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MÉMOIRE POUR L’ÉTABLISSEMENT DES BANQUES PROVINCIALES

PRÉFACE

§ 1

Pour peu que l’on ait médité sur l’augmentation du revenu qu’apporte aux particuliers l’augmentation de leur commerce, on voit qu’il ne s’en pourrait faire que très peu si les commerçants étaient assujettis à échanger toujours denrées contre denrées, marchandises contre marchandises, comme nous faisons encore aujourd’hui dans les commerces que nous avons avec quelques habitants d’Afrique et autres barbares qui n’ont point d’usage des monnaies métalliques.

§ 2

Dans ces commerces, il faut différentes estimations parce qu’il y a différentes denrées ; et même on ne peut pas toujours diviser les denrées ; ainsi il faut des suppléments, surtout pour les commerces des petites parties, et ces suppléments en denrées ne conviennent pas souvent à celui qui donne plus qu’il ne reçoit.

§ 3

Il y a encore un inconvénient considérable : c’est que souvent celui qui veut acheter telle marchandise, par exemple des fourrures, dont il a besoin, ne peut donner en échange que du drap ou de la toile dont le possesseur de fourrures n’a pas besoin ; or alors il ne se fait point de commerce ; au lieu que si la monnaie métallique était en usage entre eux, le possesseur des fourrures prendrait du métal, sûr qu’avec ce métal il aurait de l’eau-de-vie ou des outils d’acier dont il a besoin.

§ 4

Le plus commode de tous les suppléments et de toutes les marchandises commerçables, c’est le métal et, entre les métaux, le métal le plus rare est le plus précieux et le plus commode, surtout s’il est le plus fin en son espèce, s’il est divisible en petites parties pour les petits échanges, s’il est tout pesé, c’est-à-dire estampé ; car l’estampe du prince prouve et le poids et la finesse du métal et c’est ce qu’on appelle monnaie métallique. Il faut observer que l’on fait cent fois plus de marchés en échangeant monnaie contre denrées, qu’en échangeant denrées contre denrées, à cause des difficultés que l’on rencontre dans les conventions, dans les estimations, dans les suppléments et dans le transport des denrées qui pèsent beaucoup plus que les métaux rares, tel que sont l’or et l’argent.

§ 5

Mais si l’on ne faisait de marchés que la monnaie métallique à la main et sans se faire crédit les uns aux autres, il s’en ferait cent fois moins qu’il ne s’en fait entre citoyens d’une même ville qui savent que par la protection et l’autorité des lois les simples promesses par écrit de ceux qui ont des effets ou mobiliers ou immobiliers peuvent facilement se convertir en argent.

§ 6

Les promesses par écrit soit en billets, soit en baux, soit en contrats ou autres actes, suppléent donc tous les jours, et surtout entre citoyens d’un même État, au défaut d’argent comptant. Mais il faut toujours supposer une condition essentielle : il faut que celui qui prête ou sa denrée ou son argent et qui ne remporte qu’une promesse écrite en échange de ses denrées ou de son argent voit dans son débiteur des meubles ou du moins des immeubles qu’ils puissent saisir et convertir facilement en argent ; et surtout il faut qu’il croie son débiteur homme de bonne foi, prudent, habile, économe, exact dans ses promesses, et moins capable que la plupart des autres citoyens de prendre des engagements ruineux ; alors le créancier ne craint point de lui livrer et de lui confier ses marchandises sans aucun paiement actuel : c’est ce que les Latins appelaient credere et ce que nous appelons faire crédit. Ainsi cette confiance que les prêteurs prennent en quelqu’un, ce crédit qu’ils lui font volontairement sur sa promesse, lui sert pour commercer avec eux, comme lui servirait de l’argent comptant.

§ 7

Le crédit de tout emprunteur n’est donc autre chose que l’opinion pour le prêteur qu’il pourra quand il voudra, avec le secours des lois, convertir facilement les billets de son débiteur en argent et même malgré lui ou malgré ses héritiers.

§ 8

On peut donc dire que, comme l’argent vaut les denrées parce qu’il peut être converti facilement en denrées, le crédit ou le billet qui spécifie et détermine la quantité de crédit ou la quantité d’argent promis vaut de l’argent comptant à l’égard de celui qui prête ou qui fait crédit ; et cela, tant que dure le crédit de l’emprunteur sur le prêteur, c’est-à-dire tant que dure l’opinion qu’a le prêteur qu’il peut facilement convertir en argent le billet dont il est porteur.

§ 9

Le crédit d’un débiteur augmente à proportion qu’il y a plus de personnes qui ont bonne opinion de l’état de ses biens et surtout de son économie, de son exactitude, de sa bonne foi ; car il faut remarquer que l’opinion que ce créancier a des qualités personnelles de son débiteur est moindre que le crédit personnel ; et effectivement il n’y a point de marchands qui ne donnât plus volontiers pour cent mille francs de marchandises à crédit à un homme d’une grande réputation pour la probité, pour l’exactitude, pour la prudence et pour l’économie, qui n’aurait que pour cinquante mille francs de bien en fonds de terre, qu’il donnerait la même somme à un autre qui aurait vingt fois plus de bien en fonds de terre, mais qui n’aurait pas pareille réputation ; c’est qu’il sera plus sûr de retirer facilement et à point nommé ses cent mille francs du pauvre que du riche, avec qui il sera peut-être obligé d’avoir des discussions longues et coûteuses pour être payé ; et cela montre combien les qualités personnelles d’un prince influent sur le plus ou le moins de crédit qu’il peut avoir tant avec ses peuples qu’avec les étrangers.

§ 10

Personne ne doute qu’un Français qui trouverait le moyen d’apporter en France cent millions en argent et qui les prêterait en détail à quatre pour cent aux grands et aux petits commerçants, aux laboureurs, aux manufacturiers, aux artisans, ne rendît un service très considérable à ces particuliers et par conséquent à l’État, surtout si ceux qui en ont le plus de besoin pour leur commerce avaient plus de part à ce prêt que les autres ; or comme le crédit équivaut à l’argent comptant, celui qui trouverait le secret de multiplier tellement le crédit d’un grand nombre de Français, qu’il pourrait facilement prêter cent millions à quatre pour cent aux petits et aux grands commerçants en bons billets équivalents à l’argent comptant, rendrait le même service à l’État que s’il lui prêtait en argent cent millions. Or je me propose de montrer que l’établissement des banques provinciales produira dans le royaume cette augmentation de cent millions de crédit qui seraient équivalents à cent millions d’argent.

