La genèse architecturale de l’église de la Trinité de Fécamp
Résumés
L’église de la Trinité de Fécamp, construite en trois grandes étapes entre le XIe et le XIVe siècle, s’élève à l’emplacement de la collégiale érigée par Richard Ier en 990. Cette première église est mentionnée par plusieurs sources qui ne permettent qu’une reconstitution sommaire de l’édifice, mais font supposer qu’elle était dotée d’un massif occidental à deux tours plutôt que d’un véritable Westwerk. L’abside, seul élément connu par des fouilles, s’avère être le noyau autour duquel le bâtiment actuel s’est développé par une succession de reconstructions partielles, qui intégrèrent chaque fois des parties de l’édifice antérieur.
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- 1 Sur l’histoire de la fondation du monastère, voir Jean-François Lemarignier, Étude sur les privilèg (...)
- 2 Vallery-Radot, Jean, L’église de la Trinité de Fécamp, Paris, H. Laurens, 1928, 101 p.
1L’abbaye de Fécamp, l’un des principaux établissements monastiques de la Normandie au Moyen Âge, fut fondé en 1001 par le duc Richard II au sein de sa résidence en faisant appel à l’abbé de Saint-Bénigne de Dijon, Guillaume de Volpiano1. L’église de la Trinité est le seul vestige médiéval du monastère qui nous soit parvenu. Si l’on peut être frappé par l’homogénéité apparente du bâtiment, l’analyse révèle que l’église actuelle est principalement le résultat de trois grandes phases de construction étalées sur plus de deux siècles2 ; l’une à la fin du XIe siècle, la suivante à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle, la dernière vers 1300 (voir annexe 2). Nous nous proposons de montrer et de comprendre l’enchevêtrement de ces phases dans le chœur de l’église à l’aide des sources et par l’étude du bâtiment. Nous verrons aussi que, si la première église du monastère, érigée par Richard Ier, n’existe plus en élévation, son héritage est pourtant encore décelable dans l’église d’aujourd’hui.
- 3 Comme le gros-oeuvre ne comprenait pas de cloisons entre les chapelles, les deux rangées de chapell (...)
2L’église actuelle se dresse dans les vestiges du château ducal. De dimensions imposantes, elle illustre bien l’importance du monastère auquel elle appartenait. Derrière une façade reconstruite au milieu du XVIIIe siècle s’étend la nef longue de dix travées, érigée à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle (fig. 1). Le vaisseau central, bordé de part et d’autre de bas-côtés et entièrement voûté d’ogives, est suivi d’un transept saillant sans bas-côté et dont la croisée est surmontée d’une tour-lanterne. L’élévation à trois niveaux de la nef se prolonge dans les bras du transept, où les tribunes sont remplacées par des coursières dans l’épaisseur du mur (fig. 2). Le vaisseau central du chœur, long de trois travées droites et flanqué de bas-côtés sur lesquels s’ouvrent des chapelles rectangulaires3, se termine en rond-point contourné d’un déambulatoire pourvu de cinq chapelles rayonnantes alternant dans leur forme (voir annexe 1). Au côté nord du vaisseau central, on retrouve l’élévation à trois niveaux de la nef (fig. 3). La troisième travée est différente des deux premières pour ses niveaux inférieurs: l’arcade et l’ouverture de la tribune y sont moins hautes et en plein-cintre. Le tracé des arcs, la forme des piliers ainsi que la modénature indiquent que ces deux niveaux datent de l’époque romane, alors que le niveau des fenêtres hautes, comme les deux premières travées, est de la fin du XIIe siècle. Avec une élévation à deux niveaux uniquement, le côté sud du chœur et le rond-point sont différents du côté nord; sous les fenêtres hautes du XIIe siècle, des arcades très élancées occupent par leur moitié supérieure la place des tribunes (fig. 4).
3Piliers et arcades, profilés par une multitude de tores minces pourvus de chapiteaux à crochets vigoureux ou à deux rangs superposés de feuilles, sont caractéristiques des années de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècle. La différence se retrouve aussi dans les chapelles rayonnantes. Au nord du chœur, elles datent de l’époque romane, alors qu’au sud, elles font partie des reconstructions de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècle.
Fig. 3 : Fécamp, abbatiale, choeur, travées droites, côté nord.
La première et la deuxième travée ainsi que le niveau des fenêtres hautes et les voûtes datent du XIIe siècle, les deux niveaux inférieurs de la troisième travée de l'époque romane
Fig. 4 : Fécamp, abbatiale, choeur, travées droites, côté sud.
