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ÉNIGME POLITIQUE [•]

Le 10 [•] avril 1741

§ 1

D’un côté toutes les louanges que nous avons entendues sur la justice du roi de Prusse, ses lettres de politesse à la reine d’Hongrie, ses écrits pleins de maximes justes, surtout l’ouvrage précieux qu’on lui attribue contre les fourberies, les scélératesses et les injustices approuvées par Machiavel1, forment un préjugé [•] grand en faveur de son caractère juste.

§ 2

Mais de l’autre, son entreprise d’entrer à main armée dans une des provinces de la reine d’Hongrie2, y faire des conquêtes malgré les garnisons qu’il a faites prisonnières de guerre, lui qui pouvait, avant d’employer la voie de la force et de la violence, employer la voie des [•] souverains médiateurs et même des juges souverains, composés de la Diète de l’Empire, pour terminer ses différends avec une souveraine qui est comme lui membre de l’Empire3 ; voilà ce qui fait paraître au gros du monde une contradiction manifeste dans le caractère de justice de ce prince tant vanté comme juste. Voilà ce qui forme l’Énigme politique [•].

§ 3

Mais elle n’est pas après tout difficile à développer pour des philosophes qui savent que les hommes justes et qui aiment la justice ont tous différents degrés de justice et sont sujets à différentes erreurs [•] qui les rendent quelquefois un peu injustes dans leurs entreprises, surtout lorsqu’il s’agit de discerner ce qui est juste, de ce qui ne l’est pas ; parce qu’alors, faute de lumière suffisante, ils tombent malgré leur bonne intention dans l’injustice.

§ 4

Or un [•] juste, qui, faute de lumière [•] suffisante, fait une injustice, ne laisse pas d’être fort juste par la droiture de son intention.

§ 5

Ainsi voilà l’Énigme du roi de Prusse devinée ; il n’y a qu’une contradiction apparente dans le même sujet, dans le [•] même caractère [•], dans la même personne, juste dans l’intention, injuste dans son opinion.

§ 6

Supposé, par exemple, que ce prince ait pris pour vraie l’opinion : Qu’un roi peut avec justice envahir par force ce qu’il croit lui appartenir et qu’un souverain est seul juge dans sa propre cause.

§ 7

Supposé qu’il ait pris depuis longtemps cette erreur pour une vérité, est-il étonnant que se trouvant supérieur en force et se croyant fondé en droit très apparent, il ait commencé par envahir ce qu’il croit lui appartenir légitimement en Silésie ? [•] Il faisait cependant une injustice à la reine d’Hongrie, qui de son côté croit que ce qu’il a envahi lui appartient comme souveraine, et dont elle est en possession actuelle.

§ 8

Ce procédé, cette invasion fondée sur une pareille erreur, est réellement une injustice dans son entreprise, et regardée comme telle par tous les spectateurs indifférents ; ce prince est juste et très juste par la droiture de ses intentions, mais il [•] pouvait devenir plus juste en devenant plus éclairé sur ce qui est juste ou injuste dans le procédé, et voilà l’énigme expliquée.

§ 9

Mais que lui reste-t-il à faire pour retrouver sa réputation de prince très juste ? C’est d’offrir à la reine d’Hongrie de s’en rapporter au jugement que rendront [•] des arbitres tels que les Anglais et les Hollandais, quoiqu’ils soient eux-mêmes garants de la Pragmatique Sanction4, et c’est ce qu’on dit qu’il a déjà fait.

§ 10

Il est vrai que ces médiateurs arbitres le condamneront apparemment à retirer ses troupes de Silésie [•] par provision5 ; mais ils ne feront en cela que de faire ainsi éviter aux parties les malheurs de la guerre [•] actuelle ; ils ne feront que suivre la maxime d’équité [•] des arbitres, Spoliatus ante omnia restituendus6. Il faut commencer par remettre les choses au même état qu’elles étaient avant la voie de fait et de la violence.

§ 11

L’homme du commun trouverait qu’il serait plus honorable et plus [•] prudent de se tenir opiniâtrement dans son [•] erreur sur ce qui est injuste, que de la reconnaître sincèrement et publiquement comme une erreur dont il est guéri [•] par ses réflexions ; c’est que l’homme du commun ne sait pas qu’il y a toujours à gagner pour la réputation de ceux qui sont capables de faire de pareils aveux publics, et qu’il n’y a que les âmes grandes et fort supérieures aux autres qui en soient capables et qui sachent tirer habilement un avantage considérable d’une faute de prudence [•], lorsqu’elle est bien réparée par la justice.

§ 12

Pour faire sentir à ce prince, qu’un souverain est dans l’erreur de croire qu’il est seul bon juge de [•] ses prétentions, il n’y a qu’à lui demander : Si vous aviez un voisin trois fois plus fort que vous, trouveriez-vous juste qu’il voulût toujours prendre pour seule règle de justice sa propre opinion [•] sur ses prétentions, et soutenir qu’il est en droit de vous attaquer et de s’emparer de partie des États dont vous êtes en possession actuelle ?

