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PROJET POUR RENFERMER LES MENDIANTS [•]

PRÉFACE

§ 1

Un Hollandais qui voit à Paris d’un côté la richesse, la dépense superflue et le luxe excessif des habitants dans les équipages, dans les habits, dans les édifices, dans les meubles, dans les repas, dans les jeux, dans les spectacles, dans les fêtes, etc., et qui de l’autre voit dans toutes les rues et aux portes des églises un nombre prodigieux de pauvres, qui en hiver se plaignent de mourir de faim et de froid, se trouve fort étonné comment un État qui passe pour être si bien policé néglige de remédier à un si grand inconvénient qui se fait sentir dans toutes les villes du royaume, et [•] qui est inconnu dans toutes les villes et dans tous les villages de Hollande.

§ 2

La seule difficulté c’est de trouver des fonds suffisants dans chaque ville pour nourrir et pour faire travailler ces mendiants ; mais les Hollandais trouvent ces fonds dans la bourse des habitants riches par des droits d’entrée sur les boissons, pourquoi les Français ne pourraient-ils pas suivre leur exemple1 ? Et n’est-il pas juste après tout de donner à chaque ville le moyen de payer ses dettes annuelles. Or la première dette annuelle de chaque ville, la dette la plus pressée, et la plus privilégiée, n’est-ce pas d’empêcher une partie de ses habitants de [•] vivre dans la fainéantise, et de les faire travailler en leur fournissant leur subsistance ?

§ 3

Il y a déjà quarante-cinq sous d’entrée ou d’octroi sur chaque muid de vin qui entre à Paris, il y en a vingt-cinq sous pour les malades de l’Hôtel-Dieu, et vingt sous pour les pauvres renfermés de l’Hôpital général, mais [•] comme ce n’est pas assez pour payer en entier la dette annuelle de la ville, s’il faut encore quinze sous par muid pour achever d’acquitter cette dette privilégiée, le Conseil peut-il hésiter un moment à donner et dans Paris et dans les autres villes du royaume les octrois nécessaires pour y parvenir [•] ?

DIFFÉRENTES CLASSES DE MENDIANTS [•]

§ 4

Il y [•] en a qui sont robustes et pleins de santé, ils peuvent facilement gagner leur subsistance par leur travail, ils trouveraient à travailler, mais accoutumés au libertinage, ils aiment mieux mendier que travailler. Or n’est-il pas très important pour l’État de trouver les moyens de faire travailler [•] malgré eux ces sortes de fainéants ?

§ 5

 [•]Il y a des mendiants qui ne demanderaient pas mieux que de travailler, mais qui, faute de trouver du travail, sont forcés de mendier et de rester fainéants ; il est juste de les nourrir en leur fournissant du travail ou chez eux avec liberté, ou dans l’hôpital sans liberté, ou de les mettre par quelque métier qu’on leur enseignera en état de subsister chez eux avec liberté.

§ 6

Il y en a d’estropiés qui ne peuvent pas être employés à toutes sortes d’ouvrages ; il est juste de les employer à ce qu’ils peuvent faire en leur donnant le nécessaire.

§ 7

Il y a des enfants qui n’ont ni père ni mère, mais qui ont des parents2 pauvres qui en prendraient soin, s’ils étaient aidés ou par l’Hôpital général comme à Lyon, ou par la charité de la paroisse comme à Paris [•].

§ 8

Il y a des enfants trouvés qui sont naturellement destinés à être élevés dans l’Hôpital.

§ 9

Il y a des familles qui, à cause du nombre des enfants, ont besoin d’une partie de leur subsistance, les unes plus, les autres moins, à proportion du nombre de ces enfants ; cela regarde encore la charité des paroisses.

§ 10

Il y en a d’infirmes ou de malades pour un temps dont la santé peut se rétablir : cela regarde l’Hôtel-Dieu.