Les arcades sont le produit du remaniement au début du XIVe siècle, le niveau des fenêtres hautes et les voûtes datent du XIIe siècle
- 4 L’église ayant été consacrée onze ans avant l’arrivée de Guillaume de Volpiano et ses moines, il es (...)
4Aucune élévation ne subsiste de la première église, construite en 990 par Richard Ier au sein de son château pour remplacer un petit oratoire installé par son père, et desservie par des chanoines jusqu’à leur remplacement par les moines bénédictins en 10014. Elle nous est connue néanmoins par des sources écrites et par les résultats de fouilles entreprises dans le chœur.
- 5 « …miri schematis forma construxit in honore sanctae Trinitatis delubrum, turribus hinc inde et alt (...)
- 6 De miraculis quae in Ecclesia Fiscannensi contigerunt (copie d’Arthur Du Monstier, BnF, lat. 10051, (...)
- 7 Chronicon S. Benigni Divionensis, éd. Emile Bougaud et Joseph Garnier, Analecta Divionensia, Dijon, (...)
- 8 Raoul Glaber, Vita domni Willelmi abbatis, éd. Neithard Bulst, Deutsches Archiv, 30 (1974), p. 486 (...)
- 9 Langfors, De miraculis…, p. 9. Le terme crypta ne se réfère pas forcément à une crypte au sens mode (...)
5Le récit de la construction de la première église donné par Dudon de Saint-Quentin est incontestablement la source la plus connue. Le chanoine relate le déroulement du chantier sous la direction de Richard Ier avant de donner une description assez sommaire de l’édifice : il s’agit d’une église à plusieurs tours, faite en pierres et briques, voûtée ou pourvue d’arcs en deux endroits, blanchie à l’extérieur et peinte à l’intérieur5. D’autres sources fournissent des indications sur l’emplacement des autels dans l’église. Le récit d’un miracle survenu à l’époque de l’abbé Jean de Fécamp (1028-1078) indique clairement qu’un autel dédié au Sauveur se trouvait derrière le maître-autel dédié à la Trinité6. La Chronique de Saint-Bénigne, écrite entre 1058 et 1066, situe le tombeau de Guillaume de Volpiano devant l’autel Saint-Taurin7, tandis que la Vita Willelmi place le tombeau au milieu de l’église, à un endroit où les frères pouvaient le voir en entrant et sortant de l’église8. D’après un autre miracle, le tombeau de Guillaume aurait été situé dans un lieu de l’église désigné comme « crypte »9.
- 10 Malandain, Jerôme, « Compte rendu sur les premières fouilles faites à l’abbaye de Fécamp pour reche (...)
6Aux sources s’ajoutent les résultats des fouilles menées en 1925, malheureusement assez mal documentées10. Ces fouilles furent entreprises dans les deuxième et troisième travées du chœur dans le but de retrouver la crypte mentionnée dans le miracle cité ci-dessus. Un pan de mur arrondi en blocs de tuf local fut découvert sous la troisième travée du vaisseau central (voir annexe 1). Ce mur fut également retrouvé lors d’un sondage dans le bas-côté nord de la deuxième travée, où il est situé sous le pilier supportant les arcades de la deuxième et de la troisième travée du chœur actuel. Lors d’un troisième sondage côté sud, il fut découvert sous le pilier en vis-à-vis. Les sondages furent conduits sur une profondeur de quatre mètres sans que la base du mur ait été atteinte. Les remblais étaient meublés de fragments d’enduit peint dans lesquels les fouilleurs virent la confirmation de l’existence des peintures murales mentionnées par Dudon.
- 11 Reinhardt, Hans et Fels, Etienne, « Étude sur les églises-porches carolingiennes et leur survivance (...)
- 12 Baylé, Maylis, « Les relations entre massif de façade et vaisseau de nef en Normandie avant 1080 »,(...)
- 13 Renoux, Fécamp…, p. 453-462.
- 14 Renoux, Fécamp…, p. 461. Le mot crypta fut effectivement utilisé pour désigner les rez-de-chaussée (...)
