui vise toujours en même temps à la plus grande utilité publique.

§ 18

Tel est le plaisir d’un physicien [•] ambitieux qui, pour avoir le plaisir de surpasser ses pareils en procurant de plus grands bienfaits qu’eux à leurs concitoyens en particulier ou à tous les hommes en général, et pour en recevoir plus de louanges qu’eux, cherche particulièrement à perfectionner les arts les plus utiles à la société. Tel est le philosophe qui préfère de cultiver la morale et la politique [•] pour être plus utile à l’augmentation du bonheur public2.

§ 19

De là il suit que l’amour des grandes richesses et d’un grand pouvoir, quand c’est pour en faire un usage innocent et vertueux, non seulement n’est pas blâmable, mais qu’il est louable. [•]

§ 20

De là il suit que chercher dans ses entreprises non seulement son propre [•] plaisir, mais encore celui des autres est non seulement un désir très permis, très innocent, mais encore très vertueux et très louable [•].

Passions injustes, amour-propre injuste

§ 21

Quand on désire des plaisirs injustes, quand on travaille pour avoir des richesses, des honneurs, des biens qui appartiennent aux autres et par des voies injustes et honteuses, cet amour-propre, ces passions sont toujours blâmables et punissables.

§ 22

Il est vrai que les passions injustes excitent au travail, mais que les passions [•] vertueuses n’y excitent pas moins. L’amour-propre innocent et l’amour-propre vertueux sont actifs aussi bien que l’amour-propre injuste. Ils excitent tous les hommes au travail et servent extrêmement à augmenter les richesses et le bonheur des républiques ; mais les passions pleines d’injustices [•] qui font du bien à l’État lui font aussi plus de mal que de bien : c’est que nul État ne peut être heureux où règne l’injustice3.

§ 23

De là il suit qu’il n’y a que [•] l’amour-propre injuste qui nuise au bonheur de la société, en procurant moins de bien que de mal à la République, et qu’ainsi il n’y a que les passions injustes qui soient blâmables et punissables dans la société.

§ 24

Les maux que les passions injustes apportent dans la société sont beaucoup plus grands et en plus grand nombre que les biens qu’elles y procurent. [•]

 [•]CONSÉQUENCES CONTRE MANDEVILLE

§ 25

De là il suit [•] 1° que Mandeville a eu tort de ne pas reconnaître parmi les hommes des passions innocentes et permises et même des passions vertueuses et louables.

§ 26

2°. Que Mandeville a tort de ne pas reconnaître que ces passions suffisent pour mettre les hommes en mouvement pour la plus grande utilité publique.

§ 27

3°. Qu’il a encore plus de tort de vouloir faire entendre que les passions injustes pour s’enrichir sont plus désirables pour enrichir les États et pour les rendre plus heureux que ne seraient des désirs permis, des passions innocentes et des ambitions vertueuses ; c’est que l’injustice bannit la tranquillité, y cause des divisions dans tous les membres et à la fin détruit la société.

§ 28

Cet auteur se serait bien épargné de la peine s’il avait compris que les passions innocentes suffisaient pour exciter les hommes à acquérir des richesses et de la réputation et surtout pour les exciter aux travaux qui augmentent le bonheur de la société ; il ne se serait pas tant attiré d’ennemis en Angleterre parmi les gens de bien pour soutenir une opinion aussi singulière que celle qu’il paraît soutenir, qui est que les passions et les vices injustes étaient les seules passions qui pussent exciter au travail et être utiles à la société, comme si les passions innocentes et vertueuses ne pouvaient pas exciter aux mêmes travaux [•].

§ 29

Mandeville a aussi employé bien de mauvaises raisons à soutenir d’autres thèses pernicieuses à la société ; c’est dommage qu’il ait eu beaucoup d’esprit et si peu de bon esprit.

§ 30

De là il suit que le bon citoyen, qui est prudent et bienfaisant, n’a garde de blâmer l’amour du plaisir que causent l’estime, la gloire, la grande distinction, la belle réputation et les louanges, lorsqu’il est évident par l’expérience que les plaisirs que donnent les louanges et la belle réputation excitent les grands hommes aux grandes entreprises, source des grands bienfaits envers la patrie.

§ 31

De là il suit que deux célèbres écrivains français de nos jours pourraient bien n’avoir pas eu assez de pénétration dans la morale et dans la politique pour voir qu’en blâmant tout [•] amour de gloire, de distinction, tout désir du plaisir d’être loué et estimé, toute passion de surpasser ses pareils, ils affaiblissent, sans y penser, le plus grand ressort [•] du Créateur pour porter les hommes et les grands hommes aux travaux et aux ouvrages les plus importants à l’augmentation du bonheur de leur patrie4.