§ 11

Nous avons éprouvé plusieurs mois combien le crédit qu’avait acquis la Banque de Paris dans les six premiers mois de son établissement facilitait le commerce, tandis que les porteurs de billets ont pu avoir l’opinion qu’ils pourraient à toute heure et avec facilité retirer en entier leur argent ; mais cette opinion ne pouvait pas durer parce qu’il y avait trois inconvénients essentiels dans cet établissement qui devait détruire cette opinion et par conséquent ruiner la banque et qui l’ont effectivement ruinée, mais on peut facilement les éviter.

§ 12

Le projet de l’établissement des banques est donc excellent pour un État mais il faut le restreindre dans ses bornes naturelles si on veut rendre ces banques durables. Je ne propose point de rétablir une banque générale mais seulement des banques particulières ou provinciales, qui, sans avoir les inconvénients d’une banque générale, puissent en avoir tous les avantages.

§ 13

Il en faudrait huit ou dix en France, dans les huit ou dix villes du plus grand commerce, comme Paris, Lille, Rouen, Saint-Malo, Nantes, La Rochelle, Bordeaux, Marseille, Lyon, Bayonne, etc.

PREMIER INCONVÉNIENT DE LA BANQUE GÉNÉRALE1
Les débiteurs trop puissants

§ 14

Il est certain par ce qui vient d’être dit que pour faire en sorte que quelqu’un préfère un billet de mille livres à mille livres en argent, il faut que ce porteur de billet soit sûr de le convertir facilement à tout moment en entier en argent et que d’autres le prendront sans peine pour argent en espèces ; or pour cela il faut qu’il soit sûr que le débiteur du billet puisse facilement faire cette conversion, il faut qu’il croie qu’il en a le vouloir, mais surtout il faut qu’il soit sûr qu’il sera très facile de convertir les biens meubles ou immeubles de son débiteur en argent et de le faire payer facilement, même malgré lui et malgré ses héritiers.

§ 15

Or la Compagnie des Indes2 pouvait être suffisamment riche mais il faut convenir aussi qu’aucun porteur de billets ne peut pour se faire payer, ni obtenir du juge de permission de saisir, ni faire aucune vente d’aucun effet saisi, mobilier ou immobilier, appartenant à la Compagnie ni à aucun membre de la Compagnie ; en un mot il faut convenir que ce porteur de billet n’est pas sûr de s’en faire payer facilement en argent quand il voudra et malgré elle.

§ 16

Il n’est donc pas étonnant que l’homme prudent, à profit égal, préfère à de pareils débiteurs, ou de l’argent comptant, ou le billet d’un de ses pareils ou d’une compagnie particulière qui soit suffisamment riche mais contre les membres de laquelle il peut facilement obtenir jugement et permission de saisir et de faire vendre ses effets malgré elle, soit meubles soit immeubles.

§ 17

On veut bien pour son débiteur une personne, une compagnie riche, mais non pas une personne, une compagnie si puissante, qu’on ne puisse facilement la faire payer malgré elle ; car alors ses richesses ne peuvent servir de véritable garantie aux créanciers pour un paiement prompt et facile ; au contraire ces richesses peuvent être employées contre son créancier.

SECOND INCONVÉNIENT DE LA BANQUE GÉNÉRALE
Les porteurs de billets pouvaient craindre que la Compagnie ne prêtât leur argent déposé sans assurance suffisante de le retirer facilement à jour nommé.

§ 18

Ce qui a entièrement ruiné le crédit de la Banque générale, ça a été le prêt que la Compagnie a fait au Roi de quinze cent millions en billets de banque ; car voici comment a raisonné le porteur de billets : si du nombre de ces porteurs de billets qui se monte à plus de quinze cents millions, il y en a seulement le quart qui craignent que les billets ne diminuent bientôt de valeur, ils iront tous avec empressement tirer de la banque ce qu’il y a d’argent qui ne va pas à trois cent cinquante millions ; or, si cela arrivait, moi qui suis porteur d’un billet de dix mille livres, je supporterais la perte qui arrivera à la valeur de ce billet.

§ 19

Ça a été un pareil raisonnement qui a donné l’alarme de l’un à l’autre à tous les porteurs de billets. Ils ont été en foule à la banque et la banque a été obligée de fermer ses bureaux et de faire banqueroute ; et depuis ce temps-là on n’a pu donner qu’un cours forcé aux billets de banque à l’égard seulement des créanciers ; mais le prix n’a pu se soutenir au pair3 à l’égard de celui dont le porteur du billet veut acheter des denrées ; et ces denrées augmentaient tous les jours de prix, à proportion que le prix de ces billets diminuait.

§ 20

Ce raisonnement est simple, il vient à tout le monde ; ainsi il n’est pas étonnant que tout le monde soit enfin entré en défiance et que le crédit de la banque ait été ruiné par un pareil prêt ; si la banque prêtait cinquante millions, cent millions en argent à des compagnies de marchands de France ou même de Londres ou d’Amsterdam, comme ils eussent pu après la vente de leurs marchandises rendre pareilles sommes avec l’intérêt à la banque, elle n’aurait pas perdu son crédit ; mais prêter tout d’un coup quinze cent millions au roi, qui n’a ni denrées, ni marchandises propres à être converties en quinze cent millions, c’était un moyen sûr de ruiner entièrement le crédit de la banque.

§ 21

Je sais bien que pour payer les frais de la régie d’une banque et pour produire un gain capable d’engager une compagnie à former un pareil établissement, il est nécessaire que cette compagnie puisse faire valoir avec sûreté une partie de l’argent du dépôt public en prêtant un tiers, une moitié de ce dépôt, ou, ce qui revient au même, en donnant au public un tiers, une moitié plus de billets qu’elle n’a d’argent déposé. Il faut qu’elle puisse prêter à intérêt sans risquer son crédit ; mais il faut pour cela qu’elle ne prête qu’à gens qui, après avoir fait le profit qu’ils s’étaient proposé, puissent rendre le prêt avec intérêt, à jour nommé ; ainsi il faut que les emprunteurs soient marchands ou négociants accrédités.

§ 22

Un habile Anglais qui a écrit sur l’utilité des banques convient qu’une banque peut, sur son crédit, et sans craindre d’être renversée, employer en commerce ou prêter à intérêt la moitié du dépôt ou, ce qui revient au même, prêter la moitié plus de billets qu’elle n’a d’argent en espèces ; mais il suppose qu’elle ne prête qu’à gens qui veuillent et qui puissent rendre à jour nommé et que le porteur de billet soit sûr que les associés sont assez habiles et assez prudents pour ne faire que des prêts sûrs, utiles, faciles à retirer en peu de jours en argent.