§ 11

Il y en a d’incommodés à cause de leur grande vieillesse ; cela regarde tantôt la charité des paroisses, tantôt l’Hôpital.

§ 12

Il y a des aveugles soit dans les maisons particulières, soit dans l’hôpital des Quinze-Vingts, qui pour subsister ont besoin non de toute leur subsistance, mais d’une partie pour n’être plus dans la nécessité de mendier [•].

INCONVÉNIENTS DE LA MENDICITÉ

PREMIER INCONVÉNIENT

§ 13

Les jeunes mendiants accoutumés à la fainéantise et au libertinage deviennent bientôt de petits fripons, et quand ils ont dérobé de quoi acheter un habit, ils deviennent filous ; les voleurs se les associent bientôt après comme gens industrieux, qui sont déjà accoutumés à moins craindre [•] les remords, et la punition ; ainsi ils deviennent voleurs, pour faire de plus grands profits par le vol que par la filouterie, et l’on peut dire que les mendiants sont la principale pépinière des voleurs de grands chemins et de leurs receleurs.

SECOND INCONVÉNIENT

§ 14

Pour savoir quelle peut être la perte que fait l’État par la fainéantise des mendiants, et par la perte du temps qu’ils emploient à mendier, on peut supposer dans Paris trois mille mendiants, et que Paris contient à peu près la vingtième partie des habitants du royaume, ce serait soixante mille mendiants fainéants dans l’État. Or perdre le travail annuel de soixante mille personnes, à ne compter ce travail qu’à cinq sols par jour, ou cent livres par an, c’est une perte de six millions par an.

TROISIÈME INCONVÉNIENT

§ 15

On peut regarder comme une grande incommodité publique de se trouver à chaque moment assailli par trois ou quatre gueux, ou gueuses, que l’on est le plus souvent forcé de renvoyer mécontents, soit parce que l’on n’a pas de monnaie, soit parce que l’on ne peut donner à tous, soit parce que l’on n’aime pas à donner à des gens que l’on regarde la plupart comme des fainéants volontaires. Ce sont même ceux-là qui disent le plus d’injures aux personnes qui ne leur donnent rien.

QUATRIÈME INCONVÉNIENT

§ 16

Le soulagement de la misère des pauvres est une dette publique et particulière, dont chaque ville, dont chaque habitant doit s’acquitter, elle est fondée sur la première loi de l’équité : Ne faites pas contre un autre ce que vous ne voudriez pas qu’il fît contre vous si vous étiez à sa place, et qu’il fût à la vôtre. Or voudriez-vous qu’on vous refusât l’extrême nécessaire pour vivre si vous tombiez dans l’extrême misère ? Or [•] une si grande injustice à l’égard d’un si grand nombre de malheureux n’est-elle pas un grand inconvénient et un grand défaut de police dans un grand royaume ?

CINQUIÈME INCONVÉNIENT

§ 17

Il est vrai que chaque ville nourrit, habille et loge tous les mendiants par les aumônes manuelles, mais il y a plusieurs grands inconvénients dans cette manière de les soulager. Le premier, c’est que ceux qui reçoivent le plus de ces aumônes manuelles ne sont pas ceux qui méritent le mieux de les recevoir. Le second, c’est que ce ne sont pas les plus riches qui donnent le plus, et cependant ce sont eux qui doivent le plus porter d’une dette publique. Mais le plus grand inconvénient de l’aumône manuelle, c’est qu’elle accoutume à la fainéantise, elle prive l’État [•] de six millions de livres en travail annuel, et forme peu à peu des fripons et des voleurs.

SIXIÈME INCONVÉNIENT

§ 18

Tout le monde convient que la mendicité est une grande incommodité journalière, dont les étrangers et tous les citoyens de toutes les conditions souffrent plusieurs fois le jour ; et lorsque, pour y remédier, il n’y a qu’à accorder à chaque ville la permission de lever sur les boissons un droit suffisant pour acquitter entièrement la dette publique, on ne trouvera personne qui [•] n’aime beaucoup mieux payer quinze ou vingt sous par muid que de souffrir tous les jours de pareilles incommodités.