7Ces différentes informations sur la collégiale ont donné lieu à plusieurs essais de reconstitution, focalisés sur la partie ouest de l’église. En 1933, un article de Hans Reinhardt et Etienne Fels sur les églises-porches et leur survivance dans l’art roman aborde exclusivement le massif occidental de l’église. Le texte de Dudon, seule source utilisée, y est interprété comme description de cette partie et non de l’église dans son ensemble. Les auteurs arrivent à la conclusion que l’église de 990 aurait été précédée d’une église-porche (Westwerk) munie d’un narthex voûté, d’un étage supérieur également voûté et surmontée de trois tours11. Dès lors, ce Westwerk à trois tours semble généralement accepté dans la littérature relative à Fécamp12. Dans son livre sur le palais ducal de Fécamp, Annie Renoux réexamine le dossier en tenant compte de toutes les sources accessibles13. Elle arrive aux mêmes conclusions que Reinhardtet Fels, mais par un raisonnement plus global. L’existence du Westwerk serait moins prouvée par la description de Dudon que par les mentions des autels. L’autel Saint-Sauveur aurait été situé, comme dans beaucoup d’églises-porches, à l’étage de la construction. Le niveau inférieur correspondrait à la crypte mentionnée dans le miracle et aurait donc contenu l’autel Saint-Taurin et le tombeau de Guillaume de Volpiano14. L’existence d’un Westwerk pleinement développé s’accorde bien, d’après elle, avec une idéologie du pouvoir fortement calquée sur les traditions carolingiennes.
- 15 Bouet, Pierre, « Dudon de Saint-Quentin. Construction de la nouvelle collégiale de Fécamp (990) », (...)
- 16 Un point de vue très proche est adopté par Reinhard Liess dans sa thèse sur l’architecture en Norma (...)
- 17 Voir infra pour les constructions de Guillaume de Rots. On sait qu’il fit déplacer des autels, mais (...)
- 18 L’Historia abbatum fiscannensium ab anno 1001 (BnF lat. 12778, fol. 101v˚) relate que l’abbé Raoul (...)
- 19 Fauroux, Marie, Recueil des actes des ducs de Normandie, M.S.A.N., t. XXXVI, Caen, 1961, n˚ 87, p. (...)
- 20 Delaporte, Yves, « L’office fécampois de saint Taurin », L’Abbaye bénédictine de Fécamp, Ouvrage sc (...)
- 21 Aujourd’hui, le tombeau de Guillaume de Volpiano se trouve dans la deuxième chapelle nord du chœur. (...)
8Ces reconstitutions incitent à faire quelques remarques. Comme l’a montré Pierre Bouet dans un article récent15, le texte de Dudon ne permet à lui seul en aucune façon d’assurer l’existence d’un Westwerk à trois tours. Si des tours sont mentionnées, on ne connaît ni leur nombre, ni leur localisation16. L’emplacement des autels reconstitué par Annie Renoux est également très hypothétique. La première mention de l’autel Saint-Sauveur place en fait celui-ci derrière le maître-autel dédié à la Sainte Trinité, et cela dès l’époque de Jean de Fécamp, donc avant la réorganisation attestée de l’espace liturgique entreprise par l’abbé Guillaume de Rots à la fin du XIe siècle17. Quant à l’autel Saint-Taurin, il se trouvait à partir du XIIIe siècle dans le transept nord de l’église actuelle18. Sa première mention date du milieu du XIe siècle ; il est à cette date proche du tombeau de Guillaume de Volpiano. Rien ne prouve qu’il existait déjà en 990 ; il est même vraisemblable que son installation ait été liée au don du monastère de Saint-Taurin d’Evreux par le duc Robert aux moines de Fécamp en 1034-103519, à la suite duquel les reliques du saint ont pu être acheminées à la Trinité20. Il apparaît donc que, l’autel Saint-Sauveur ayant pu être situé dans le chœur et l’autel Saint-Taurin pouvant être postérieur à 990, les informations sur les autels ne rendent pas nécessaire l’hypothèse d’un Westwerk. Reste le problème de l’emplacement du tombeau de Guillaume de Volpiano21. Si Annie Renoux le place à l’étage inférieur d’un Westwerk, qu’on pourrait assimiler à une crypte, on peut tout aussi bien supposer qu’il se trouvait dans un autre espace voûté de l’église,que le même mot crypta peut également désigner. Là encore, la présence d’un Westwerk n’est donc pas nécessaire.
- 22 L’Allemagne, en revanche, reste fidèle au massif occidental à trois tours jusqu’à l’époque romane. (...)
- 23 Idem, p. 177-178.
- 24 Pour la datation vers l’an mil, voir Maylis Baylé, Les origines et les premiers développements de l (...)
- 25 Datation de la façade avant 1050 : voir Baylé, « Les relations… », 1991, p. 228 et Baylé, Les origi (...)
- 26 Pour le développement ultérieur des façades, voir Baylé, 1991, p. 225-235.