§ 23

Car si le porteur de billets voyait que les associés prêtassent pour acquitter des rentes hypothèques4 comme la Banque générale à prêté au roi, ou qu’ils prêtassent pour acheter des maisons ou des terres, il craindrait avec raison de ne pouvoir pas facilement et à toute heure retirer son argent en entier, dont il peut avoir besoin pour son commerce. Ainsi il irait retirer son argent plus tôt que plus tard ; de même s’il voyait que les principaux associés augmentassent beaucoup leurs dépenses, qu’ils fissent des acquisitions de terre, qu’ils bâtissent des maisons magnifiques que l’on ne saurait convertir facilement et promptement en autant d’argent qu’elles coûtent ; il aurait raison de craindre et songerait à retirer son fonds ; et si cette crainte devenait générale, la banque serait bientôt renversée.

§ 24

Je sais bien que le roi en faveur de la banque peut ordonner qu’elle ne fabriquera point de billets au-dessus de telle somme ; je sais bien qu’il peut établir des visiteurs des registres, des comptes, des fonds, des dettes actives et passives de la banque ; mais comme le porteur du billet ne saurait faire lui-même ces visites et entendre lui-même des rapports des commissaires visiteurs et qu’il ne voit rien qu’il puisse saisir pour sa sûreté, il entrera facilement en défiance. Or si cet esprit de défiance se communique, le crédit se perd ; voilà le dépôt fini et la banque renversée.

§ 25

Je sais bien que le roi peut forcer le créancier de recevoir en paiement le billet de banque ; mais il ne saurait forcer le marchand, le propriétaire, à donner ses denrées, ses marchandises, sa maison, sa terre, pour des billets de banque ; et même on peut dire que de pareils arrêts ne font d’autre effet que d’enchérir les denrées et les terres à l’excès et d’achever d’anéantir la confiance. Et effectivement, qui est le porteur de billet qui pourrait, après de tels arrêts, avoir l’opinion que son argent est encore en dépôt à la banque, puisque s’il y était, elle n’aurait pas besoin de ces arrêts ?

§ 26

En fait de banque et de commerce, la confiance finit là où finit la liberté. Il ne faut donc pas être étonné que, la Banque générale ayant voulu employer son fonds pour acheter des rentes que devait le roi sans aucune assurance de retirer de lui quinze cent millions en espèces à jour nommé, le discrédit soit tombé sur les billets et que cet établissement ait été renversé.

TROISIÈME INCONVÉNIENT DE LA BANQUE GÉNÉRALE
Possibilités dans la falsification des billets

§ 27

C’était un grand avantage que les billets de la Banque générale fussent reçus volontairement en paiement par toute la France, parce que dans les provinces les plus éloignées les receveurs des droits du roi qui en connaissaient les signatures les convertissaient sur le champ en argent. Mais malheureusement ce grand avantage était lié indispensablement à un inconvénient terrible : c’est que l’on pouvait à Genève, à Berne, à Gênes et ailleurs faire de faux billets de banque depuis que ces billets n’étaient plus signés des trois mêmes mains, dont les signatures étaient devenues connues du public. La multitude infinie qu’on en voulait faire en peu de temps obligeait de les faire signer indistinctement par un grand nombre de gens inconnus et dont les signatures étaient encore plus inconnues au public ; et même les derniers billets de cinquante livres et de dix livres n’étaient qu’imprimés et seulement estampés d’un sceau facile à contrefaire.

§ 28

Or il faut convenir qu’il n’était pas du tout impossible, ni même fort difficile, de les contrefaire assez exactement pour y tromper presque tout le monde, excepté les connaisseurs qui ne sont pas un contre mille ; or comment un notaire, un sergent de province pouvait-il s’assujettir à vérifier ces signatures et à démêler le vrai du faux, surtout dans de gros paiements ?

§ 29

Cependant si, dans le temps que la banque payait et convertissait facilement ces billets en argent, il fut arrivé que quelques personnes se fussent plaint d’avoir reçu dans leur paiement des billets faux, les porteurs de billets auraient fondu tous en même temps à la banque pour retirer leur argent, de peur que cette falsification ne vînt à décrier les billets vrais et par conséquent ne parvînt à renverser la banque ; et effectivement le soupçon qu’il court dans le commerce beaucoup de billets faux difficiles à reconnaître aurait bientôt fait tomber la valeur des billets véritables ; ils auraient bientôt perdu un dixième, un cinquième contre l’argent.

§ 30

Pour moi, j’avoue que la falsification des billets payables au porteur m’a toujours fort inquiété pour l’État. Or ce seul inconvénient qui, par bonheur, n’a presque point nui au crédit des billets de la Banque générale, lui eût beaucoup nui à la longue si elle eût commencé à rejeter des billets faux, comme dans les recettes du roi on rejette des Louis d’or ou des écus faux.

§ 31

Je vais proposer l’établissement des banques particulières qui, d’un côté, auraient toujours tous les avantages qu’a eus pendant quelques temps la Banque générale tant qu’elle n’a été que banque particulière de Paris et qui, de l’autre, ne seraient point sujettes à ces trois inconvénients que je viens d’exposer.

PROPOSITION

§ 32

1°. Je propose d’établir une banque dans chacune des villes que je viens de nommer.

§ 33

2°. Ces banques seront composées au moins de douze associés du pays ; il faut qu’ils soient riches et regardés comme gens laborieux, industrieux, prudents, économes et surtout exacts dans leurs promesses.

§ 34

3°. Chaque associé pourrait avoir des participes5 ou cautions et aura avec eux jusqu’à la concurrence de dix mille onces d’argent de revenu, de sorte que la moindre banque aura cent vingt mille onces de revenu.

§ 35

L’once d’argent à onze deniers de fin vaut cinq livres ou cent sous en France en 1725, lorsque j’écris ceci, de sorte qu’elle aura au moins six cent vingt mille livres de revenu hypothéqué aux billets, de sorte que ce revenu estimé au denier vingt-cinq fera quinze millions de livres de fonds.

§ 36

Or si l’on suppose que chaque banque, l’une portant l’autre, mette dans le commerce et prête dix millions de livres ou deux millions d’onces d’argent de ce qu’elle a en caisse, il arrivera que les dix banques mettront au moins dans le commerce cent millions de plus qu’il n’y a, ce qui rapportera soit aux banquiers prêteurs, soit aux commerçants emprunteurs de la banque, plus de trente millions de profit.