SEPTIÈME INCONVÉNIENT

§ 19

Je mets au nombre de ces incommodités la mendicité des aveugles de l’hôpital des Quinze-Vingts de Paris ; il faut suppléer, par la distribution proportionnée d’un revenu proportionné à leurs besoins, aux aumônes qu’ils ramassent dans les églises, en souffrant beaucoup de peine eux-mêmes, et en faisant souffrir beaucoup d’incommodités aux habitants.

REMÈDES

§ 20

1° Il faut tâcher de découvrir les sources de la mendicité pour les faire tarir. La plus considérable c’est la ruine des taillables, qui est causée par la répartition très disproportionnée et ruineuse qui se fait entre généralité et généralité, entre élection et élection, entre paroisse et paroisse, et surtout entre famille et famille.

§ 21

Les enfants sont envoyés à mendier par leurs parents taillables qui n’ont plus les moyens de les nourrir. J’ai été plusieurs fois témoin malheureux de cette étrange misère, et c’est pour cela que j’ai proposé dans le Projet de taille tarifée des moyens d’empêcher cette disproportion ruineuse [•]3.

§ 22

2° De trois mille mendiants de Paris, il y en a la moitié qui, de peur d’être menés à l’hôpital, et de jeûner deux ou trois mois en prison à la maison de correction au pain et à l’eau, cesseront de mendier et trouveront à travailler chez eux ou ailleurs, de sorte qu’il n’y en aurait pas quinze cents à nourrir, à loger et à occuper. Il faudrait seulement publier que ceux qui voudraient volontairement se renfermer dans l’hôpital ne seraient point mis à la maison de correction et seraient mis à l’ouvrage volontaire, nourris et entretenus.

§ 23

3° On sait par expérience que l’on peut facilement tirer de ces mendiants, l’un portant l’autre4, environ la moitié de leur subsistance par la vente de leurs ouvrages. Ce ne serait donc plus que sept cent cinquante personnes à faire subsister [•], mais quand on supposerait que l’on ne tirera rien de leur travail, ce ne serait que quinze cents personnes. Or à l’Hôpital général en 1715 une personne, l’une portant l’autre, a coûté environ cent livres. Ce serait cent cinquante mille livres par an pour quinze cents personnes [•].

§ 24

 [•] La ville de Paris, pour s’acquitter de sa dette envers ses pauvres, paie quarante-cinq sous d’entrée par muid de vin. Sa Majesté peut encore accorder à la ville quinze sous d’augmentation pour l’Hôpital général. Or il entre, année commune, plus de deux cent mille muids de vin dans Paris, ce qui ferait, à quinze sous de plus par muid, cent cinquante mille livres. Ainsi le bourgeois qui pour lui et pour sa famille dépense quatre muids de vin paierait trois livres par an pour sa part de la dette publique et pour n’être plus incommodé des mendiants ni dans les rues ni dans les églises.

§ 25

Quelques-uns [•] disent que les fermiers des aides ont traité à forfait de ce droit de quarante-cinq sous avec l’Hôpital, et avec l’Hôtel-Dieu, et que ce forfait est préjudiciable aux hôpitaux ; mais si cela est, rien n’est plus facile que de rendre à ces hôpitaux la jouissance entière de leur droit.

§ 26

5° Il est certain que les habitants de Paris par leurs aumônes manuelles font subsister trois mille personnes. Or n’est-il pas plus raisonnable que chacun paie à proportion de son revenu ? N’est-il pas plus raisonnable que les pauvres soient occupés ? N’est-il pas plus raisonnable de détruire une pépinière de fripons et de voleurs par cette augmentation d’octroi ?