9Il est plus probable que le massif occidental présentait une forme dérivée du Westwerk qui, à partir du Xe siècle, supplante le Westwerk pleinement développé. La « crypte » avec autel en est absente, le groupement de trois tours est remplacé par une ou deux tours22 et, surtout, la construction perd son indépendance liturgique23. En Normandie, cette forme se trouve à Saint-Pierre de Jumièges24 et à Notre-Dame de Jumièges25. L’église de la Trinité constituerait ainsi non pas une survivance isolée d’un modèle dépassé, mais un point de départ pour l’élaboration des façades normandes26.
- 27 Lauer, 1927, p. 226.
- 28 Dudon de Saint-Quentin, 1865, p. 290 : « Domum Dei et orationis superlativo specialis pulchritudini (...)
- 29 Quand les moines, au XIIIe siècle, décidèrent d’allonger la chapelle axiale, ils se retrouvèrent co (...)
10Les vestiges fouillés de la partie est de l’église, négligés dans les reconstitutions citées ci-dessus, méritent plus d’attention. Dans son article sur les fouilles, Philippe Lauer souligne que l’aspect très soigné des pans de mur découverts semble indiquer qu’il s’agit de maçonneries destinées à être vues et non de fondations27. Du fait de la situation et de la forme de ces vestiges, il les attribue à l’abside de l’église de Richard Ier, dont le sol aurait été situé plusieurs mètres plus bas qu’aujourd’hui. L’analyse du texte de Dudon permet d’avancer une hypothèse légèrement différente : il y est spécifié que Richard Ier était amené à la construction d’une nouvelle collégiale par le fait que l’oratoire existant était beaucoup moins élevé que son palais28. Le but recherché était donc l’érection d’un sanctuaire égalant le palais ducal en hauteur. Or, comme cette église était située sur le flanc de la colline descendant vers la vallée, au nord-ouest du palais, la présence d’une substruction sous l’abside nous semble nécessaire pour arriver à la hauteur requise29. C’est une partie des murs de cette substruction qui pourrait avoir été découverte dans les fouilles. Mais ce qui est le plus significatif, comme nous le verrons par la suite, c’est la localisation de la substruction de l’abside de 990 dans le chœur de l’église actuelle, et la coïncidence de sa largeur et de celle du vaisseau central.
- 30 Bréhier, Louis, « L’église abbatiale de Fécamp », Journal des savants, juin/juillet 1930, p. 252, m (...)
- 31 « Praeterea, ad innumerabilem hominum multitudinem qui ad eam de toto mundo conveniunt capiendam un (...)
- 32 « Nam cancellum veteris ecclesie quam Ricardus dux construxerat, dejecit, et eximiae pulchritudinis (...)
11À la fin du XIe siècle, Guillaume de Rots, troisième abbé de Fécamp (1079-1107), fit reconstruire le chœur de l’abbatiale, qui fut consacrée en 109930. Un passage du recueil de miracles nous apprend que ces constructions ne furent pas uniquement guidées par la volonté d’embellir l’église, mais également par la nécessité de disposer de plus de place pour accueillir les foules de pèlerins qui venaient à Fécamp31. Orderic Vital précise que l’abbé fit détruire le chœur et le rebâtit en plus long et plus large, et que, par contre, la nef fut seulement modifiée32. Le chœur de Guillaume de Rots existe encore en grande partie, non dans sa forme d’origine, mais imbriqué dans les constructions du XIIe siècle. Les deux chapelles qui s’ouvrent sur le déambulatoire nord du rond-point ainsi que les deux niveaux inférieurs au nord de la troisième travée droite du chœur en sont des vestiges manifestes. Mais d’autres éléments existent ailleurs: les quatre piliers de la troisième travée du chœur contiennent chacun au moins une demi-colonne montante de l’époque romane, prouvant ainsi que les dimensions de cette travée étaient alors exactement les mêmes. Derrière les deux piliers délimitant cette travée vers l’est, à la jonction des travées droites avec le rond-point du chœur, se trouvent aussi deux escaliers tronqués appartenant au chœur roman, qui devaient desservir à l’origine une coursière devant les fenêtres hautes. Il est notable que, tandis que de nombreux vestiges du chœur de Guillaume de Rots subsistent dans ces parties, on n’en trouve en revanche aucune trace à l’ouest de la troisième travée du chœur actuel.