§ 37

4°. Les associés seront garants de leurs billets et de leurs lettres de change en leur propre et privé nom et solidairement.

§ 38

5°. Chaque associé, y compris ses participes6 et cautions, déposera à la banque dix mille onces d’argent.

§ 39

6°. Les trois premiers associés en choisiront deux de plus, ces cinq en choisiront deux de plus ; ces sept en choisiront deux de plus à la pluralité des voix ; les neuf choisiront deux de plus et ces onze choisiront le douzième.

§ 40

7°. Les billets payables au porteur porteront au haut ce titre : billets de banque de Rouen, par exemple, ou de telle autre ville, pour tant d’onces d’argent.

§ 41

8°. Les billets seront signés par trois associés ; ils auront le sceau de la banque particulière et le nom de la banque sera inséré par le papetier dans le corps même du papier lors de sa fabrication.

§ 42

9°. Lorsque la banque fera des prêts les billets des emprunteurs porteront la restitution du capital et de l’intérêt au jour marqué.

§ 43

10°. En cas d’appel des emprunteurs ou débiteurs de la banque, l’emprunteur sera obligé de rapporter la somme prêtée en argent ou en billets de banque dans la quinzaine de l’appel mais sans intérêt.

§ 44

11°. L’hypothèque des porteurs de billets sur ces immeubles sera du jour que l’associé sera entré dans l’association.

§ 45

12°. Pour assurer davantage le porteur de billets, chaque porteur de billets pourra saisir et se faire adjuger dans le mois au denier vingt-cinq une terre ou maison d’un de ses débiteurs, à condition de réméré7 dans trois ans.

§ 46

13°. La banque pourra faire dans son pays l’office de caisse des emprunts, où l’on pourrait déposer sûrement son argent pour six mois jusqu’à ce que l’on eût trouvé des emplois convenables et en retirer cependant 2 % d’intérêt pour les billets qui donneraient six mois de temps de paiement.

§ 47

La bonne opinion que les porteurs de billets payables au porteur auront de l’habileté, du travail et de l’économie des associés de la banque fera qu’ils ne s’informeront jamais si ces directeur font plus ou moins de billets qu’ils n’ont de fonds de terre, parce qu’effectivement comme ils sont censés n’en faire jamais que pour prêter à intérêt à des emprunteurs solvables et exacts à rendre, on peut dire que plus ils prêteront et plus ils s’enrichiront ; ils seront d’autant meilleurs garants de leurs billets qu’ils s’enrichiront en effets mobiliers et facilement convertibles en argent.

§ 48

Il arrivera donc que ces billets seront toujours préférés à l’argent, surtout si la banque déclarait qu’elle aime mieux prêter en argent qu’en billets ; et effectivement lorsque le billet peut être converti à toute heure et facilement, en entier, en argent, il a plusieurs avantages sur l’argent.

§ 49

1. Les comptes se font plus promptement et plus facilement.

§ 50

2. Le billet est plus facile à porter.

§ 51

3. Il est plus facile à cacher.

§ 52

4. Il est moins facile à voler parce que le voleur peut craindre de ne voler que des billets endossés qui lui seraient inutiles.

§ 53

5. La stipulation étant en onces d’argent, il n’est point sujet aux diminutions d’argent.

§ 54

Si par un discrédit arrivé tout d’un coup sans fondement, il se faisait un concours de peuple à la banque pour retirer son argent tout en même temps, elle pourra souffrir des saisies ; mais dans l’intervalle de quinze jours qu’elle aura fermé ses caisses et fait son appel de ses débiteurs, elle pourra facilement acquitter dans cet intervalle tous les billets qui lui seront présentés ; et même une banque pressée serait infailliblement secourue et raffermie en huit jours de temps par les banques voisines, dès que les députés de ces banques voisines auraient vu par leurs yeux le bon état des affaires de cette banque ébranlée et qu’elle n’est ébranlée que par une terreur panique des porteurs de billets.

§ 55

Mais enfin si une banque, par quelque entreprise imprudente de ses associés, venait à n’avoir plus suffisamment d’argent ou d’effets mobiliers8, alors la moitié des fonds immobiliers étant vendus, l’argent qui en proviendrait suffirait et au delà pour payer les capitaux et les intérêts des porteurs de billets.

§ 56

Ce qui est de certain, c’est que la ruine totale d’une banque particulière serait impossible, attendu le grand revenu qui y serait engagé et, plus encore, attendu la grande habileté et la grande économie des associés élus par scrutin.

§ 57

Je suppose que le gouvernement conserve toujours l’once d’argent fin à cinq livres, et qu’il soit résolu de ne plus augmenter le nombre de livres tournois pour chaque marc au-dessus de quarante livres, il y a des raisons décisives dans un mémoire séparé pour remettre l’once au moins à quatre livres et pour ne plus toucher aux monnaies9. Ces raisons sont fondées sur la prodigieuse quantité d’embarras et de difficultés que ces variations mettent nécessairement dans toutes les sortes de commerce, particulièrement à cause du haussement et baissement fréquent et incertain des denrées et de tout ce qui peut se vendre et s’acheter. L’argent est infiniment utile au commerce, mais dès qu’il n’aurait plus de rapport fixe à la livre tournois qui est notre monnaie numéraire, il perdrait sa grande qualité, qui est d’être une estimation fixe, constante et uniforme par tout le royaume et un supplément constant et uniforme des denrées ; voici quelques-uns de ces inconvénients :

§ 58

1° Inconvénient pour les changes étrangers.

§ 59

2° Inconvénient pour les gages des officiers de judicature, pour les gages des domestiques des familles, pour les appointements des officiers des maisons des princes, pour les appointements des officiers de terre et de mer parce qu’ils devraient hausser à mesure que les monnaies haussent.

§ 60

3° Inconvénient par rapport à la solde des soldats et à la paye des matelots, que l’on doit hausser aux haussements et que l’on ne peut plus baisser aux baissements des monnaies.

§ 61

4° Inconvénient par rapport aux marchés des pourvoyeurs, des magasiniers et de toutes sortes d’entrepreneurs et d’ouvriers.

§ 62

5° Inconvénient par rapport au prix des journées en argent.

§ 63

6° Inconvénient par rapport aux remboursements.