§ 27

6° Je sais bien qu’il faut une augmentation de bâtiment, qu’il faut acheter des meubles et des habits ; mais on peut facilement employer deux ans de ces cinquante mille écus pour ces préparatifs, et accorder pareils octrois à chaque ville ; ce qui est de certain, c’est que pour remédier à ce grand inconvénient, il faut commencer à destiner un fonds facile et suffisant et à le délivrer aux administrateurs des hôpitaux, et les autres villes demanderont volontiers une pareille permission pour se délivrer des mendiants.

§ 28

7° Pour savoir à peu près le nombre des mendiants d’une ville, il n’y a qu’à ordonner à chaque curé, à chaque supérieur ou supérieure de communauté de faire compter à onze heures sonnantes ceux qui seront dans les églises, à la porte ou sur les avenues le lundi de Pâques et un dimanche le mois de juin ; on aura le plus grand nombre et le plus petit, dont on fera un nombre moyen et commun.

§ 29

8° Il faut que les renfermés soient un peu moins bien que les pauvres qui demeurent dans leurs maisons et qui sont assistés par la charité des paroisses. Sans cela il n’y aurait pas assez de logement pour loger tous les mendiants qui se présenteraient [•].

§ 30

9° On pourra observer pour les autres villes la même proportion d’un écu par muid de vin, ou par tonneau de cidre ou de bière, pour le revenu de l’Hôtel-Dieu et de l’Hôpital.

§ 31

10° [•] Si le mendiant renfermé ne sait aucun métier, il est à propos qu’il en apprenne un avant de le faire sortir de l’hôpital, mais cela regarde l’administration, sur laquelle je ferai peut-être un jour quelques observations.

§ 32

11° [•] Si le roi veut que son édit pour le renfermement des mendiants soit perpétuellement exécuté, il doit former dans chaque ville un bureau particulier perpétuel qui ait l’autorité de le faire toujours exécuter, et un bureau général et perpétuel à Paris pour soutenir par ses arrêts les bureaux particuliers5.

OBJECTION I

§ 33

La ville de Paris n’aura pas de peine à obtenir du roi la permission de lever tous les ans sur les entrées des boissons une somme suffisante pour payer régulièrement une dette aussi légitime, aussi privilégiée et aussi pressante qu’est la subsistance des pauvres mendiants qui manquent d’ouvrage et de pain. Les autres villes à son exemple n’auront pas de peine non plus à obtenir pareille permission, mais les villes ne seront pas trop portées à faire cette demande au roi, si elles ne sont sûres que ces deniers seront très utilement et entièrement employés à cette subsistance nécessaire [•] par les administrateurs.

Réponse

§ 34

Cette sûreté est bien facile à donner aux habitants de la ville. Ils n’ont qu’à demander au roi que par le même arrêt du Conseil qui ordonnera l’octroi pour les mendiants, le roi leur donne la permission de nommer tous les deux ans un certain nombre d’inspecteurs parmi les plus habiles, les plus laborieux et les plus économes de leurs habitants pour examiner les diverses parties du compte du Receveur général pour l’année précédente avec l’autorité nécessaire pour prendre toutes les informations qu’ils jugeront à propos.

§ 35

Il faut faire en sorte qu’un inspecteur nouveau de l’année présente puisse être dirigé et instruit dans le même travail par l’inspecteur qui y aura travaillé toute l’année précédente. Or il est impossible, s’il y a de la malversation dans l’administration, qu’elle ne soit découverte dans peu d’années, et que l’on n’y remédie, et s’il n’y en a point, il est impossible que les habitants ne s’en rapportent volontiers aux témoignages de pareils inspecteurs [•] sur la bonne administration des administrateurs.

§ 36

Il n’y a point de réplique à cette permission, et il ne serait pas juste de ne pas faire cesser la mendicité dans une ville, parce que les habitants soupçonnent les administrateurs de mauvaise administration, sans vouloir éclaircir ces soupçons par des examens réguliers.