12On peut dès lors reconstituer le projet de Guillaume de Rots : il fit bâtir un chœur plus spacieux, à déambulatoire et chapelles rayonnantes, englobant l’ancienne abside. La place nécessaire pour la construction fut trouvée par le décalage du nouveau chœur vers l’est par rapport au chœur de 990. L’élévation était à trois niveaux, dont les deux niveaux inférieurs existent encore partiellement dans la troisième travée nord du chœur actuel, et dont le troisième niveau peut être reconstitué par l’emplacement des entrées des escaliers. L’architecture de ce chœur s’insère bien dans le courant architectural de la fin du XIe siècle en Normandie, en montrant une architecture très proche de Saint-Etienne de Caen ou Saint-Vigor de Cerisy-la-Forêt. Quant à la nef, la mention d’Orderic Vital et l’absence totale de vestiges romans plus à l’ouest de la troisième travée droite du chœur concordent pour affirmer que cette partie ne fut pas reconstruite. Ainsi s’explique que la largeur et l’orientation de l’abside de 990 furent reprises dans le vaisseau central du chœur : il devait s’accorder à l’ancienne nef de 990 intégrée à la nouvelle construction.
- 33 « … nostrae tamen Fiscannensis ecclesiae turres, tecturas et macerias renovare pariter ac meliorari (...)
- 34 Renoux, Fécamp…, p. 505. La reconstruction du logis abbatial par Henri de Sully est attestée par l’(...)
13L’hypothèse selon laquelle la nef de 990 existait encore au XIIe siècle est étayée par une source plus tardive : en 1157, l’abbé Henri de Sully (1139-1187) écrivit une lettre sollicitant la générosité des fidèles envers ses moines envoyés pour recueillir des fonds nécessaires à la reconstruction des toits, des murs et des tours de l’église abbatiale33. Comme il est peu probable que Henri de Sully ait envisagé la reconstruction d’une église érigée à peine soixante ans plus tôt, dont les vestiges sont en bon état encore aujourd’hui, cette source fut toujours interprétée comme se référant soit aux bâtiments claustraux, soit au logis abbatial, soit aux fortifications de l’abbaye34. Mais si on admet que la nef était encore celle de 990, la nécessité de travaux à l’église même devient beaucoup plus naturelle.
- 35 « Fiscannense monasterium combustum est. », Robert de Torigni, Chronique, éd. Léopold Delisle, Soci (...)
- 36 Historia abbatum Fiscannensium ab anno 1001, BnF lat. 12778, fol. 101v˚ : « Nam medietatem navis ec (...)
14La reconstruction devint indispensable après qu’un incendie eut ravagé l’église en 116835. Henri de Sully la fit reconstruire d’est en ouest, en commençant par les travées droites du chœur. La nouvelle construction s’inspira clairement du chevet roman, qui avait survécu à l’incendie: on garda l’élévation à trois niveaux, avec tribune comme niveau intermédiaire, les piliers composés, les demi-colonnes montantes sans interruption du sol à la naissance de la voûte. La réalisation intégra néanmoins les dernières évolutions stylistiques : les arcs sont en tiers-point, des chapiteaux à feuilles d’eau ont remplacé ceux à rinceaux, les espaces sont voûtés sous ogives. La construction dura une cinquantaine d’années, elle fut terminée par les soins de l’abbé Raoul d’Argences (1190-1219) avec la façade ouest de la nef36. Ces travaux firent complètement disparaître la nef de l’église de 990 et son massif occidental.
15Le chœur de Guillaume de Rots n’échappa que de justesse à la disparition totale;au milieu du XIIIe siècle, une transformation du chœur fut entreprise. Les tribunes du côté sud et du rond-point furent démolies pour laisser la place à la partie haute des arcades très élancées. La chapelle d’axe ainsi que les chapelles sud du chœur furent reconstruites avec la même hauteur sous voûte que les travées du déambulatoire et du bas-côté sud, les chapelles sud reprenant le plan ancien. Ces travaux furent exécutés en sous-œuvre, de sorte que le vaisseau central garda ses voûtes et ses fenêtres hautes de la fin du XIIe siècle.
- 37 Historia abbatum Fiscannensium ab anno 1001, BnF lat. 12778, fol. 102v˚ : « in dextro latere eccles (...)
16Aucune source ne nous renseigne sur les raisons de ces travaux ou sur la date de leur commencement. On peut néanmoins supposer qu’ils furent entrepris parce que le chevet roman, avec ses tribunes, occultait trop le rond-point. Des éléments stylistiques suggèrent qu’ils débutèrent dans la chapelle d’axe au milieu du XIIIe siècle pour se poursuivre au sud. La première mention de ces travaux dans les sources n’apparaît qu’au début du XIVe siècle. L’Historia abbatum indique que l’abbé Thomas de Saint-Benoît (1297-1307) fit achever les chapelles donnant sur le bas-côté sud du chœur et qu’il aurait voulu continuer les travaux de l’autre côté du chœur, mais que la mort l’en empêcha37. Les résultats de l’analyse archéologique sont en accord avec cette mention: les travaux plus tardifs dans le déambulatoire nord servirent uniquement à unifier l’aspect du rond-point en supprimant la tribune, sans toucher aux chapelles romanes.