§ 13

Or si vous trouvez que ce voisin puissant serait fort injuste, c’est [•] que vous sentez qu’il n’y a de justice pour nous que celle que nous approuvons dans la conduite de nos voisins à notre égard.

§ 14

J’en reviens donc à dire qu’il n’est pas vraisemblable que tel qu’on nous avait peint le roi de Prusse, et tel qu’il s’était peint lui-même dans son livre, il ait voulu passer, chez tous les hommes qui entendraient parler de lui, comme tenant un procédé injuste à l’égard de la reine d’Hongrie par son entreprise sur la Silésie [•], et qu’il condamnerait lui-même comme injuste dans la reine d’Hongrie, si, étant armée et ayant trois fois plus de troupes que lui, elle avait entrepris quelque chose contre ses États, sous prétexte qu’elle croit avec évidence ses prétentions justes.

§ 15

Voilà pourquoi j’ai bien compris qu’il pourrait bien avoir une opinion fausse sur ce qui est juste ou injuste dans le procédé ; mais je n’ai pas cessé pour cela de le croire très juste [•] dans le fond, que ses intentions sont très droites et qu’il ne demande en tout que justice.

§ 16

Il est vrai qu’il aurait été entièrement juste et dans le fond et dans la forme, s’il eût été encore un peu plus éclairé, mais le point principal pour un souverain, c’est d’avoir des intentions très justes et assez de docilité pour se rendre à la vérité, qui tient à [•] ce précepte d’équité : Ne faites point contre votre voisin ce que vous ne voudriez pas qu’il fît contre vous, s’il était le plus fort.

§ 17

Il ne lui a manqué que de n’avoir pas assez souvent entendu dire à son gouverneur cette règle simple [•] de l’injuste :

§ 18

Tenez pour mal moral, pour injuste, tout ce que vous ne voudriez pas qu’un autre fît contre vous.

§ 19

Ainsi qu’il me soit permis d’avoir toujours [•] bonne opinion de la justice du roi de Prusse ; il est vrai que celle de Numa était encore supérieure, lui qui établit une compagnie de prêtres pour aller en cérémonie se plaindre aux souverains voisins du dommage qu’ils avaient causé à la République romaine, afin qu’ils songeassent à le réparer dans un temps limité et suffisant avant que de leur déclarer la guerre7.

§ 20

C’est avec cet expédient qu’il régna quarante-trois ans8 sans aucune guerre ; mais il est vrai aussi qu’il était plus âgé que n’est le roi de Prusse. Or les lumières et les vertus vont en croissant dans les hommes avec l’âge, soit par les contradictions, soit par les expériences, soit par les réflexions. Au reste, comme je sais au roi de Prusse beaucoup de pénétration d’esprit, et que je lui devine beaucoup de cette docilité que j’appelle héroïque et qui fait honorer publiquement la vérité, lors même qu’elle se trouve chez des personnes peu estimables et contredisantes, j’espère que dans cette occasion il se montrera plus grand que les plus grands hommes vulgaires, qui n’emploient d’ordinaire leur esprit qu’à démontrer au public leur opiniâtreté.


1.Il s’agit des Réflexions sur l’Antimachiavel de 1740 (Rotterdam, J. D. Beman, 1741) ; voir Carole Dornier, Anti-Machiavel, Introduction.
2.L’armée prussienne envahit la Basse-Silésie, dépendant de la Maison d’Autriche, à la mi-décembre 1740 : voir Lucien Bély, La France moderne, 1498-1789, Paris, PUF, 2013, p. 508-509.
3.Frédéric II de Prusse, prince-électeur de Brandebourg, et Marie-Thérèse, reine de Hongrie, siégeaient à la Diète d’Empire dans le collège des princes-électeurs, disposant par ailleurs d’autres voix.
4.Publiée en 1713, cette règle qui assurait aux descendants de Charles VI, empereur des Romains depuis 1711, y compris aux filles, par ordre de primogéniture, la succession à tous ses États, avait été garantie par la Grande-Bretagne et par les États généraux des Provinces-Unies avec le traité de Vienne de 1731 ; voir Lucien Bély, La France moderne…, p. 482-483.
6.Adage tiré du droit civil et du droit canonique : « Celui qui a été spolié doit avant tout être remis en possession » (nous traduisons). Selon cette maxime qui, en jurisprudence, fondait l’action possessoire de réintégrande, le propriétaire spolié par violence devait rentrer dans son bien avant que celui qui en contestât la propriété pût discuter le fond du droit ; voir Nouveau dictionnaire civil et canonique de droit et de pratique, Paris, Nicolas Gosselin, 1707, art. « Spoliation », p. 818 ; Claude Fleury, Institution au droit ecclésiastique, Paris, Hérissant, 1771, t. II, p. 67.
7.Il s’agit des prêtres féciaux, protecteurs de la paix : voir Plutarque, Vie de Numa, XII, 4-8 ; sur Numa, voir Anti-Machiavel, § 3-7.
8.Précision donnée par Denys d’Halicarnasse (Antiquités romaines, II, 76, 5).