OBJECTION II

§ 37

Il n’y a point de mendicité à Amsterdam ; la raison c’est qu’il n’y en a point en aucun endroit de Hollande, car s’il y en avait dans les villages et dans les bourgs, Amsterdam la capitale en serait bientôt surchargée6.

§ 38

Nous avons vu l’Hôpital général, ou l’établissement de l’Aumône générale7, si bien administré à Lyon, que l’on y a été plus de vingt ans sans y voir de mendiants, mais comme il n’y avait aucune police dans les villes, dans les bourgs et dans les villages des environs, il y est venu tant de mendiants que le revenu de l’Hôpital général ni les aumônes des bourgeois n’ont pu suffire pour les renfermer dans l’Hôpital et pour les y nourrir, de sorte que l’on a été forcé de les laisser mendier8.

Réponse

§ 39

1° Il est vrai que l’obligation de renfermer les mendiants est établie dans toutes les villes de Hollande, et que cette police des villes particulières soulage fort la ville capitale ; mais je suis persuadé que la maison de correction, où l’on met les mendiants réfractaires au jeûne [•] deux ou trois mois au pain et à l’eau, empêchera toujours les fainéants de mendier, et que ceux qui voudront venir volontairement à l’hôpital n’y resteront pas longtemps, quand ils verront qu’en travaillant chez eux, ou dans les manufactures, ils vivront encore plus commodément, avec plus d’agrément et avec plus de liberté qu’à l’Hôpital, et cela suffit pour empêcher la trop grande foule des pauvres mendiants même dans la capitale.

§ 40

2° Je ne disconviens pas que s’il y avait des hôpitaux, et dans ces hôpitaux des appartements de correction dans ces villes des provinces, et surtout dans les villes des environs de Paris, qu’il serait beaucoup plus facile à l’Hôpital général de faire cesser la mendicité dans Paris ; mais il n’y a rien d’impossible dans cette entreprise avec le soin des évêques, et l’autorité des intendants, surtout si l’on récompense les ecclésiastiques qui y travailleront avec succès sous les évêques, et qu’ils soient [•] nommés, comme travailleurs utiles et charitables, dans la nomination [•] aux pensions de trois cents livres sur les bénéfices après dix ans de travail.

§ 41

3° Le renouvellement de la mendicité à Lyon a eu d’autres causes que le manque de police des villes et des bourgs des environs [•], mais on peut faire cesser ces causes.

OBJECTION III

§ 42

Il n’y a point de mendiants à Genève ni dans tout son territoire9, j’en conviens, mais il ne faut pas croire qu’une police, qui s’exécute facilement en petit, se puisse de même exécuter en grand.

Réponse

§ 43

Je ne prétends pas que cette police soit si facile à établir dans le royaume que dans le petit territoire de la république de Genève ; mais après tout il n’y a que des difficultés, et chacun dans son détroit10 en peut venir à bout, surtout si la Cour forme à Paris un Bureau perpétuel d’évêques et de conseillers d’État pour appuyer perpétuellement ceux qui dans Paris, et dans les autres villes, s’occuperont à former de si pieux établissements11.

OBJECTION IV

§ 44

Je comprends bien que vous pouvez avec beaucoup de peine et avec beaucoup de temps venir à bout de chasser les mendiants de Paris, et que dans les villes de province avec le secours des octrois vous parviendrez à renfermer les mendiants dans toutes les villes du royaume, et à les faire subsister dans les années où le blé n’est pas trop cher. Mais s’il arrive une disette, une famine, tout votre plan sera renversé par l’impuissance où vous serez de faire subsister le trop grand nombre de familles qui seront réduites à la mendicité.

Réponse

§ 45

1° Ces années de calamité publique sont rares, et il ne faut pas abandonner un bon projet, un bon ordre, parce que de vingt en vingt ans, de trente en trente ans, il arrive une année de disette et de désordre ; c’est toujours avoir mis l’ordre, le travail, et la discipline parmi les pauvres durant dix-neuf ans, durant vingt-neuf ans.