§ 64

7° Enfin inconvénient par rapport aux stipulations pour le prix des baux du Roi et des particuliers, ce qui est un article d’une prodigieuse importance. On prouvera dans ce mémoire que les avantages actuels que le gouvernement en peut retirer coûtent au roi et à l’État dix fois plus qu’ils n’en peuvent tirer de profit et qu’il n’y a aucun subside si onéreux et si ruineux qu’il soit pour l’État, qui ne soit préférable à celui de l’altération et de la variation dans les monnaies10.

§ 65

Or, comme il est avantageux au crédit public que le gouvernement persuade au peuple la constance et la durée de la résolution de ne plus rien changer aux monnaies, rien n’y est plus propre que de permettre aux banques provinciales et aux autres sujets dans les stipulations de payer 5 000 £, d’ajouter ces mots : ou mille onces d’argent, un tel paiera cent livres ou vingt onces, cinq cents livres ou cent onces, et de permettre aux banques particulières de faire leurs billets au porteur et leurs lettres de change simplement en onces d’argent d’onze deniers de fin11.

§ 66

On peut dire que cette stipulation faciliterait extrêmement le change étranger dans les lettres de change et donnerait une grande sûreté aux porteurs de billets de banque pour pouvoir toujours retirer de la banque poids pour poids, titre pour titre ; car il serait de l’intérêt de l’État de conserver dans les monnaies le même titre et même le plus haut titre possible.

§ 67

Je suppose que dans une banque provinciale on veuille mettre dans le commerce pour deux millions d’onces de billets ; il faudra le premier quart en gros billets de mille onces, c’est deux cents cinquante billets ; le second quart en billets de cent onces, c’est deux mille cent billets ; le troisième quart en billets de dix onces, c’est vingt-cinq mille billets ; et le quatrième quart en billets d’une once, c’est deux cent cinquante mille billets. On peut facilement en signer dans un registre trois ou quatre par minute : c’est plus de deux cents par heure et plus de mille en cinq heures ; ainsi les préparatifs pour commencer la banque par les trois mêmes signatures des trois associés peuvent être faits en moins de quinze jours, et pour les premiers mois il n’en faudra pas le quart.

§ 68

Comme les billets de banque ne circuleraient que dans la province où ils auraient été signés et où les trois signatures seraient fort connues de tout le monde, la marque du papetier et le nom de la ville imprimé dans le corps du carré de papier, le sceau de la compagnie et la même écriture feraient un assemblage de tant de marques qu’il ne serait pas possible de faire aucun billet faux, qui ne fut reconnu pour tel ; on peut observer en général que les belles écritures, que le papier le plus fin, le plus fort, le plus blanc, que l’encre la plus noire, que la gravure la plus parfaite, que toutes ces choses sont plus difficiles à imiter à mesure qu’elles approchent de la perfection ; mais il faut autant qu’il est possible les mêmes signatures ou au moins deux mêmes signatures anciennes qui accoutument à la troisième qui serait nouvelle pour remplacer la signature d’un associé mort.

§ 69

Ces banques provinciales donneraient des lettres de change sur la Banque de Paris et celle de Paris sur toutes les banques particulières ; à l’égard du droit de change il serait la moitié moins fort que celui des banquiers qui prennent le moins.

§ 70

On ne pourrait pas empêcher que les billets au porteur d’une banque ne circulassent un peu dans les paroisses voisines des autres provinces ni même que les billets des provinces frontières ne circulassent aussi un peu, surtout en temps de paix dans les paroisses frontières de nos voisins ; mais comme ces choses sont volontaires, cela ne ferait aucun préjudice à personne. Il est même assez vraisemblable que nos voisins suivraient bientôt notre exemple et que leurs billets circuleraient un peu dans nos frontières. Mais tout cela ne ferait que faciliter davantage le commerce en général.

§ 71

Peut être que l’on trouvera qu’il serait à propos que la banque de Rouen, de Bordeaux, de Saint-Malo et autres villes maritimes pût envoyer recta12 des lettres de change acquittables par le commis de la Banque de Paris dans les principales villes de commerce d’Europe, comme à Londres, à Amsterdam, etc…, en lui payant certain droit réversible à la Banque de Paris.

§ 72

Chaque banque particulière pourrait de même avoir crédit recta13 chez les autres banques particulières pour y faire payer des lettres de change. Ce sont de ces perfectionnements que l’on peut avec le temps procurer à cet établissement et alors on n’aurait plus besoin de la médiation de la Banque de Paris.

§ 73

Le profit annuel d’une banque qui a en terres quinze millions de capital ou six cents mille livres de revenu et qui prête à cinq pour cent pour environ dix millions de billets sur son crédit peut monter à cinq cent mille francs par an, laquelle somme serait répartie entre les associés ; or supposé qu’il y eut pour cent mille francs de frais de régie, ce serait toujours quatre cents mille livres de profit annuel, lorsque la banque serait bien accréditée, c’est-à-dire que chaque associé augmenterait son revenu des deux tiers et procurerait un grand profit aux marchands emprunteurs qui tireraient de leur commerce et de leur industrie plus de dix pour cent de profit de la somme par eux empruntée de la Banque à cinq pour cent d’intérêt.

OBJECTION I

§ 74

On a présentement un si grand éloignement pour tout ce qui s’appelle billet de banque qu’il n’est pas temps de proposer cet établissement.

Réponse

§ 75

1°. Je ne dispute pas du temps où cet établissement sera bon à être proposé ; mais on conviendra que si dans quelque temps l’établissement est proposé à plusieurs villes aux conditions portées par ce mémoire, il y aurait bientôt plusieurs semblables établissements ; et effectivement un gentilhomme ou un bourgeois qui aura du revenu en fonds de terres ne sera-t-il pas bien aise d’être d’une compagnie quand il verra que sans rien risquer il peut augmenter son revenu des deux tiers en mettant ainsi en valeur le crédit qu’il peut tirer de la valeur de son fonds de terre et de la réputation qu’il a acquise par son économie, sans compter la considération et l’aisance que lui donnera dans son pays une place dans une compagnie riche et puissante ?

§ 76

2°. Comme l’établissement de ces billets serait volontaire, il ne contraindrait personne et celui qui préférerait l’argent au billet aurait toujours de l’argent.

§ 77

3°. Comme les débiteurs de la banque et leurs cautions seraient obligés de rapporter dans la quinzaine de l’appel, ou de l’argent comptant ou les billets de la banque, ce discrédit ne pourrait jamais durer que trois semaines ; et comme tout serait payé en argent, le crédit se rétablirait dans le moment, parce que personne ne pourrait se plaindre de n’être pas payé.