17Après le milieu du XIVe siècle, l’église ne changea plus de forme. Les travaux des siècles suivants se contentèrent de remplacer des parties en mauvais état, comme la chapelle axiale, reconstruite en grande partie vers 1500, ou la façade ouest, qui date du milieu du XVIIIe siècle.
18Ainsi, l’étude des différentes étapes de la construction de la Trinité permet de comprendre le développement de l’église, de 990 à aujourd’hui (voir annexe 2). La première église s’avère être le noyau autour duquel le bâtiment actuel s’est développé, par une succession de reconstructions partielles dans lesquelles les différentes parties furent remplacées tour à tour, sans qu’il ne fût jamais procédé à une reconstruction totale. Les reconstructions partielles s’étant à chaque fois adaptées aux éléments conservés du bâtiment antérieur, l’emplacement de l’abbatiale, son orientation et la largeur de son vaisseau central sont encore aujourd’hui ceux de l’église de 990. L’élévation à trois niveaux, introduite dans le bâtiment roman, a été reprise à l’époque gothique, de sorte que les différences se retrouvent plus dans les détails que dans l’ordonnance des volumes. C’est cette évolution graduelle du bâtiment, comparable à celle de nombreuses autres grandes églises normandes, comme par exemple les cathédrales de Bayeux ou Coutances, qui explique la relative homogénéité d’une église comprenant des éléments de différentes époques.
Annexe
Annexe 1
Annexe 2
Schéma évolutif de l'église
À gauche, le bâtiment de 990 (seuls l'emplacement et la forme de l'abside sont établis, le tracé de la nef et du transept est purement hypothétique). Au milieu, l'église vers 1099, après la reconstruction du choeur par Guillaume de Rots. À droite, l'église actuelle. Le choeur est composite (voir plan du choeur), le transept et la nef ont été érigés entre 1168 et 1219.
Notes
1 Sur l’histoire de la fondation du monastère, voir Jean-François Lemarignier, Étude sur les privilèges d’exemption et de juridiction ecclésiastiques des abbayes normandes depuis les origines jusqu’à 1140, Picard, Paris, 1937, p. 29-43 ; Bulst, Neithard, Untersuchungen zu den Klosterreformen Wilhelms von Dijon (962–1031), Bonn, L. Rohrscheid, 1973, p. 147-161 ; Renoux, Annie, Fécamp, du palais ducal au palais de Dieu, Paris, CNRS, 1991, p. 241-244 et p. 251-252.
2 Vallery-Radot, Jean, L’église de la Trinité de Fécamp, Paris, H. Laurens, 1928, 101 p.
3 Comme le gros-oeuvre ne comprenait pas de cloisons entre les chapelles, les deux rangées de chapelles sont souvent désignées comme doubles bas-côtés. Néanmoins, elles sont mentionnées dès le début du XIVe siècle comme chapelles. Nous adoptons ici la dénomination du Moyen Âge.
4 L’église ayant été consacrée onze ans avant l’arrivée de Guillaume de Volpiano et ses moines, il est improbable que ce dernier fit faire des travaux.
5 « …miri schematis forma construxit in honore sanctae Trinitatis delubrum, turribus hinc inde et altrin secus praebalteatum dupliciterque arcuatum mirabiliter et de concatenatis artificiose lateribus coopertum. Hinc forinsecus dealbavit illud, intrinsecus autem depinxit historialiter… », Dudon de Saint-Quentin, De moribus et actis primorum Normanniae ducum, éd. Jules Lair, M.S.A.N., t. XXIII (1865), p. 291.
6 De miraculis quae in Ecclesia Fiscannensi contigerunt (copie d’Arthur Du Monstier, BnF, lat. 10051, fol. 165-169), éd. Arthur Langfors, Annales Academiae Scientiarum Fennicae, B, XXV, 1, 1930, p. 8. Ce recueil comprend des miracles survenus aux XIe et XIIe siècles.
7 Chronicon S. Benigni Divionensis, éd. Emile Bougaud et Joseph Garnier, Analecta Divionensia, Dijon, 1875, p. 178.
8 Raoul Glaber, Vita domni Willelmi abbatis, éd. Neithard Bulst, Deutsches Archiv, 30 (1974), p. 486 : « Sepultum nanque est sacrum illius corpus honorifice in gremio eiusdem sancte Trinitatis aecclesie in conspectu euntium ac redeuntium fratrum ».