§ 46

2° Il y a même des remèdes que l’on peut pratiquer pour éviter le désordre dans ces années de famine, par exemple, le roi peut augmenter d’un quart en sus pour vingt ans, pour dix ans le droit de l’Hôpital sur l’entrée des boissons, afin que chaque hôpital puisse emprunter de l’argent qui soit remboursable en dix ans, en vingt ans, sur les deniers provenant de ce quart en sus, afin d’avoir un secours prompt contre un mal prompt et pressant, et afin de donner du pain à plus de familles.

§ 47

3° Chaque hôpital peut avoir quelque grenier d’une année de réserve, parce que l’on y peut bien faire manger du froment de deux ans, qui ne laisse pas d’être bon quand on a soin de le remuer à propos.

OBJECTION V

§ 48

Les villes sont déjà fort chargées de droits d’entrée pour les octrois, pour payer le courant de leurs dettes anciennes et nouvelles, et vous proposez d’augmenter encore ces deniers d’octroi pour la subsistance des mendiants ; et qui sait d’ailleurs si dans quelques années le roi ne s’emparera point de ces nouveaux octrois ? Proposez quelques autres voies, où les riches paient à proportion de leur revenu. Pourquoi ne proposez-vous point des quêtes réglées ?

Réponse

§ 49

1° La subsistance des pauvres de la ville est la dette de la ville la plus ancienne en hypothèque, la plus pressée, et par conséquent la plus privilégiée.

§ 50

2° Il n’y a point d’exemple que le roi se soit jamais emparé d’aucun des revenus que les villes et les particuliers ont donnés et destinés aux hôpitaux ; ainsi il n’y a aucun fondement de craindre rien de pareil en cette occasion.

§ 51

3° Les avares dans les quêtes ne donnent pas proportionnément à leur revenu ; les quêtes réglées incommodent plus que les entrées12 ; les entrées ne se sentent que dans l’établissement et très peu de temps ; mais pour les quêtes par mois, c’est toujours à recommencer. Ces quêtes emploient beaucoup de personnes ; ces octrois, ou ces entrées, n’en emploient point ; les commis des aides et droits du roi ne font qu’une recette de plus du même muid, du même tonneau. Enfin les taxes par maisons rapportent un revenu plus solide que les quêtes, mais elles coûtent plus à ramasser que les entrées, et obligent quelquefois à faire des frais contre des locataires, ou contre certains propriétaires qui sont injustes et opiniâtres. Remédiez aux grands inconvénients de la taille arbitraire, et il n’y aura jamais de mendiants dans les villages ; accordez les octrois aux hôpitaux, vous ne verrez plus de mendiants dans les villes.

§ 52

4° La ville et les habitants par leurs aumônes manuelles font déjà subsister tous les mendiants, et par cette augmentation de deniers d’octroi, le Conseil décharge la ville et les habitants de cette subsistance manuelle. Ce n’est donc faire autre chose que de permettre à la ville de donner d’une main, conduite par la raison éclairée, ce qu’elle donnait d’une autre main, conduite par un sentiment louable, mais sans discernement.

§ 53

5° Comme les aumônes manuelles faisaient subsister en même temps tous les vrais pauvres et les faux pauvres, qui sont aussi nombreux que les vrais, la ville payait par cette méthode la moitié plus qu’elle ne paiera par la voie raisonnable ; elle fera de plus gagner à l’État le travail que la mendicité faisait perdre ; il y aura moins de filous, moins de voleurs ; il y aura plus de sujets élevés dans les arts, dans la discipline et dans les bonnes mœurs. Les Hollandais ne reprocheront plus à notre gouvernement une indolence qui le déshonorait, et nos autres voisins admireront au contraire la force et la sagesse du ministère présent qui met en exécution dans peu de temps ce que les ministères passés n’avaient fait que projeter durant tant d’années [•].