OBJECTION II

§ 78

Quand ces banques particulières seraient faciles à établir et quand elles seraient toutes établies, elles ne seraient pas durables en France. Le roi ruinera bientôt leur crédit par les emprunts qu’il leur fera malgré elles pour ses besoins ; aucun établissement si bon qu’il soit n’est durable dans les monarchies.

Réponse

§ 79

1°. Il n’y aura dans chaque banque qu’environ six cent mille francs d’argent et le reste est en billets de crédit assurés sur les débiteurs de la banque et sur les terres des banquiers et sur leur économie ; ce ne peut donc pas être un objet14 pour le Roi.

§ 80

2°. Est-il de l’intérêt du Roi de faire tomber un établissement qui augmente si considérablement le commerce et le revenu de ses sujets ? Est-il de son intérêt de le renverser sans tirer aucune utilité ?

§ 81

3°. Dans le moment qu’il voudrait emprunter seulement vingt mille livres d’une banque, le discrédit s’y mettrait et les banquiers eux-mêmes, de peur de devenir créanciers du roi, augmenteraient sourdement ce discrédit, afin que tous les porteurs de billets vinssent fondre en même temps sur eux et afin que le roi, voyant qu’il ne peut rien espérer d’eux, ne leur demande rien.

§ 82

4°. Le meilleur parti et même l’unique lorsque le roi aura besoin d’argent, c’est qu’il emprunte de ses sujets, à condition de payer et de rembourser tous les ans partie du capital avec l’intérêt, et que, pour en venir à bout, il lève un subside extraordinaire qui dure un certain nombre d’années, jusqu’au remboursement total du capital et intérêt de la somme empruntée. C’est la méthode d’Angleterre et ce que les Anglais appellent annuités. J’ai fait sur cela un mémoire séparé15.

§ 83

5°. Je conviens que dans un État despotique le meilleur établissement de ce règne-ci peut être renversé dans le règne suivant ; mais parce qu’il n’est pas si durable que dans une république, s’ensuit-il qu’on ne doive jamais en jouir seulement pendant le règne du roi qui le veut former ? Ne vaut-il pas mieux jouir d’un grand avantage pendant vingt ou trente ans que de n’en jamais jouir du tout ? Et d’ailleurs ce qu’un ministre insensé a détruit ne peut-il pas être rétabli par un ministre sage ? Mais on vient de voir même que par la seule constitution de la banque, qui n’a presque point d’argent comptant, le ministre ne songera jamais à user de violence pour se saisir du peu qu’il y aurait dans les différentes caisses de la banque.

OBJECTION III

§ 84

Je conviens que par l’établissement de vos banques provinciales vous donnez à la vérité un moyen pour augmenter le crédit du public et que par cette augmentation de la monnaie de métal et que vous les distribuassiez à ceux qui en ont le plus de besoin pour augmenter les profits de leurs divers commerces16. Je conviens que c’est une invention très utile de mettre ainsi en valeur le crédit que peuvent et que doivent donner d’un côté les fonds de terre et de l’autre le travail, l’habileté et l’économie de huit ou dix compagnies composées de huit ou dix participes17, gens habiles et industrieux. Je conviens que pour former dans l’État cent millions en monnaie de crédit, égale et même supérieure en valeur à la monnaie de métal, il n’est pas nécessaire d’y affecter plus de six millions de revenu en fonds de terres ni d’y employer plus de dix compagnies, mais je soutiens que cette augmentation de cent millions de monnaie de crédit ne suffira pas à beaucoup près pour augmenter les différents commerces autant qu’ils peuvent être augmentés.

Réponse

§ 85

1°. Il y a des provinces où faute de rivières navigables, de canaux, de chemins pavés et commodes et par l’éloignement des ports de mer, le commerce ne peut pas être fort augmenté. Or dans celles-là, un quart d’augmentation de monnaie suffira pour augmenter le commerce presque au plus haut point qu’il peut être d’ici à douze ou quinze ans.

§ 86

Je ne disconviens pourtant pas qu’avec le temps il s’y pourra découvrir de nouvelles routes pour y augmenter le commerce ou du moins certains commerces ; mais il sera assez temps de permettre aux associés d’affecter, d’hypothéquer et d’engager à leur banque de nouveaux fonds et d’obtenir la permission d’augmenter le nombre de leurs associés et la monnaie de crédit à proportion qu’ils auront augmenté le fonds immobilier18 de leur banque.

§ 87

2°. À l’égard des grandes villes maritimes ou des grandes villes qui sont situées sur de grosses rivières, le fonds de la banque sera suffisant pendant sept ou huit ans pour porter fort loin l’augmentation du commerce qui s’y peut faire ; car enfin il faut du temps aux commerçants pour découvrir de nouveaux commerces utiles ; mais enfin on pourra facilement savoir quand notre commerce sera augmenté au plus haut point où les Hollandais aient porté le leur et ce sera quand on verra que le marchand ne veut plus emprunter qu’au même intérêt que les marchands accrédités empruntent en Hollande, c’est-à-dire à deux pour cent ; mais nous sommes encore bien éloignés de cette situation où la monnaie soit si abondante, et alors les associés pourront demander et obtenir de pouvoir augmenter le fonds immobilier de leur banque pour faire et prêter plus de billets.

§ 88

Il ne faut pas croire pour cela que cette augmentation du fonds immobilier puisse jamais aller plus qu’au double, c’est-à-dire à douze millions de rente, c’est-à-dire à peu près à la cinquantième partie du revenu du royaume en fonds de terres.

§ 89

Le chevalier Petty, habile homme d’ailleurs, semble avoir pensé que les Anglais, avec le crédit qu’ils pourraient tirer du revenu que possède la nation en fonds de terres, pourraient faire eux seuls tout le commerce maritime ; mais ce sont de ces visions qui se mêlent quelquefois faute d’attention suffisante aux vues les plus solides des meilleurs esprits. Car comment imaginer que moi, marchand de Bordeaux, je confierai sans crainte pour vingt mille francs de vin à un Anglais et cela seulement parce que cet Anglais a pour deux mille livres de rente en fonds de terres à trente lieues de Londres et à deux cents lieues de Bordeaux ? Il ne songeait pas que cette caution eût été regardée comme nulle ou presque nulle à cause de la possibilité de la guerre et à cause du trop grand éloignement du débiteur ; au lieu que, dans le système des banques provinciales, j’ai pour la sûreté du billet de banque un fonds affecté dans mon voisinage et sans aucune crainte de guerre. Mais il faut avoir de l’indulgence pour les égarements des grands génies, parce qu’ils s’égarent moins souvent que les autres et parce qu’ils fournissent eux-mêmes par leurs belles méthodes et par leurs lumières, et de [sic] nous garantir en même temps de leurs erreurs19.