§ 32

Ces deux auteurs n’avaient pas encore vu que tout amour-propre, toute passion n’est pas injuste et blâmable, qu’il est des passions innocentes et permises, qu’il est même des passions vertueuses qui non seulement ne font tort à personne, mais qui sont même louables et qui, procurant des plaisirs innocents aux autres, méritent des louanges à proportion qu’elles leur sont utiles.

§ 33

Si Mandeville avait employé son esprit à montrer combien les grandes et les petites injustices journalières et fréquentes de chaque habitant de Londres y rendent le commerce de la société désagréable et s’il avait montré quelques moyens de diminuer le nombre de ces injustices en augmentant parmi le peuple, par ses écrits, le désir de la gloire et de l’estime, et en faisant désirer fortement le plaisir d’être distingué [•] parmi les habitants de cette ville en douceur, en indulgence, en bienfaisance, il aurait été loué et estimé de tout le monde.

§ 34

Si son but eût été d’augmenter le bonheur de son pays en diminuant l’injustice des vices des particuliers, c’eût été un but très louable. Il aurait montré tout son esprit et son ouvrage aurait été utile et approuvé des honnêtes gens.

§ 35

Au lieu d’un dessein sage, il a voulu se singulariser en choisissant un but extravagant, en prétendant follement prouver des thèses [•] pernicieuses à la société. Il a montré de l’esprit sans se soucier si son pays en pourrait retirer aucune augmentation de bonheur.

§ 36

Il a prouvé effectivement que l’on pouvait avoir de l’esprit et de la force dans l’esprit, mais que l’on pouvait s’en servir [•] comme un fou, de sorte que contre son intention, il s’est fait soupçonner avec fondement d’avoir eu de mauvais desseins contre la religion et contre le bonheur de la société. Voilà ce que lui a produit non une passion vertueuse pour la distinction [•], mais une passion folle et injuste pour des singularités pernicieuses.

Éducation [•]

§ 37

Comme plusieurs personnes [•] d’esprit, n’en ont pas eu assez parmi nous pour distinguer dans leurs ouvrages de morale les trois espèces de plaisirs et de passions, ou les trois espèces d’amour-propre, il est très important que les régents dans les collèges [•] fassent faire souvent ces distinctions à leurs écoliers, [soit en examinant leurs actions journalières]5, soit en examinant avec eux dans l’Histoire ce qui est estimable, ce qui est permis et ce qui est blâmable dans les actions des autres, en distinguant les passions permises, innocentes, louables, des passions injustes, blâmables et pernicieuses6.


2.Allusion au choix de l’abbé de Saint-Pierre lui-même, qui abandonna l’étude de la physique au profit de celle de la morale, puis de la politique, « la science la plus importante pour le bonheur des hommes » : voir Annales de Castel, § 23-29.
3.L’idée des malheurs d’un gouvernement injuste rejoint la critique du machiavélisme : voir Anti-Machiavel, § 8 ; les Réflexions sur l’Anti-Machiavel de 1740 paraissent la même année que Contre l’opinion de Mandeville (1741).
4.Saint-Pierre vise probablement ici les morales de Pascal et de La Rochefoucauld, peut-être celle de Jacques Esprit, qui dénoncent l’amour-propre et dont le pessimisme est l’objet d’un renversement pragmatique opéré par Mandeville, qui cite les maximes III et CCXX de La Rochefoucauld (La fable des abeilles, ou Les fripons devenus honnêtes gens, Jean Bertrand [trad.], Londres, aux dépens de la Compagnie, 1740, p. 299 et 272 respectivement) ; sur les liens entre l’auteur de la Fable des abeilles et les moralistes français du Grand Siècle, voir Jean Lafond, « Mandeville et La Rochefoucauld », in L’homme et son image. Morales et littérature de Montaigne à Mandeville, Paris, H. Champion, 1996, p. 441-458 ; Hervé Mauroy, « L’amour-propre : une analyse théorique et historique », Revue européenne des sciences sociales, vol. LII, no 2, 2014, p. 73-104, en ligne ; les critiques de l’abbé de Saint-Pierre à l’égard des deux auteurs sont formulées dans Pascal écrivain des plus éloquents et dans Sur les pensées de M. de La Rochefoucauld, in OPM, 1741, t. XVI, p. 267-275 et 265-267 respectivement.
5.Le texte B est corrompu (il manque un terme de l’alternative soit… soit) ; nous le corrigeons à partir du texte A.
6.La recherche de la bonne distinction et de la vraie gloire est la pierre de touche de l’éducation selon Saint-Pierre, qui doit s’appuyer sur l’expérience journalière des écoliers et sur l’histoire : voir Distinction, § 183 ; Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Projet pour perfectionner l’éducation, in Ouvrages sur divers sujets, Paris, Briasson, 1728, t. I, chapitre X, p. 53-54.