[Texte de 1724 supprimé.] [•]
AVERTISSEMENT

§ 54

Mon dessein est de faire dans la seconde partie des Observations sur les statuts opposés de différents hôpitaux, sur leurs pratiques différentes et sur les articles que l’on pourrait ajouter pour perfectionner de jour en jour cette portion du gouvernement politique, par exemple sur l’usage de l’émulation dans les Directeurs, dans les Inspecteurs, dans les Administrateurs, dans les Officiers et Officières ; sur l’usage des différents degrés de punition et de récompense à l’égard des renfermés, sur la meilleure manière de les occuper plus utilement, sur ce qui peut assurer davantage leur revenu, sur la meilleure manière d’administrer ce revenu tant pour la recette que pour la dépense. Je proposerai un moyen de former un fonds volontaire plus grand et plus solide pour soutenir et pour établir les charités des paroisses ; je ferai aussi quelques observations sur la meilleure méthode que l’on peut observer pour la distribution loyale et proportionnée des aumônes, qui auraient été confiées aux trésoriers ou trésorières de ces charités, et enfin pour faire mieux assister les pauvres des paroisses de la campagne.

§ 55

J’ai pour cela besoin d’être mieux instruit que je ne le suis de ce qui se pratique en différents endroits de France, et surtout parmi nos voisins, chez qui depuis longtemps on ne voit plus de mendiants, j’espère en être bientôt instruit. Monsieur le comte de Mor…13 qui cherche avec soin à favoriser les entreprises importantes à l’État s’est chargé volontiers d’en écrire exprès à Amsterdam et à Genève.

§ 56

Mais cette première partie peut suffire quant à présent pour faire cesser la mendicité dans toutes les villes en déterminant le Conseil à permettre la levée de nouveaux deniers d’octrois dans Paris et dans les autres villes pour être employés à bâtir, à acheter des meubles et à préparer tout ce qui est nécessaire pour renfermer les fainéants ; et si la Cour prend cette résolution je travaillerai avec joie pour contribuer à perfectionner un ouvrage qui serait d’une si grande utilité.

§ 57

[Fin du texte de 1724 supprimé.]

AVERTISSEMENT [•]

§ 58

Ce mémoire [•] ayant été donné à la cour au commencement de l’année 1724, il parut le 18 juillet suivant une déclaration du roi pour renfermer les mendiants14, et l’on procéda à l’exécution de cette ordonnance dans la capitale et dans les villes de province avec un grand succès, de sorte qu’il semblait que cet établissement devait durer longtemps, mais à peine a-t-il duré deux ans en vigueur.

§ 59

Or la cause principale de cet affaiblissement, et du grand nombre de mendiants qui se montrent tous les jours à Paris et ailleurs, surtout depuis le commencement de 1730, c’est que le Conseil n’a point encore formé de bureau général perpétuel à Paris, qui s’assemble toutes les semaines sous la direction du ministre des Finances pour maintenir perpétuellement l’exécution de cette déclaration, pour en modifier quelques articles, pour y en ajouter d’autres, pour recevoir tous les mémoires des intendants, des évêques, et d’autres personnes habiles et bien intentionnées, sur les moyens les plus propres pour extirper la mendicité, et pour mieux administrer les hôpitaux, et surtout pour trouver les fonds nécessaires pour cette perpétuelle exécution15.