OBJECTION IV

§ 90

Il y a un inconvénient contre la durée de cet établissement, c’est que l’on verra bientôt la plupart des associés souhaiter de mettre en actions l’intérêt qu’ils ont à leur banque et de vendre ainsi diverses parties du fonds qu’ils ont à la banque. Or si cela se permet il arrivera que les actionnaires qui ne travailleront point, gagnant autant que ceux qui travaillent pour l’utilité commune. Le travail se ralentira et l’intérêt commun en sera très négligé ; ainsi il arrivera bientôt que la banque ne sera plus servie par les associés mais par des commis mercenaires, qui coûteront beaucoup en appointements et qui auront souvent leurs intérêts particuliers opposés aux intérêts de la banque. D’ailleurs plus il y a d’actionnaires fainéants, moins chacun se soucie de l’intérêt commun, où chacun alors a si petite part.

Réponse

§ 91

Je conviens que si l’on permet de partager les intérêts de la banque en actions et sans que la banque choisisse des associés travailleurs pour remplacer ceux qui vaqueront, ce sera ôter à la banque sa principale force et ce qu’il y a de plus solide pour la garantie de porteurs de billets, qui est le travail, l’industrie, l’économie et l’application d’environ cent associés ou participes20, gens habiles, industrieux et réputés tels et qu’ainsi il est à propos que celui qui voudra retirer son fonds et son travail de la banque ne le puisse pas vendre sans l’agrément de la compagnie, afin qu’elle soit sûre en faisant un bon choix d’avoir un cautionnement non seulement en fonds de terres, mais encore en industrie et en travail pareil à celui de l’associé qui veut se retirer. Car je conviens que l’impuissance de travailler causée par les maladies et par les infirmités de la vieillesse est une excuse légitime pour tous les associés et celui qui ne travaille plus par impuissance ne doit être privé que du droit de présence. Ce que j’ai donc à répondre à cette objection, c’est qu’il est facile de faire un statut qui prévienne le mal de la création des actions et c’est un avantage des banques particulières que n’aurait pas une banque générale trop étendue.

OBJECTION V

§ 92

Il y a encore une cause qui ruinera la plupart des banques, c’est que souvent, faute de nombre suffisant d’emprunteurs, les associés ne manqueront pas de vouloir eux-mêmes entreprendre des établissements de manufactures et différents commerces qui paraissent d’abord très avantageux et qui le sont effectivement pour ceux qui, y étant intéressés, y veillent eux-mêmes et les gouvernent avec économie. Mais dès qu’ils sont forcés de les faire gouverner par des mercenaires, le travail devient moindre du double et, faute du travail et des soins nécessaires, les pertes en détail augmentent du double et les profits diminuent du double. Ainsi le grand profit apparent deviendrait une ruine réelle pour la banque, car c’est particulièrement pour le commerce que ce proverbe a été fait : tant vaut l’homme, tant vaut sa terre.

Réponse

§ 93

Je conviens de l’inconvénient, mais il est aisé ou d’ordonner ou de convenir que les banques ne pourront ni former de manufactures ni commencer de commerces, mais seulement prêter aux entrepreneurs des manufactures et aux autres commerçants.

RÉCAPITULATION

§ 94

1°. Il résulte que par l’établissement de ces banques particulières l’État aurait les mêmes avantages que nous avons tirés pendant quelque temps de la Banque générale dans ses plus beaux jours, sans en avoir les inconvénients : 1° la monnaie de crédit serait plus désirée que la monnaie de métal, chacune dans sa province ; 2° la monnaie en général serait ainsi un quart plus nombreuse et plus commune dans le royaume ; car enfin on ne voit jamais tant de monnaie d’argent que lorsqu’elle vaut un peu moins que la monnaie de crédit ; ce n’est pas qu’il y ait plus d’argent, mais c’est qu’on aime mieux s’en défaire que de la monnaie de crédit ; 3° les manufactures seraient multipliées, augmentées et beaucoup plus d’ouvriers employés ; 4° beaucoup plus de laboureurs secourus, plus de terres labourées, mieux labourées et beaucoup plus de bestiaux élevés ; 5° beaucoup plus de vaisseaux et de commerce ; 6° beaucoup plus de moulins établis et bâtis de nouveau ; 7° beaucoup moins de frais pour le recouvrement des deniers du roi et des particuliers parce que l’argent sera plus commun ; 8° beaucoup plus de crédit pour le roi et pour chaque particulier parce qu’il payera plus facilement ce qu’il doit ; 9° enfin beaucoup plus de facilité pour tous les établissements utiles.

§ 95

2°. Nous tirerons même de l’établissement des banques provinciales un avantage que n’avait point la Banque générale, en ce qu’elles feront servir les revenus en fonds de terre et l’habileté des associés à augmenter le crédit public et à multiplier une nouvelle monnaie de crédit, qui sera au moins égale en valeur pour le commerce à la monnaie d’argent.

§ 96

3°. Un inconvénient qui diminue extrêmement la confiance du porteur de billet, c’est lorsque son débiteur a le pouvoir de se dispenser de payer ou lorsque le porteur de billet ne connaît pas les biens de son débiteur ou lorsqu’il ne peut faire aucune saisie, ni aucune vente publique de ses biens pour être payé ; cet inconvénient (dis-je) n’est point à craindre dans la banque particulière, puisqu’un simple porteur de billet pourra avoir permission de saisir les meubles et les revenus et de vendre les biens meubles et immeubles de chacun des associés.

§ 97

4°. Un autre inconvénient qui diminue beaucoup la confiance du porteur de billet et qui consiste dans la crainte que ses débiteurs ne soient mauvais ménagers, qu’ils ne soient pas suffisamment habiles, qu’ils ne fassent de mauvaises entreprises, qu’ils ne prêtent à gens qui n’emploient pas les deniers prêtés en choses faciles à convertir en monnaie de métal, qu’ils n’aliènent le fonds de terres qui répond de la dette avant qu’il puisse être payé, toutes ces sortes de craintes n’auront point de lieu dans l’établissement des banques provinciales. Les directeurs ou associés et leurs cautions participes21 seront en nombre suffisant. Ils seront choisis entre les plus riches, entre les plus laborieux et entre les plus habiles économes. Leurs entreprises, leurs prêts se feront à la pluralité des voix et souvent à la vue des habitants de la ville. Leurs biens en fonds seront d’un tiers plus forts en valeur que leurs billets. Ils seront connus de tout le monde. Ainsi le porteur de billets n’aura pas la moindre crainte de leur insolvabilité.

