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PROJET POUR DIMINUER LA DÉPENSE DE L’HÔPITAL DE PARIS

§ 1

Il est certain que la subsistance des pauvres des hôpitaux de Paris et des capitales des grands États coûte une moitié ou un tiers plus cher que la subsistance des pauvres des hôpitaux de certaines petites villes de province. Le pain, la viande et les autres denrées, les gages, les meubles, les réparations des bâtiments etc., sont à la moitié meilleur marché dans certains cantons où les vivres sont à grand marché1.

§ 2

Il y aurait pour l’Hôpital général de Paris à peu près une moitié à gagner sur cette subsistance des renfermés, soit mâles, soit femelles, soit jeunes, soit vieux, si on les transportait peu à peu et tous les ans par bateau dans un hôpital environ à soixante lieues de Paris vers le haut de la Loire entre la Charité et Roanne, où les denrées sont à très grand marché et où l’on pouvait facilement établir diverses manufactures.

§ 3

Je dois la première idée de ce projet à M. l’abbé Bignon2 ; il est juste, il est même de l’utilité publique de faire honneur des bons projets à ceux qui en sont les inventeurs. Je vais montrer que celui-ci est très solide, c’est-à-dire que d’un côté il serait très avantageux à l’Hôpital général de Paris et des capitales des autres États, et de l’autre qu’il est très praticable et que, déduction faite de ce qu’il en coûtera pour l’exécuter, on pourra épargner à cet hôpital plus de 400 000 livres par an, c’est-à-dire de quoi nourrir plus de 4 000 pauvres et tenir la main par conséquent à renfermer les mendiants.

AVANTAGES

§ 4

1° L’Hôpital général de Paris, y compris les petits hôpitaux qui en dépendent, entretient présentement en 1729 plus de 14 000 personnes, en comptant les nourrices, valets, servantes, officiers, officières. Or si, de ces 14 000, il en entretenait 10 000 en un pays où la subsistance est en grand marché et qu’il épargnât ainsi quatre pistoles par personne, l’une portant l’autre, ce sera 40 000 pistoles ou 400 000 livres par an.

§ 5

2° Une somme de six cents mille francs envoyée de Paris tous les ans dans la province y ferait augmenter le commerce ; les terres du voisinage se cultiveraient mieux et augmenteraient en revenu par la consommation de 10 000 nouveaux hôtes.

§ 6

3° Les garçons et les filles qui sortiraient tous les ans pour s’établir repeupleraient peu à peu un pays que la disproportion de la taille a dépeuplé et qu’elle continue à dépeupler.

§ 7

4° Les pauvres qui sont logés dans Paris pourraient alors être logés plus au large et à la Salpêtrière, en bon air, au bout du faubourg Saint-Marcel et les maisons et emplacements qu’ils quitteraient pourraient être loués ou vendus ou former un nouveau revenu pour acquitter les nouveaux logements qu’on aurait préparés sur les bords de la Loire.

§ 8

5° Les sommes que l’on tirerait de la vente des maisons et emplacements dans Paris fourniraient facilement ce qui serait nécessaire pour acquitter et rembourser ceux qui auraient prêté pour les nouveaux bâtiments sur la Loire. Je comprends bien qu’il se trouvera dans cet établissement des difficultés à lever, car quels sont les bons établissements qui se forment sans obstacle ? Mais quand le fonds est bon, quand le profit est grand, on les lève sinon tout d’un coup, du moins peu à peu.

§ 9

6° Je compte pour beaucoup la commodité de la voiture par eau depuis Paris jusqu’à Roanne, tant pour le peu de frais que pour la sûreté de la conduite des pauvres qui coucheraient la nuit dans le bateau et passeraient sur la Loire par le canal de Briare.

§ 10

7° On pourrait espérer de réunir toutes les maisons de l’Hôpital général à la Salpêtrière où il y a présentement 4 000 personnes et plus de vingt arpents d’espace pour y faire de nouveaux bâtiments pour l’Hôtel-Dieu.

§ 11

8° Il serait à souhaiter que l’Hôtel-Dieu fut placé attenant de la Salpêtrière, parce que les malades de la Salpêtrière sont portés à l’Hôtel-Dieu.

§ 12

9° Il serait utile que l’administration de ces deux hôpitaux fut réunie ; ils se prêteraient mutuellement divers secours ; et cela se pourrait si de 14 000 pauvres il y en avait 10 000 à plus de soixante lieues de Paris.

§ 13

10° L’hôpital devenu plus riche par ses épargnes pourrait aider l’Hôtel-Dieu ; ainsi il y aurait plus de médecins et meilleurs, plus de chirurgiens et meilleurs, et étant mieux payés, ils y résideraient et beaucoup plus de malades échapperaient de leurs maladies.