1.Les voyageurs admiraient dans les Provinces-Unies les effets d’une politique d’assistance qui ne devait rien à l’Église catholique. Hospices, orphelinats, asiles, maisons de correction étaient dotées des anciens biens d’Église, du produit de collectes et de certaines taxes, de loteries et de nombreux legs privés (Christophe de Voogd, Histoire des Pays-bas, des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2003). Sur le témoignage des voyageurs français concernant la prise en charge des pauvres dans les Provinces-Unies à l’âge classique, voir Madeleine von Strien-Chardonneau, « Accueil des orphelins et des vieillards dans les Provinces-Unies du XVIIIe siècle d’après les témoignages de voyageurs français », in Lieux d’hospitalité : hospices, hôpital, hostellerie, Alain Montandon (dir.), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2001, p. 269-280.
2.Au sens de : membres de leur famille.
3.Cette disproportion dans la répartition de la taille est un leitmotiv de l’abbé dans les différentes versions de son projet de réforme de cet impôt, projet dont s’inspira en 1733 le contrôleur général des finances, Philibert Orry ; voir Taille, § 3.
4.L’un portant l’autre : « Faisant compensation de ce qui est moindre avec ce qui est meilleur » (Académie, 1694).
5.Voir Projet pour soulager les pauvres des paroisses de Paris, in OPM, t. VII, Observations concernant le ministère de l’Intérieur de l’État, Rotterdam, J. D. Beman, 1734, p. 248-259 (Pauvres de Paris) ; Pour faire cesser la mendicité. Nécessité d’un Bureau général des hôpitaux, des collèges et des séminaires, in OPM, t. XII, Pensées diverses, Rotterdam, J. D. Beman, 1737, p. 305-313 (Bureau des hôpitaux).
6.Voir note 1.
7.L’établissement était considéré comme un modèle mais n’appliquait pas strictement la déclaration de 1724, privilégiant l’assistance réservée aux pauvres de la ville ; voir Jean-Pierre Gutton, Histoire des hôpitaux en France, Toulouse, Privat, 1982, p. 164-165, 189.
8.Sur la prise en charge de la pauvreté dans la généralité de Lyon, voir Jean-Pierre Gutton, L’État et la mendicité dans la première moitié du XVIIIe siècle : Auvergne, Beaujolais, Forez, Lyonnais, Saint-Étienne, Centre d’études foréziennes, 1973.
9.Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les mendiants issus du territoire de Genève étaient enfermés dans une maison de discipline, ou dissuadés de mendier grâce à un système d’assistance ; les mendiants étrangers étaient chassés ; voir Anne-Marie Barras-Dorsaz, « Un mode de répression genevois aux XVIIe et XVIIIe siècles : la maison de discipline », in Sauver l’âme, nourrir le corps. De l’Hôpital général à l’Hospice général de Genève (1535-1985), Bernard Lescaze (dir.), Genève, Hospice général, 1985, p. 77-112.
10.Détroit : « Ressort, étendue de pays soumise à la juridiction temporelle ou spirituelle d’un ou de plusieurs juges » (Furetière, 1690).
11.Voir ci-dessus, § 32.
12.Entrées : ici et dans ce qui suit comprendre : droits d’entrée.
13.Charles-Jean-Baptiste Fleuriau d’Armenonville, comte de Morville (1686-1732), occupa les fonctions de secrétaire d’État aux Affaires étrangères du 16 août 1723 au 19 août 1727.
14.Déclaration donnée à Chantilly ; voir le texte intégral dans Jean-Pierre Gutton, L’État et la mendicité…, annexe, p. 225-230. L’objectif était de mettre un terme à la mendicité des personnes valides, attribuée à la fainéantise.
15.Le renfermement des mendiants diminua considérablement après 1733 car les faibles capacités d’accueil conduisaient à la saturation des hôpitaux ; voir Daniel Martin, « L’hôpital inhospitalier ou le “grand renfermement” », in Lieux d’hospitalité : hospices, hôpital, hostellerie, p. 122. Si un net durcissement de la répression de la mendicité intervint à partir de la déclaration de 1724, celle-ci fut inégalement appliquée par les magistrats ; voir Jérôme Luther Viret, « Vagabonds et mendiants dans les campagnes au nord de Paris dans le premier tiers du XVIIIe siècle », Annales de démographie historique, nº 111, 2006, p. 7-30, en ligne.