9 Langfors, De miraculis…, p. 9. Le terme crypta ne se réfère pas forcément à une crypte au sens moderne du mot, il peut aussi indiquer un endroit caché ou voûté.
10 Malandain, Jerôme, « Compte rendu sur les premières fouilles faites à l’abbaye de Fécamp pour rechercher la crypte souterraine », Bulletin de l’Association des Amis du Vieux-Fécamp, 16 (1925), p. 95-116 et 19 (1928), p. 1-13, et Lauer, Philippe, « Les fouilles de l’abbaye de Fécamp », Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1927, p. 220-229.
11 Reinhardt, Hans et Fels, Etienne, « Étude sur les églises-porches carolingiennes et leur survivance dans l’art roman », Bulletin Monumental, 92 (1933), p. 354-355.
12 Baylé, Maylis, « Les relations entre massif de façade et vaisseau de nef en Normandie avant 1080 »,Cahiers de Civilisation médiévale, 34 (1991), p. 226 ; et, récemment, Bottineau-Fuchs, Yves, Haute-Normandie gothique, Picard, Paris, 2001, p. 197.
13 Renoux, Fécamp…, p. 453-462.
14 Renoux, Fécamp…, p. 461. Le mot crypta fut effectivement utilisé pour désigner les rez-de-chaussée des Westwerke.
15 Bouet, Pierre, « Dudon de Saint-Quentin. Construction de la nouvelle collégiale de Fécamp (990) », in La Normandie vers l’an mil, Société de l’histoire de Normandie, Rouen, 2000, p. 123-129.
16 Un point de vue très proche est adopté par Reinhard Liess dans sa thèse sur l’architecture en Normandie au XIe siècle (Liess, Reinhard, Der frühromanische Kirchenbau der Normandie, München 1967, p. 270), qui conteste la reconstitution avancée par Reinhardt et Fels.
17 Voir infra pour les constructions de Guillaume de Rots. On sait qu’il fit déplacer des autels, mais il n’est nullement mentionné que ces autels venaient de l’antéglise.
18 L’Historia abbatum fiscannensium ab anno 1001 (BnF lat. 12778, fol. 101v˚) relate que l’abbé Raoul d’Argences fut enseveli en 1219 devant l’autel Saint-Taurin.
19 Fauroux, Marie, Recueil des actes des ducs de Normandie, M.S.A.N., t. XXXVI, Caen, 1961, n˚ 87, p. 228.
20 Delaporte, Yves, « L’office fécampois de saint Taurin », L’Abbaye bénédictine de Fécamp, Ouvrage scientifique du XIIIe centenaire, vol. II, Fécamp, 1960, p. 172.
21 Aujourd’hui, le tombeau de Guillaume de Volpiano se trouve dans la deuxième chapelle nord du chœur. La date de la translation n’est pas connue.
22 L’Allemagne, en revanche, reste fidèle au massif occidental à trois tours jusqu’à l’époque romane. Voir Carol Heitz, Recherches sur les rapports entre architecture et liturgie à l’époque carolingienne, Paris, S.E.V.P.E.N., 1963, p. 61.
23 Idem, p. 177-178.
24 Pour la datation vers l’an mil, voir Maylis Baylé, Les origines et les premiers développements de la sculpture romane en Normandie, Art de Basse Normandie, n˚ 100 bis, Caen, 1992, p. 54.
25 Datation de la façade avant 1050 : voir Baylé, « Les relations… », 1991, p. 228 et Baylé, Les origines…, 1992, p. 74. Datation entre 1055 et 1066/67 : Morganstern, James, « Le massif occidental de Notre-Dame de Jumièges : recherches récentes », dans Sapin, Christian (dir.), Avant-nefs et espaces d’accueil dans l’église entre le IVe et le XIIe siècle, Actes du colloque tenu à Auxerre du 17 au 20 juin 1999, Paris, CTHS, 2002, p. 299.
26 Pour le développement ultérieur des façades, voir Baylé, 1991, p. 225-235.
27 Lauer, 1927, p. 226.
28 Dudon de Saint-Quentin, 1865, p. 290 : « Domum Dei et orationis superlativo specialis pulchritudinis decoraeque altitudinis culmine, supereminentiorem universis moenibus civitatis decet et oportet esse », et un peu plus loin : « … quia altiore amplioris culminis schemate, domum Dei domui nostrae habitationis praecellere condecet,… ».
29 Quand les moines, au XIIIe siècle, décidèrent d’allonger la chapelle axiale, ils se retrouvèrent confrontés aux mêmes problèmes de niveau. La chapelle fut construite sur une salle voûtée, sans utilisation liturgique attestée.