§ 14

11° Les malades en seraient beaucoup mieux servis et mieux traités. On pourrait y établir des voitures couvertes par eau pour les transports des malades.

§ 15

12° Les malades en bon air et dans des lieux spacieux où ils pourraient comme à la Charité avoir chacun leur lit retrouveraient bien plus sûrement et bien plus promptement leur santé. Or moins de temps ils seraient malades et moins il en coûterait à l’Hôtel-Dieu.

§ 16

13° On aurait plus à craindre que le mauvais air de certains malades de l’Hôtel-Dieu n’infectât le milieu de la ville ; car enfin, qui demanderait à un Chinois sensé s’il vaut mieux placer un hôpital de malade au milieu de la ville et dans un espace bien resserré, ou le placer en bon air au faubourg dans un lieu spacieux, il rirait de la question. Or continuerons-nous toujours à faire ce qu’il n’eût jamais fallu commencer ? Je ne dis pas qu’il ne soit bon de garder toujours un petit nombre de malades de certaines maladies à l’ancien Hôtel-Dieu ; mais ce sont de ces petites restrictions qu’il est facile de faire.

§ 17

14° Il n’est pas question de faire tout d’un coup l’établissement du transport à la maison de correspondance, mais de le commencer et de commencer par enlever peu à peu les difficultés. Les grands ouvrages ne se forment solidement que peu à peu.

§ 18

15° Il est à propos, pour lever les obstacles de l’établissement, de former exprès un bureau d’administrateurs et de directeurs pour le soutenir, pour le perfectionner ; mais l’exécution doit en être commise à un seul, afin que seul il en est toute la gloire et qu’il s’y donne tout entier.

§ 19

16° Ce qui se pratiquera pour l’Hôpital général de Paris en grand, pourra se pratiquer en petit pour les hôpitaux des grandes villes du royaume. Je sais bien que les vivres et les habillements n’y sont pas si chers qu’à Paris ; mais un profit de 20 000 livres par an sur la subsistance de 1 000 pauvres n’est pas un profit que l’on doive négliger pour un hôpital.

§ 20

17° [Une] partie du profit que ferait l’hôpital par l’établissement des maisons de correspondance dans les pays où les vivres sont à bon marché peut s’employer utilement à marier les filles et à faire apprendre des métiers aux garçons qui ont été nourris dès leur enfance à l’hôpital soit [des] Enfants-trouvés, soit autres ; le but de la maison doit être de les mettre en état de gagner leur vie et celle de leurs enfants et de leur donner les moyens de rentrer par leur travail dans le courant de la société.

§ 21

18° Une autre partie de ce profit serait employée à des magasins de blé pour deux ou trois mois. Ainsi l’on mangerait dans l’hôpital le blé de deux ans qui est très bon, surtout quand on a soin de le remuer à propos et de le tenir sèchement et les grands hôpitaux ne craindront plus la famine.

§ 22

19° On m’a dit qu’il serait plus à propos pour l’Hôpital de Paris de faire dix maisons de correspondance éloignées entre elles de trois ou quatre lieues, à 1 000 pauvres chacune, que de n’en faire qu’une. Effectivement, il y a de bonnes raisons pour l’un et pour l’autre parti ; mais je crois qu’il faut commencer par une de 2 000 pauvres, mâles et femelles, et l’expérience apprendra plus sûrement les inconvénients et les avantages des deux partis et si l’on doit se contenter d’augmenter la première maison.

§ 23

20° Peut-être même que l’on trouvera qu’il vaut mieux bâtir tout à neuf sur le modèle de la Salpêtrière rectifié, et dans un vaste terrain, que d’acheter un vieux château qui coûterait autant à rectifier et accommoder à l’usage d’un hôpital et d’un Hôtel-Dieu qu’à le bâtir tout à neuf ; mais après tout il n’y a personne qui ne voit que pour gagner 400 000 livres de rente il ne soit très utile de faire une avance de 400 000 livres en bâtiments et en meubles et surtout si les bâtiments que l’hôpital aura à vendre dans Paris produisent plus que ne coûteront les bâtiments de la province. Car il n’y a personne qui ne sache qu’avec 200 000 francs dans la province on fera plus d’ouvrage et aussi bon que pour 400 000 à Paris.

CONCLUSION

§ 24

Les objections de ceux qui s’opposeront à l’établissement des maisons de correspondance prouveront peut-être qu’il faut rabattre quelque chose des divers avantages que j’expose dans ce mémoire et je le leur accorderai sans peine ; mais il en restera toujours de si considérables qu’ils suffiront à ce que j’espère pour engager ceux qui décident dans cette affaire à en commencer l’exécution. Et c’est ce que je m’étais proposé de démontrer.