§ 98

5° Il y avait un inconvénient dans la Banque générale, c’était l’impossibilité de recouvrer les billets perdus et endossés du nom du propriétaire, à cause du nombre presque innombrable de numéros et de billets ; or cela ne sera plus à craindre puisque le nombre des billets de mille onces passera rarement deux cents cinquante numéros dans chaque banque particulière et que ces billets ne circuleront et n’auront de valeur que dans une petite étendue en comparaison de la Banque générale.

§ 99

6° Un grand inconvénient qui diminue considérablement la confiance du créancier d’une banque, c’est la crainte de la falsification des billets ou de la monnaie de crédit. Or cet inconvénient sera moins à craindre que la falsification de la monnaie de métal, car ces billets falsifiés n’ayant guère de cours ni de valeur que dans la province, comme les trois signatures y seront connues de tout le monde, comme les directeurs y seront toujours présents et que leurs commis dans leurs divers bureaux des petites villes ou des bourgs voient, changent et retirent tous les jours un grand nombre de billets, on ne pourra jamais y en répandre trois ou quatre qui soient un peu suspects de faux qu’ils ne s’en aperçoivent et qu’ils ne découvrent et n’arrêtent promptement les faux monnayeurs ou du moins les distributeurs de la fausse monnaie à cause du grand crédit de la banque dans son pays et à cause du grand intérêt que les associés et tous les habitants auront à cette découverte.

§ 100

D’ailleurs il faudrait qu’un falsificateur eût à lui un moulin à papier, qu’il eût d’excellentes matières, d’excellents ouvriers, un excellent graveur, il faudrait qu’il fût lui-même un excellent faussaire ; or tout cela prouve que la fausse monnaie de crédit sera toujours incomparablement plus difficile à faire et plus facile à découvrir que la fausse monnaie d’or ou d’argent et par conséquent incomparablement plus rare et qu’ainsi elle ne sera jamais un inconvénient qui soit fort à craindre dans le système des banques provinciales.

§ 101

Donc ce nouvel établissement aura les mêmes avantages, et plus grands, que la Banque générale a eus lorsqu’elle a été la plus florissante, sans en avoir aucun des inconvénients. Et c’est ce que je m’étais proposé de démontrer.


1.La Banque générale, fondée en 1716 par John Law, devenue Banque royale le 4 décembre 1718, fut le premier établissement bancaire à émettre pour le royaume des billets de banque garantis par l’État.
2.La Compagnie perpétuelle des Indes est le résultat de l’opération de fusion, menée par John Law en 1719, de plusieurs compagnies de commerce françaises. Elle émet des actions dont les intérêts sont payables en billets de la Banque générale, devenue Banque royale ; voir Philippe Haudrère, La Compagnie française des Indes au XVIIIe siècle, 2e éd., Paris, Les Indes savantes, 2005.
3.« On dit en termes de commerce, que le change est au pair, pour dire qu’Il n’y a rien ni à gagner, ni à perdre » (Académie, 1740, art. « Pair »).
4.Rentes hypothèques : rentes perpétuellement rachetables (Olivier Estienne, Nouveau traité des hypothèques, Rouen, J. Besongne, 1705, p. 18).
5.Participe : « Terme de finance, qui se dit de celui qui a part dans un traité, dans une affaire de finance » (Académie, 1718).
6.Participe : « Terme de finance, qui se dit de celui qui a part dans un traité, dans une affaire de finance » (Académie, 1718).
7.Faculté de réméré : « la faculté de racheter dans certain temps la chose qu’on vend » (Académie, 1718).
8.L’auteur écrit mobiliaires, orthographe qui sera supplantée par mobilier(ère), à la fin du XVIIIe siècle (voir Académie, 1740 et 1798). L’édition généralise l’orthographe actuelle.
9.Voir Discours contre l’augmentation des monnaies, et en faveur des annuités, in OPM, Rotterdam / Paris, J. D. Beman / Briasson, 1733, t. II, p. 199-230.
10.Voir les preuves apportées par l’auteur dans son Discours contre l’augmentation des monnaies, et en faveur des annuités, p. 205-210.
11.Denier de fin : quantité d’argent fin contenu dans un lingot que l’on suppose être divisé en douze parties (comme le carat pour l’or) ; voir Thomas Corneille, Dictionnaire des arts et des sciences, Paris, Vve J.-B. Coignard, 1694, art. « Denier ».
12.Recta : « En droiture, directement, sans aucun milieu » (Académie, 1718 ; donné comme familier dans l’édition de 1740).
13.Recta : « En droiture, directement, sans aucun milieu » (Académie, 1718 ; donné comme familier dans l’édition de 1740).
14.Objet : comprendre qui mérite son intérêt.
15.Ce mémoire constitue la seconde partie du Discours contre l’augmentation des monnaies, et en faveur des annuités, p. 212-228 ; voir Monnaies, § 38 et suiv.
16.Passage obscur dû à une erreur du copiste ? Supposant le verbe convenir sous-entendu, suivi du subjonctif, dans le sens d’« être d’accord », nous comprenons : […] et je conviens que par cette augmentation de monnaie de métal vous la distribuassiez […].
17.Participe : « Terme de finance, qui se dit de celui qui a part dans un traité, dans une affaire de finance » (Académie, 1718).
18.L’auteur écrit mobiliaire, immobiliaire, orthographe qui sera supplantée par mobilier(ère), immobilier(ère), à la fin du XVIIIe siècle (voir Académie, 1740 et 1798). L’édition généralise l’orthographe actuelle.
19.Passage obscur dû à une erreur du copiste ? Nous comprenons : […] fournissent eux-mêmes par leurs belles méthodes et par leurs lumières les moyens de nous garantir […]. Idée formulée à propos de Descartes par Montesquieu, Malebranche et Voltaire (voir Montesquieu, Pensées, nº 775, Montedite, édition en ligne des “Pensées” de Montesquieu, Carole Dornier (éd.), Caen, Presses universitaires de Caen, 2013, note 1.
20.Participe : « Terme de finance, qui se dit de celui qui a part dans un traité, dans une affaire de finance » (Académie, 1718).
21.Participe : « Terme de finance, qui se dit de celui qui a part dans un traité, dans une affaire de finance » (Académie, 1718).