30 Bréhier, Louis, « L’église abbatiale de Fécamp », Journal des savants, juin/juillet 1930, p. 252, montre que c’est la date de 1099 et non de 1106 qui est à retenir pour la consécration de l’église.
31 « Praeterea, ad innumerabilem hominum multitudinem qui ad eam de toto mundo conveniunt capiendam undequaque angustior erat. » Langfors, De miraculis…, p. 20-21.
32 « Nam cancellum veteris ecclesie quam Ricardus dux construxerat, dejecit, et eximiae pulchritudinis opere in melius renovavit, atque in longitudine ac latitudine decenter augmentavit, navem quoque basilicae, ubi oratorium Sancti Frodmundi habetur, eleganter auxit », The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, éd. Marjorie Chibnall, vol. VI, Oxford 1978, p. 138.
33 « … nostrae tamen Fiscannensis ecclesiae turres, tecturas et macerias renovare pariter ac meliorari vestro cupientes auxilio, presentes istos fratres et legatos ad vestre fraternitatis pietatem direximus, ut nobis in hac necessitate vestri oblationibus et elemosinis opem ferre dignemini. » éd. Jean Laporte, « Epistulae fiscannenses, lettres d’amitié, de gouvernement et d’affaires (XIe-XIIe siècles) », Revue Mabillon, 43 (1953), p. 27.
34 Renoux, Fécamp…, p. 505. La reconstruction du logis abbatial par Henri de Sully est attestée par l’Historia abbatum fiscannensium (BnF lat. 12778, fol. 101v˚), mais la date précise n’est pas indiquée.
35 « Fiscannense monasterium combustum est. », Robert de Torigni, Chronique, éd. Léopold Delisle, Société de l’Histoire de Normandie, Rouen, 1875, vol. II, p. 3. Une autre source, le Poème français, composé au XIIIe siècle, précise que c’est l’église qui a brûlé. Voir Arthur Langfors, « Histoire de l’abbaye de Fécamp en vers français du XIIIe siècle », Annales Academiae Scientiarum Fennicae,B, XXII, 1, 1928, p. 230.
36 Historia abbatum Fiscannensium ab anno 1001, BnF lat. 12778, fol. 101v˚ : « Nam medietatem navis ecclesie vel encirca cum duabus turribus anterioribus decenter complevit ».
37 Historia abbatum Fiscannensium ab anno 1001, BnF lat. 12778, fol. 102v˚ : « in dextro latere ecclesie capellas opere decenti complevit et in alia parte operari magnopere si vixisset intendebat ».
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Fig. 1 : Fécamp, abbatiale, vue de la nef vers l'ouest |
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URL | http://journals.openedition.org/tabularia/docannexe/image/1791/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 24k |
Titre | Fig. 2 : Fécamp, abbatiale, vue du transept vers le sud |
URL | http://journals.openedition.org/tabularia/docannexe/image/1791/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 24k |
Titre | Fig. 3 : Fécamp, abbatiale, choeur, travées droites, côté nord. |
Légende | La première et la deuxième travée ainsi que le niveau des fenêtres hautes et les voûtes datent du XIIe siècle, les deux niveaux inférieurs de la troisième travée de l'époque romane |
URL | http://journals.openedition.org/tabularia/docannexe/image/1791/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 28k |
Titre | Fig. 4 : Fécamp, abbatiale, choeur, travées droites, côté sud. |
Légende | Les arcades sont le produit du remaniement au début du XIVe siècle, le niveau des fenêtres hautes et les voûtes datent du XIIe siècle |
URL | http://journals.openedition.org/tabularia/docannexe/image/1791/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 24k |
Titre | Fécamp, plan du chœur de l'abbatiale |
URL | http://journals.openedition.org/tabularia/docannexe/image/1791/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 68k |
Titre | Schéma évolutif de l'église |
Légende | À gauche, le bâtiment de 990 (seuls l'emplacement et la forme de l'abside sont établis, le tracé de la nef et du transept est purement hypothétique). Au milieu, l'église vers 1099, après la reconstruction du choeur par Guillaume de Rots. À droite, l'église actuelle. Le choeur est composite (voir plan du choeur), le transept et la nef ont été érigés entre 1168 et 1219. |
URL | http://journals.openedition.org/tabularia/docannexe/image/1791/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 16k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Katrin Brockhaus, « La genèse architecturale de l’église de la Trinité de Fécamp », Tabularia [En ligne], Guillaume de Volpiano : Fécamp et l’histoire normande, mis en ligne le 12 novembre 2002, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/tabularia/1791 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tabularia.1791
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