OBJECTION

§ 25

La grande difficulté ne vient que de la dépense qui sera nécessaire pour commencer ; car l’Hôpital général peut vendre et emprunter pour acheter un fonds et pour faire bâtir dessus et l’on peut donner pour sûreté aux prêteurs et aux acheteurs non seulement les fonds achetés et les bâtiments que l’on fera ; mais on peut encore jusqu’au remboursement hypothéquer aux créanciers de l’Hôpital l’épargne et le profit qu’il fera sur les sommes épargnées sur la subsistance ; la difficulté n’est pas de trouver dans le pays des valets, des servantes, des officiers, des officières et même des directeurs et directrices pour ces maisons ; car pour des gages et pensions, on trouve partout ces différentes personnes, et particulièrement quand l’établissement se fait d’abord en petit comme de quatre ou cinq cents personnes et qu’on on ne l’augmente que peu à peu à mesure que l’on a ramassé et rangé tout ce qu’il faut pour l’augmentation de deux ou trois cents personnes.

§ 26

Je ne suis pas en peine non plus que l’Hôpital général ne paye facilement 10 000 écus pour l’entretien de quatre ou cinq cents pauvres et de [sic] fournir encore tous les ans 10 000 écus pour l’augmentation des bâtiments. L’objet est petit et le profit à venir est grand. Mais ce dont je suis en peine, c’est de fournir à cette maison quand elle sera de quatre ou cinq mille personnes ou même de dix mille assez d’administrateurs, assez habiles et assez importants pour gouverner avec probité et avec autorité une pareille maison. Car il faut de la résidence et il ne faut pas compter que les administrateurs de Paris se résolvent à s’établir à quatre-vingts lieues de Paris ni qu’ils veuillent faire beaucoup de voyages à leurs frais. Ce sont des hommes vertueux, mais ce sont des hommes qui ont leur famille, leurs parents, leurs amis, leurs amusements et leurs affaires à Paris. Il donnent leur temps gratis parce qu’ils sont riches ; mais où trouverez-vous dans les provinces des gens habiles qui servent bien l’hôpital gratis ?

RÉPONSE

§ 27

1° Si l’on commence par un détachement de quatre ou cinq cents pauvres, on trouvera facilement dans la petite ville même, ou aux environs, un nombre d’administrateurs suffisants ; et dans la suite il se présentera de plusieurs côtés des séculiers habiles qui par piété voudront bien se retirer dans l’hôpital et y travailler gratis pour les pauvres et seulement pour la simple subsistance honnête.

§ 28

2° Que le roi promette des abbayes ou des pensions sur des bénéfices à ceux qui auront bien administré durant trois ou quatre ans l’hôpital de correspondance et qu’il en prenne de temps en temps quelqu’un des plus habiles et des plus laborieux pour le faire évêque, il s’offrirait toujours un assez grand nombre d’administrateurs à choisir.

§ 29

3° Les Hollandais ont un autre moyen, c’est de faire une compagnie de chefs de diverses manufactures, auxquels la ville engage chaque pauvre pour tant d’années et leur paye tant par mois pour la subsistance de chaque pauvre de tel âge, à charge de leur fournir telle et telle chose. C’est un marché détaillé et les administrateurs n’ont que deux soins principaux : le premier de faire payer tous les mois les chefs de manufacture, la seconde de voir s’ils fournissent exactement les choses promises ; or de là il arrive que les filles et les garçons soient instruits de divers métiers et que les chefs de manufactures, quand ils sont habiles, y gagnent presque entièrement ce qu’ils reçoivent de la ville d’Amsterdam pour la subsistance des pauvres.

§ 30

4° Il suffirait dans l’hôpital de Paris d’y conserver des maisons de force et de correction pour les deux sexes, et peu de vieilles gens ; car le reste aurait une subsistance plus ample et plus abondante et en meilleur air dans l’hôpital de correspondance.

AVERTISSEMENT

§ 31

Si j’ai étudié à tant de reprises la matière qui regarde les pauvres, c’est que d’un côté elle m’a paru des plus importantes pour procurer et entretenir la prospérité et le bon ordre d’un État ; et que de l’autre elle m’a paru fort négligée en France et ailleurs par ceux qui sont à la tête des affaires publiques et qui n’ont pas le loisir d’examiner par eux-mêmes les affaires qui n’ont point de solliciteurs et qui n’ont pas de bureau établi auquel ils puissent renvoyer cet examen.


1.Grand marché : expression équivalente à bon marché (voir Furetière (1690) et Académie (1718), art. « Marché »).
2.L’abbé Jean-Paul Bignon (1662-1743), bibliothécaire du roi, conseiller d’État, que Castel de Saint-Pierre a côtoyé à l’Académie française jusqu’en 1718. Il est en correspondance avec lui en 1725 ; voir lettre du vendredi 23 mars 1725, BNF, ms. fr. 22233, f. 137r-v.